Lucas : 4

Page s’installa devant son ordinateur pour essayer de trouver des informations sur les membres du gang. Aussi honnête soit-elle, c’était une spécialiste du piratage informatique à l’époque de la fac, et elle ne voit aucune raison de ne pas mettre ses talents au service d’une noble cause.

Le concept de violer des principes éthiques pour atteindre un but moralement acceptable est une chose que Paige a du mal à envisager, en tout cas plus que moi. Mais si cette violation n’entraîne aucune victime, et qu’elle est la seule à se mettre en danger, alors elle n’hésite pas à le faire.

Il était désormais 7 heures ‒ 10 heures à Miami ‒, soit une heure raisonnable pour téléphoner. J’avais la main sur le combiné quand il sonna. C’était pour Paige, de la part de Gillian MacArthur, l’une des étudiantes de son école d’apprenties sorcières. Paige donne des cours à distance à un groupe de quatre jeunes filles, celles qui ne peuvent pas se mêler à leurs consœurs. La vie est parfois compliquée pour les sorcières. Leur principale institution, le Convent, s’efforce davantage de cacher leurs pouvoirs que de les développer.

L’opposition entre sorcières et mages n’arrange rien, pas quand on sait que les Cabales sont gérées par des mages. Ce sont des ennemis héréditaires, et ce en vertu de préjugés ridicules qui perdurent jusqu’à nos jours. À en croire les sorcières, elles ont pris sous leur aile les mages les plus faibles, leur ont appris à accroître leur puissance et se sont fait remercier en étant livrées aux inquisiteurs, laissant le champ libre aux lanceurs de sorts pour régner sur le monde surnaturel. Pour être plus précis, elles accusent la toute première Cabale ‒ celle des Cortez ‒ d’être à l’origine de cette traîtrise. Bien entendu, la version des mages est tout autre. Les sorcières nous auraient bel et bien aidés à affûter nos talents, mais quand nous sommes devenus trop puissants, elles nous auraient dénoncés aux inquisiteurs, et nous aurions répliqué en leur rendant la pareille. Je soupçonne la vérité de se trouver quelque part au milieu.

Lésées par la faiblesse du Convent américain et leur exclusion des Cabales, les sorcières manquent de poids au sein du monde surnaturel, chose que Paige essaie de changer. Son école constitue un pas dans cette direction. Toutefois, ce jour-là, elle ne resta pas longtemps au téléphone, promit de rappeler, puis me tendit le combiné.

Je composai le numéro de mémoire. Il fallut six sonneries avant que quelqu’un décroche. Ce n’était pas inhabituel, dans une maison où personne n’était pressé d’entrer en contact avec le monde extérieur et se figurait que s’il s’agissait d’un ami, il saurait patienter.

Une femme répondit, d’une voix sympathique mais distante, résignée à prendre l’appel puisque personne ne le ferait à sa place.

— Elena, c’est Lucas.

Le ton se fit plus chaleureux.

— Salut, Lucas.

On discuta pendant une minute, puis je lui demandai de me passer Clayton. Il était dehors, avec les enfants, et il me fallut patienter quelques instants avant qu’il prenne le téléphone.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il.

Aucune amabilité échangée. Pas même un « Salut ». Chez n’importe qui d’autre, cela sous-entendrait que mon appel n’était pas le bienvenu. Chez Clay, il n’y avait aucun message sous-jacent. Pourquoi s’embarrasser d’un « Allô » alors que le simple fait de parler signalait sa présence ? Pourquoi s’enquérir de la santé de Paige, de la mienne ou de celle de Savannah alors qu’Elena l’aurait prévenu si l’on avait été malades ? Pour Clay, les politesses n’avaient aucun intérêt, et je dois avouer qu’il est parfois agréable d’aller droit au but sans avoir à perdre cinq minutes en conventions sociales.

— J’ai une question hypothétique à te poser au sujet de Karl.

— Qu’est-ce qu’il a encore fait ?

— S’il s’était attaché à une femme et qu’elle s’était rapprochée d’un autre, pourrait-il réagir de manière… violente ?

— On parle de Hope, c’est ça ?

— Pas nécessairement. Je t’ai dit que c’était une…

— … question hypothétique. (La ligne crépita lorsqu’il se déplaça, sans doute pour s’affaler sur le canapé et se mettre à l’aise.) S’il ne s’agit pas de Hope, alors la réponse est « non », parce que Marsten ne s’attache à aucune femme, à personne, d’ailleurs, sauf à cette fille. En revanche, si Hope est concernée, ce que je soupçonne, alors la réponse est différente.

— Bon, d’accord, c’est Hope.

— Donc, elle s’est rapprochée d’un autre type et tu me demandes s’il pourrait se montrer violent ? Envers elle ? Non.

— Je pensais plutôt à l’autre gars.

— Le rival ? Oui, il pourrait. Je ne dis pas qu’il le ferait, mais c’est une éventualité.

— Violent à quel point ?

— Écoute, dis-moi plutôt ce qui se passe. Oui, oui, je sais, secret professionnel, tout ça, mais tu sais très bien que je serai muet comme une carpe. La seule personne à qui j’en parlerai, c’est Elena, mais c’est une évidence.

Je lui expliquai la situation.

— Merde, dit-il lorsque j’eus fini. Donc, tu me demandes si Marsten pourrait se débarrasser de son rival de manière permanente ? J’aimerais le rayer de ta liste des suspects en te répondant « non ». (Un bruissement, comme s’il changeait de position.) Tu es au courant que Marsten a attaqué la Meute, n’est-ce pas ? C’était, il y a quoi, six ou sept ans ? Parce qu’on refusait de lui accorder un territoire à moins qu’il nous rejoigne ?

— Tu m’as raconté, oui.

— Eh bien, faute d’un endroit où s’installer, il emménageait dans une ville pendant quelques mois et se l’appropriait. Dès qu’un cabot se pointait, il le traquait et l’emmenait dîner dans un restaurant huppé. Il lui offrait tout ce qu’il désirait, réglait la note, conversait avec lui, se montrait aussi charmant qu’il sait l’être. Puis, il lui annonçait qu’il avait jusqu’à l’aube pour déguerpir. Et en cas de refus ? Elena recevait un appel ou une lettre l’informant qu’elle pouvait supprimer ce cabot de ses dossiers.

— Parce qu’il l’avait tué ?

— Bien sûr. Karl n’est pas idiot. Il sait qu’on n’élimine pas un rival en distribuant de simples avertissements, voire en lui fracturant un os ou deux. En assassinant ces cabots, il faisait passer un message : on n’empiète pas sur son territoire.

— Et dans le cas présent, son territoire serait Hope.

— Mais en tuant ces gosses, Karl n’envoie de message à personne, si ce n’est à Hope, et aussi froid que puisse être cet enfoiré, je ne le vois pas faire une chose pareille. Est-ce qu’il aurait pu passer chez ce type pour l’effrayer et les choses auraient dérapé ? Cela me semble peu probable, mais qui sait ? La question n’est pas de savoir s’il est impliqué, mais s’il en est capable. Et la réponse est « oui ». Maintenant, dis-moi… Est-ce qu’Elena est au courant de cette mission ? Parce qu’elle se sentira sur la touche si…

J’entendis un murmure. Elena.

— Une seconde, dit Clay.

Il ne prit pas la peine de couvrir le combiné.

— Il faut y aller, annonça Elena. Les bébés nageurs, tu te rappelles ?

Clay laissa échapper un juron.

— C’est un « non » ?

— C’est un « Putain, pourquoi on n’achète pas simplement une piscine ? »

— Parce que l’important, ce n’est pas d’apprendre à nager, mais de les sociabiliser.

Il pesta de nouveau.

J’envisageai de raccrocher, mais Clay m’aurait rappelé, incapable de comprendre que je trouvais grossier d’être mêlé à une conversation privée.

— Ils adorent jouer avec les autres gamins, poursuivit Elena. Tu les as vus s’amuser la semaine dernière sur l’aire de jeux ? Tu as vu Kate essayer de suivre les autres enfants ?

— Elle les traquait.

Elena vitupéra à son tour.

— Elle a dix-huit mois ! Elle ne …

— Elle était à l’affût et je m’y connais.

— Et j’imagine que Logan était tapi exprès dans les buissons. Elle était censée les conduire droit dans le piège, et il leur sauterait…

— Merde, je n’aurais jamais pensé à ça.

Elle poussa un grognement exaspéré, puis le pinça ou lui donna une petite tape, car Clay s’écria : « Aïe ! » La ligne grésilla.

— Lucas ? (C’était Elena.) Excuse-le, encore une fois.

— Ce n’est rien. Dis-lui que je lui parlerai plus tard.

— Je lui rappellerai de te téléphoner… s’il n’est pas traumatisé pour avoir passé une heure dans une piscine remplie d’humains.

— Ça me met mal à l’aise, s’exclama Clay au loin. Ça ne me…

— Au revoir, Lucas.

Elle raccrocha.