Hope : Un goût macabre

Tournant lentement la poignée, j’entrouvris le battant. Un flot de lumière baigna l’encadrement. Tout était silencieux. Je jetai un coup d’œil à l’intérieur. Quatre pièces, toutes fermées. Si mes souvenirs étaient bons, les deux premières contenaient des produits d’entretien et les deux dernières servaient de réserves pour le bar.

— Une dernière fois, dit Bianca. Qu’est-ce que vous voulez ?

Sa voix résonna à la fois dans ma tête et de l’autre côté du couloir. Je levai mon revolver et avançai à pas de loup, craignant d’entendre mes chaussures crisser sur la peinture du béton.

— Je veux que tu transmettes un message à ton patron, dit l’homme. De la part de Benicio Cortez.

Je me mis à courir en essayant de ne pas faire de bruit.

— Lequel ? demanda Bianca.

— Tiens, attrape !

Je reculai en trébuchant, frappée par une vague de chaos si forte qu’elle me laissa paralysée, comme aveuglée.

Je plissai les yeux pendant que mon cerveau hurlait, sachant ce qui allait arriver et luttant pour empêcher…

Je vis le visage de Bianca. Sentis sa panique, qui se mua en pure terreur lorsque, voyant l’arme se lever vers elle, et le tueur appuyer sur la détente, elle comprit qu’elle ne pourrait ni s’échapper, ni crier, qu’elle n’en aurait pas le temps. La balle s’échappa du canon, presque en silence, et l’atteignit en pleine tête. J’entendis sa dernière pensée, un cri de protestation : « Non ! Pas moi ! Pas maintenant ! » Puis… le silence.

J’avais perçu son horreur ; elle m’avait glacé le sang, et pourtant, j’étais restée impassible, dévorée par le chaos qui m’avait submergée, me laissant tremblante, le souffle coupé et… frissonnante.

La première fois que j’avais senti la mort, c’était au cours de cette soirée avec Karl. Mais la sensation avait été trop forte, comme après mon tout premier verre d’alcool : j’étais restée étourdie, incapable de ressentir le moindre plaisir. Et Dieu sait que j’avais été soulagée de me dire que, malgré cette attirance sordide pour le chaos, je n’en tirerais jamais aucune satisfaction. C’était déjà ça. Il ne m’avait pas fallu longtemps pour me rendre compte de mon erreur. Comme avec l’alcool, il n’y a que la première fois qui coûte.

À mesure que la vision s’estompait, je vis un homme se pencher au-dessus du corps de Bianca. Taille moyenne, cheveux bruns, la bonne trentaine, latino, vêtu d’un blouson épais et d’un pantalon large.

Il vérifia le pouls de Bianca. Aucune onde chaotique n’émanait de lui. Faute de substance pour la nourrir, la vision continua à disparaître.

La porte s’ouvrit à la volée. L’homme s’engagea dans le couloir, et l’espace d’une seconde, je me retrouvai paralysée. Puis il pivota et croisa mon regard, les yeux écarquillés de surprise. C’est alors que je pris conscience, avec un calme étrange, que je me tenais à six mètres du type qui venait d’abattre Bianca. Grisée par le chaos, j’avais les réflexes engourdis. S’il avait levé son revolver et tiré, je ne sais pas si j’aurais été en mesure de réagir.

Mais il se contenta de me regarder, l’air médusé. Je sentis le poids de mon arme dans ma main, mais avant d’avoir pu la pointer sans réfléchir, je me rendis compte qu’il avait l’avantage. Les bras ballants, je restai là, tenant le revolver d’une main maladroite, le chaos abolissant toute volonté.

Je pivotai et pris mes jambes à mon cou.

La porte n’était qu’à quelques pas, mais je courus en zigzag plutôt qu’en ligne droite, me rappelant mes cours de défense contre les sortilèges. Mon cerveau prit les devants, me déroulant une carte du club pour m’exposer toutes les cachettes possibles.

Je n’avais pas d’autre choix que de me cacher. Toutes les issues étaient à au moins quinze mètres, et je n’aurais jamais pu les atteindre sans écoper d’une balle dans le dos.

De toute façon, je n’avais pas l’intention de m’échapper. J’avais un revolver et il était hors de question que je laisse l’assassin de Bianca s’enfuir.

Claquant la porte derrière moi, je fonçai de l’autre côté du bar. En apercevant un rai de lumière, je compris que le tireur avait ouvert la porte du couloir. Je m’accroupis, les mains serrées sur mon arme. Fermant les yeux, je perçus ses vibrations ; elles n’étaient pas empreintes de colère mais d’inquiétude, avec la même pensée qui tournait en boucle : « Merde, où est-elle passée ? »

Ma cible était en place. Je n’avais plus qu’à jeter un regard au-dessus du bar, pointer mon revolver et l’abattre. À cette pensée, mon cœur s’emballa, mais ce n’était pas dû à l’excitation.

Je n’avais jamais tué personne.

J’en aurais presque ri. On aurait dit une confession embarrassante, un peu comme si j’avais avoué ne jamais avoir conduit de voiture. Dans le monde normal, on considère comme tout à fait acceptable le fait d’être passé à côté de cette « expérience ». C’est même recommandé. Mais dans le monde surnaturel, du moins dans mon métier, il est évident qu’à un moment donné, vous serez confronté au choix de tuer ou d’être tué.

Un jour, Karl m’a dit qu’il ne se souvenait pas de tous les visages des gens qu’il avait assassinés. Non pas que leur nombre soit effarant, mais il en avait tué assez pour qu’il lui soit impossible d’en garder un souvenir précis. Il l’avait dit sans regret, mais sans en tirer de gloire non plus ; c’était juste une réflexion lors d’une conversation sur le danger et la mort dans le monde surnaturel.

Je pouvais envisager les choses de la même manière : tuer ou être tuée. Mais étais-je en danger de mort ? L’homme n’avait pas tiré sur moi dans le couloir. Et je ne percevais plus aucune colère ni menace.

Avais-je une raison valable de bondir, l’arme au poing, et de descendre un inconnu qui n’avait pas esquissé le moindre geste envers moi ?

Toujours accroupie, je me repliai dans un coin sombre entre le bar et le mur, assurant mes arrières, le revolver levé. Il était hors de question que je le laisse s’enfuir. Il détenait des réponses, et Karl saurait les obtenir.

Même si j’aurais aimé le supprimer seule, j’avais davantage de chances de réussir avec l’aide de Karl. Je tendis la main vers le bouton d’alarme, mais je m’interrompis. Si j’appuyais, Karl arriverait en courant… dans une pièce avec un homme armé.

Sortant mon portable, j’entamai un texto. J’avais juste eu le temps d’écrire « bar tueur » quand j’entendis le crissement d’une semelle. Jetant un coup d’œil à l’affichage lumineux de l’appareil, je refermai précipitamment le téléphone avant de me tapir contre le mur.

Soudain, je me rendis compte que j’étais trop exposée. J’avais compté sur mes vêtements sombres et le manque d’éclairage pour lui échapper, mais s’il faisait le tour du comptoir, il me repérerait. Or, pour atteindre l’une des deux issues, il devait le contourner.

Il apparut dans mon champ de vision. À moins de six mètres de moi, canon pointé, balayant la pièce du regard à chacun de ses pas.

Le cœur tambourinant, je me préparai. S’il me voyait, je n’aurais pas d’autre choix que…

Il tourna les yeux dans ma direction… sans s’arrêter sur moi. Je poussai un long soupir de soulagement. S’il dégageait des ondes chaotiques, je n’arrivais pas à les détecter : elles étaient trop faibles pour passer au travers de ma propre peur.

Le tireur s’éloigna pour se diriger vers le couloir du fond.

Celui… où était Karl.

Je tâtonnai à la recherche de mon portable. Comment l’ouvrir sans enclencher le rétroéclairage ? Bon sang, j’aurais dû le savoir !

L’homme longea le mur. À trois mètres au-dessus de sa tête se trouvait une sorte de grande estrade où je distinguai le contour des tables. Jugeant le tireur suffisamment loin, j’ouvrais mon téléphone lorsque j’aperçus une ombre bouger au deuxième niveau. Puis une silhouette bascula par-dessus la petite rambarde.

Karl atterrit pile sur le dos de l’assassin, en faisant si peu de bruit que l’homme laissa échapper un cri de surprise. Ils se ruèrent l’un sur l’autre tandis que je courais pour couvrir Karl. En passant devant le bar, j’aperçus quelqu’un bouger : une silhouette sur l’estrade, de l’autre côté de la pièce, vêtue de noir, avec un objet en bandoulière, long et…

— Karl ! Là-haut !

Je regrettai aussitôt ces paroles. J’aurais dû être plus claire et j’étais sur le point de crier « Planque-toi ! » quand je vis l’arme se braquer vers moi. Je plongeai, aussitôt imitée par Karl qui repoussa son adversaire pour se mettre à l’abri.

Je me précipitai sous la table de billard la plus proche, puis rampai autour du pied central, de manière à l’interposer entre le tireur et moi. Je m’allongeai à plat ventre, l’arme levée.

J’entendis un petit choc contre la table. Un bruit sourd, à peine audible. Je braquai mon arme dans sa direction.

— Ne bouge pas, m’ordonna Karl.

Même si j’aurais pu le gifler pour avoir fait ce qu’il m’interdisait de faire, pour avoir pris le risque de me rejoindre, je ne pus m’empêcher de sentir une pointe de soulagement lorsque sa silhouette sombre s’approcha de moi.

— Chut, dit-il.

Encore une fois, ce n’était pas à moi qu’il fallait dire ça, mais je préférai me concentrer sur l’issue que j’observais auparavant.

Karl se rapprocha pour me chuchoter :

— Ils se replient. Vers la porte latérale. Plus que deux pas. (Il resta là, son souffle chaud frôlant mon oreille.) Ils continuent… Encore… La porte. Ouverte. Fermée. Silence. Des pas dans le couloir. Ils s’éloignent. On attend. Juste pour être sûrs.

Il se tint immobile, blotti contre moi. Au bout d’une minute, il se massa la nuque.

— Tu vas bien ? murmurai-je. Tu t’es fait mal en…

— Non. Mais je crois que je me suis tordu le cou quand tu as crié.

— Mieux vaut ça que de se faire buter.

— Certes. Et toi ? Je ne sens pas l’odeur du sang, alors je suppose que tu n’es pas blessée ?

— Il a tué Bianca. L’homme sur qui tu as sauté. Je l’ai… vu.

Il croisa mon regard, s’abstenant de me demander si j’allais bien, car il connaissait déjà la réponse et savait que cela n’avait rien à voir avec l’horreur d’assister à un meurtre. Se penchant vers mon oreille, il passa un bras autour de mon dos et murmura :

— On en parlera plus tard.

— Après avoir fichu le camp d’ici, c’est ça ? Avant que quelqu’un découvre le cadavre et nous trouve cachés sous une table.

Il esquissa un sourire.

— De préférence.

Je me redressai pendant qu’il rampait pour s’extraire de sous le plateau. Au moment où j’allais me lever, il me repoussa en arrière et s’abaissa à mes côtés.

— On vient.

Une porte s’ouvrit à la volée et la voix de Tony retentit dans la pièce.

— … crétins d’agents d’entretien. Exactement comme la dernière fois. Alors Guy se met à flipper, persuadé que les Cortez nous ont cambriolés. Je lui réponds : « Attends, tu ne crois pas que les nettoyeurs auraient pu oublier de réenclencher l’alarme ? » Mais non… Faut que ce soit une conspiration.

— Bianca attend une livraison, répondit Max. C’était peut-être elle.

— Bianca qui aurait oublié de réarmer l’alarme ? Aucune chance.

— Apparemment, elle est toujours occupée avec son inventaire. La lumière du couloir est allumée. On devrait lui en parler.

— Pour qu’on se fasse embrigader ? T’as peut-être envie de compter des cartons, mais pas moi. Je vais faire le tour, voir si Guy est là, et s’il a des nouvelles de Jaz et de Sonny.

On attendit, le temps que Max et Tony quittent la salle, puis on s’esquiva.