Lucas : 2

Devant l’accès réservé aux livreurs, je passai ma carte dans le lecteur, puis garai ma moto au fond du couloir. Vu le quartier, il était hors de question que je laisse une Indian Scout de 1929 traîner dans la ruelle. Ce n’était pas un temps à rouler cheveux au vent, mais Paige ayant pris la voiture, j’avais sorti la bécane. Enfin, disons plutôt que j’avais sauté sur l’occasion.

Posant mon casque sur la selle, j’ajustai mes lunettes. J’aurais été plus à l’aise en portant des lentilles, mais ça m’embêtait de les mettre puis de les retirer pour un si court trajet. Quand Savannah me dit qu’il serait beaucoup plus simple de passer définitivement aux lentilles, je lui rétorque qu’elles m’irritent les yeux. Mais c’est un mensonge. En fait, les lunettes projettent une image à laquelle je me suis habitué. Parfois, quand on enquête dans le milieu surnaturel, les sorts défensifs ne suffisent pas, et je dois bon nombre de victoires à mon allure inoffensive.

Un deuxième lecteur me permit d’accéder à l’escalier, que je gravis jusqu’au premier étage où mon passage fut contrôlé pour la troisième fois. Pour avoir fréquenté les locaux de la Cabale durant toute mon enfance, j’avais l’habitude de ces mesures de sécurité, mais j’entendais souvent Savannah et Adam maugréer quand ils farfouillaient dans leurs affaires à la recherche de leur carte. Cependant, personne ne s’en plaignait : nous étions encore tout à notre joie d’avoir enfin trouvé un local digne de ce nom.

Auparavant, la société Cortez-Winterbourne Investigations avait pour siège une chambre d’ami exiguë et nous n’avions accompli aucune formalité, pas même l’attribution d’une raison sociale. On en parlait de façon informelle, le soir, au coucher. On imaginait le jour où Paige démissionnerait de son boulot de concepteur web et où j’abandonnerais la rédaction de contrats commerciaux pour monter notre propre agence de détectives privés, avec de vrais bureaux nous permettant de nous consacrer à la défense des créatures surnaturelles.

À présent, il m’arrivait de faire le tour jusqu’à la porte, histoire de jeter un coup d’œil à la plaque et de m’assurer que c’était bien la réalité.

Il y a cinq ans, j’étais jeune diplômé, sans emploi, sans domicile fixe, et je traquais les affaires de discrimination en faisant du porte à porte – portes qu’on me claquait au nez la plupart du temps. Personne ne m’avait envoyé sur les roses avec autant d’énergie qu’une jeune femme rencontrée au cours de mes démarchages. Aussi belle que têtue, elle était déterminée à protéger sa pupille des Cabales sans l’aide d’un mage. Toutefois, j’avais fini par gagner sa confiance. Et son cœur.

Dès que je franchis la porte de nos bureaux, une odeur de café me surprit. Je marquai une pause, la main sur la poignée. Personne n’aurait dû être présent. Paige était à un rendez-vous tandis que Savannah et Adam enquêtaient à Seattle.

Si l’on avait laissé la plaque allumée, j’aurais senti une odeur de brûlé et non pas celle du marc fraîchement infusé. Paige était-elle rentrée plus tôt ? Je souris en retirant ma veste. Puis je me rappelai le parking désert. Si Paige avait été de retour, j’aurais vu sa voiture.

Je m’avançai prudemment vers la kitchenette. Un homme se tenait devant la cafetière, dos à la porte. Sa Rolex étincela à la lumière lorsqu’il tapota l’appareil, attendant que la verseuse se remplisse. Avec sa chemise sur mesure, son pantalon aux plis marqués et ses mocassins cirés, il n’aurait pas fait tache dans un quartier d’affaires. Son allure était impeccable : pas une mèche de travers ni la moindre coupure sur son visage rasé de près. On aurait dit un cadre employé par une banque.

J’attendis. Il s’empara de deux tasses posées à l’envers sur l’étagère et les retourna.

— Du lait ? demanda-t-il sans se retourner. Du sucre ?

— Noir.

— J’espère que ça ne te dérange pas que je me sois servi.

— Pas du tout. Mais tu ne t’offusqueras pas si je te demande de me rembourser tes honoraires pour la conception du dispositif de sécurité.

Karl se retourna et m’adressa un sourire que, malgré la référence involontaire, je ne pouvais que qualifier de carnassier.

— Je serais un bien piètre cambrioleur si j’étais incapable de venir à bout d’un système que j’ai moi-même créé. Mais dans le cas où un autre y parviendrait, tu pourrais prétendre à une indemnisation. (Il remplit les tasses.) Enfin, tu aurais pu si tu m’avais rémunéré.

— J’ai bien essayé, mais tu as insisté pour le faire gratuitement. En échange, j’imagine, d’un service à venir. Si tu veux, je peux te signer un chèque sur-le-champ.

— Non, merci.

J’aurais vraiment préféré payer. Karl Marsten n’était pas le genre de personne à qui je voulais devoir une faveur. Un jour, Clayton m’avait dit : « La première priorité de Karl, c’est Karl. Ainsi que sa deuxième. Et sa troisième. Qu’il fasse désormais partie de la Meute n’y changera rien. » Ce qui revenait à dire que même si sa loyauté n’était pas à remettre en cause, elle n’allait pas plus loin que son propre intérêt. Sans doute en allait-il de même quant à ses rapports avec moi. Tant qu’il pouvait m’utiliser à son avantage, je pouvais compter sur lui… sauf pour annoncer son arrivée, de toute évidence.

— Je suppose que cette visite a un lien avec la mission que mon père a confiée à Hope ?

Il fit tinter sa cuillère contre le rebord de sa tasse, puis me tendit la mienne avant de gagner mon bureau. L’odeur du café me retournait l’estomac. Le fait d’avoir mentionné le nom de Hope ne fit qu’empirer mon état. J’avais passé les deux derniers jours à me demander si j’avais pris la bonne décision.

Même si je croyais à ces rumeurs d’agitation parmi les gangs, j’étais persuadé que mon père cachait d’autres intentions. Sauf que j’ignorais leur nature exacte, et surtout le risque qu’elles présentaient pour Hope.

Si son but était de me faire venir à Miami pour la protéger, avait-il bien mesuré le danger avant de la recruter ? Restait-il les bras croisés pendant qu’elle se débattait, attendant qu’elle m’appelle à l’aide ? Quelque chose me disait qu’elle ne le ferait jamais, quels que soient ses problèmes.

Ou éprouvait-il un intérêt particulier pour Hope ? Était-ce sa façon de l’attirer au sein de la Cabale ? Dans ce cas, fallait-il réagir ? En avais-je même le droit ?

Mon père avait un don pour me mettre dans des situations impossibles. Quoi que je fasse, j’étais perdant. Seulement, cette fois, je craignais d’entraîner Hope dans ma chute.

— Donc, Hope est bel et bien à Miami, dit Karl en s’asseyant. Je viens de rentrer d’Europe. J’avais des affaires à régler à Philadelphie et je comptais en profiter pour inviter Hope à déjeuner. Sa mère m’a raconté qu’elle avait dû partir en catastrophe à Fort Lauderdale pour un reportage. Quand j’ai entendu le mot « Floride », j’ai tout de suite pensé à ton père. J’espérais me tromper.

— Et tu es venu jusqu’à Portland pour t’en assurer ? Un coup de fil aurait suffi, tu sais.

— Je devais passer, de toute façon.

Un mensonge, bien sûr, comme cette histoire d’affaires à Philadelphie. Mais la vie privée de Karl ne me concernait pas, et c’était très bien ainsi.

Je sirotai mon café. Trop fort à mon goût, avec du marc à la surface. De toute évidence, Karl n’avait pas l’habitude de se servir d’une cafetière.

— Ton père et moi avions un accord, dit-il. Il n’était pas autorisé à contacter Hope sans m’en avoir averti, et quelle que soit notre dette envers lui, nous devions nous en acquitter ensemble.

— Est-ce que Hope était au courant ?

Il secoua la tête, puis posa sa tasse sans l’avoir bue.

— Je ne crois pas mon père capable de l’exposer volontairement au danger. Il sait qu’elle est sous la protection du conseil, et il m’a fait part de ses intentions, ce qui tendrait à prouver qu’il n’agit pas en sous-main. J’en ai discuté avec l’un et l’autre, et je suis convaincu que c’est un boulot dans ses cordes.

— Qu’est-ce qu’elle fait, au juste ?

À mesure que je lui racontais, il blêmit. À la fin de mon récit, il laissa échapper un juron, puis resta planté là, sans broncher, les mâchoires crispées, à tel point que si j’avais eu l’ouïe d’un loup-garou, je l’aurais sans doute entendu grincer des dents.

— Je ne vois pas ce qui change de ses activités habituelles, ajoutai-je. Sauf peut-être pour l’ampleur. Tu n’as rien contre le boulot qu’elle effectue pour le conseil. C’est même toi qui les as mis en relation.

— Cela n’a rien à voir.

— Si tu fais allusion aux délits qu’elle risque de commettre, on ne peut pas la tenir pour responsable…

— Précisément.

— Je ne comprends pas.

— Non, et c’est bien normal, mais je ne suis pas sûr de pouvoir en dire autant de ton père. S’il lui a confié ce boulot en ayant connaissance de ses… (Il se leva.) Je pars à Miami, mettre un terme à cette histoire avant que ça n’aille plus loin. Où est Hope ?

— Dis-moi d’abord ce que tu comptes faire, afin qu’on envisage des alternatives vis-à-vis de mon père.

Avant qu’il ait eu le temps de protester, j’ajoutai :

— En tant que membre de la Meute, tu agis en son nom. Tout ce que tu pourrais entreprendre contre mon père serait considéré comme une attaque de la Meute contre la Cabale. C’est ça le message que tu veux faire passer ?

Il montra les dents, et je sus qu’il était sur le point de me rétorquer qu’il se fichait pas mal des conséquences, mais il se retint, semblant prendre conscience qu’une telle réaction n’était pas dans son intérêt.

— Je vais sortir Hope de ce guêpier, lança-t-il. C’est tout ce qui m’importe. Et à moins que ton père ou toi n’interveniez, tout se passera bien. Je m’occuperai de Benicio plus tard et on trouvera un moyen de libérer Hope de sa dette, entre gens civilisés.

— D’après ce que j’ai pu comprendre, il ne s’agit pas seulement de ça. Elle a accepté cette mission de son plein gré, et tu risques d’avoir plus de mal que tu le penses à la dissuader.

— Oh, mais j’y arriverai, même si je dois la traîner de force.

— Je vois.

— Alors, où est-elle ?

J’hésitai. Même si je rechignais à le laisser débouler sans comprendre pourquoi il tenait tant à la sortir de là, je savais qu’il ne me donnerait aucune explication. Si je refusais, il s’envolerait tout de même pour Miami, et aggraverait la situation en partant lui-même à sa recherche.

— Je n’ai pas l’adresse de son appartement, mais le gang possède un club, l’Easy Rider.

Lorsqu’il acquiesça, j’aperçus Paige, vêtue de son manteau, s’apprêtant à toquer à la porte ouverte. Elle salua Karl, qui échangea quelques civilités avec elle, avant de s’en aller d’un pas pressé.

— Est-ce que j’ai bien entendu ? Il va la forcer à partir ?

— On dirait bien, mais il n’était manifestement pas d’humeur à discuter davantage et je ne voulais pas qu’il retourne tout Miami pour la retrouver.

— Tu crois qu’on devrait appeler Hope ? La prévenir ?

Je secouai la tête.

— Ça ne ferait qu’empirer les choses. Aussi furibard soit-il, il saura se montrer discret. (Je marquai une pause.) Mais mieux vaudrait annuler nos rendez-vous. Juste au cas où.