CHAPITRE 2

 

La petite voiture noire stoppa après une brusque embardée. Ken Paynter avait fait le maximum pour s’arrêter le plus près possible de la haie.

— Nous n’allons pas rester embourbés, hein ? demanda la fille qui était assise à son côté, en scrutant nerveusement les ténèbres par sa fenêtre.

— Non, ne t’en fais pas, dit Ken, rassurant, en tirant avec force le frein à main – lequel était démoli, comme il le savait parfaitement. Le chemin est plus qu’assez large et assez dur. Pas de danger qu’on soit bloqués.

Il éteignit ses phares et l’obscurité, soudaine et complète, les surprit tous les deux. Ils gardèrent le silence pendant quelques instants, tandis que leurs yeux s’habituaient à la nuit. Ken était satisfait de sa petite Mini, achetée d’occasion un peu plus de trois mois auparavant. Au garage où il travaillait, il fallait ouvrir l’œil pour dénicher les bonnes affaires qui se présentaient de temps à autre. Celle-ci était arrivée juste au bon moment. En tant qu’apprenti mécanicien, il ne gagnait pas grand-chose – pas encore, s’entend –, mais son patron avait accepté de lui retenir une partie de son salaire, chaque semaine, pour payer les quelques centaines de livres que la bagnole avait coûté. Ouais, il était content de sa voiture. Elle lui permettait d’aller dans de jolies petites allées sombres comme celle-ci – car quand on n’a pas d’appartement à soi, rien de tel qu’une voiture et une bonne petite allée bien sombre.

Ce dont il était moins content, par contre, c’était Audrey. Elle commençait à l’emmerder. Il avait plein de petites amies qui étaient très contentes de quitter les sentiers battus, mais Audrey s’amenait toujours avec des histoires romantiques, des je-me-garde-pour-l’homme-qui-sera-mon-mari, des affaires de gravité et de signification-profonde-de-l’amour-physique, tout un tas de balivernes, quoi ! Eh bien, ce soir, ce sera sa dernière chance. Si elle ne passe pas aux actes, elle n’a qu’à aller se faire voir ailleurs. J’en ai marre de me faire de la bile pour une telle planche à repasser. Bien que, du côté des jambes, elle soit pas moche.

Audrey se tourna vers lui et tâcha de discerner ses traits dans l’obscurité. Elle savait qu’il l’aimait, elle en était certaine. Elle sentait cela à cette réaction chimique que tous les véritables amoureux connaissent bien, ces battements de cœur, cette chaleur qui l’envahissait tout entière chaque fois qu’ils se rencontraient. Évidemment, il était parfois assez brutal, mais c’était sa façon d’être, cela ne voulait rien dire. Il y avait longtemps qu’elle le tenait en haleine – au point même qu’elle avait cru le perdre, quelquefois. À présent, il était arrivé à bout de l’épreuve ! S’il avait attendu aussi longtemps, c’est qu’il l’aimait vraiment. Et, maintenant qu’elle était sûre de lui, il était peut-être temps de lui accorder une petite récompense. Une toute petite. Juste assez pour aiguiser son intérêt, pour raviver son attention ! Elle se pencha vers lui pour lui embrasser la joue. Mais lui se pencha au même instant, en allongeant le bras pour lui poser la main sur la jambe, et le petit baiser manqua son but. Ken se redressa pour essuyer son œil, qui était tout mouillé.

— Désolée, dit-elle plutôt cérémonieusement.

Il marmonna quelque chose d’incompréhensible et s’avança de nouveau vers elle. Cette fois, leurs lèvres se rencontrèrent et ils s’embrassèrent : elle avec extase, lui en y mettant le maximum de force, pour montrer sa virilité.

Au bout de quelques secondes d’écrasement, elle se retira.

— Tu me fais mal, Ken, dit-elle d’un ton plaintif.

— Mille excuses, mon cœur, dit-il. Mais tu sais bien quel sentiment tu m’inspires ! (L’envie de baiser, précisa-t-il intérieurement.)

— Oui, je sais, Ken. Tu m’aimes vraiment, n’est-ce pas. Vas-y, songeait-il, gobe-toi !

— Bien sûr que je t’aime, ma chérie, dit-il. Je crois que je t’aime depuis toujours, depuis que je te connais.

Elle soupira et se blottit contre son épaule. Laisse-la souffler, se disait-il, ne perds pas ton avantage.

— J’ai froid, Ken, dit-elle.

Dégageant son bras, il le passa par-dessus le dossier du siège et le posa sur ses épaules.

— Je vais te réchauffer dans une minute, dit-il pour tâter le terrain. Et il l’entendit rire doucement. Seigneur, il y a de l’espoir !

Soudain, il la sentit se raidir. Ça y est, ça recommence ! Déjà il desserrait son étreinte.

— Où sommes-nous, Ken ? demanda-t-elle en se redressant, et elle se mit à essuyer le pare-brise qui se couvrait de buée.

— Hein ?

— Où sommes-nous ? répéta-t-elle.

— Dans ma voiture.

— Ce n’est pas cela que je te demande. Nous sommes tout près du Champ du Sud, non ?

— Ouais, juste derrière. Et alors ?

— Oh, comment as-tu pu venir ici, derrière le pré où cet avion s’est écrasé !

— Grands dieux ! Il y a des semaines de ça ! D’ailleurs, on n’est même pas tout près de l’endroit où il est tombé.

— Tout de même, ça me donne la chair de poule. Je trouve qu’on devrait s’en aller. C’est sinistre, ici.

— Ne sois pas sotte, chérie. De toute façon, on ne peut pas faire des kilomètres, je n’ai pas beaucoup d’essence dans le réservoir.

Et je n’ai pas l’intention de faire tout le tour de la région à la recherche d’un coin tranquille pour tes beaux yeux et ton beau cul, ajouta-t-il en lui-même.

— En tout cas, j’ai froid. On est trop près de la rivière.

— Eh bien, je te disais justement que j’allais te réchauffer, répondit-il en l’attirant vers lui.

Elle se détendit et se pelotonna contre lui.

— Je t’aime, Ken. Nous deux, c’est pas pareil, n’est-ce pas ?

— Bien sûr, Audrey, dit-il. Et il se mit à embrasser le haut de sa tête.

La jeune fille leva vers lui son visage :

— Tu ne me quitteras jamais, n’est-ce pas, Ken ?

Il voyait ses deux yeux grands ouverts qui cherchaient à percer l’obscurité.

— Jamais, répondit-il, tout en changeant de position pour pouvoir atteindre plus aisément sa bouche.

Et il embrassa son front, son nez. Puis ses lèvres. Cette passion qui brûlait déjà en lui, il la sentait à présent s’éveiller en elle. C’était la minute de vérité. Sa main gauche, qui était refermée sur son bras, commença à se déplacer lentement, prudemment, vers sa poitrine. Combien de fois n’en était-il pas arrivé là avec Audrey ! Et chaque fois, elle l’avait repoussé énergiquement, en pleurnichant. Mais ce soir, il le sentait, ce serait différent. Elle avait enfin accédé à la société de la permissivité ! Ses doigts, frémissant d’excitation, trouvèrent des seins, souples et doux sous le chandail de laine.

— Oooh, mon amour, l’entendit-il murmurer dans un souffle, tandis que ses doigts lui labouraient l’épaule. Dis-moi que tu m’aimes.

— Je t’aime.

Ce n’était pas très difficile à dire.

— Tu ne m’abandonneras pas.

— Je ne t’abandonnerai pas.

Dans l’ardeur du moment, il était presque sincère.

— Oui, mon amour, chuchota-t-elle tandis qu’il tirait doucement le bas de son pull.

« Oui ». Ce simple petit mot, et son pouls se mit à battre frénétiquement. Le contact de ses doigts froids sur l’estomac nu d’Audrey la fit serrer les cuisses en un élan de délicieuse excitation. À tâtons, il atteignit son soutien-gorge. Sa main passa outre, se dirigea vers une des bretelles qu’elle n’eut aucune peine à faire glisser sur le bras, puis revint prestement vers ce qui était à présent son bien. Il posa sa paume sur un des seins et jouit pendant quelques secondes de sa douceur charnue, de son petit mamelon durci – mais déjà son esprit avide volait vers d’autres régions.

Tout à coup, elle se raidit de nouveau.

— Qu’est-ce que c’était ? haleta-t-elle.

Furieux, il se demanda s’il allait la tuer ou tout simplement la pousser dans la haie et filer. Au lieu de cela, il répondit platement, sans lâcher prise :

— Quoi ?

— Il y a quelqu’un dehors. J’ai entendu quelque chose, dit-elle tout bas.

Sa main se retira bien à contrecœur et il se tourna vers les fenêtres embuées.

— Eh bien, on n’y voit foutrement rien, vu l’état des fenêtres.

— Écoute, Ken, écoute ! supplia-t-elle.

Immobile, les yeux rivés au pare-brise opaque, il fit un effort pour écouter. Mais le tumulte de ses passions déçues l’empêchait de se concentrer sur autre chose.

— Il n’y a rien, dit-il avec lassitude – néanmoins, tout en parlant, il tâcha de se rappeler s’il avait ou non fermé les portières à clé.

Avec la manche de son manteau, il entreprit d’essuyer le pare-brise. Lorsqu’il eut nettoyé un espace suffisant pour regarder au travers, il se pencha en avant, jusqu’à ce que son nez se trouve à quelques centimètres à peine de la vitre.

— Non, dit-il avec humeur, on n’y voit rien.

— Allons-nous-en, Ken. Tu ne sens pas comme il fait froid ?

Il le sentait. Et ce n’était pas simplement la froidure de l’automne. C’était un froid qui semblait couler jusque tout au fond de lui-même. Et soudain, il entendit quelque chose.

On aurait dit un murmure, assez semblable au bruissement des branches dénudées de la haie, mais il pressentait que ce n’était pas un bruit naturel. C’était un son qui avait quelque chose d’humain. Tout en n’ayant pas l’air d’origine humaine. Le murmure se fit entendre de nouveau, grave et haletant.

Audrey se cramponna à son bras, sans quitter le pare-brise des yeux.

— Allons-nous-en, Ken, allons-nous-en tout de suite !

Sa voix était mal assurée et tout son corps tremblait légèrement.

— Sûrement quelqu’un qui fait l’imbécile, dit-il sans conviction – mais en tendant néanmoins la main vers la clé de contact.

Le cœur serré, il entendit le moteur dérailler puis s’arrêter en gémissant. Sentant qu’Audrey se tournait vers lui avec angoisse, il s’interdit de la regarder, de peur que son propre visage trahisse l’effroi qu’il ressentait lui aussi. Il remit le contact. Cette fois, il sembla que le moteur allait prendre, mais il recommença à tousser et s’arrêta une deuxième fois dans un pitoyable soupir. Après une troisième tentative, il sut que sa vieille batterie aurait besoin d’un bref répit avant qu’il puisse refaire un essai. Immobiles dans le silence noir et profond qui les enveloppait, tous deux tendaient l’oreille, à l’affût du moindre bruit et cependant priant intérieurement pour qu’il ne se fasse plus entendre. Mais il revint. Toujours ce même murmure, grave, chuchoté. Tout près. Tout près… et plutôt du côté de la jeune fille.

Ken regarda derrière elle, vers la fenêtre latérale. La chaleur de leurs corps avait tout recouvert d’une buée grise et opaque. Pourtant, il crut distinguer une ombre plus claire de l’autre côté de la vitre. Une ombre qui grandissait petit à petit, comme sous l’effet d’une haleine chaude sur le verre. Les contours étaient mal définis, c’était un nuage gris qui s’avançait. Ken ouvrit la bouche mais ne put prononcer un mot. Le haut de sa colonne vertébrale et ses épaules semblèrent brusquement paralysés. Ses cheveux se dressèrent sur son crâne, et tous ses poils le long de son épine dorsale. L’ombre cessa de croître et Ken réalisa que la chose se trouvait juste derrière la vitre, à quelques centimètres de la tête d’Audrey, qui était tournée vers lui. À ce moment-là, la jeune fille se rendit compte qu’il regardait derrière son épaule et elle sentit son cœur chavirer en voyant la terreur se peindre sur son visage.

Lentement, comme mue par une mécanique, elle le quitta des yeux et, remplie de crainte, elle tourna la tête vers la fenêtre. Puis, par un simple réflexe, elle leva la main et la passa sur la vitre pour en essuyer la buée. Et, tout de suite, elle poussa un cri. Un hurlement qui monta du plus profond de son être et remplit à la fois l’intérieur de la voiture et la tête du garçon.

Deux grands yeux sombres étaient fixés sur elle à travers le verre. Leur regard était si intense qu’elle était incapable de s’y soustraire. Ils semblaient la pénétrer, comme pour fouiller son esprit et atteindre son âme. Et dans sa terreur, elle savait – tous ses sens le criaient – que la chose qui était là, dehors, n’était pas humaine. Que ce n’était pas une créature vivante. Ces yeux immenses, fixes, cette petite figure blanche, ces minuscules lèvres souriantes, cette étrange tache sur la joue… c’était une tête de poupée ! Et pourtant, ces yeux vivaient, ils la brûlaient jusqu’au fond d’elle-même. Une fois encore, elle entendit le chuchotement, qui résonna dans son cerveau sans qu’elle puisse comprendre les mots. Ils n’avaient pas de signification.

Son cri brisa le maléfice qui paralysait Ken. En proie à une panique absolue, le jeune homme se jeta sur la clé de contact et la fit tourner tout en appuyant à fond la pédale d’accélérateur. La voiture commença à se balancer, d’abord tout doucement, puis plus fort, plus violemment. Le pied de Ken glissa de la pédale et le moteur se tut, à l’instant où il allait partir. Ken se sentit précipité vers le milieu de l’habitacle : la voiture était complètement soulevée de son côté et quittait des deux roues le sol boueux du sentier. Audrey, projetée contre la fenêtre, n’était plus séparée des terribles yeux sombres que par l’épaisseur de la glace. À ce moment-là, elle vit la misère, la détresse totale que ces yeux reflétaient. Et aussi la rancune.

Puis ce fut son côté à elle qui se souleva et elle tomba de l’autre côté. Et cette fois, elle s’accrocha à Ken en criant comme une hystérique. Le balancement se faisait plus prononcé et bientôt la voiture se mit à vibrer, à trembler, à se secouer avec une violence inouïe.

— Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui se passe ? criait la fille.

Mais, même si ses paroles avaient pénétré dans l’esprit ébranlé de Ken, celui-ci n’aurait rien eu à lui répondre. Brusquement, la voiture retomba sur le sol avec une violence telle qu’elle faillit se casser en deux… puis ce fut le silence, seulement troublé par les sanglots de la jeune fille éperdue. Sans réfléchir, Ken se libéra de son étreinte, agrippa la poignée de la portière, l’actionna et l’ouvrit d’un coup d’épaule, puis il sortit, non sans mal, dans les branches acérées et sans feuilles de la haie. Les baguettes pointues lui écorchaient la peau, mais lui, insensible à la douleur, se frayait un chemin entre la voiture et le buisson. Les broussailles s’accrochaient à ses vêtements et, dans sa frayeur, il crut sentir des mains tâcher de le retenir, il se mit à crier et à se débattre de plus en plus sauvagement, frénétiquement, jusqu’à ce qu’il soit parvenu à s’extraire de l’étroit passage.

Sans un regard autour de lui – il n’avait aucune envie de voir quoi que ce soit –, il se mit à courir dans l’allée obscure, l’esprit mobilisé par une seule chose : son épouvante. Seules les zones les plus reculées de sa conscience enregistrèrent les appels pitoyables de la jeune fille qui l’implorait de revenir, de ne pas la laisser là toute seule.

Il courut sans s’arrêter, trébuchant, tombant dans les ténèbres. Une seule chose comptait : s’éloigner de cette voiture ! S’éloigner de ces endroits maléfiques !