Épilogue

 

Assis sur le pont métallique, le vieil homme resserra son écharpe autour de son cou. La nuit – le petit matin – moutonnait. De nombreux nuages de fumée s’envolaient, des bouffées de cette fumée grise qui continue toujours à se dégager longtemps après la fin des incendies. C’était terminé, à présent. Quelques petits groupes se formaient et rentraient lentement chez eux à Windsor, en empruntant le pont, contents d’avoir assisté au spectacle fascinant des maisons en flammes. Ils n’étaient plus très nombreux : le moment de grande excitation était passé depuis plusieurs heures déjà.

Le vieil homme écoutait leurs voix basses commenter l’événement avec étonnement. Il y avait d’abord eu cet incendie dans la grand-rue, qui avait pris dans le studio d’un photographe et s’était propagé au point d’englober trois autres boutiques : deux d’entre elles avaient été totalement détruites et la troisième, gravement endommagée. On n’avait toujours pas retrouvé les corps. Les recherches reprendraient le lendemain matin, quand ce serait moins dangereux pour les sauveteurs. Ensuite, il y avait eu le collège : l’incendie s’était déclaré dans l’ancienne chapelle et s’était répandu tout autour de la cour : plusieurs des anciennes bâtisses avaient pris feu. Le directeur était porté disparu. Quant aux élèves, on était encore occupé à les compter. En tout cas, un garçon avait été découvert très près des bâtiments en flammes, mais on disait qu’il était toujours en état de choc et incapable de parler. Le pasteur de la ville, par ailleurs, était brusquement tombé dans une sorte de coma. Qu’était-il arrivé à Eton cette nuit-là ? La question restait posée et alimenterait les supputations pendant très longtemps. Les gens s’éloignaient dans la nuit et, finalement, le vieil homme se retrouva tout seul sur le pont.

Se retournant avec raideur sur son banc, il allongea le cou pour regarder vers le champ où l’avion s’était écrasé. Cela avait l’air de remonter à des années, à présent. Il émit un petit grognement pour lui-même. Le nuage scintillant était parti. Il l’avait remarqué plusieurs heures auparavant : au moment où le crépuscule avait commencé à tomber. Déjà, pendant la journée, il avait attendu que quelque chose se passe. Car il savait que la pénible oppression qui pesait sur Eton depuis la catastrophe avait atteint une sorte de point culminant, un stade où quelque chose doit éclater. Et il ne s’était pas trompé. Cela avait bel et bien éclaté. Au travers de ses rideaux – car il avait eu peur de sortir –, il avait vu le nuage translucide qui s’effilochait au-dessus du champ. Mais maintenant, le nuage avait disparu, et, avec lui, l’oppression.

L’atmosphère avait changé tout d’un coup, au moment où les flammes étaient le plus violentes. Et lui, il avait senti la différence : il avait ressenti comme un brusque bouleversement spirituel. Comme si on avait retiré un voile gris de son propre cœur. Et l’incendie avait commencé à décroître à cet instant-là.

Il se détourna et baissa les yeux vers les eaux noires de la rivière. Il avait attendu, dans l’obscurité de sa chambre, que le bruit et l’excitation s’apaisent. Puis, après avoir passé tant de temps confiné à l’intérieur, il s’était habillé chaudement et était sorti de chez lui, avec dans sa démarche de vieillard une légèreté retrouvée. C’était comme si le feu avait purifié la ville.

C’était fini, maintenant. Il en était certain. Il avait toujours été sensible à ce genre de chose. N’avait-il pas eu le regard attiré par l’avion juste avant qu’il s’écrase ? N’avait-il pas senti que quelque chose ne tournait pas rond ? Oui, tout était fini. La ville se relèverait de ses cendres et s’efforcerait d’oublier. Le collège, lui, ne retrouverait jamais sa gloire passée : on ne reconstruit pas l’histoire. Mais si c’était la fin d’une époque, c’était aussi le commencement d’une ère nouvelle.

Il y avait bien longtemps qu’il n’était venu s’asseoir là. Cela faisait du bien d’y être revenu. Il regarda le ciel. Qu’il était vaste. Qu’il était profond.

Le vieil homme frissonna au contact d’un vent glacé qui passa sur lui. Il lui sembla entendre quelqu’un chuchoter. Un son grave, un peu comme un ricanement enroué. Ses vieilles oreilles étaient sûrement encore en train de lui jouer des tours. Ce ne pouvait être que le vent froid de la nuit mis en fuite par l’arrivée de l’aube. Ses vieux os devenaient trop vulnérables aux refroidissements subits. Tiens, il est parti. Il est allé souffler plus loin dans la nuit. Qu’il aille donc refroidir les vieux os de quelqu’un d’autre.

Il se sourit à lui-même, puis se leva et, d’une démarche clopinante, repassa de l’autre côté du pont pour rentrer chez lui et retrouver son bon lit bien chaud.

 

 

 

FIN



[1] Accidents Investigations Branch (A.I.B.).

[2] Oppidans : nom donné aux élèves d’Eton qui ne sont pas boursiers comme la plupart des Etoniens mais paient pour s’inscrire au collège. Ils sont externes et logent soit en ville, soit dans des maisons qui ne font pas partie du collège. (NdT)

[3] Pop : sorte de club social de grande tradition à Eton, au sein duquel s’organisent des débats et des joutes oratoires (fondé en 1811). (NdT)

[4] Jeux de ballon proches du football mais régis par des règles particulières et ayant pris naissance au collège d’Eton. (NdT)