Hope : Mesures de sécurité
Karl essaya de décrire les plans au téléphone, mais Lucas insista – et avec raison – pour qu’il vienne le voir et les reproduise devant lui. À contrecœur, il accepta.
— Tu voulais t’en débarrasser et mettre les bouts, c’est ça ? dis-je quand il raccrocha.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse, Hope ? Te mentir une nouvelle fois ? (Tournant les talons, il se dirigea vers la voiture de location.) J’imagine que si je tenais vraiment à toi, je resterais les bras ballants à te regarder souffrir. Mais pardon, tu ne souffres pas. Tu apprends.
— Il faut que j’apprenne à me maîtriser, Karl. Tu l’as dit toi-même. Tu m’as encouragée à rejoindre le conseil…
— Parce que je savais que tu avais besoin d’un moyen de savourer le chaos en toute sécurité tout en servant une bonne cause. Et oui, je t’encourage à t’exposer davantage. À petites doses. Comme marcher sur des charbons ardents pour t’endurcir la plante des pieds. Mais toi, tu veux apprendre à supporter la brûlure en te jetant sur le bûcher, les dents serrées, parce que le plus important pour toi, c’est de prouver que tu en es capable, même si tu dois y laisser la vie.
— Karl, je…
Il m’ouvrit la portière à la volée.
— Monte et finissons-en.
Personne ne parla pendant tout le trajet qui nous conduisit jusqu’à l’hôtel de Paige et Lucas.
Karl ne comprenait pas pourquoi je devais repousser mes limites, et j’avais tort de le lui demander. Il croyait que cette mission me mettait en danger et ne voyait donc aucune raison de poursuivre. Qu’avions-nous à faire de ces gens ? J’avais accompli mon devoir, remboursé ma dette, et désormais, je n’avais plus l’obligation de rester. Il m’avait menti dans le simple but de me protéger, parce qu’il savait qu’autrement, je ne serais jamais partie. Buté, mais avec de bonnes intentions.
Quand j’ai appris l’existence du conseil, je me suis représenté un groupe de vieux bonhommes assis autour d’une table. Mais pas un seul n’a les cheveux blancs, ce qui n’est guère étonnant quand on sait qu’ils doivent agir sur le terrain et régler les problèmes eux-mêmes. Cette version plus jeune, plus dynamique, est assez récente et ne doit son avènement qu’à une grave menace qui a pris tous les délégués au dépourvu.
La mère de Paige, qui était alors à la tête du conseil, a péri au cours de cette guerre, et Paige a dû la remplacer au pied levé. Aussi, avant même de la rencontrer, je la considérais déjà comme une alliée potentielle. Quelqu’un comme moi : jeune, un peu perdue, et submergée par l’ampleur de la tâche.
Lorsque j’avais fait sa connaissance, ce sentiment s’était intensifié. Rien qu’à son allure, elle avait tout de l’amie parfaite : une jeune femme charmante, plantureuse avec des yeux verts qui pétillaient de bonne humeur… La fille d’à côté, gentille et sans prétention.
Mais derrière son sourire se cachent un esprit affûté et une confiance en elle que je ne peux que lui envier. Paige est quelqu’un qui sait ce qu’elle veut et qui l’obtient, grâce à la force de sa volonté et une énergie qui vous rendrait millionnaire si vous trouviez un moyen de la mettre en bouteille.
J’ai connu des gens ambitieux et ils sont souvent motivés par un tel intérêt personnel que Karl paraît altruiste en comparaison. Mais elle n’est pas comme eux : elle veut améliorer la vie des autres, amener le conseil à de nouvelles réformes, aider son mari à protéger les droits des créatures surnaturelles, ouvrir une école pour les jeunes sorcières dépourvues du soutien de leurs pairs. Et tout cela en gagnant sa vie, en s’occupant de son foyer, en élevant la fille d’une experte en magie noire, et en étant mariée au fils rebelle d’un des chefs de Cabale les plus puissants. Paige est une « superwoman » puissance dix. Au point que, malgré notre bonne entente, elle m’intimide tant que je n’ose pas donner vie à cette amitié imaginaire.
À peine avais-je toqué à la porte qu’elle m’ouvrit. Elle me serra dans ses bras, salua Karl, puis nous fit entrer. Lucas était au téléphone.
Quand j’avais parlé de lui à Jaz et à Sonny, je l’avais décrit comme un geek. Pour être franche, c’est vraiment l’impression que j’ai eue en le rencontrant. Il a beau être aussi grand que Karl, il est deux fois moins imposant. Certes, il est plus sec que maigre, mais avec ses éternels costumes trois pièces, il paraît fluet et introverti. Il a les cheveux bruns et courts, des yeux noirs et un visage… comment dire… banal. Les lunettes n’arrangent rien. Et les seules fois où il sourit, c’est quand Paige est près de lui.
La pièce était modeste et confortable, conforme à ce que je m’attendais de leur part. Un lit, une vue sur la ville et un petit bureau, sur lequel était posé l’ordinateur portable de Paige ainsi qu’une pile de papiers, comme s’ils travaillaient là depuis des jours et non quelques heures.
Au mur était fixée une liste de choses à faire dans le cadre de leur enquête. Je reconnaissais l’écriture soignée de Lucas. Paige avait ajouté quelques points au programme : manger, dormir, compenser le réveil aux aurores par une…
Paige détacha la note.
— Désolée. Je faisais simplement l’idiote. Tu sais comment il est avec ses listes.
Lucas raccrocha et nous gratifia d’une poignée de main ferme et d’un simple « Bonjour ». Sa cravate pendait au dos d’une chaise ; il se précipita pour l’enlever avant de nous désigner les sièges et de se percher sur le bout du lit.
En m’asseyant, je remarquai que Paige avait l’air soucieux. Elle me demanda si j’avais mangé, et je lui répondis que je n’avais pas faim.
— Moi, si, intervint Karl. Je vais descendre…
— Non, non, commencez à discuter. Je vais appeler le room service et demander qu’on nous apporte des sandwichs et des amuse-gueule.
Une manière habile de s’assurer que je mange. Du coin de l’œil, je vis Karl la remercier d’un signe de tête.
Il dessina les plans qu’il avait aperçus, laissant quelques endroits vierges, esquissant parfois plusieurs options. Il termina au moment où notre collation arriva.
— Ça ressemble aux bureaux de la Cabale, déclara Lucas en désignant l’un des dessins pendant qu’on mangeait. (Il en prit un autre.) Et ça, c’est l’étage de la direction. Je ne veux pas sous-estimer les compétences du gang, mais il serait très difficile d’y pénétrer par effraction.
— Il veut dire « impossible », dit Paige. Il se laisse juste une minuscule échappatoire, au cas où l’impensable devait se produire. Tu y étais hier, Karl. Qu’as-tu pensé de la sécurité ?
La plupart des membres du conseil se montrent méfiants envers Karl, mais Paige ne voit aucune raison d’être rebutée par ses activités. Il parut apprécier sa franchise, et lui livra son sentiment en détail, avouant qu’il aurait lui-même du mal à pénétrer dans les lieux sans l’aide d’un complice bien informé.
— Mais tu ne l’obtiendrais pas, répondit Paige. C’est considéré comme de la trahison, un délit punissable du châtiment le plus sévère.
— La mort ? demandai-je.
— Trop clément.
— Pour un crime aussi grave, on n’hésiterait pas à faire un exemple, affirma Lucas. Ça n’empêcherait pas forcément le gang de trouver quelqu’un prêt à mettre sa vie en danger en échange d’une grosse récompense. Ce qui semble être le cas avec Juan Ortega, qu’on soupçonne d’avoir exécuté Bianca. Mais personne en dehors de la famille n’aurait les autorisations nécessaires pour franchir tous les barrages de l’étage de la direction hors des heures d’ouverture. Quant à trouver plusieurs personnes disposées à courir le risque ? (Il secoua la tête.) Je dois avouer que ça frôle l’impossible. Quoi qu’il en soit, j’en informerai mon père.
Il s’empara des autres croquis.
— Je ne reconnais rien, mais on dirait des plans de maisons. Je pense que celle-ci appartient à un haut gradé, à en juger par sa taille. L’autre ressemble plus à un appartement. Je devrais les faxer à mon père. (Il jeta un regard à Paige.) Tu crois que je peux le faire de l’hôtel ?
— Je ne sais pas. Il faudrait s’adresser à la réception. Mais si tu veux un peu plus de confidentialité, on doit pouvoir trouver une imprimerie ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Elle était en train d’attraper un annuaire quand il dit :
— Ce serait plus simple d’aller les déposer.
Et il reprit son portable. Je m’attendais à une conversation tendue – sérieuse, dans le meilleur des cas –, mais Lucas parla comme n’importe quel fils avec son père. Il mentionna les plans, demanda s’il pouvait venir les déposer, et Benicio sembla acquiescer. Puis Lucas jeta un coup d’œil à Karl, qui ne fit pas semblant de ne pas avoir entendu ce qui s’était dit à l’autre bout du fil.
— Ils ont eu une journée très fatigante, papa, dit Lucas. Ils veulent rentrer… (Une pause.) Oui, peut-être, mais… (Une autre pause, puis il couvrit le combiné de la main.) Mon père souhaiterait vous voir. Il veut que vous lui donniez les plans en main propre.
Karl hésita.
— Quand ce sera fini, ajouta Lucas, votre mission sera terminée et vous pourrez vous rendre directement à l’aéroport, si vous le voulez.
Karl acquiesça.
On prit deux voitures. Karl n’avait pas l’intention de rester plus longtemps que nécessaire. Dès la fin du dîner, nous prendrions la route de l’aéroport.
Benicio résidait à Key Biscayne, une île au sud de Miami Beach, à laquelle on ne peut accéder que par une longue autoroute payante. Karl pesta en jetant un coup d’œil dans le rétroviseur, comme pour jauger la distance qui le séparait de l’aéroport. Le trajet ne durerait qu’une demi-heure, mais plus nous nous rapprochions de notre destination, plus Miami lui semblait loin. L’île était époustouflante, couverte de forêts, avec des plages de sable blanc qui scintillaient sous les vestiges d’un magnifique coucher de soleil.
Si je travaillais à Miami, j’aimerais vivre à Key Biscayne, même si à mesure que les résidences défilaient, je comprenais que je n’en aurais jamais les moyens. Il y avait sûrement des coins moins chers, mais je ne voyais aucune maison susceptible de se vendre à moins d’un million. Même les hôtels avaient l’air hors de prix.
Bien entendu, Benicio logeait sur le front de mer. Les propriétés sur ces grands terrains isolés n’étaient pas des palais, mais j’étais sûre qu’il s’agissait d’un des quartiers les plus luxueux de toute la Floride.
Lucas s’arrêta dans l’allée d’une maison un peu en recul et partiellement cachée par la forêt. La clôture de deux mètres cinquante semblait purement décorative, mais à un moment, Lucas parla à un arbre, dont je soupçonnais qu’il cachait un interphone.
Au bout d’un moment, il se tourna vers Paige. Karl descendit sa vitre pendant que Lucas portait le regard vers l’appareil.
— Il y a un problème ? demandai-je.
— Personne ne répond.
J’abaissai ma fenêtre et inspirai. Cela ne sentait pas comme à Miami. L’air était chaud, mais pas aussi humide, le brouillard avait disparu. Une brise me caressa le visage, charriant le parfum des fleurs exotiques. Tout était si calme et silencieux qu’on aurait pu entendre les vagues lécher le sable, à au moins cinq cents mètres du chemin en lacets.
Lucas sortit de la voiture. On le rejoignit alors qu’il examinait l’interphone. Karl y jeta un coup d’œil, mais ce n’était pas sa spécialité, alors il s’intéressa à ce qui était de son ressort : le portail.
Paige descendit à son tour en agitant son téléphone.
— Pas de réponse de la part de ton père, mais si ça se trouve, il est occupé.
— Je vais appeler les gardes, dit Lucas.
— Ils auraient dû être là ? demandai-je à Paige.
— Pas à cet endroit précis, mais ils patrouillent dans le périmètre. Un la journée, deux autres le soir. Ce sont eux que Lucas essaie de joindre.
Une sonnerie de portable retentit au loin. On sonda l’obscurité, essayant de localiser la mélodie.
— C’est près de la maison, dit Karl en revenant vers nous. Le portail est toujours fermé.
Le silence retomba.
— Répondeur, annonça Lucas en raccrochant.
Il avait l’air plus perplexe qu’inquiet. Ma première pensée fut que je me trouvais face à la cible du gang. Mais Lucas aurait reconnu les plans, et il n’y avait aucune trace d’effraction.
— Est-ce que la clôture est électrifiée ? demandai-je.
— Non, répondit Lucas. Mon père tient à la discrétion. Elle est reliée à un système d’alarme qui alerte les gardes.
— Ne me dis pas que tu vas forcer l’entrée, dit Paige en regagnant la voiture.
Lucas esquissa un sourire.
— Rien de si spectaculaire.
Il se gara le long de l’enceinte.
— Ah. Un marchepied, conclut Paige.
Lucas grimpa en premier, puis aida Paige à passer de l’autre côté. Alors que j’enjambais la barrière, une vision m’apparut et je faillis tomber. La secousse me ramena à la réalité et je laissai Karl accompagner ma descente avant de fermer les yeux. Au bout d’un moment, j’entendis une voix.
— Il était temps. Combien de temps il te faut pour… ? (L’homme avala le reste de la phrase.) Putain, Frank, qu’est-ce que tu… ?
— Mains en évidence, siffla une deuxième voix.
Je m’efforçai de voir des visages, mais ne distinguai que de vagues silhouettes sur fond noir.
— T’es devenu dingue ou quoi ? s’exclama le premier homme. Tu te rends compte…
— Comment accéder à la salle ?
— Quoi ?
La vision s’interrompit aussi brutalement que la première fois. Lorsqu’elle s’estompa, je sentis une lichette de chaos. Lucas, Paige et Karl se tenaient tous autour de moi, attendant que je leur raconte.
— Un homme armé. Un certain Frank. Il voulait savoir comment entrer dans « la salle ».
— Laquelle ? demanda Paige.
— Je ne sais pas. Je n’ai pas pu… (Je secouai la tête, agacée.) Je suis désolée. Je sais que ce n’est pas suffisant. Laissez-moi réessayer.
— Non, répondit Karl. Maintenant que nous sommes là, autant jeter un coup d’œil. La sonnerie venait de là, juste à côté.
Lucas tendit son portable à Karl.
— Appuie sur « bis » si nécessaire. Paige et moi, on va à la maison. Si on surprend quelqu’un dans le jardin, on préviendra les gardes à l’intérieur.
— En cas de pépin, appelle-moi, dit Paige.
— Reste près de moi, m’ordonna Karl.
J’acquiesçai.
— Je suis sérieux, Hope.
— Je sais.