CHAPITRE 3
Avec une profonde inhalation, Keller envoya la fumée de sa cigarette dans ses poumons, avant de la chasser en un long filet rectiligne. Il était assis dans l’obscurité, affalé dans son unique fauteuil, et regardait fixement le plafond.
Un peu plus tôt dans la soirée, il était rentré vers son appartement, à Londres, l’esprit bouillonnant sous l’effet de ce que lui avait révélé Tewson. Après avoir jeté son pardessus au hasard, il avait desserré sa cravate et s’était versé une rasade de Glenfiddich. Lui qui n’était pas du tout buveur – l’alcool et le pilotage n’ont jamais fait bon ménage –, il avait appris, au cours de ces dernières semaines, à apprécier les vertus tranquillisantes de la boisson. Il s’était laissé tomber dans son fauteuil et, déposant la bouteille sur un des accoudoirs, il avait déboutonné ses manches et les avait retroussées jusqu’au-dessus du coude. Il s’était allumé une cigarette. Et il était resté là plus de deux heures déjà, perdu dans ses pensées, troublé, inquiet.
Une bombe ! Était-ce possible ? Les règlements étaient tellement stricts, de nos jours. Les valises et les bagages à main faisaient l’objet d’une surveillance approfondie, et chaque passager était fouillé, rapidement mais soigneusement, avant d’embarquer. Et malgré tout, cela pouvait encore arriver. On trouvait encore des bombes à bord, des gens parvenaient encore à sortir des armes d’on ne sait où, en cours de vol… La sécurité ne pouvait jamais être garantie à cent pour cent.
Mais pourquoi aurait-on pu vouloir détruire cet avion-là en particulier ? D’après la liste des passagers, s’il ne se trompait pas, il ne se trouvait à bord aucun homme politique important, ni britannique ni étranger ; il n’y avait pas non plus de groupements religieux. Seulement des hommes d’affaires anglais et américains et des touristes de diverses nationalités. Aurait-il pu s’agir d’un geste irréfléchi, d’un acte de démence ? Mais un fou lui-même, lorsqu’il provoque un désastre d’une telle ampleur, doit malgré tout avoir une raison, aussi spontanée et vague soit-elle. Or, à sa connaissance, la police n’avait découvert aucun indice dans ce sens.
Keller avait soulevé cet argument devant Tewson, mais ce dernier lui avait répliqué que, dans un groupe de près de trois cent cinquante personnes, il devait inévitablement s’en trouver quelques-unes qui avaient des ennemis. Mais, de toute façon, comment cette bombe avait-elle pu être introduite à bord ? Le 747 avait été fouillé à fond avant le départ, comme le sont tous les appareils, sans exception. D’ailleurs, comment diable un passager aurait-il pu tromper l’énorme dispositif de sécurité dont on entoure les vols – et plus particulièrement les courriers importants, tels que celui-là ? Tewson avait été fort téméraire d’oser parler de bombe et, regrettant déjà de s’être laissé enthousiasmer par l’idée de sa propre perspicacité, il avait fait jurer le secret à Keller avant de le quitter. Quoi qu’il en soit, ce dernier avait encore une autre raison de ne plus songer à ces histoires d’explosifs.
C’était l’éclair subit qui avait traversé sa mémoire. Cette image figée qui s’était brusquement allumée dans son esprit. Le visage du commandant, la bouche ouverte comme pour crier sous l’effet de la peur… Ou de la colère ?… Cette pensée le fit se redresser d’une pièce. Cette expression qu’il avait revue sur le visage du commandant Rogan, peut-être n’était-ce pas de la peur : peut-être était-ce de la fureur – contre lui ! Ils avaient eu une discussion – il s’en souvenait fragmentairement, à présent – avant le vol. Était-ce le jour même ou le soir précédent ? Non, c’est la veille qu’ils s’étaient disputés. Les pièces du puzzle trouvaient leur place, petit à petit, et une image se dessinait. Cela avait été une dispute violente. Pas physiquement, il en était certain, mais verbalement. Il revoyait la figure blême du commandant, ses lèvres serrées de colère contenue, ses poings crispés, ses deux bras tendus le long du corps comme pour soutenir l’immense effort de ne pas se jeter à la gorge de Keller. Il revoyait sa propre colère. Il se souvenait qu’il n’était pas resté muet face à la diatribe du commandant. Il avait frappé à son tour, toujours en paroles, bien sûr, mais les mots font autant de mal que les coups. Et peut-être même plus.
Cela pouvait-il avoir joué un rôle quelconque dans la destruction du 747 ? L’affrontement s’était-il prolongé jusqu’à l’intérieur de l’avion ? Avait-il pu provoquer une erreur de jugement chez le chef des pilotes ? Non, tous deux étaient beaucoup trop professionnels pour cela. Pourtant, ce regard du commandant Rogan, juste avant qu’ils s’écrasent…
Et voilà qu’une autre pièce du puzzle venait de tomber à sa place.
Le souvenir qui lui était revenu était celui d’un moment qui avait immédiatement précédé leur chute. Il revivait l’atmosphère qui régnait dans le cockpit : les lumières des tableaux de bord, les ténèbres de la nuit au-dehors, les minuscules bouquets de clarté qu’étaient les villes au loin, le visage blanc du commandant qui lève les yeux vers lui. Comme si lui, Keller, s’était levé de son siège. Que dit-il ? Quels sont les mots qui sortent de la bouche de Rogan, à son intention ? Des mots criés. Par frayeur, ou par colère. Comment savoir ? L’image était tellement claire, à présent. Si seulement les mots pouvaient revenir !
L’image commença à disparaître et il sut qu’il l’avait perdue. Sentant la chaleur de sa cigarette, il l’écrasa avant qu’elle lui brûlât les doigts. Il prit une petite gorgée de scotch et tourna la tête vers le buffet sur lequel la photo de Cathy gisait, retournée. S’extrayant du fauteuil, il marcha vers elle, hésita un instant et la ramassa. La photographie était restée retournée depuis l’accident. C’est la première chose qu’il avait faite lorsqu’on l’avait laissé rentrer chez lui : il était allé droit vers la photo et l’avait posée à plat sur le buffet, le visage caché. Ce visage qu’il ne voulait pas voir. Maintenant, il prenait la photo et regardait cette image d’un sourire. Il n’avait pas de larmes, le temps des pleurs était passé, le laissant seul avec sa vaine tristesse. Une tristesse étrange, très calme. Reposant la photo sur son pied, il songea à Cathy. Ce portrait n’était qu’une réplique superficielle de quelqu’un qui avait un jour existé, il ne pouvait donner qu’une faible idée de ce qui avait vécu derrière ces yeux rieurs.
Elle n’était venue vivre avec lui que trois mois avant le jour fatal, mais ils avaient commencé à sortir ensemble un an auparavant. En copains, d’abord – pour elle comme pour lui –, puis, progressivement, c’était devenu autre chose. Irréversiblement. Quelque chose de plus exigeant et solide qu’ils ne l’auraient cru possible. Ils avaient commencé à s’attacher l’un à l’autre le jour où, alors qu’elle passait précisément son test pour devenir chef de cabine, elle avait dû faire face à un brusque arrêt cardiaque à bord. Il était allé l’aider et, à deux, ils étaient parvenus à maintenir en vie le passager – un homme assez âgé – jusqu’à leur arrivée à destination. Avant ce vol-là, il l’avait déjà rencontrée un certain nombre de fois et, bien sûr, il l’avait trouvée attirante ; mais il avait d’autres attaches sentimentales à l’époque et il ne s’était donc pas donné la peine de faire plus ample connaissance. Mais le fait d’avoir été impliqués à deux dans le sauvetage d’une vie humaine avait coupé court à toute autre considération.
Très vite, il s’était formé entre eux une relation affectueuse et sans contrainte qui, petit à petit, à mesure qu’ils apprenaient à mieux connaître leurs sensibilités et leurs personnalités mutuelles, s’était muée en un amour profond et inconditionnel. Ils avaient tenu leur relation plutôt secrète, car leur compagnie aérienne, sans voir d’un mauvais œil les amours qui se nouaient entre les membres de leurs équipages, s’arrangeait toujours pour envoyer les amoureux sur des lignes différentes. Les émotions de ce genre ne trouvaient pas leur place à trente-trois mille pieds au-dessus du niveau de la mer : il y avait trop de problèmes qui pouvaient se présenter et réclamer une concentration et une attention totales. C’est pourquoi ils avaient été discrets, de peur de rater l’occasion de visiter ensemble tous les endroits merveilleux où les menait le hasard des escales. Évidemment, il leur avait été impossible de se cacher de leurs collègues les plus proches, d’autant plus que le soudain désintérêt de Keller pour toutes les autres femmes ne pouvait manquer d’éveiller l’attention. Mais les équipages de vol s’entendent à garder le secret autour de ce genre d’affaires.
Cathy avait emménagé avec lui au moment où c’était devenu la seule chose naturelle à faire, tout le reste semblant à la fois faux et ridicule. Manifestement, l’étape suivante devait être le mariage, et tous deux savaient qu’ils y viendraient naturellement, sans la moindre pression de l’un ni de l’autre.
Il fit quelques pas vers la fenêtre et regarda l’intense circulation qui encombrait Cromwell Road. Ils avaient formé le projet d’acheter une petite maison quelque part à la campagne, pas trop loin de l’aéroport. Il sourit avec amertume : ils avaient même envisagé de choisir la région d’Eton ou de Windsor. Et c’est là que leurs rêves s’étaient effondrés. Dans un paisible champ à Eton !
S’éloignant de la fenêtre, il alluma une autre cigarette, l’esprit de nouveau agité de mille pensées. Eton ! Était-ce pour cela qu’il se sentait poussé à retourner là-bas, parce qu’ils avaient projeté d’y vivre ? Était-il tout simplement en train de courir à la recherche d’un passé enfui, de leurs promenades dans la petite ville ? Ou bien sentait-il confusément qu’une réponse l’y attendait ?
Ce désir qu’il avait eu de retourner sur les lieux de l’accident avait été presque insoutenable. Après avoir lutté de toutes ses forces contre cette impulsion, car il ne voulait pas être confronté physiquement avec cet endroit qui lui rappelait d’aussi tragiques événements, il avait été irrésistiblement attiré là-bas, contre sa volonté, contre son entendement. Il ne voulait pas y aller, et cependant un instinct, une voix accablante au fond de lui-même lui répétait qu’il ne trouverait pas la paix tant qu’il n’y serait pas retourné. C’était à la fois inexplicable et inexorable.
Peut-être que le fait d’y retourner réveillerait un tout petit nerf parmi les cellules de sa mémoire. Peut-être se souviendrait-il de l’accident et des événements qui y avaient conduit. Peut-être se rappellerait-il la façon dont il en était ressorti sain et sauf alors que tous les autres occupants avaient été brûlés vifs ou atrocement mutilés. Des témoins avaient dit qu’il était sorti de la carlingue déchirée de l’avion, mais ces déclarations avaient été faites sous le coup du choc, l’immensité du désastre ayant rendu les gens à moitié hystériques. Il était plus vraisemblable qu’il avait été projeté loin de l’appareil sur le sol boueux et qu’il était resté inconscient quelques minutes avant de se relever et de s’éloigner de l’épave en flammes. Il savait qu’au moment même il n’avait ressenti aucune émotion. Il avait admis le fait que tout le monde à bord était mort, y compris Cathy, et qu’il ne servait à rien de retourner vers l’incendie. Plus tard, seulement, les larmes et les regrets étaient venus, quand l’effet du choc avait disparu.
Il se rappelait clairement le vieil homme qu’il avait trouvé étendu dans la boue. Lui, peut-être, pourrait l’éclairer davantage. Il l’avait trouvé frissonnant de peur, couché à plat ventre sur la terre fraîche, levant vers lui des yeux remplis de terreur. S’il le retrouvait, peut-être que cet homme pourrait lui raconter ce qu’il avait vu. Dieu sait si cela allait être d’une quelconque utilité ! Mais il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire.
À ce stade de ses réflexions, Keller entendit un léger coup frappé à la porte. Trop absorbé dans ses pensées, il ne fut pas sûr, tout d’abord, d’avoir bien entendu – mais on frappa de nouveau. Un tout petit coup, comme avec les ongles uniquement. Il jeta un coup d’œil à sa montre : 22 heures passées. Qui donc pouvait venir le voir à cette heure de la nuit ? Il traversa la pièce et se rendit compte, tout à coup, que les lumières de son appartement étaient toutes éteintes. Il hésita un moment avant de saisir le bouton de porte. Sans savoir pourquoi, il avait une soudaine appréhension. On frappa encore et, se décidant, il ouvrit la porte d’un seul coup. Un homme se tenait dans la faible lumière du palier ; il discernait à peine ses traits, à cause de la pénombre. L’homme se taisait, mais Keller sentit ses yeux le percer comme des vrilles. Rapidement, il tourna son interrupteur et un flot de lumière inonda le palier.
Le visiteur était petit et assez replet. Un visage arrondi, un crâne déjà assez dégarni. Ses mains s’enfonçaient dans les poches d’un imperméable râpé qui avait été fauve, le col de sa chemise était légèrement froissé. Rien ne l’eût empêché, au milieu d’une foule, de passer inaperçu – sauf un détail extrêmement gênant : ses yeux. Des yeux vifs, pénétrants, en quelque sorte desservis par le corps courtaud qu’ils habitaient. Des yeux du gris le plus pâle, d’une intensité de glace et cependant pleins de compassion. Keller nota tout cela pendant ces premières secondes de silence, puis il vit que l’étrange et troublant regard se teintait de perplexité. Aucun trait du visage n’avait bougé : les yeux seuls exprimaient l’hésitation – et la curiosité.
Keller fut contraint de parler le premier.
— Oui ?
La bouche subitement sèche, la main crispée sur la poignée de la porte, il n’avait pas réussi à articuler autre chose.
L’homme garda le silence pendant quelques instants, toujours sans quitter Keller des yeux. Puis il battit des paupières et ce geste minuscule parut ranimer le reste de son corps. Il s’avança – de trois centimètres, peut-être – et dit :
— Vous êtes Keller, n’est-ce pas ? David Keller ?
Le copilote acquiesça.
— Oui, je vous reconnais. J’ai vu vos photos dans la presse, dit l’homme, comme si la confirmation de Keller n’avait pas réellement compté.
De nouveau muet, il se mit à considérer le copilote des pieds à la tête, puis, au moment où Keller commençait à sentir l’impatience monter en lui et sur le point d’éclater, il parut se reprendre tout à coup :
— Excusez-moi, dit-il. Je m’appelle Hobbs. Je suis spirite.