Hope : Rejet
Tandis que le technicien expliquait à Karl le fonctionnement du GPS, je me dirigeai vers les toilettes. Sur le chemin du retour, Carlos m’intercepta. Il ne chercha même pas à légitimer sa présence dans cette aile du laboratoire, sans doute persuadé que je serais flattée qu’il m’ait attendue.
Il me servit le même baratin que Troy : puisque je ne connaissais pas la ville, il serait ravi de me la faire visiter. Toutefois, la proposition de Troy s’était faite sur un ton désinvolte et amical : si j’avais accepté sans vouloir rien d’autre qu’un guide, il ne m’en aurait pas voulu. Carlos, lui, ne s’embarrassait pas de telles subtilités.
— Je vous donne ma carte, dit-il. Appelez-moi si vous voulez sortir. Je vous garantis que je vous ferai passer du bon temps.
Il me tendit le bristol. Avant que j’aie eu le temps de le prendre, une main me devança pour s’en emparer.
— Ça ne l’intéresse pas, rétorqua Karl.
— Je crois qu’elle est assez grande pour me le dire elle-même.
— Inutile. Je viens de le faire. Maintenant, si vous voulez bien nous excuser…
Karl m’entoura la taille de son bras et m’éloigna. Une fois parvenus à l’ascenseur, je me libérai de son étreinte.
— Je croyais que tu voulais que je sorte avec d’autres créatures surnaturelles ? Qu’est-ce que tu lui reproches ? Il est proche de mon âge, riche, beau…
— … et connu pour dépraver les filles. Avec tes pouvoirs…
— … il espère me voir prendre mon pied. J’ai eu des flashs, assez pour comprendre que sa réputation est méritée, et c’est pour cela que je n’ai rien dit quand tu t’es comporté comme si je t’appartenais. (Il grogna.) Si j’ai le choix entre insulter un ponte de la Cabale et lui laisser croire que je suis déjà prise, j’opte pour la deuxième option. Mais si jamais tu recommences avec quelqu’un d’autre, je réagirai autrement.
Je prononçai cette phrase sur un ton léger, taquin, m’attendant à une repartie ironique. Au lieu de cela, il garda le regard fixé sur les chiffres des étages, puis sortit lorsque les portes s’ouvrirent.
— Tu m’as mise devant le fait accompli, tout à l’heure, dis-je pendant qu’on descendait la rue. Je ne voulais pas me disputer avec toi devant Benicio, mais je n’ai pas besoin de ta…
— … protection. Je sais, tu me l’as déjà dit.
Je n’élevai pas la voix.
— Si tu veux rembourser la dette, très bien. Fais ce que tu veux de ton côté, laisse-moi faire de même, et on dira à tout le monde que tu veillais sur moi. Personne ne saura la vérité. (Il tourna si brusquement que je ne m’aperçus de son absence qu’au bout de trois pas. Je rebroussai chemin.) Je dis juste que tu n’as pas besoin de me protéger. C’est inutile et je n’en ai pas vraiment envie.
— Et tu crois que ça me plaît, moi ? De devoir tout lâcher pour sauter dans un avion et voir dans quel pétrin tu t’es encore fourrée ? Tu crois que j’ai hâte de passer les prochains jours à rôder dans l’ombre pour garder un œil sur toi ?
Abasourdie, je trébuchai puis m’arrêtai.
— Tu n’as pas le choix, me dit-il, le dos tourné, poursuivant son chemin. Et manifestement, moi non plus.
Il traversa au rouge et s’en alla. Je le regardai s’éloigner, médusée par ses paroles. Je n’avais jamais demandé sa protection. C’était lui qui me traquait, s’inquiétait pour moi et me collait aux basques. J’avais envie de lui courir après, de lui marteler le dos et de lui crier : « Non mais, pour qui tu te prends ? ! »
Quel salaud ! Arrogant et égoïste, comme toujours.
Bon sang, quel toupet !
Je me tournai pour regagner l’artère principale, le menton bien haut, au cas où il se retournerait. Mais je savais qu’il ne le ferait pas.
Je ne trouvai pas de taxi. Mon téléphone sonna. Je farfouillai dans mon sac, espérant malgré moi que ce serait Karl, mais c’était le portable du gang.
— Salut, dit Jaz quand je décrochai.
— Salut, dis-je avec un sourire dans la voix. Je voulais t’appeler ce matin, mais je n’ai pas ton numéro.
— Il devrait figurer parmi les contacts. Rodriguez…
— … a dû le mémoriser. Bien sûr, que je suis idiote. J’ai complètement oublié.
— Ce n’est pas grave. Je t’aurais bien appelée plus tôt, mais j’avais peur de te réveiller. Je me suis dit que tu devais avoir la gueule de bois.
— Un peu.
— Bref. Écoute, je tenais à te dire que j’étais désolé pour hier soir.
— Je ne vois pas pourquoi. C’est plutôt moi qui devrais l’être. Mais tu comprends… après tous ces problèmes avec mes parents, j’ai balisé.
Il resta silencieux. Mon cœur se mit à tambouriner. Est-ce qu’il doutait de ma sincérité ? Par pur réflexe, j’essayai de lire ses pensées, mais bien sûr, au téléphone, je n’y arrivais pas.
— Je te crois, dit-il enfin. Je sais ce que c’est. Mais, enfin, je ne t’en voudrais pas si tu étais sortie prendre l’air, et qu’après avoir repris tes esprits, tu te sois dit que tu n’avais aucune envie de retourner à l’intérieur.
— Non, pas du tout…
— J’ai exagéré. Vraiment. Je voyais bien que la tequila te montait à la tête et j’ai profité de la situation. J’étais grisé. Et pas simplement à cause de l’alcool. Après un casse, je suis toujours… gonflé à bloc. Je me suis laissé emporter.
— Moi aussi. D’ailleurs, je suis à peu près sûre que c’est moi qui ai tout commencé. Mais, c’est vrai, quand j’y ai repensé, je me suis dit qu’on s’était un peu donnés en spectacle.
— Je comprends. Est-ce qu’un déjeuner dans un endroit plus intime te conviendrait davantage ?
Je souris.
— Absolument.
Il me donna une adresse où je pourrais le rejoindre une heure plus tard, le temps de me changer, mettre la montre qu’il m’avait offerte et me glisser de nouveau dans la peau de Faith Edmonds.
Jaz m’emmena dans un bar à tapas un peu huppé, en m’annonçant qu’il paierait l’addition. Il semblait évident que Faith Edmonds avait les moyens de s’offrir un bon petit repas, mais il avait l’air de croire que la politesse exigeait qu’il paie puisqu’il avait opté pour un établissement onéreux. À en juger par le sourire qu’il affichait lorsqu’il m’entraîna à l’intérieur, il était heureux de m’inviter dans un endroit qui, d’après lui, me correspondait mieux.
S’il ne s’était pas senti en fonds après avoir récupéré sa part du butin, il n’aurait pas pu se permettre un tel luxe. D’après ce que j’avais compris, les parents de Jaz et Sonny n’avaient été que des tâcherons au sein de la Cabale. Ils avaient grandi dans des conditions modestes qui frisaient la pauvreté au moment où ils avaient quitté le nid. Pour eux, rejoindre le gang, c’était comme gagner au loto, et autant j’aurais adoré dire à Jaz de garder son argent, autant je savais que c’était important pour lui. Aussi, je gardai le silence et commandai l’un des plats les moins chers, que je savourai jusqu’à la dernière bouchée.
Pendant le repas, j’étais consciente que j’aurais dû l’interroger plus longuement sur les rixes entre la Cabale et le gang, mais je n’avais pas hâte de me rappeler que j’étais là sous de faux prétextes. Quand la conversation tourna autour du gang, ce fut Jaz qui l’initia. Il avait parlé à Guy au cours de la matinée. Apparemment, la police n’était pas au courant du vol. Le Herald avait publié un entrefilet au sujet du don à la suite d’un coup de fil de Guy, qui avait fait livrer l’argent à l’association via un transporteur.
— Guy ne l’avouera peut-être pas, mais il a adoré ton idée de legs. Il la trouve géniale.
Je dus paraître surprise, car il s’esclaffa.
— Oui, il m’a dit que l’idée venait de toi. Mais je suis le seul à le savoir. Les autres pensent qu’elle vient de lui. Et tant mieux : ça t’évitera de te faire incendier par ceux qui n’apprécient pas d’avoir dû renoncer à une part du gâteau.
— Et toi, ça te va ?
— Bien sûr. Si on avait suivi le plan de Guy, la police aurait été avertie. Rien de bien grave en soi : Guy sait ce qu’il fait, et les poulets ne sont jamais venus fourrer le nez dans nos affaires. Mais les Cabales, ça, c’est un autre problème. Dès que les journaux auraient publié l’info… Qu’est-ce que je dis ? Dès que les flics l’auraient diffusée sur leur fréquence, les Cortez auraient su qu’on était dans le coup et nous auraient signifié leur intention d’étouffer l’affaire.
— Histoire de vous faire savoir qu’ils vous avaient à l’œil.
— On n’a jamais eu besoin d’eux, mais on se serait sentis… (Il mastiqua en cherchant le mot juste.) … redevables. Ça me fait penser à un type que je connaissais à l’école. Son oncle était un homme politique qui rabâchait à ses nièces et neveux qu’en cas de problème avec la police, ils ne devaient pas hésiter à s’adresser à lui, même pour une simple amende. Mon pote n’a jamais eu de souci, mais quand son oncle a eu besoin d’un coup de main pour sa campagne, il lui a gentiment rappelé la « faveur » qu’il lui devait. Les Cortez, eux, ne demandent jamais le remboursement d’une dette. Non, ils la laissent planer au-dessus de nos têtes, ce qui a le don d’agacer Guy prodigieusement.
— Ça, je comprends, répondis-je en toute sincérité, ayant moi-même vécu deux ans avec une épée de Damoclès.
— Grâce à ton plan, le vol n’était pas signalé aux flics, et Guy évitait de se retrouver avec la Cabale sur le dos. Ce qui l’arrangeait bien.
C’était le moment ou jamais, même si je répugnais à lui tirer les vers du nez.
— J’imagine qu’il est très sensible à cela, maintenant, après les différends que vous avez eus…
— Ouais.
Jaz avala une gorgée de bière. Je luttai contre l’envie de jeter l’éponge et de dire à Benicio que je n’étais pas parvenue à en savoir plus. Je me souvins pourquoi j’étais là et sentis une pointe de malaise en prenant conscience qu’il m’avait fallu une piqûre de rappel.
— C’est ça, la pomme de discorde ? La faveur que le gang doit à la Cabale en échange de sa protection ?
— En partie. Comme je te l’ai dit, d’habitude, ils se contentent de nous faire savoir qu’ils nous couvrent ; au pire, ils nous donnent une tape sur les doigts si on attire trop l’attention. Mais lors du dernier braquage, ils sont devenus complètement dingues ; ils se sont pris pour les Soprano.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Il hésita, conscient qu’il aurait dû se taire, mais le besoin de s’épancher prit le dessus.
— Le lendemain après-midi, Sonny et moi, on rentrait chez nous après avoir récupéré notre part. On faisait les andouilles, tout excités par le fric qu’on venait de gagner. Alors, c’est vrai, on n’était pas sur nos gardes, mais merde, on était en plein jour et South Beach n’est pas vraiment un coupe-gorge. Toujours est-il que, d’un coup, quatre types nous sautent dessus. Deux devant et deux derrière pour nous bloquer toute retraite. Les pouvoirs d’un mage ne servent à rien dans ce genre de situation, et je dois avouer que je ne suis pas trop bagarreur. Sonny non plus. Pas notre truc. Donc, ces quatre types nous encerclent et on n’oppose aucune résistance. Ils ont dû être déçus, parce que l’un d’eux me plaque contre le mur. Et quand Sonny tente de s’interposer, on lui braque un pistolet sur la tempe.
— Merde.
— Et dire qu’ils nous traitent de malfrats… Tu aurais dû voir leur dégaine. Avec leurs polos et leurs pantalons de toile, on aurait dit qu’ils allaient passer la journée sur un terrain de golf. Tu parles. Ce genre de types, quand ils tiennent un club, c’est pour te le balancer sur le crâne, pas sur une balle. Bref. Ils nous mettent KO, et moi, à moitié dans les vapes, je regarde ces types qui doivent avoir, quoi, dix ans de plus que moi, sapés comme des princes, et je ne pige rien à ce qui m’arrive. Je me dis que j’ai affaire à de simples voyous ou qu’ils se sont gourés de personne. Et là, le chef se met à déblatérer sur le gang, nous accuse d’abuser de leur hospitalité, d’avoir les chevilles qui enflent, enfin tout un tas de clichés de ce genre. Il m’a fallu un long moment parce que j’étais toujours sonné, mais au bout du compte, je finis par comprendre que ces types appartiennent à la Cabale Cortez.
— C’est ce qu’ils t’ont dit ?
Il acquiesça.
— Ils ont poursuivi en nous disant qu’on tapait sur les nerfs de M. Cortez, et qu’il fallait qu’on reste à notre place, sinon ils se chargeraient de nous y remettre. Ensuite, ils nous ont pris notre part et se sont barrés.
— Ils vous ont volés ?
— Tu le crois, ça ? Putain, ils palpent sûrement autant de pognon en une semaine ! À mon avis, c’était juste pour nous emmerder, mais d’après Guy, ils voulaient nous faire comprendre que tout ce qu’on gagne, on le leur doit. Il dit que cela ressemble bien à Benicio.
Le message, oui. Mais la méthode, non.
J’avais entendu dire que certaines Cabales pratiquaient des passages à tabac. Mais pas les Cortez. Cela ne signifiait pas qu’ils étaient plus tolérants, mais juste que ce genre de violence n’était pas du style de Benicio. Peut-être s’était-il dit que ce serait le seul langage que le gang comprendrait. Pourtant, Benicio n’avait pas l’air de considérer Guy comme une brute sans cervelle. S’il devait l’aborder, ce serait d’une manière plus civilisée, en lui montrant un minimum de respect. Non, j’avais plutôt l’impression que c’était l’œuvre de francs-tireurs au sein de la Cabale.
J’envisageai d’évoquer cette éventualité, mais j’étais dans une position trop précaire pour commencer à défendre Benicio Cortez. Négocier la paix est un boulot qu’il vaut mieux laisser à des professionnels. J’étais parvenue à dégotter de nouvelles infos ; je pouvais désormais mettre le devoir de côté, me détendre et savourer mon déjeuner avec Jaz.