Hope : Pas de quartier

Parmi le personnel, nul ne sembla surpris de voir débouler des serveurs masqués. Tous étaient vacataires ; ils n’avaient sans doute même pas remarqué que leurs collègues n’étaient pas les mêmes. Mais leur apparition ne passa pas inaperçue aux yeux des adolescentes présentes dans la salle.

En quelques minutes, les garçons furent assaillis par une nuée d’admiratrices tentant de les convaincre d’ôter leurs masques. Sonny lui-même se laissait prendre au jeu : à sa façon de pointer l’index vers sa chemise, j’imaginai qu’il leur donnait le choix entre retirer son haut ou son loup.

La reine du bal figurait parmi les filles encerclant Jaz, lequel s’était lancé dans des tours de magie et lui adressait des sourires séduisants. Ses parents la regardaient avec indulgence tout en conversant à voix basse : sans doute essayaient-ils d’évaluer le pourboire qu’ils devraient verser au personnel en échange de ce petit spectacle impromptu.

— Reste près de moi, murmura Guy en me guidant vers les portes dont dépassait le coffre de la Jaguar.

Un homme vint se placer devant nous et me fixa du regard avec un petit sourire.

— Salut ma belle, on t’avait réservée pour le deuxième service ? (Il agita son verre dans ma direction.) Sers-moi un scotch. Et je te file 20 dollars si tu me ramènes la bouteille.

Guy agita les doigts pour lancer un sort repoussoir et l’homme trébucha.

— Hé ! s’exclama-t-il d’une voix mal assurée, comme hésitant à rejeter la faute sur l’alcool ou sur Guy.

On nous héla à plusieurs reprises, mais on traversa la salle sans prêter attention aux appels ni aux protestations des invités outrés d’être ignorés de la sorte. Alors qu’on s’approchait de la voiture, Guy se mit à courir, puis bondit pour atterrir sur le toit dans un fracas métallique.

Le silence retomba dans la pièce. Tous les regards se tournèrent vers le serveur masqué qui se tenait sur le capot. Pourtant, je ne perçus par le moindre frémissement chaotique en provenance de la foule tant les convives étaient persuadés qu’il y avait une explication logique.

— Mesdames et messieurs, lança Guy, je sais que certains d’entre vous ont déjà eu droit à quelques tours de magie de la part de nos amis, mais je vous assure que vous n’êtes pas au bout de vos surprises.

Guy remua et le capot de la Jaguar craqua sous son poids. La confusion générale enfla pour se transformer en colère. Le père de la reine du bal s’avança.

— Jeune homme, descendez de cette…

Guy leva la main en l’air pour jeter un sort repoussoir et l’homme chancela.

— Je suis navré, répondit Guy, mais nous ne tolérerons aucune interruption lors de la représentation de ce soir.

Pas un seul cri d’horreur ou d’incrédulité n’accueillit cette injonction. Au lieu de cela, la vague de colère retomba, transformée en murmures et rires nerveux, comme s’ils croyaient vraiment assister à un spectacle. Le père de la jeune fille s’avança de nouveau, rouge de colère.

— Je ne sais pas quel genre de coup…

Cette fois, il fut soulevé de terre et projeté en arrière. Quelques cris de surprise s’élevèrent, mais la plupart des gens restaient convaincus que cela faisait partie du numéro.

— Et maintenant, si ma ravissante assistante veut bien se donner la peine…

Je me dirigeai vers l’urne en argent, sentant tous les regards braqués sur moi. En chemin, je tentai de percevoir toute onde négative dirigée contre moi. Du coin de l’œil, j’aperçus Jaz se détacher de ses admiratrices, prêt à bondir si quelqu’un tentait de s’interposer. Personne ne le fit.

J’atteignis l’urne.

Un homme s’avança.

— Qu’est-ce que vous… ?

Guy lui jeta un sort.

— Je sais bien qu’elle est charmante, mais je dois vous demander de ne pas vous approcher des artistes, pour leur sécurité et la vôtre.

Lorsque je soulevai l’urne, Jazz vint se placer juste derrière moi. Ce n’était pas prévu, mais Guy demeura impassible.

Un murmure de malaise traversa l’assistance. Je saisis au vol quelques pensées balbutiantes, faibles et décousues, trop peu malveillantes pour que je distingue autre chose que des : « Est-ce que c’est un… ? », « Est-ce qu’on ne devrait pas… ? », « Qu’est-ce qui… ? »

Guy prit l’objet dans une main et de l’autre, il me hissa sur le capot.

— L’argent. (La voix de Guy résonna à travers la salle tandis qu’il soulevait l’urne.) Il paraît que ça fait tourner le monde. Pour des gens comme vous, ces bouts de papier… (Il déchira une enveloppe et brandit une poignée de billets de 100 dollars.) … sont la source de votre pouvoir. Votre seul pouvoir.

Des chuchotements gênés parcoururent la foule, une partie des convives jetant un regard furtif à leur sac et à leurs poches, soucieux non pas de leur argent, mais de leur téléphone. Toutefois, personne ne s’empara du sien : sa présence suffisait à les rassurer, un peu comme une arme de poing qui serait là pour les protéger au cas où le divertissement virerait au drame.

— Où est notre reine du bal ? demanda Guy.

Ses amis s’écartèrent d’elle.

— C’est une charmante fête, ma chérie. Mais si ton père t’aimait vraiment, il t’offrirait des cours d’autodéfense plutôt que des voitures de sport. Parce que ça… (Il jeta les billets en l’air.) C’est nettement moins efficace pour te protéger.

À cet instant, les portables apparurent, dont un dans la main d’une femme vers laquelle Guy se tourna.

— Un coup de fil urgent ? C’est assez malpoli, mais allez-y.

Elle éloigna le téléphone de son oreille, les sourcils froncés.

— Pas de tonalité ? demanda Guy. Pratiques, ces brouilleurs de réception. Parfaits pour éviter les sonneries intempestives pendant les spectacles. Je crains que vous ne deviez sortir pour l’utiliser. Toutefois, je vous le déconseille. Mes artistes ont horreur que le public parte avant la fin.

Un homme se dirigea vers la porte voisine. Guy attendit qu’il ne soit plus qu’à deux enjambées pour le frapper d’un éclair d’énergie qui le fit tomber à genoux, le souffle court, dans une gerbe d’étincelles.

Lorsqu’un groupe d’adolescents se rua vers la porte d’entrée, un nuage de fumée rouge s’éleva en tourbillonnant pour leur barrer le passage. Une tête de démon apparut dans les volutes. Les garçons reculèrent en poussant des cris de terreur. Le plus hardi fonça vers une deuxième porte. Un autre nuage apparut, puis une énorme tête de chien s’en détacha, montrant les crocs, la bave aux lèvres : des illusions à fil de détente, des sorts de mage s’activant à l’approche d’intrus.

Guy se pencha vers moi.

— Pas de quartier.

— Et lâchons les chiens de guerre, murmurai-je.

— Il s’agit bien d’une guerre, Faith, dit-il d’une voix à peine audible au-dessus des cris et des hurlements à mesure que de nouvelles visions jaillissaient devant chaque sortie. C’est nous contre eux. Ne l’oublie jamais. Ils nous forcent à ne pas faire de vagues, à rester discrets, à acheter la paix en restant dans notre coin. Ça te plaît de te cacher, Faith ?

Sans attendre de réponse, il se retourna, agita les mains, et plutôt que de murmurer un sort, il le vociféra. Un arc d’énergie jaillit du bout de ses doigts. Derrière nous, Max en lança un autre et une colonne de brume se mit à tourbillonner à travers la pièce.

Une vision m’apparut : l’un des invités sortant un revolver de sa poche.

— Attention ! criai-je à Guy en pivotant pour localiser la source. Là !

Avant que l’homme ait eu le temps d’aller jusqu’au bout de son geste, Guy le frappa d’une décharge électrique. Lorsqu’il tomba, Jaz se jeta sur lui. Un autre flash me parvint, cette fois auditif, comme un grondement hargneux. Je criai en désignant un autre endroit, et Max jeta un sort repoussoir à une femme qui se ruait vers le buffet, espérant sans doute y trouver une arme. Sonny la neutralisa avant de disparaître avec elle dans le brouillard.

Des serpentins prenaient feu à mesure que Bianca, vêtue de noir et presque invisible, faisait le tour de la pièce pour les enflammer d’un geste. Guy et Max continuaient à lancer des sorts. Rien de plus que des effets spéciaux, de la brume, des étincelles et des lumières colorées, mais aux cris s’élevant de tous côtés, on aurait dit que le bâtiment était en flammes et risquait de s’effondrer à tout moment.

Je me délectai de toute la scène : l’horreur, la panique, la terreur… le nectar du chaos que je savourais avec un plaisir inédit, sans la moindre culpabilité. En regardant tous ces gens courir, affolés, je voyais les amis qui m’avaient abandonnée après mes dépressions, lorsque j’avais eu mes premières visions. Dans leurs cris, j’entendais les chuchotements des adultes, ceux qui me connaissaient depuis toute petite et se confiaient à voix basse : « Elle n’est plus la même depuis ça. Sa pauvre mère… »

Guy me tapota le bras pour me signifier qu’il était temps de passer à la phase suivante. Je m’avançai au bord du capot, prête à bondir. Jaz se retourna vers moi pour me tendre la main.

— Regarde-les détaler comme des lapins, me murmura-t-il à l’oreille. Et pour échapper à quoi ? De la fumée, des effets spéciaux et des lumières vives. Tu imagines leur réaction si on utilisait de la vraie magie ?

Je croisai son regard, vif, ardent, malgré son ton léger. Derrière son masque, ses pupilles étaient dilatées et j’entendais son souffle, aussi rapide et léger que le mien. De la fébrilité. Non, plus que cela. De l’excitation.

Je levai la tête vers ces yeux scintillants. Jaz se rapprocha. Se penchant vers moi, il me glissa une main sur la nuque, nos masques s’effleurant dans un léger bruit, nos lèvres…

… s’éloignant brusquement au moment où Guy lui donna une grande tape dans le dos.

— Plus tard, dit-il.

Jaz tourna soudain la tête, les yeux plissés, la bouche pincée, prêt à le réprimander pour l’avoir interrompu. Mais il se figea, les paupières mi-closes, et se détendit.

— Oui, chef.

Puis il me chuchota :

— Quel rabat-joie, hein ? Et faudrait qu’on travaille, en plus ! (Il fit courir un doigt le long de mon visage et me chatouilla le lobe.) On remet ça ?

Je me retournai et l’on se regarda, les yeux dans les yeux.

— Avec plaisir.

Il poussa un soupir et je lus la frustration dans ses yeux. Esquivant une seconde tape, il emboîta le pas à Guy.

Notre cible se tenait devant la fontaine à punch. Seul, les poings serrés, le père de Cléopâtre balayait la salle d’un regard noir, comme si cela aurait pu régler le problème, trop furieux pour songer à protéger sa fille.

Jaz retira la main de ma taille et alla le prendre à revers.

Guy s’arrêta devant l’homme, sans même jeter un coup d’œil autour de lui, sûr que Jaz était en position.

— Vous ! s’exclama le père en agitant la main, comme pour dissiper la brume. Vous ne…

— « Vous ne vous en tirerez pas comme ça ? » Pff… Banal… et faux, en plus.

— La police est sûrement en route.

Guy dressa l’oreille.

— Je n’entends aucune sirène. (Il baissa la voix, tel un conspirateur.) Vous savez pourquoi ? Parce qu’on utilise une technique d’insonorisation que vous ne pourrez jamais vous offrir, malgré tout votre argent.

Une pensée vint à l’homme, aussi brusque et funeste qu’un coup de couteau. À peine avais-je crié à Guy de prendre garde qu’il avait déjà empoigné la main du père pour bloquer le coup de poing.

L’homme se raidit en sentant qu’on lui enfonçait le canon d’un revolver dans le dos, et jeta un coup d’œil à Jaz par-dessus son épaule.

— Alors, vous savez ce que c’est ? demanda Guy. D’habitude, on évite les armes à feu. Un accident est si vite arrivé. Mais celui-ci nous a été gracieusement prêté par l’un de vos invités. Vous devriez vraiment renforcer la sécurité. Ces temps-ci, on n’est jamais trop prudent.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda l’homme à travers ses dents serrées.

— On a déjà ce qu’on veut. (Guy leva l’urne qu’il tenait nonchalamment d’une main.) Cependant, avant de partir, je voulais vous féliciter pour la philanthropie de votre fille.

Le père se renfrogna.

— Quoi ?

— Philanthropie. Ça veut dire…

— Je sais ce que ça veut dire.

— Vraiment ? Ce n’est pas ce que j’ai entendu dire. Votre famille n’est pas connue pour partager avec les plus démunis. Mais c’est sur le point de changer.

— Qu’est-ce que vous… ?

— Demain, dans le Miami Herald, vous trouverez un entrefilet annonçant la décision de votre fille de léguer la moitié de sa cagnotte d’anniversaire pour promouvoir l’éducation des femmes dans le tiers monde.

— Vous êtes dingue. Ma fille ne fera jamais…

— Oh, si. Vous avez ma parole que la moitié de cet argent atterrira entre les mains de cette association d’ici à demain matin… sauf s’il est déclaré volé.

— Quoi ?

— Si vous prévenez la police, je ne pourrai pas faire le don. Mais cet article paraîtra, de toute façon. Du coup, si vous affirmez qu’on vous a « volé » l’argent que votre fille avait promis de donner, les flics trouveront ça louche. Ils vont croire que c’est vous qui l’avez dérobé, surtout si un appel anonyme les informe que vous n’étiez pas d’accord avec le projet de votre fille.

— Vous… Vous ne feriez pas…, bredouilla-t-il. Tout le monde vous a vus vous en emparer. J’ai une centaine de témoins qui ont assisté…

— … à un spectacle de magie qui a mal tourné. Vous vous répandrez en excuses auprès de vos convives en jurant que vous mettrez cette troupe d’acteurs au chômage. Puis, vous donnerez à votre fille sa moitié du pactole, que vous sortirez de votre propre poche. Après cela, vous aurez un tête-à-tête avec elle au sujet des obligations que les riches ont envers les nécessiteux, d’où la raison pour laquelle vous avez légué la moitié de l’argent en son nom.

— C’est du délire. Je ne ferai…

Guy se pencha en avant pendant que Jaz enfonçait le revolver.

— Oh, je crois bien, si. Vous avez vu de quoi j’étais capable, et ce n’est qu’un aperçu. Croyez-moi, vous n’avez aucune envie de tout connaître.

Coup sur coup, il lança deux sorts de brume, puis s’avança vers la Jaguar, Jaz et moi lui emboîtant le pas. De nouveau, on bondit sur le capot, cette fois pour prendre la fuite.

Guy appela Bianca pour lui demander de nous rejoindre au club. Puis, il fourra les enveloppes dans le sac à dos que lui tendait Jaz.

— On va fêter ça, chef ? demanda Jaz.

Il s’empara d’une poignée d’enveloppes. Guy lui donna une tape sur la main et Jaz lâcha tout son butin sauf une enveloppe qu’il rangea dans sa poche.

Notre chef se contenta de s’esclaffer.

— Ouais, ce soir, c’est fiesta.