Hope : Indésirable

As-tu parlé à ta mère ? demanda Karl alors qu’on entrait dans les bureaux de la Cabale.

La question était si inattendue que je restai bouche bée.

— Quoi ?

— As-tu appelé ta mère depuis ton arrivée à Miami ?

Le premier jour, oui. Après, je m’étais dit qu’elle me croirait occupée avec mon enquête. À vrai dire, je me serais sentie mal à l’aise de lui téléphoner en incarnant Faith Edmonds.

— Benicio aura beau tout faire pour te tenter, dit Karl, tu es loin d’être prête à te rallier à lui.

C’était ce qu’il avait voulu dire en m’interrogeant sur ma mère. Karl me connaît sur le bout des doigts. Et pourtant, j’en suis toujours surprise, voire un peu agacée.

Je comprenais son point de vue, mais je n’avais qu’à me remémorer ces quelques minutes dans la salle de crise pour me demander s’il avait vraiment raison. Tant que mes liens avec ma famille, mon travail et le conseil demeuraient intacts, je n’avais pas grand-chose en commun avec les membres du gang.

Pourtant, comme eux, je me sens parfois seule et isolée à cause de mes pouvoirs.

Je regrette l’époque où je pouvais tout dire à ma mère. Jamais plus je ne connaîtrai un tel degré de franchise.

Même dans le monde surnaturel, je n’ai jamais été comprise ni acceptée. Mes pouvoirs sont trop différents et déconcertants. Qui voudrait fréquenter quelqu’un capable de lire ses pensées les plus viles ? Karl en avait pris son parti, mais je suis sûre que cela n’avait pas été simple, ce qui rendait son amitié d’autant plus précieuse.

Cependant, j’avais la vie facile, comparé à Jaz et à Sonny. Je ne serais pas facilement attirée vers une Cabale. C’était là où Karl voulait en venir. Mais avait-il raison ?

Dans cette salle de crise, j’avais perdu toute notion de morale. Il m’avait suffi d’un seul coup d’œil à Troy pour oublier qui j’étais et ne brûler que d’une chose : m’abreuver de sa mort.

Et si un jour, je laissais mourir quelqu’un ? Je ne pourrais jamais plus regarder ma famille en face. Ni le conseil. Ni mon visage dans une glace…

— Hope ? demanda Karl en fronçant les sourcils.

— Désolée, je suis juste… (Je secouai la tête.) Ça va aller.

— Je sais. Et je veux que tu appelles ta mère dans la matinée.

— Bien, chef.

— Invite-la à… Quel est son restaurant préféré ?

— L’Odessa, à Philadelphie.

— Demande-lui de nous y rejoindre pour y dîner samedi prochain.

— Nous ?

— Ça te pose un problème ?

— Non, c’est juste que ça fait très… couple.

— Ça te pose un problème ?

Je levai les yeux vers lui. Si tout s’écroulait, si tout le monde me fuyait, il serait toujours là, malgré toutes les horreurs que j’aurais pu faire. Saurait-il un jour ce que ça signifiait pour moi ?

— Karl Marsten ?

On leva la tête pour voir arriver Griffin, le collègue de Troy. Un instant, je crus voir ses yeux bleus se glacer en croisant les miens. Probablement un effet de mon imagination : à ce moment-là, j’avais l’impression que le monde entier me méprisait.

Karl lui tendit la main. Griffin ne la saisit pas, et cette fois, je vis la lueur de colère dans le regard de Karl : s’il devait faire un effort, ce n’était pas pour être repoussé par un garde du corps imbu de sa personne.

— Avez-vous des nouvelles de… ? commençai-je.

— Par ici, interrompit Griffin avant de regagner le bâtiment.

Je me hâtai à sa suite, mais Karl me retint par le bras, son regard me rappelant que nous étions là pour les aider et non pas pour leur courir après.

— Je suis désolée qu’on vous ait tiré du lit à une heure pareille, dis-je lorsqu’il nous considéra avec impatience.

— Vous croyez vraiment que j’ai envie de dormir ? rétorqua-t-il d’un ton si brusque que je sursautai. Mon partenaire gît sur un lit d’hôpital, entre la vie et la mort. Mon patron a failli se faire buter, et désormais, il est sous la protection de deux gorilles que je connais à peine. Et moi, je suis coincé ici, à jouer les chaperons pour…

Il s’interrompit.

— Un loup-garou ? demanda Karl avec douceur.

Griffin se contenta de grommeler.

— Je ne sais pas pourquoi Lucas vous a demandé de nous escorter, mais nous n’avons pas eu voix au chapitre, et dès que nous aurons trouvé William, nous ne serons plus dans vos pattes, dis-je alors qu’on approchait de l’entrée.

— Mieux encore, rétorqua Karl, on pourrait partir maintenant.

— Vous n’irez nulle part tant que Lucas n’en aura pas décidé ainsi.

Griffin ouvrit la porte.

Karl l’attrapa et la maintint ouverte.

— Je vous demande pardon ?

— Lucas m’a ordonné de vous surveiller, et je le ferai jusqu’à ce que je sois relevé de mes fonctions.

— Ce sont ses mots ?

— Je connais mon boulot.

En d’autres termes, Lucas n’avait rien dit de tel. Lorsqu’on entra, mon portable sonna. C’était Paige.

— On vient d’arriver au bureau, expliquai-je en décrochant.

— Est-ce que Griffin est là ? (Je jetai un coup d’œil au garde du corps, qui me fusilla du regard.) Oui.

Elle éclata d’un rire rauque.

— Est-ce qu’il vous en fait baver ? Ne faites pas attention à lui. C’est un type bien. Il prend un peu trop son rôle au sérieux, c’est tout. Contrairement à…

Elle retint sa respiration.

— Comment va Troy ? demandai-je.

— Il est sur la table d’opération.

Elle n’en dit pas plus. J’imaginais qu’il n’y avait rien à ajouter. Il avait survécu et, désormais, on ne pouvait qu’attendre.

J’entendis des voix au loin. On aurait dit une dispute. Avaient-ils rencontré des problèmes ?

— Quoi qu’il en soit, je ne t’appelais pas pour te suivre à la trace. Je voulais juste te dire… d’être prudente.

— D’accord.

— On vient d’arriver chez Hector. Apparemment, il est dans son bureau. Il y a passé toute la soirée. Carlos était là une demi-heure auparavant. Donc, ça en fait deux de moins.

Je compris ce qu’elle voulait dire… et sans doute ne pas prononcer à voix haute devant tout le monde. Si l’agresseur de Benicio était parti s’attaquer à l’un de ses fils après son échec dans la maison, ce serait William. Si cet agresseur était parvenu à pénétrer dans le siège de la Cabale, il y serait en cet instant.

— Sois prudente, reprit-elle. Laisse Griffin ouvrir la voie. C’est un professionnel.

 

Griffin nous fit passer devant le veilleur de nuit.

— Vous ne pensez pas qu’on devrait lui parler ? demandai-je alors qu’on se dirigeait vers l’ascenseur. Il saurait peut-être si William est déjà parti ?

Griffin grogna et continua son chemin. Alors, je m’arrêtai. Karl m’imita. Lorsqu’il s’aperçut de notre absence à ses côtés, Griffin fit demi-tour, passa devant nous et s’approcha du bureau d’accueil.

— M. Cortez aimerait que vous répondiez aux questions de ces deux personnes.

L’homme lui jeta un regard interrogateur mais discret. Griffin baissa le menton d’un demi-centimètre. Dans ce métier, « Dites à ces gens ce qu’ils veulent savoir » pouvait tout aussi bien signifier « Dites-leur ce qu’ils sont autorisés à savoir ».

— Est-ce que William Cortez est toujours là ? demandai-je.

— Je crois, oui. (Il baissa les yeux sur un écran juste au-dessus du bureau et le toucha.) Sa voiture est toujours au garage et je ne l’ai pas vu partir. (Il tapota encore.) Il n’a pas non plus utilisé son code pour ouvrir les autres issues.

— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?

Je m’attendais à ce qu’il réponde : « Comment le saurais-je ? », mais de nouveau, il effleura l’écran à plusieurs reprises.

— Il a commandé à dîner à 19 h 30 et on lui a servi un plateau à 20 heures. Il a demandé un café à 21 heures.

— A-t-il reçu des visiteurs ?

— Je n’en ai vu aucun, et je suis là depuis 19 heures.

On se dirigea vers le même ascenseur pris la veille. Alors qu’on patientait, Griffin jeta un regard à Karl, et plissa les yeux.

— C’est la chemise de M. Cortez ?

Karl tendit les bras, les manches lui remontant jusqu’aux poignets.

— Un peu grand, mais le tissu et la coupe sont magnifiques.

— Où l’avez-vous eue ?

— Je l’ai volée, bien sûr. Pendant que tout le monde battait les bois à la recherche d’assassins et essayait de sauver la vie de votre collègue, j’ai décidé de faire du shopping dans la penderie de Benicio. J’ai aussi une jolie paire de boutons de manchette en diamant dans la voiture.

Griffin haussa les épaules, semblant se demander si Karl plaisantait. Quand on entra dans l’ascenseur, il tapa le code en faisant écran de son autre main, juste au cas où.