Hope : Joyeux anniversaire

Notre objectif était une fête donnée en l’honneur des seize ans d’une jeune fille. Quand Guy l’avait évoquée pour la première fois, je m’étais aussitôt représenté des batailles d’oreillers et des adolescentes en sacs de couchage, et le seul crime rentable que j’envisageais était un kidnapping, ce qui m’aurait incitée à téléphoner à Benicio. Mais à mesure qu’il avait dévoilé son plan, j’avais compris qu’en fait de soirée pyjama, j’allais plutôt assister à l’avènement d’une reine.

J’avais entendu parler de ce genre de sauteries dans les soirées mondaines, toujours décrites avec cette indignation mêlée de mépris que la haute société réservait aux extravagances des nouveaux riches. Elles étaient toujours bâties autour d’un grand thème historique. Ce soir-là, c’était l’Égypte.

La réception se tenait dans une salle modeste qui, la plupart du temps, devait accueillir des mariages : assez vaste pour contenir deux cents invités, simple et dénuée de toute sécurité. C’était manifestement sur ce détail qu’ils avaient voulu réduire les coûts. Et de toute évidence, c’était bien le seul.

Deux sphinx sculptés dans la glace – au diable la logique ! – étaient disposés de part et d’autre de la porte. Les pyramides en papier mâché avaient été déplacées lorsque les invités s’étaient rendu compte du peu de place qui leur restait pour danser. Les momies étaient elles aussi en papier mâché, du moins je l’espérais. Disposées dans des sarcophages, elles portaient des masques et étaient dotées de plateaux garnis de loups à disposition des convives. Quelques-uns se servirent, mais la majorité des jeunes filles les boudèrent : cela ne servait à rien d’avoir recouru à un maquilleur professionnel si c’était pour cacher son visage.

La reine du bal était une adolescente un peu boulotte déguisée en Cléopâtre. Portée sur une litière par quatre jeunes gaillards vêtus de pagnes, elle fendit la foule jusqu’à l’endroit où ses parents attendaient, près d’une urne en argent bourrée d’enveloppes. La jeune fille avait demandé à recevoir de l’argent plutôt que des cadeaux afin de financer un tour du monde avant son entrée à l’université.

Il n’y eut qu’un seul cadeau : une Jaguar décapotable, qui apparut entre deux énormes portes alors que papa tendait les clés à sa fille qui glapissait de joie. En regardant la scène, je me demandai si ces battants gigantesques n’étaient pas la vraie raison pour laquelle ses parents avaient choisi une salle aussi peu luxueuse. Si leur fille avait dû sortir pour contempler sa nouvelle voiture, cela n’aurait pas eu autant d’impact que cette entrée théâtrale.

La jeune fille affichait un sourire radieux lorsque son père l’escorta vers la piste de danse. C’était sa petite princesse et rien n’était trop beau pour elle. Aucune autre fête, ni aucun autre homme, n’aurait pu rivaliser.

Nous étions sur le point de rendre cette soirée mémorable pour une tout autre raison.

J’observais la scène, planquée dans un débarras surplombant la salle. L’équipe avait préparé son coup depuis plusieurs jours, après avoir repéré l’annonce dans les pages mondaines. Nous étions quatre à jouer les espions depuis de petits trous percés dans nos cachettes. La mienne était minuscule et puait le tabac froid.

La fête battait son plein au moment où Jaz me rejoignit discrètement pour s’asseoir à côté de moi.

— Alors, c’était comme ça tes seize ans ? murmura-t-il.

Je pouffai de rire.

— Si j’avais ne serait-ce qu’évoqué le sujet, mes parents m’auraient servi un sermon sur la responsabilité qu’entraînent les privilèges. Aucune de mes connaissances n’a jamais donné un tel barnum. C’est un autre genre de gotha.

— Les aristos vs les nouveaux riches ?

Grosso modo. Les bals de débutantes, oui. Les spectacles pharaoniques avec des pyramides en carton-pâte et une urne remplie de billets, non.

— Une débutante ? Toi ? (Il ricana.) Dis-moi que ce n’est pas vrai.

— Quoi ? (Je désignai mon jean et mon tee-shirt, noirs de poussière.) Je n’en ai pas l’allure ? Je te signale que j’excelle à la valse et au fox-trot !

Il éclata de rire et je fis mine de le foudroyer du regard.

— Désolé, c’est juste que je ne t’imagine pas…

Il laissa sa phrase en suspens et reporta son attention sur la foule en bas. Puis il se tourna vers moi.

— Enfin, si. Tu as cette… je ne suis pas… sorte d’aura. (Il esquissa un sourire.) Même avec de la saleté sur les joues. (Il inclina la tête.) Je parie que tu devais sortir du lot. Rien à voir avec eux.

— Si tu fais allusion au fait que je ne suis pas blonde aux yeux bleus, c’est vrai que je dénotais.

— Non. (Il se rapprocha de moi.) Même sans cela, tu te serais distinguée de toutes ces… (Il embrassa la foule d’un geste.) filles superficielles. Malgré tous leurs bijoux, je suis sûr que tu étais la plus éblouissante.

Mes joues s’empourprèrent. J’étais habituée à la flatterie : les compliments mielleux, insignifiants qu’on employait à tour de bras dans les cercles que je fréquentais étant gamine, puis plus tard, le baratin, trop travaillé, trop lisse, des jeunes garçons de bonne famille. Mais les paroles de Jaz, si sincères dans leur maladresse, me donnaient l’impression d’avoir seize ans.

— J’aurais adoré y assister, dit-il. Bien sûr, j’aurais servi le champagne au lieu de le boire.

— Rien de mal à cela. Il m’est arrivé une ou deux fois de me retrouver dans le jardin en compagnie d’un des serveurs.

Il sourit.

— Ça ne m’étonne pas. Ces petits minets friqués ne devaient pas être ton genre.

— Certains sont très sympas, mais en règle générale, non.

— Eh bien, si Guy s’en était tenu à son premier plan, tu m’aurais vu vêtu d’une veste blanche et d’un nœud papillon, un plateau à la main. (Il m’adressa un clin d’œil.) Ça t’aurait peut-être rappelé des souvenirs.

— Guy voulait t’infiltrer parmi le personnel ?

— Au départ, oui. Mais il s’est ravisé. Trop audacieux, même pour une tête brûlée comme lui.

Il se rapprocha et s’assit tout contre moi, si bien que je sentais nos bras se frôler.

— Pour tout dire, j’espérais qu’il me confie le rôle, ajouta-t-il à voix basse. Pas simplement par goût du risque, même si j’avoue que ça me branche bien…

Il pencha la tête et me regarda du coin de l’œil en souriant : il avait compris que le danger m’attirait autant que lui, mais je m’en fichais et j’adorais ça.

— En fait, ce que j’espérais, poursuivit-il en s’appuyant contre moi, c’était me faire un petit extra : choper des boutons de manchette en or, un bracelet en diamant ou… (Il exhiba une montre ornée d’un bracelet en argent puis guetta ma réaction.) Une Cartier. La vache, ça c’est de la balle.

Je baissai les yeux vers mon poignet nu.

— Comment as-tu… ? (Je me souvins de lui se rapprochant de moi, m’effleurant le bras, et éclatai de rire.) Tu es doué.

— Merci. (Il tourna la montre entre ses mains.) Hmm… Ancien modèle, mais en excellent état. Sans rayure ni gravure au dos. Je suis sûr que je pourrais en tirer 200 ou 300 dollars.

— Je dirais plutôt vingt. C’est une Cartier, mais bas de gamme. On me l’a offerte pour mon diplôme.

— Sympa. Tu sais ce que j’ai eu pour le mien ? Enfin, j’ai abandonné en cours de route, mais si j’étais allé au bout, je parie que j’aurais reçu une magnifique Timex. Je persiste à dire que ça vaut une bonne centaine de dollars, rien que pour la marque, mais si une jeune fille me le demandait… je pourrais me laisser convaincre de baisser le prix. Peut-être en échange d’une preuve d’admiration pour mes incroyables talents ?

— Qu’est-ce que tu dirais d’une gifle pour m’avoir volé ma montre ?

Ses yeux étincelèrent et il dévoila ses dents en un sourire qui me procura un délicieux frisson.

— La prochaine fois, peut-être. Ce soir… (Il désigna la foule en bas.) Ce soir, nous sommes en bonne compagnie, donc pas de violence. Ce soir, tu es la débutante de seize ans et je suis le voyou qui t’a fauché ta montre en échange d’une rançon. (Il se glissa en face de moi et agita le bracelet devant mes yeux.) Alors, qu’est-ce que tu me donnes ?

— Une gifle.

Il gloussa.

— Non, je te rappelle que nous sommes entre gens…

Je me penchai et l’embrassai. Il me répondit avec cette douceur que j’espérais quand j’avais seize ans, à l’époque où je repoussais les mains baladeuses et les lèvres mouillées en rêvant d’étreintes un peu plus… distinguées.

On resta enlacés jusqu’à ce qu’un bruit dans le couloir nous surprenne. Me détachant de lui, j’ouvris la porte et jetai un coup d’œil dehors. C’était simplement Max qui faisait sa ronde. Je levai un pouce pour lui signaler que tout allait bien et il reprit son chemin.

Jaz resta assis où je l’avais laissé.

— J’imagine que tu n’as pas d’autres bijoux à voler ?

Je repris ma montre.

— Si, mais tu ne les prendras pas – et tu ne les trouveras pas – si facilement.

— Ah, tu crois ? (Ses yeux reprirent une lueur malicieuse.) N’en sois pas si sûre. Je suis un maître de l’illusion…

Mon portable vibra. Je décrochai sans dire un mot, conformément aux instructions.

— Début des opérations dans cinq minutes, annonça Bianca. Jaz est avec toi ?

Je transmis le message à Jaz. Il avait l’air de se demander si l’on avait le temps de reprendre là où on en était restés. Je tranchai la question en m’allongeant à plat ventre pour épier à travers le judas.

Jaz se glissa contre moi, son corps frôlant le mien.

— Ils n’ont aucune idée de ce qui va leur tomber dessus. Les créatures surnaturelles pourraient prendre le contrôle du monde, aucun humain ne serait en mesure de les en empêcher.

— Non, trop de boulot.

— C’est vrai. Qu’ils s’occupent de le gérer, on se contentera des bénéfices.

À califourchon sur mon dos, il se pencha à mon oreille et en profita pour frotter son sexe contre mes fesses.

— Tu vois un truc qui te plaît ? murmura-t-il.

— Hmm ?

— Collier, bracelet… nouvelle montre ?

Je laissai échapper un petit rire et secouai la tête.

— Oh, allez ! (Il désigna une étole en fourrure coupée à ras.) Des animaux morts ? (Il pointa l’index en direction d’un buste en marbre sur la table du buffet.) Une statue hideuse ?

— Non, merci.

— Non ? Bon, et les clés de cette voiture de rêve ? Ça pourrait être ta seule chance de bousiller une Jag. Un seul mot de ta part et elle est à toi.

Je roulai sur le dos et compris qu’il ne plaisantait qu’à moitié. Quoi que je lui demande, il me l’obtiendrait. Il le volerait pour moi. Je réprimai un frisson d’excitation.

Il se baissa vers moi…

Mon portable vibra, rebondissant sur le sol.

— Allez, c’est l’heure, dit-il dans un soupir. (Après un instant d’hésitation, il se leva.) Mais tu auras quand même droit à une surprise.

 

On descendit l’escalier de service à pas de loup. Guy nous attendait dans l’arrière-salle en compagnie de Sonny et Max. Nous serions cinq en première ligne, tandis que Bianca, Rodriguez et Tony œuvreraient depuis les coulisses.

— Les tenues sont là, déclara Guy en désignant une pile de vêtements quand on entra dans la pièce. Les masques là-bas. Vous avez cinq minutes, top chrono. Faith, il y a un débarras au cas où tu voudrais un peu d’intimité…

— Non, ça ira.

Sonny me passa l’uniforme le plus petit. Dos aux autres, je retirai mon tee-shirt et enfilai le chemisier. Il sentait le parfum bon marché et la transpiration. Quant à la personne qui l’avait porté avant moi, je me figurai qu’elle était ligotée quelque part. Bianca, Max et Tony avaient passé vingt minutes à attirer des serveurs dehors pour les dépouiller de leurs vêtements. Nous n’avions pas beaucoup de temps : quelqu’un allait finir par remarquer qu’une grande partie du personnel avait disparu.

— Sonny, tiens. (Guy lui tendit l’un des loups.) Toi et Max, allez-y. Vos plateaux vous attendent juste de l’autre côté. Jaz, arrête de tripoter cette fichue cravate ! Sors de là et va séduire ces dames. Faith…

— « Reste avec moi. » Je sais.

Il me tendit un masque que j’enfilai, me cachant le haut du visage. Je clignai des yeux en tentant de m’y habituer.

Lorsque les autres furent partis, Guy enfila son loup, ajusta sa cravate, puis roula des épaules. D’après ce que je percevais, ce n’était pas la nervosité qui l’agitait, mais l’excitation. Manifestement, tous, à un degré divers, prenaient leur pied à détrousser les gens. Ils n’étaient pas seulement là par appât du gain, mais aussi par plaisir.

Je sentais le tourbillon du chaos qui bientôt se transformerait en maelström, et je détournai les yeux pour dissimuler mon exultation.

— Tu es prête, Faith ?

— Oui, chef.

Il me donna une tape dans le dos.

— Tu t’en sors très bien. Bon, il est temps de mettre tes talents à profit. Tu connais ton rôle ?

— Bouclier antichaos.

Il partit d’un rire profond. Je n’avais plus affaire à un patron réservé, mais à Guy, dans son élément.

— Prête ?

— Oui, chef.

Posant la main au creux de mon dos, il me guida vers la sortie.