CHAPITRE 17

 

Il avait fallu plus de une heure à Keller et à Hobbs pour convaincre le prêtre de leur sincérité – et de leur santé mentale. Et, après tout ce temps, le père Vincente n’en était pas encore tout à fait sûr.

Il avait reconnu le plus jeune des deux hommes. Celui du désastre aérien, dont tous les journaux avaient publié maintes photographies. C’était le copilote du Jumbo. L’unique survivant. Par contre, le prêtre était certain de ne jamais avoir vu l’autre homme, dont la bouche, le menton et une partie du nez étaient cachés par des bandages. Il y avait en celui-là quelque chose de dérangeant, et ce n’étaient pas seulement les blessures qu’il avait au visage. C’étaient ses yeux, gris et perçants. Des yeux si vifs, si pénétrants, et qui voyaient bien au-delà de toutes les barrières superficielles qu’on pouvait tâcher d’interposer entre eux et soi. C’étaient ces yeux, plus que toute autre chose, qui avaient influencé le jugement du prêtre quant à l’intégrité de ces deux hommes.

Au début, Keller s’était montré réticent à l’idée d’impliquer un prêtre dans l’affaire, mais Hobbs lui avait patiemment expliqué qu’on avait souvent besoin de la présence d’un religieux lorsqu’on avait à combattre des esprits aussi mauvais. La puissance du mal ne pouvait être vaincue que par la puissance de la lumière, et la plupart des hommes de Dieu possédaient une telle force en eux.

On leur avait indiqué le chemin vers l’église catholique et ils avaient eu la surprise de la trouver blottie derrière la grand-rue, pratiquement en face du Champ du Sud, celui dans lequel le 747 s’était abattu. Après qu’ils eurent garé leur voiture dans le parc de stationnement voisin, Keller fut plus étonné encore de constater que l’église protestante, dont la grande ombre noire se découpait sur le ciel nocturne, n’était qu’à quelques centaines de mètres de là. Puis il regarda l’épave, qui gisait toujours dans le champ, lugubrement éclairée par deux lampes dont les faisceaux étaient interrompus, de temps à autre, par les silhouettes des policiers de faction. Levant enfin les yeux, Keller vit le nuage scintillant qui flottait juste au-dessus du champ.

C’était une curieuse petite église, la parfaite reproduction miniature d’une basilique romaine. Keller fut surpris par la calme beauté qu’il y trouva en entrant. Il y avait longtemps qu’il n’avait plus pénétré dans un lieu de culte – les funérailles des victimes de l’accident avaient été célébrées en plein air, pour pouvoir accueillir la foule qu’à juste titre on avait prévu de voir affluer – et il fut étonné du brusque flux de chaleur qui monta en lui. Sans être un sujet tabou pour lui, la religion ne l’intéressait guère. Cathy, qui était très croyante mais avec beaucoup de discrétion, n’avait jamais cherché à lui imposer quoi que ce soit. Elle était d’avis que les gens finissent toujours par trouver leurs propres convictions : on pouvait éventuellement orienter leur réflexion, mais jamais on ne devait, en aucune circonstance, forcer leur choix. Maintenant, cependant, il commençait à comprendre le réconfort que les gens trouvaient dans leur foi : en entrant dans l’église, il avait senti monter la force de l’esprit. Le calme qui l’avait frappé dès l’abord s’amplifia et se répandit dans tout son être comme un sédatif. C’était une expérience étrange, et imposante dans sa grandeur. Non pas qu’il se sentît tout à coup retourné, converti à la foi en Dieu – ce n’était pas aussi théâtral que cela. Mais il avait découvert une paix nouvelle, et il aurait besoin d’un certain temps pour en évaluer la teneur. À ce moment, il remarqua qu’Hobbs était occupé à l’examiner avec cette expression qu’il lui connaissait bien maintenant, faite d’un mélange de curiosité et de perplexité.

Il y avait dans l’église un maître-autel et six petites chapelles de chaque côté de la nef. Les principaux piliers et de nombreux autels étaient recouverts de marbre. Lorsqu’ils entrèrent, un service était en cours – devant une assistance qui ne comptait guère que sept ou huit personnes – et ils attendirent patiemment, au fond de l’église, que ce soit terminé. Ils n’allèrent vers le prêtre que lorsque le dernier des fidèles eut quitté l’église.

Le prêtre les avait écoutés en silence, sans jamais les interrompre, et en observant attentivement les deux hommes pendant qu’ils exposaient leur histoire. Le plus jeune des deux, le copilote, n’avait presque rien dit, mais quelque chose en lui inspirait confiance. Le père Vincente était seulement intrigué par les fréquents coups d’œil qu’il adressait au crucifix qui dominait le maître-autel : il avait l’air de quelqu’un qui vient d’en comprendre la signification.

L’autre homme, plus petit et plus âgé, était fort différent. Il inspirait confiance, lui aussi, mais pour une raison tout autre, beaucoup plus profonde. Il parlait d’une façon tellement prosaïque de phénomènes incroyables, et ses étranges yeux ne faiblissaient jamais. Il n’y avait pas l’ombre d’un défi dans sa voix : il parlait comme s’il ne pouvait absolument y avoir aucune raison de ne pas le croire. Manifestement, cela lui faisait extrêmement mal de parler, à cause des blessures qu’il avait à la bouche, et le père Vincente dut plus d’une fois se pencher vers lui pour saisir ses paroles. Une chose lui parut certaine : ces hommes ne mentaient pas. Et il ne semblait pas y avoir la moindre exagération dans leur ton.

Bien qu’il n’eût pas encore quarante ans, le prêtre avait entendu trop de mensonges, trop d’histoires fausses – parfois même racontées en toute innocence – pour douter des deux hommes. N’aurait-il eu qu’une seule qualité, c’eût été la capacité de discerner la réalité de la fiction, l’honnêteté de la tromperie. Il était sûr de leur bonne foi – mais il se demandait s’ils ne se leurraient pas. Il ne prit même pas la peine de leur demander s’ils étaient chrétiens : il était manifeste qu’aucun des deux ne l’était. Il se borna à se lever du banc sur lequel il s’était assis et, se tournant vers eux pour leur faire face, il leur dit simplement :

— Voyons ce qu’il y a moyen de faire.

Keller fut stupéfait.

— Vous nous croyez ? demanda-t-il, incrédule.

Le prêtre eut un sourire un peu triste :

— Voilà des semaines, à présent, que la ville est sous tension, j’en suis extrêmement conscient et je sens que cela empire. On dirait une chape de plomb qui pèse sur Eton. Dans mon église, même, se sont produits d’étranges phénomènes : des statues ont été jetées par terre, des sièges renversés, la nappe d’un des autels a été déchirée en petits morceaux, des flaques de sang sont apparues par-ci par-là… Jusqu’à présent, j’ai réussi à garder cela pour moi : je n’ignore pas la panique que ce genre d’incidents peut provoquer. Au début, je les ai d’ailleurs attribués à un certain vandalisme. Mais c’était fermer les yeux à l’évidence : une influence mauvaise est effectivement en train de se créer. Et je suis convaincu que tout ce qui est arrivé jusqu’à aujourd’hui n’est rien en comparaison de ce qui risque de se produire si on laisse cette influence acquérir davantage de puissance. Les morts mystérieuses d’hier ne sont qu’un commencement.

— Quel bonheur que vous soyez à même de vous rendre compte de ce qui se passe ! soupira Hobbs entre ses lèvres endolories.

Le prêtre le regarda vivement :

— Je ne suis pas certain de m’en rendre vraiment compte, monsieur Hobbs.

— Mais vous nous aiderez ?

— J’ai dit que nous allions voir ce qu’il y avait moyen de faire.

— Vous nous accompagnez jusqu’à l’épave ?

Le père Vincente acquiesça.

— S’il y a quelque chose à découvrir, je suis du même avis que vous : c’est là que nous aurons le plus de chances d’y parvenir, dit-il. Mais, ajouta-t-il en se tournant vers Keller, je voudrais poser une condition.

Le copilote le regarda, surpris.

— J’aimerais que vous portiez ceci sur vous, monsieur Keller.

Et, plongeant la main sous sa soutane, dans la poche de son pantalon, il en retira un objet dur qu’il pressa dans la paume de Keller et l’y maintint pendant quelques instants, sans jamais quitter le copilote des yeux.

Puis, l’air satisfait, il lâcha la main de Keller. Ce dernier baissa les yeux pour voir de quoi il s’agissait : c’était un petit crucifix de bois d’environ dix centimètres de long sur sept de large. Embarrassé, il regarda le prêtre – mais ses yeux interrogateurs ne rencontrèrent qu’un sourire énigmatique. De son côté, Hobbs émit un léger grognement. Il avait compris les intentions du prêtre.

— À présent, reprit le père Vincente presque joyeusement, permettez-moi d’aller me changer et de revêtir une tenue plus pratique, et je suis à vous.

Il passa à côté du maître-autel et disparut dans la sacristie. Keller se tourna alors vers Hobbs et lui demanda :

— Comment se fait-il qu’il nous ait crus aussi spontanément ?

— En entrant dans l’église, j’ai vu qu’elle appartenait à l’ordre des chanoines de Saint-Augustin. C’est une congrégation qui voyage énormément. Je présume donc que le bon père Vincente a eu l’occasion de séjourner dans plusieurs pays primitifs et qu’il y aura assisté à des phénomènes plus étranges encore que ceux-ci.

— Plus étranges encore ?

— Vous seriez étonné. Mais il y a encore autre chose : par définition, le sacerdoce a parmi ses raisons d’être la lutte contre le mal. Elle fait partie tout naturellement du culte de Dieu. Les prêtres sont donc habitués aux manifestations du mal sous toutes ses formes. Évidemment, ils n’encouragent pas la diffusion des histoires sur la magie noire et les exorcismes, de peur que leur religion soit accusée de sorcellerie par les grands cyniques de ce monde. Mais il est certain qu’ils croient au mal en tant que puissance physique – une puissance qu’il faut constamment combattre ou du moins tenir en échec. Le malheur, bien qu’aucun d’entre eux ne l’admettra jamais publiquement, c’est qu’en réalité l’Église perd du terrain. Le mal – ou le Diable, comme vous préférez – est en train de prendre le dessus.

Keller n’avait guère envie de s’engager dans une discussion philosophique sur la vérité de cette dernière affirmation, pour le moins douteuse.

— Pourquoi m’a-t-il donné cette croix ? demanda-t-il pour faire légèrement dévier la conversation.

— C’était un test, répondit Hobbs.

— Un test ?

— Pour voir si vous l’accepteriez ou pas.

Keller retourna la simple croix de bois dans ses mains, en l’examinant avec curiosité.

— Et si je ne l’avais pas acceptée ?

— Alors, peut-être n’auriez-vous pas été ce que vous semblez être.

Le copilote ouvrit la bouche pour répondre, mais, au même instant, le prêtre venait vers eux, avec un sourire détendu.

— Messieurs, si nous y allions ? dit-il.

Il portait un complet sombre avec l’habituel col romain et avait à la main une vieille serviette usée. Ils sortirent dans le froid de la nuit et tous trois regrettèrent immédiatement la chaleur rassurante du sanctuaire.

Pendant qu’ils cheminaient, Hobbs demanda au prêtre :

— Père Vincente, voyez-vous quelque chose dans le ciel ?

Le prêtre leva les yeux et secoua la tête.

— Les étoiles. La nuit est très claire. (Puis, baissant la tête et considérant le médium d’un air bizarre :) Y a-t-il autre chose qu’il faudrait que je voie ? demanda-t-il.

— Cela n’a pas d’importance, fit le médium en hochant la tête à son tour.

Keller, troublé, remarqua que de minces fragments du nuage se séparaient de la masse, en longs traits qui tombaient vers le bas et s’évanouissaient aussitôt dans le néant. Il se tourna vers Hobbs dans l’intention de lui demander s’il les voyait aussi : d’une imperceptible inclination de la tête, le médium répondit à sa question avant même qu’il ne l’eût formulée. Tous trois continuèrent à marcher en silence, puis Keller dit :

— Peut-être que les policiers ne nous laisseront pas approcher de l’avion.

Ils avaient traversé la route et pénétraient dans le champ par une large ouverture dans la clôture.

— Je pourrai peut-être les persuader, dit le père Vincente.

Mais ce ne fut pas nécessaire : à part la carcasse brisée de l’appareil et les quelques fragments de métal tordu qui jonchaient encore le sol, le champ était désert. Ils traversèrent sa surface irrégulière et, tandis que leurs yeux s’accoutumaient petit à petit à l’obscurité, ils attendaient que retentisse le cri de : « Qui va là ? » – mais il ne vint pas.

— Où diable peuvent-ils se trouver ? marmonna Keller sans s’adresser spécialement à aucun des deux autres.

Ils arrivaient à proximité de l’épave, qui était entourée d’un faible éclairage.

— Ils ont sans doute été appelés ailleurs pour une tâche plus urgente. Tant mieux pour nous ! Cela nous épargne pas mal de questions bizarres et embarrassantes.

Ils atteignirent finalement la carcasse conique du Jumbo. Son armature, au centre, était à nu et déformée. Tout le ventre de l’appareil avait été aplati au moment du crash, ce qui détruisait son profil jadis circulaire et lui donnait l’apparence d’une vilaine créature accroupie. Il y avait quelque chose de pathétique, d’émouvant à voir ainsi anéantie la majesté du Jumbo. Passant la tête dans la carcasse brisée, le prêtre secoua la tête avec pitié.

— Est-il possible d’imaginer plus vaste tombeau ? dit-il calmement.

Keller n’entendit pas sa remarque. Il marchait déjà vers l’avant du 747. Tout devait y avoir été détruit, ou presque, et les vestiges du tableau de bord ainsi que du tableau d’instruments avaient dû être emportés pour les examens de laboratoire, mais il voulait néanmoins entrer dans le cockpit. C’était l’idée d’Hobbs : le copilote devrait essayer de retrouver le plus fidèlement possible la position qu’il avait occupée lors du vol fatal, retourner mentalement en arrière et imaginer ce qui s’était passé, refaire les mêmes gestes. Essayer de ressusciter par la pensée les événements qui avaient conduit à l’accident !

La voix étouffée d’Hobbs lui parvint :

— Attendez-nous, David.

Cela lui fit plaisir de constater que le spirite avait enfin laissé tomber son cérémonieux « Monsieur Keller ».

Les deux hommes le rejoignirent et ils se rassemblèrent dans l’obscurité, à côté de l’ombre indécise de l’avion mutilé.

— Qu’allez-vous faire, monsieur Hobbs ? demanda doucement le père Vincente.

— David va entrer dans l’avion, répondit le médium sur le même ton, et repenser au soir du crash. Il va essayer de retrouver le moment qui a immédiatement précédé l’accident et remonter dans le temps à partir de là.

— Mais je croyais que toutes les expériences de ce type avaient échoué. Les journaux ont dit que le copilote était totalement amnésique quant aux circonstances de l’accident. Et vous m’avez dit la même chose, tout à l’heure.

— On n’a jamais tenté la chose dans ces conditions-ci, coupa Keller.

— Et je serai là pour l’aider, dit Hobbs.

— Puis-je demander comment vous allez faire ? dit le prêtre sans l’ombre d’ironie dans la voix.

— Je vais demander aux esprits de le guider et de recréer l’atmosphère de ce soir-là.

— Mon Dieu ! N’est-ce pas terriblement dangereux ?

— En effet, père Vincente, je crois que oui. Et c’est la raison pour laquelle je souhaitais votre présence ici. Nous aurons peut-être besoin de votre protection.

— Mais je ne suis qu’un prêtre ! Il règne ici une considérable force de mal ! Je ne serai peut-être pas assez fort pour la combattre !

— Nous n’avons que vous, dit Hobbs d’un ton neutre. Et le temps passe.

Il posa la main sur le bras du copilote et sortit une petite lampe électrique de sa poche. Le copilote la prit et éclaira l’intérieur de l’avion par la grande brèche qui s’ouvrait sur le côté. Puis, il grimpa et se retrouva dans la carcasse vide du 747. À part le mince faisceau de sa torche, l’obscurité était totale. Il dirigea la lumière vers l’endroit où il espérait trouver l’escalier en spirale qui montait vers le bar de la première classe et vers le cockpit. L’escalier était toujours là, tordu et roussi, mais encore utilisable. Il entendit les deux autres s’introduire avec peine à l’intérieur par la brèche. Pendant qu’il les attendait, il examina cette énorme déchirure qui leur permettait d’entrer dans l’appareil. Elle se trouvait à l’emplacement de la porte avant des passagers – celle qui, d’après Harry Tewson, avait été soufflée par l’explosion. Ses contours étaient déformés et déchiquetés. Une longue déchirure en partait et montait jusqu’au toit de l’appareil, laissant voir quelques étoiles du ciel clair. En explosant – que cela se soit passé avant la chute ou au moment de l’impact avec le sol –, la porte avait arraché le métal tout autour. Il éclaira l’intérieur de l’appareil et vit l’endroit où l’avion géant s’était cassé en deux, près de l’aile. Le fuselage n’avait pas mieux résisté qu’une coquille d’œuf à la violence du choc. Plus loin, il voyait les éléments de structure mis à nu ; les deux principaux soutiens de l’armature étaient toujours debout, énormes, mais ils étaient pliés comme les côtes brisées d’une baleine immense. Son cœur se serra, pris par l’angoisse que ressentent tous les pilotes à la vue d’un avion détruit, qu’il soit grand ou petit. Entendant ses deux compagnons trébucher dans l’ombre, il dirigea sa lampe vers eux pour les aider.

— Sainte Mère de Dieu ! s’exclama à voix basse le père Vincente.

Il regardait l’intérieur de l’appareil. Une forte odeur de métal brûlé et de tissu roussi flottait encore dans l’air et le prêtre songea que plus jamais cette odeur ne quitterait sa mémoire.

— Et maintenant ? demanda-t-il.

— On monte, dit Keller en pointant le rayon de sa lampe vers l’escalier.

— Supportera-t-il encore notre poids ? demanda le prêtre.

— Si nous montons un par un, il ne devrait pas y avoir de problème, répondit le copilote.

Il avança vers l’escalier, le prêtre et le médium sur les talons. Puis il commença à monter, en testant chaque degré et en veillant à éviter les trous qu’il y avait sur certaines marches. Un des côtés de l’escalier s’ouvrait sur le compartiment de première classe, qu’il balaya rapidement avec le faisceau de sa lampe. Mais il regretta de l’avoir fait. Il n’en restait pour ainsi dire rien du tout.

Il arriva ensuite au bar des passagers, où il se garda bien d’entrer. Le plancher y était dangereusement incliné et, au bout, il y avait une grande déchirure qui communiquait directement avec le corps principal de l’appareil. Il se dirigea vers l’avant, vers le cockpit : la petite porte qui y menait était ouverte, pivotant à vide sur ses gonds, mais intacte. Keller entra et regarda l’étroit habitacle. Comme il s’y attendait, le tableau de bord avait été enlevé et emporté dans les laboratoires. Tout l’avant du cockpit était effondré, du sol jusqu’au plafond et, chose incroyable, on voyait partiellement le cône en fibre de verre du radar, qui se trouve normalement dans le nez même du Jumbo et qui avait défoncé la paroi du cockpit. Des sièges des pilotes, il ne restait vraiment rien. Pour la millième fois, il se demanda comment diable il avait pu échapper à une telle catastrophe. Il y avait dans le toit un large trou qui pouvait peut-être fournir une explication : avait-il été projeté par cette brèche, une fois qu’elle avait été percée par un fragment de métal ? L’air froid de la nuit pénétrait par l’ouverture en un courant glacé qui lui donnait la chair de poule. Non, c’était impossible. Une pièce de métal d’une telle dimension et propulsée avec une force suffisante pour faire ce trou-là n’aurait pas pu l’éviter au passage. Il aurait été tué instantanément !

Mais une autre solution possible lui vint à l’esprit : en supposant qu’il y ait effectivement eu une explosion en bas et que la porte avant ait été soufflée par la déflagration, si pour une raison quelconque il se trouvait hors du cockpit au moment de l’impact, ne pouvait-il pas avoir été éjecté par la porte arrachée ?… Ce n’était pas très vraisemblable. Pourquoi serait-il sorti du cockpit à ce moment-là ? Par panique, peut-être ? Ou peut-être était-il descendu pour inspecter les dégâts causés par l’explosion ? Non, il n’en aurait pas eu le temps. Ce n’était vraiment pas possible. Et cependant… quelque ténu qu’il fût, c’était un fil auquel il pouvait se raccrocher ! Cela l’aiderait au moins à ne pas devenir fou.

— Tout va bien, là-haut, monsieur Keller ? demanda la voix du prêtre.

Il retourna vers l’escalier :

— Oui, ça va.

C’était la vérité. À part la tristesse bien naturelle qu’il ressentait en découvrant de plus près l’anéantissement d’une machine aussi perfectionnée, il ne ressentait plus guère de remords. Il se sentait perplexe, étonné, mais la mélancolie dépressive qui l’avait accablé pendant si longtemps semblait avoir disparu. Peut-être était-ce dû à l’expérience de la veille, qui lui avait donné l’impression tellement réelle de la présence de Cathy, ainsi que la certitude que sa mort ne signifiait pas qu’elle n’existait plus. C’était là une idée toute neuve pour lui, une idée terriblement excitante et qui aurait besoin de temps pour grandir dans son esprit avant qu’il puisse finalement l’accepter et l’apprécier pleinement. Et puis, il y avait encore autre chose : il sentait qu’il allait bientôt résoudre un mystère. De quel mystère s’agissait-il ? De sa survie ? De la cause de l’accident ? Non. C’était quelque chose de beaucoup plus grand. Mais il ne savait pas quoi. Il n’en avait qu’un vague pressentiment.

— Pouvons-nous monter, monsieur Keller ? (La voix du prêtre interrompit de nouveau ses réflexions.) Il fait terriblement sombre ici en bas, et c’est affreusement sinistre.

Le père Vincente faisait un effort pour que sa voix garde un timbre enjoué.

— Comment ? Excusez-moi – oui, bien sûr, venez me rejoindre. Un à la fois. Faites attention aux trous et tenez-vous au panneau latéral.

Le copilote éclaira l’escalier avec sa lampe de poche.

Le prêtre monta le premier, suivi de près par Hobbs. Tous trois se retrouvèrent bientôt entassés dans le petit espace qui séparait le cockpit du bar des passagers.

— Par ici, dit Keller, et il montra le chemin.

Le visage du prêtre s’assombrit lorsqu’il vit l’état dans lequel se trouvait le cockpit.

— Pauvres, pauvres gens, dit-il. (Et, regardant le copilote, il ajouta :) Vous avez eu beaucoup de chance, monsieur Keller.

— Vous croyez ? répliqua-t-il sans rancœur.

Hobbs prit la parole :

— Je suggère que nous commencions rapidement. Si les policiers revenaient, cela pourrait se révéler très fâcheux. Je suis sûr qu’ils nous expulseraient, puisque nous n’avons aucunement le droit d’être ici.

— Oui, vous avez certainement raison, dit le père Vincente. Ils nous auraient peut-être laissé faire si j’avais pu leur parler avant, mais dans ces circonstances…

Il ne termina pas sa phrase.

— Par quoi commençons-nous, monsieur Hobbs ? demanda Keller.

— Nous commençons par établir quelques règles de base, répondit le prêtre avant même que le spirite n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche. Nous devons nous mettre d’accord sur trois principes : si nous avons l’impression de perdre le contrôle des événements, nous devons arrêter l’expérience. Par tous les moyens que nous jugerons nécessaires, insista-t-il en adressant à Hobbs un regard pénétrant. Deuxièmement, si la tension devient insupportable pour l’un d’entre nous, il faut que les deux autres s’interrompent immédiatement pour lui venir en aide. Enfin, quoi qu’il arrive, tout ce qui se sera passé ce soir doit rester entre nous, jusqu’au jour où, de commun accord, nous estimerons utile de faire connaître les faits. Puis-je avoir votre parole, monsieur Hobbs ?

— Certainement, répondit immédiatement le médium.

— Monsieur Keller ?

Le copilote se montra plus hésitant, puis il finit par hocher la tête :

— Oui, dit-il.

— Commençons.

Le prêtre posa sa serviette sur le sol brûlé du cockpit et l’ouvrit. Il en sortit deux longues bougies qu’il alluma immédiatement.

— Voilà qui nous donnera un peu plus de lumière, dit-il en les tendant aux deux hommes.

Ceux-ci trouvèrent des endroits où les faire tenir. En se retournant vers le prêtre, ils le virent en train de se draper d’un long morceau de tissu sur les épaules. La lumière étant à présent plus vive – quoique plus mystérieuse aussi –, ils purent voir qu’il s’agissait d’une étole violette. Puis il prit un crucifix et le plaça par terre devant eux, et sortit encore de la serviette une bouteille d’eau claire et un livre relié en cuir sombre.

— Je vais sanctifier les lieux à l’eau bénite avant que nous commencions, expliqua-t-il en dévissant le bouchon de la bouteille.

Trempant le bout des doigts dans l’eau bénite, il en aspergea l’intérieur du cockpit en murmurant une prière à peine audible et en faisant fréquemment le signe de la croix. Avant de remettre le couvercle, il aspergea encore les deux hommes tandis que ses lèvres remuaient en une muette supplication. Keller bouillait d’impatience, mais il laissa le prêtre achever son rituel.

Finalement, celui-ci revissa le bouchon sur la bouteille et, avec un sourire, il leur dit :

— Ce ne sont que de piètres préparatifs, mais il faut dire que j’ignore jusqu’où vous comptez aller. Après tout, je suis peut-être trop prudent.

Il déposa la bouteille à côté du crucifix, à portée de main. Se relevant, il leur dit encore :

— Je vais dire quelques prières avant que vous procédiez à l’expérience. Simple précaution supplémentaire. (Il sourit et, ouvrant son livre :) Je ne vous interromprai pas. (Puis il marqua un temps avant d’ajouter :) Sauf s’il le faut.

De nouveau, le père Vincente se posa des questions quant à la confiance qu’il accordait à ces deux hommes. Ils étaient venus le trouver dans la nuit avec leur affreuse histoire d’âmes désincarnées retenues sur terre pour d’obscures raisons, et ils lui avaient demandé de les aider à éclaircir ce mystère qui avait un lien quelconque avec le copilote : la réponse libérerait ces malheureuses âmes et, peut-être, délivrerait le jeune homme de son sentiment de culpabilité. Pourquoi avait-il cru en eux ? Outre que leur sincérité était évidente, il y avait une raison extrêmement simple : il les attendait ! Ou, du moins, il attendait que quelque chose du même genre se produise.

De nombreuses années auparavant, dans sa Suisse natale, un village qui n’était pas très éloigné du sien avait été victime d’une terrible tragédie. Une station de ski perchée à flanc de montagne bien au-dessus du village avait été complètement détruite par une avalanche, alors qu’elle était remplie de vacanciers – hommes, femmes et beaucoup d’enfants. Tous avaient été ensevelis, il n’y avait pas eu un seul survivant. Les villageois avaient bien entendu été désolés, mais leur tristesse s’était prolongée pendant des mois – bien au-delà de ce qui eût paru naturel. Un étrange sentiment d’oppression s’était mis à régner dans le hameau, puis des choses bizarres avaient commencé à se produire : des accidents, des morts subites, des cas de folie. Un prêtre de sa congrégation avait été appelé – un homme plus âgé et beaucoup plus sage que lui – et on avait procédé à un exorcisme. Il n’avait jamais pu découvrir avec certitude si tout cela n’avait existé que dans l’imagination des villageois, ou s’il y avait véritablement eu une force tangible qui hantait le village, mais une chose était certaine : la vie avait repris son cours normal peu de temps après la cérémonie qu’avait présidée le vieux prêtre. De même, au cours de son sacerdoce, lui-même avait plusieurs fois vécu des incidents qui, sans être ni très dramatiques ni même très importants, lui avaient apporté la preuve indubitable qu’il existe autour de nous des influences qui ne sont pas de ce monde.

Si ces hommes disaient vrai, son devoir était de s’en assurer, puis de faire en sorte que le problème soit résolu par une autorité supérieure. Lui n’était qu’un simple curé de paroisse : il y avait d’autres prêtres dans sa congrégation qui étaient plus expérimentés et infiniment plus à même de traiter des affaires de ce type.

— David, demanda Hobbs, pouvez-vous prendre une position la plus proche possible de celle que vous avez dû occuper lors du vol ?

— Il n’y a malheureusement pas moyen, répondit le copilote en montrant l’avant démoli. Ma place et celle du commandant ont été complètement détruites.

— Bon, placez-vous le plus près que vous pourrez.

Keller s’avança précautionneusement parmi les débris. Il savait qu’à tout moment le plancher risquait de céder et qu’alors tous trois seraient précipités dans la cabine qui était juste en dessous. Et là, il y avait trop de pointes de métal qui sortaient de partout pour qu’ils puissent ressortir intacts d’une telle chute. Arrivé au point extrême qu’il y avait moyen d’atteindre, il s’accroupit au milieu du monceau de débris – et il s’efforça de ne pas tenir compte de la sensation d’effroi que cela provoquait en lui.

— J’y suis, cria-t-il par-dessus son épaule.

Hobbs se mit à ramper vers lui. Pendant ce temps, le prêtre poursuivait ses litanies à mi-voix.

— À présent, David, fermez les yeux et essayez de vous reporter vers cette nuit-là. Si vous n’y arrivez pas, allez au-delà et retrouvez un moment immédiatement antérieur.

Keller se concentra, mais en vain : tout restait vide. Il secoua la tête.

— Essayez encore. N’importe quoi, même avant le vol, dit Hobbs, pressant.

Il repensa à sa dispute avec le commandant Rogan, dans le hangar. Le visage furieux du pilote. Ses mots, empreints de haine. Il s’efforça de se remémorer les conséquences de cette dispute, mais n’y parvint pas. Il ne retrouvait rien. Levant la main vers ses yeux, il se mit à les frotter vigoureusement. Bon sang, pourquoi ne puis-je pas me souvenir ? La confiance qu’il venait de regagner commençait à le quitter. Sa résolution faiblit. Cathy, pourquoi ne m’aides-tu pas ? Je sais que tu ne m’as pas quitté. Je t’en prie, je t’en supplie, aide-moi !

Rien.

Avec un soupir d’impuissance, il tourna la tête vers Hobbs et se raidit lorsqu’il vit le visage du spirite dans la pénombre. Ses yeux étaient mi-clos et on n’en voyait que le blanc. Ses traits avaient l’air durci. Soudain, Keller remarqua que la température avait baissé de plusieurs degrés ; l’haleine qui sortait de la bouche d’Hobbs se condensait en un petit nuage de vapeur. Et il ne faisait pas seulement plus froid : l’atmosphère tout entière s’était transformée. Dans le cockpit régnait une tension, un atroce sentiment d’oppression, la sensation quasi physique d’un poids immense qui pesait sur eux.

Keller voulut bouger, mais ses membres étaient immobilisés par un lien tout-puissant. Il voulut parler, mais sa gorge était sèche et les mots ne parvinrent pas à se former. Derrière lui, les prières du prêtre tremblèrent pendant quelques secondes, puis reprirent d’une voix plus aiguë, hésitante, comme contrainte.

Tout à coup, le copilote sentit une pression sur son dos, une sensation froide, glacée, qui partait de la base de sa colonne vertébrale et montait tout le long. Les muscles de son cou et de ses épaules s’arrondirent et il fit un effort suprême pour bouger les bras. On aurait dit… on aurait dit que quelque chose essayait… d’entrer… en lui ! La répulsion fut telle qu’il eut une nausée et qu’il sentit la bile lui monter dans la gorge. Il lutta contre cette force, contre cette chose physique, vivante, qui luttait elle aussi et tâchait de le dominer. Son pouls battait follement dans ses oreilles et il fut soudain conscient du mouvement de son cœur qui cognait à un rythme dément, puis se mit à ralentir, à devenir de plomb… Allait-il s’arrêter ? Tout à coup, il se remit à battre plus vite, plus vite encore, trop vite ! Mais où était le curé ? Pourquoi ne faisait-il rien ?

Mais le père Vincente ignorait tout du combat qui se menait en Keller. Il était certes conscient de la terrible présence qui se trouvait au milieu d’eux, de cette chose abominable, malveillante qui s’était abattue sur eux, et il avait redoublé de ferveur dans ses prières. Mais il ne se rendait pas compte de l’état dans lequel se trouvaient les deux hommes qui étaient en face de lui. La lumière était mauvaise, et il ne voyait que leurs silhouettes, Hobbs à genoux et Keller accroupi. Rien ne permettait de deviner leur désarroi. Il prit le crucifix et le pressa contre sa poitrine.

Keller perdait pied. L’être monstrueux – quel qu’il fût – commençait à se répandre en lui, sapant ses forces, investissant sa volonté, engloutissant son âme. Alors, il entendit un ricanement, grave, rauque. Démoniaque ! Ses yeux – la seule chose qu’il pût encore bouger – se dirigèrent vers le médium qui était agenouillé à ses côtés. Ce ricanement était venu de lui ! Rempli d’horreur, Keller vit que ses yeux étaient à présent grands ouverts et qu’ils le considéraient avec un plaisir malsain, sinistre. De nouveau, un ricanement s’échappa de ses lèvres tordues par un rictus.

— Sois le bienvenu, Keller. (La voix venait d’Hobbs, mais elle ne lui appartenait pas. C’était la même voix grondante, profonde, qu’il avait entendue la veille.) Tu as fini par venir me trouver, hein, salaud ?

Le père Vincente avait entendu. Il se figea en réalisant ce qui était en train de se produire. Son corps tout entier se mit à trembler de frayeur.

— Au nom de Dieu, non ! cria-t-il et, se jetant en avant, il voulut attraper la fiole qui était par terre.

Mais dans sa hâte – et à cause aussi de l’obscurité – il trébucha et la petite bouteille lui échappa des mains et alla rouler hors de vue, sous un tas de ferraille effondrée. Tombant à genoux, il voulut désespérément la chercher, mais la lueur des bougies, ainsi que celle de la torche, avaient déjà considérablement diminué.

Hobbs – ou plutôt la chose qui à présent était Hobbs – tourna lentement la tête pour envelopper le prêtre d’un regard de mépris.

— Rampe donc, curaillon, espèce de limace ! Sangsue à soutane ! (Encore un ricanement, bas et enroué.) Tu te figures que quelques gouttes de pisse suffiraient à me faire partir ?

Le père Vincente arrêta de chercher pour regarder Hobbs. Brusquement, il tendit le crucifix vers lui et dit d’une voix forte :

— Seigneur Dieu, Père Tout-Puissant, Dieu éternel et Père de Notre Seigneur Jésus-Christ ! Toi qui as condamné une fois pour toutes l’ange infidèle à brûler dans la Géhenne de feu ! Toi qui as envoyé sur cette Terre ton Fils unique pour qu’il en chasse le lion rugissant ! Hâte-toi de venir à notre secours…

L’être qui était en Hobbs éclata d’un rire sonore, épouvantable, qui remplit les oreilles du prêtre de sa stridence. Le rire devint de plus en plus aigu, de plus en plus violent : le corps du spirite se balançait d’avant en arrière en se moquant du prêtre. Le père Vincente hésita un instant, puis reprit :

— Hâte-toi de venir à notre secours et arrache à la damnation et aux griffes du démon cet homme que Tu as fait à ton image et à ta ressemblance. Seigneur Dieu, frappe de terreur l’a…

— Assez ! hurla la créature. Pauvre imbécile, crois-tu que les mots soient assez forts ?

Elle regarda le prêtre.

Au même moment, la croix se mit à chauffer à blanc entre les mains du père Vincente, qui la lâcha avec un cri de douleur et tomba à la renverse. Le crucifix de métal, qui était tombé par terre entre Hobbs et le prêtre, laissait échapper de noirs filets de fumée.

La créature se remit à ricaner, et le prêtre reprit aussitôt ses incantations :

— Frappe de terreur l’animal qui est en train de dévaster tes vignobles ! Que ta main toute-puissante le chasse…

Keller sentit la pression se relâcher un tout petit peu. Les paroles lancinantes du prêtre lui parvenaient et, en quelque sorte, le remplissaient. Il s’était senti sombrer, sombrer… s’enfoncer dans un abîme de ténèbres au fond duquel un seul petit objet blanc et rond l’attendait. À mesure qu’en tombant il s’en rapprochait, il avait vu deux yeux noirs qui l’attiraient vers eux, et une bouche en cœur qui se moquait de lui en silence. Des mains s’étaient accrochées à sa gorge et sa respiration était devenue difficile. Il avait vu la longue balafre boursouflée, la tache brune sur la figure de plastique de la poupée ! Le visage de la poupée ! Il s’était souvenu de la petite fille qui était montée à bord de l’avion avec une petite poupée de plastique dans les bras ! Il s’en souvenait !

Et c’est alors que les paroles monocordes du prêtre étaient arrivées jusqu’à lui, d’abord extrêmement distantes, puis de plus en plus audibles, de plus en plus fortes au fur et à mesure qu’elles venaient le chercher. Il s’entendit prononcer les paroles inconnues en même temps que le prêtre, des paroles qu’il n’avait jamais entendues auparavant. Aucun son ne s’échappait de ses lèvres, mais à l’intérieur de lui-même, au fond des cavernes de son être, il les disait :

— … de ton serviteur, afin qu’il ne puisse plus retenir en captivité cet homme qu’il t’a plu de créer…

Il commença à émerger, à flotter vers la surface, vers la lumière.

— … à ton image et à ta ressemblance, et de racheter par ton Fils, qui vit et règne avec Toi…

Les mains invisibles desserrèrent leur étreinte.

— … dans l’unité du Saint-Esprit…

Il arrivait à la surface, la voix devenait plus forte.

— … Dieu, pour les siècles des siècles…

Avec un hoquet, il tomba en avant, délivré de la terrible pression qui l’avait tenu dans sa poigne asphyxiante.

Hobbs regardait toujours le prêtre, et un torrent d’injures s’écoulait de ses lèvres tordues. Se redressant avec peine, Keller lui allongea un coup de poing qui le renversa sur l’amas de ferrailles derrière lui. L’être resta couché là, dans l’obscurité, et darda vers le copilote un regard plein de malice et de haine. Un air mauvais, un sourire hargneux se dessinèrent sur sa face.

— Tu crois que tu t’en es sorti ? lâcha-t-il.

Tout à coup, la carcasse brisée de l’avion se mit à vibrer. Des fragments de métal se détachèrent et tombèrent avec un bruit mat. Toujours par terre, la chose riait à gorge déployée et se moquait de leur détresse. Le tremblement devint plus violent, l’épave fut de plus en plus secouée. Un gémissement suraigu remplit l’étroit habitacle, leur perçant les tympans et pénétrant jusque derrière leurs yeux en leur causant une douleur insoutenable. Les secousses devinrent si fortes que Keller perdit l’équilibre et tomba en arrière contre ce qui avait été le support du tableau de commandes électroniques. Les deux bougies tombèrent et il ne leur resta plus que la faible lueur de la lampe de poche. L’univers en plein cataclysme se mua en un gouffre de bruits : le fracas du métal qui tombait, les mugissements de l’appareil lui-même, souffrant de cette nouvelle atteinte à sa carcasse déjà trop violentée, le hurlement aigu qui surpassait tout autre son, le rire obscène et railleur de l’être qui habitait Hobbs – et, à travers tout, la fervente incantation du prêtre, qui haussait le ton pour ne pas être couvert par le vacarme.

Keller plaqua les mains sur ses oreilles et se mit à balancer la tête de droite à gauche. Un cri s’échappa de sa gorge, comme si ce bruit de l’intérieur pouvait servir de barrière à la tourmente extérieure. Et alors, au moment où l’avion semblait ne plus pouvoir résister une seconde de plus à cet assaut, où tous trois se disaient que le sol sur lequel ils étaient tapis allait immanquablement craquer, les précipiter dans la cabine et faire tomber les murs au-dessus d’eux, à ce moment-là, le hurlement commença à faiblir. Keller n’en fut pas immédiatement conscient, car sa tête était encore pleine d’échos et de résonances. Puis, le tremblement cessa, avec une telle brusquerie que c’en fut presque désagréable, et il réalisa que le calme s’était fait – mais c’était un calme angoissant. Il retira les mains de ses oreilles : on n’entendait plus que le débit monotone des prières du prêtre. Dans la faible lumière, il distingua la silhouette d’Hobbs blottie dans un coin.

C’est alors qu’il remarqua l’odeur qui flottait ; une puanteur abominable, fétide de pourriture. Pire : l’odeur nauséabonde de la chair brûlée. Des ombres plus noires semblaient tourbillonner dans le cockpit. Tout d’abord, il crut que c’étaient des cendres qui avaient été remuées par les secousses et qui retombaient à présent sur le sol carbonisé. Mais bientôt il perçut des voix. Des chuchotements. Troublés, effrayés. Quelque chose de froid lui toucha la main et se rétracta vivement tout contre le mur.

Un grognement de bête lui parvint : de l’autre côté du cockpit, la sombre silhouette d’Hobbs était en train de se relever.

Les chuchotements se firent plus sonores, presque stridents. Des voix plus claires se faisaient entendre :

— Keller… Il est là !… Keller… Est-ce que c’est lui ?…

Keller se retourna d’un bloc : une des voix avait parlé à quelques centimètres de lui, comme si quelqu’un s’était accroupi à côté de lui pour murmurer dans son oreille :

— Dave… Aide-nous… Trouve-le pour nous…

C’était la voix de Rogan !

Elle semblait fatiguée, enrouée, mais il n’y avait pas de doute, c’était bien celle du commandant Rogan.

— Trouver qui, commandant ? Qui faut-il que je trouve ?

La voix de Keller était faible et chevrotante.

C’est une autre voix qui répondit, mais elle venait du même endroit :

— Trouve celui qui m’a fait ça ! (Il y avait de la colère dans cette voix.) À nous tous ! Nous allons te montrer !

— Imbéciles ! (Debout dans la lumière de la lampe de poche, Hobbs regardait Keller d’un air menaçant.) Nous avons celui-ci ! Il est des nôtres ! Emmenons-le !

Keller banda ses muscles, prêt à bondir hors de portée si le médium avançait vers lui.

— Non… non… (C’était de nouveau la voix de Rogan.) Pas Keller… l’autre… (D’autres voix se joignirent à la sienne.) L’autre…

Dans un coin éloigné retentit un pleur d’enfant :

— Maman, j’ai peur. Où est-ce qu’on est ?

Un cri déchira l’air :

— Nous tombons !

Puis une autre voix, affolée :

— Au secours !

Et un vaste gémissement s’éleva soudain, se répercutant d’un mur à l’autre pour s’échapper ensuite dans la nuit par le trou du toit.

— Silence ! s’écria la chose à l’intérieur d’Hobbs.

Puis, il se mit à rire. D’un rire bas et vil, menaçant, et qui remplit d’épouvante le cœur de Keller. Ensuite, sous les yeux du copilote, l’homme se baissa pour ramasser quelque chose. Quand il se redressa, il avait à la main un objet d’aspect acéré et Keller put voir, grâce à la lampe de poche, que c’était une barre de métal tordu. Hobbs fit un pas en direction du copilote.

Le père Vincente avait assisté à toute la scène. Horrifié, les lèvres prononçant toujours les prières silencieuses qui s’étaient révélées tellement inefficaces. Quelle folie de sa part, d’avoir permis que cela se fasse ! Il n’était pas digne de s’attaquer à une perversion d’une telle ampleur. Il voyait Hobbs marcher sur Keller en brandissant une barre de métal qu’il levait à présent, prêt à frapper. Mais l’arme tremblait dans sa main, et on eût dit qu’un combat intérieur se livrait dans l’esprit du médium possédé. Le visage d’Hobbs n’était plus qu’un masque de rage. Ses yeux luisants semblaient sur le point de sortir de leurs orbites. Une grosse veine mauve palpitait à sa tempe. Un des côtés de sa bouche était anormalement rétracté : ses bandages s’étaient arrachés et on voyait ses lèvres blessées, mutilées, déformées par une hideuse grimace qui découvrait partiellement ses dents et ses gencives.

Provocant, il lançait des phrases ordurières et impures et, petit à petit, sa grimace se transformait en un sourire de triomphe. La main qui tenait la ferraille tranchante commença à descendre vivement.

Mais déjà Keller bondissait en avant, plein d’une rage intense. Son épaule heurta brutalement la poitrine d’Hobbs et les deux hommes tombèrent lourdement contre le mur, les bras et les jambes battant furieusement l’air. Des ombres noires, ténébreuses, glissèrent devant les yeux effarés du prêtre, des corps désincarnés qui s’écartaient en tourbillonnant. Sans rien en voir, le père Vincente savait que l’avion tout entier – et pas seulement le cockpit – était rempli de ces ombres. Il les sentait, toutes ces âmes tourmentées, égarées – bon nombre d’entre elles étaient vindicatives et rancunières, et d’autres tout simplement effrayées.

Soudain, le corps de Keller vint heurter le prêtre, projeté avec une force surhumaine par le démon qui habitait le médium. Le rire de ce dernier retentit, moqueur, tandis que le père Vincente s’affaissait, le souffle coupé par le poids du copilote. Il dut rester un instant par terre, haletant, aspirant à grands traits la poussière de suie qui était en suspension dans l’air et dont la répugnante puanteur le faisait étouffer. La lampe de poche, bousculée, envoyait à présent son maigre rayon sur le côté et faisait briller un objet tout contre la charpente métallique qui avait jadis soutenu le siège du mécanicien naviguant. C’était un objet de verre.

Hobbs, qui s’était relevé, s’avançait d’une démarche pesante vers Keller. Ce dernier était en train de se redresser lentement, sur un genou, soufflant bruyamment mais néanmoins prêt à bondir de nouveau vers le monstre. Il ne ressentait aucune peur. Rien qu’un dégoût immense, une haine profonde pour la vile créature qui utilisait le corps du petit homme. Hobbs se tenait à la paroi du cockpit, ne voulant pas risquer de trébucher sur le sol inégal maintenant que sa proie était presque vaincue. Toutes les voix criaient, la plupart pour encourager et exciter le démon, et quelques autres, celles qu’il n’avait pas encore totalement corrompues, pour l’arrêter, tout comme elles l’avaient fait au moment où il avait voulu frapper Keller avec la barre de métal. Mais il les avait en son pouvoir. Il était trop rusé et trop puissant pour eux : déjà de son vivant, Goswell avait réussi à acquérir ce pouvoir. Le rire méprisant du monstre se mua en un ricanement rugissant lorsqu’il fut en face de Keller. Dans le regard ferme du copilote ne transparaissait pas la moindre crainte. Ce fou ne se rendait pas compte que ce qui le menaçait était éternel.

Le monstre se lança en avant avec un cri de triomphe. Le copilote se pencha légèrement pour mieux essuyer le choc. Brusquement, une ombre noire surgit entre eux. Un liquide claqua sur le visage du médium et le démon poussa un hurlement d’angoisse et de douleur. L’eau bénite lui brûlait les chairs, les déchirait, les pénétrait, les arrachait à son corps humain. Hobbs recula en chancelant et tomba à la renverse, les deux mains sur son visage en feu. Déjà des ampoules se formaient entre ses doigts, et sa peau crépitait comme sous l’effet d’un acide. Le démon qui était à l’intérieur luttait pour demeurer en possession du mortel, mais le prêtre ne faiblit pas et fit encore couler de l’eau bénite sur les mains et le cou d’Hobbs. La peau de son crâne se détacha à mesure que le liquide sacré l’attaquait, des bouffées de vapeurs blanches s’en échappaient tandis que d’énormes crevasses se formaient aussitôt. L’âme damnée hurlait à la mort. C’en était trop ! L’excès de douleur la faisait se tordre à l’intérieur du corps. Le monstre perdait la partie ! D’autres volontés joignirent leurs efforts pour le faire fuir : le médium, luttant désespérément pour récupérer son corps, et ceux parmi les esprits qui refusaient, malgré leur trouble et leur confusion, de se plier à sa volonté.

L’épuisement et la torture étaient insoutenables. Le démon s’enfuit.

Keller, toujours penché vers l’avant, figé sur place par le geste du père Vincente et ses horribles conséquences, sentit passer un souffle d’air glacé tandis que ses narines s’emplissaient d’une odeur incroyablement fétide, comme si un être de putréfaction l’avait tout à coup inondé de son haleine nauséabonde. Le choc et la réaction instinctive qu’il eut de s’écarter pour laisser passer l’invisible abomination lui firent faire un pas en arrière et, franchissant à reculons la porte ouverte, il trébucha sur un débris quelconque et tomba. Cherchant à se rattraper, il agrippa un morceau de métal qui s’effrita dans sa main – et il se sentit précipité dans l’escalier, la tête rebondissant sur les marches, le corps culbutant et dégringolant, arrachant au passage des fragments de la paroi. Il arriva comme une masse au pied de l’escalier et un noir d’encre l’engloutit.

Il était couché là, paisible, immobile. Ses yeux étaient ouverts et cependant il ne voyait rien. Il entendait des voix. Mais ce n’étaient plus les chuchotements des âmes mortes : c’étaient des voix dont il se souvenait. Les voix du commandant Rogan, de Cathy, d’Alan, leur mécanicien naviguant, celles des passagers – des enfants excités, des mères nerveuses, des hommes d’affaires se parlant de loin avec une jovialité inhabituelle… Il entendit les moteurs de l’appareil se mettre en marche et le Jumbo devenir un être vivant, vibrant de toute sa puissance débridée. Il sentit le léger mouvement de l’avion qui était amené sur la piste par le tracteur. Puis la voix du commandant Rogan lui parvint :

— Consul 2802 demande instructions de roulement.

— Consul 2802, répondit la radio, autorisé à rouler vers la piste vingt-huit droite. Pour les instructions de route, appelez le unité-unité-huit virgule six-cinq…

Keller se retrouvait dans le poste de pilotage.

Le commandant était assis à sa gauche et parlait dans son casque, en effectuant patiemment les différentes manœuvres préalables au décollage.

C’était de nouveau la fameuse nuit, celle où le 747 était parti pour son dernier voyage !