CHAPITRE 13
Les habitants de la ville étaient nerveux. Ils se rassemblaient par petits groupes, et chaque nouvelle conversation qui s’engageait à voix basse faisait monter leurs appréhensions. Il n’y avait que dans les pubs que les voix dépassaient le diapason normal de la conversation – l’alcool aidant, au bout d’un verre ou deux, à faire taire les nervosités croissantes. Les femmes, qui se rencontraient dans les magasins et dans la grand-rue, se communiquaient le contagieux virus de la peur. Les hommes, que ce soit au bureau ou devant l’établi, ne parlaient que des mystérieux événements. Bon nombre d’entre eux se moquaient de ceux qui croyaient que quelque chose de terrible se préparait à Eton, mais tout le monde s’avouait déconcerté par le tour que prenaient les choses. La veille, un jeune garçon du collège avait été écrasé par un train – la tête et les pieds séparés du corps. Le même jour, un couple était tombé d’une fenêtre dans la grand-rue ; l’homme, tout nu, était étrangement amaigri, comme par une très longue maladie. Ce couple – un couple marié – vivait replié sur lui-même, mais la femme avait toujours habité à Eton et il y avait des années qu’elle tenait sa boutique d’antiquités. On les avait toujours considérés comme un ménage agréable : peut-être un peu conservateur, mais agréable, menant une existence paisible et ordonnée. Le fait de les voir mourir d’une manière aussi bizarre avait été pour le moins troublant.
Et puis, il y avait eu le révérend Biddlestone, qu’on avait trouvé évanoui sur les dalles de son église et qui avait été placé, depuis, en observation et sous calmants. Il y avait cette jeune fille qui avait été retrouvée dans une voiture, de l’autre côté du champ : elle était toujours incapable de raconter ce qui lui était arrivé. La police avait fini par mettre la main sur son petit ami et l’avait interrogé ; d’après sa version des faits, un visage était apparu à la fenêtre de leur voiture, et l’auto elle-même avait été complètement soulevée en l’air. Il s’était enfui, effrayé, et la fille avait refusé de l’accompagner. Bien entendu, la police l’avait gardé pour poursuivre l’interrogatoire. Enfin, le lendemain matin, on avait découvert un homme mort au bord de la rivière. Il avait eu une crise cardiaque, mais l’expression d’effroi qui était restée figée sur son visage avait donné naissance à des rumeurs selon lesquelles son attaque avait été provoquée par la frayeur. Il était littéralement mort de peur.
L’agent Wickham sentait croître le malaise, et lui-même partageait d’ailleurs les appréhensions des habitants. Il y avait déjà plusieurs jours qu’il en était conscient : une tension était en train de se créer, et elle ne tarderait pas à atteindre un paroxysme. L’air était plein d’un calme extrêmement lourd qui finirait inévitablement par voler en éclats. Ce jour-là, il le pressentait, serait terrible. Quant à lui, il lui était particulièrement pénible de monter la garde dans ce champ, dont la sombre désolation l’accablait, ainsi que le froid indescriptible qu’il y faisait. Cela n’avait rien du froid physique de l’hiver – c’était un froid plus profond, un froid sinistre qui torturait les imaginations. Chaque fois qu’il regardait les débris tordus et déchirés de l’épave, de cette coquille d’argent qui avait été une fournaise de mort, il croyait entendre les cris perçants de la panique, de la terreur devant la fin. Il voyait, mentalement, ces centaines de visages épouvantés, il entendait les hurlements, les supplications, les gémissements. Il entendait pleurer les agonisants. Il ressentait leur souffrance. Il endurait leur torture.
Même les animaux n’osaient plus s’approcher du champ. Les chiens s’arrêtaient au bord, le corps raidi par la peur, les yeux élargis, pathétiques, les poils hérissés, la nuque contractée et durcie. Quant aux cavaliers qui menaient leurs montures dans les allées entourant le champ, ils avaient du mal à ne pas perdre le contrôle des chevaux, qui faisaient des écarts et cherchaient à s’emballer.
Ce champ était devenu un tombeau et l’agent Wickham sentait – il savait – que la mort n’avait pas encore quitté ce tombeau.
À présent, le vieil homme ne sortait plus beaucoup de chez lui. Depuis la nuit de l’accident, où il avait été témoin de scènes horribles, une part de lui-même avait été réduite à néant. Une profonde lassitude s’était abattue sur sa carcasse âgée. Le médecin lui avait dit que c’étaient les conséquences du choc et de la fatigue qu’il s’était imposée en courant comme un fou vers le champ où le Jumbo s’était écrasé. L’effort l’avait usé, le carnage auquel il avait assisté avait ébranlé, puis anéanti son esprit. Avec le temps, il se sentirait moins oppressé et il retrouverait son énergie, mais il faudrait qu’il fasse un effort violent pour se sortir de sa mélancolie présente.
Aussi étrange que cela soit, il se souvenait mal de cette fameuse nuit. Il se revoyait arrêté sur le pont, les yeux levés vers le ciel ; il se rappelait le vrombissement de l’avion, à la fois puissant et grave, et le bref éclair qu’il y avait eu au moment où il s’était fendu en deux. Mais la suite n’était plus qu’une succession d’images floues – le feu, les corps, les morceaux déformés de métal… Depuis lors, le vieil homme avait plusieurs fois fait le même cauchemar : une silhouette noire sort des flammes et marche vers lui. Elle grandit, grandit, jusqu’à ce qu’elle s’arrête devant lui. Une main se tend vers lui et il constate que la chair en a été brûlée : les doigts qui se tendent sont calcinés, squelettiques. Il lève les yeux vers le visage du personnage noir et voit deux grands yeux rivés sur lui, au milieu de la figure de plastique d’une poupée dont les lèvres peintes en rose esquissent un sourire cruel et moqueur. À ce moment-là, il s’éveille en sursaut, trempé de sueur, et il voit, dans l’ombre de sa chambre à coucher, ces terribles yeux sans vie qui l’observent fixement.
Parfois, en s’éveillant, il croyait aussi percevoir des chuchotements.
Il ne quittait plus sa maison d’Eton Square que deux ou trois fois par semaine, maintenant : uniquement pendant la journée et seulement lorsqu’il devait absolument aller acheter de la nourriture. Les rues de la ville le rendaient nerveux. Il avait l’impression que quelque chose l’y attendait. L’idée de s’aventurer au-dehors après la tombée du jour le remplissait d’effroi. Et pourtant, comme ses promenades nocturnes jusqu’au vieux pont lui manquaient !
On lui avait raconté qu’il s’était évanoui devant le spectacle du désastre. C’était le copilote du 747, l’unique survivant, qui l’avait trouvé et l’avait emporté loin de l’épave en flammes. Il n’avait jamais rencontré le jeune homme pour le remercier et cependant, sans pouvoir expliquer pourquoi, il éprouvait énormément de sympathie à l’égard de ce survivant inconnu. Avait-il eu de la chance, de survivre ainsi, alors que plus de trois cents personnes avaient péri ? Était-il facile de vivre dans ces conditions-là ?
Le vieillard poussa un soupir désespéré. Sa question restait sans réponse. Seul le copilote pourrait la lui donner. Se penchant en avant, il ranima son feu avec un tisonnier, puis se renfonça dans son fauteuil aux accoudoirs de bois, les yeux mi-clos, les mains jointes avec nervosité sur le giron. On était encore en pleine journée, mais l’idée seule de la nuit qui allait venir faisait déjà battre son cœur un peu plus vite.
Les garçons du collège ressentaient une peur exquise et faisaient de leur mieux pour l’augmenter encore en inventant et en se racontant des histoires plus macabres les unes que les autres. La catastrophe aérienne les avait excités au plus haut point : c’était l’événement le plus spectaculaire de toute l’histoire d’Eton ! Les plus jeunes d’entre eux n’avaient même pas été touchés par le nombre impressionnant des victimes. En revanche, la publicité qui avait inondé la ville les avait beaucoup amusés.
La nuit de l’accident, les garçons étaient sortis en foule de leurs maisons respectives, dans des accoutrements qui superposaient assez étrangement pyjamas et vestes noires à queue-de-pie, sans se préoccuper des surveillants qui essayaient en vain d’endiguer leur course avide vers les lieux du désastre. Arrivés devant l’appareil en feu, ils étaient restés bouche bée, leurs jeunes visages stupéfaits rougis par les lueurs de l’incendie, les yeux écarquillés et brillants d’excitation. Il avait fallu toute la fureur du directeur et les menaces des capitaines pour obtenir qu’ils réintègrent leurs lits. Rentrés chez eux, ceux qui le pouvaient avaient continué à regarder le spectacle de leurs fenêtres, tandis que les autres, saoulés par le drame, en avaient fait des gorges chaudes jusqu’aux premières clartés grises de l’aube.
Le directeur était retourné sur les lieux en compagnie de ses capitaines et de quelques élèves parmi les plus âgés, afin d’offrir leurs services. Mais la police les avait priés, avec politesse et fermeté, de retourner au collège, pour que les services de secours puissent se consacrer sans entraves à leur tâche fort peu enviable – qui consistait à rassembler les cadavres et à en rechercher les membres manquants.
Quelques élèves furent rappelés de force par leurs parents : ceux-ci, scandalisés par un tel désastre, ne désiraient pas que leur progéniture risque d’être mêlée au cirque publicitaire qui allait inévitablement s’ensuivre. Exception faite de ces infortunés, les garçons du collège passèrent les jours suivants dans l’exaltation, spéculant sur les causes possibles de l’accident. Mais, les semaines passant, l’attrait de la nouveauté s’affadit et le collège fut bientôt plongé dans une ambiance morose, maussade, une atmosphère étrange qui inquiéta davantage Anthony Griggs-Meade, le directeur, que la macabre fascination qui avait d’abord animé les garçons. Bon nombre d’entre eux – et pas seulement les plus jeunes – commencèrent à avoir des cauchemars. Sans doute était-ce naturel, après un événement aussi tragique, mais les membres du corps enseignant eux-mêmes montraient à présent des signes d’irritabilité et d’extrême nervosité.
Et c’est alors que survint la mort du petit Thatcher. Il n’était guère aimé par ses camarades. Le directeur n’ignorait pas que ceux-ci l’avaient toujours tourmenté sans pitié à cause de son obésité. Mais il n’aurait tenu qu’à lui de se défendre, de montrer qu’il était un homme. Un jour ou l’autre, tout être humain avait à affronter la cruauté de l’existence : il n’était jamais trop tôt pour en faire l’expérience et la surmonter. Mais comment avait-il pu se trouver au bord de la voie de chemin de fer ? Il aurait dû être à la plaine de sports avec les autres, au lieu de se promener tout seul dans la campagne. Sans nul doute, son capitaine méritait un blâme : Thatcher était placé sous sa responsabilité. En vain, Griggs-Meade s’efforçait de chasser de son esprit une pensée gênante, une idée lancinante qui faisait trembler sur ses bases son grand principe philosophique du « Laissez-les se débrouiller ». Avait-on harcelé ce malheureux gamin au point de le pousser au suicide ?
Cette éventualité le torturait. Ses principes étaient-ils devenus trop stricts ? Quelle part de responsabilité portait-il, lui-même, dans la mort de Thatcher ? Demain matin, à la chapelle, il parlerait à tous les élèves de la cruauté. Il leur expliquerait que l’amour du prochain est plus important que la vie elle-même. Marchant jusqu’à la fenêtre de son bureau, il regarda dehors pour essayer de se débarrasser d’une curieuse sensation qui le pénétrait par vagues. Il sentait flotter une menace. Quoi donc ? Était-ce la mort ? Non, voyons, c’était absurde.
Et pourtant, il y avait quelque chose dans l’air.
Patiemment, Ernest Goodwin attendait qu’apparaisse l’image en noir et blanc. De temps en temps, il plongeait un doigt dans le révélateur pour repousser le bromure dans le liquide. Les premiers traits commencèrent à se détacher, lentement, puis le processus s’accéléra et l’image se précipita dans l’existence, atteignit son plein épanouissement et, incapable de s’arrêter, allait se ruer vers l’autodestruction par le noir complet quand il la retira prestement du bain de révélateur. Tenant la feuille luisante par un de ses coins, il laissa le liquide s’égoutter dans le bassin, puis plongea le papier qui gondolait dans un fixateur, pour en stopper l’évolution. Pendant un instant, il contempla l’image qui reposait au fond du bassin métallique sous une couche de liquide chimique, et, pour la centième fois, la tragédie qui y était représentée lui fit secouer la tête.
La photographie montrait le 747 en flammes. En ombres chinoises, les silhouettes des pompiers essayant désespérément de contrôler cet enfer au moyen de leurs tuyaux dérisoires, abattus par la certitude que tout espoir de sauver des vies humaines était perdu. Une fois de plus, Ernest sentit monter en lui un sentiment de culpabilité. Cette photo, ainsi que toutes les autres qu’ils avaient prises cette nuit-là, leur avait rapporté énormément d’argent, à lui et à Jacob, son associé. Encore maintenant, des semaines après l’accident, ils recevaient des offres émanant des magazines du monde entier. À ce jour, la presse internationale s’était emparée de presque tous les clichés qu’ils avaient pris. Au début, l’idée de gagner de l’argent grâce à la catastrophe l’avait tracassé. Mais Jacob l’avait assuré que, puisque leur métier consistait à fixer sur la pellicule tous les aspects de la vie – et de la mort –, il était de leur devoir de publier leurs photos. Et si cela leur rapportait un peu d’argent, où était le mal ? Dans quel autre but s’étaient-ils donc associés ?
Dans leur affaire, Goodwin et Samuels, Tous reportages photographiques, c’était Jacob qui avait toujours été le plus avisé. Sans son savoir-faire, peut-être l’affaire n’aurait-elle pas pu tenir le coup pendant toutes ces années si difficiles. Voilà dix-sept ans, à présent, qu’ils étaient associés. Ils avaient fait un peu de tout : naissances, mariages, fiançailles, événements mondains quels qu’ils soient, équipes sportives, sites industriels… et étaient parvenus à s’assurer un revenu raisonnable et régulier.
Et puis était survenu l’accident d’avion qui les avait précipités dans des sphères totalement différentes.
Ce soir-là, ils travaillaient encore dans leur petite chambre noire malgré l’heure tardive, afin de pouvoir livrer dans les délais des clichés publicitaires pour un nouveau site industriel qui venait de se créer aux abords de Slough, quand ils avaient été littéralement assourdis par le terrifiant vrombissement du Jumbo en détresse, qui rasait les toits de la grand-rue. L’explosion qui suivit fit trembler toute la maison et, comprenant ce qui s’était passé, Jacob était sorti en trombe de la chambre noire, sans prendre garde à la lumière qu’il y laissait pénétrer et qui allait détruire leur film. Il lui avait crié de le suivre en emportant deux ou trois appareils de photo et autant de films vierges qu’il pourrait en porter.
Les deux associés avaient photographié l’épave sous tous les angles possibles, fixant sur la pellicule les moments les plus cruciaux du désastre, avant même l’arrivée des sauveteurs. Trop affairés pour se laisser émouvoir par le spectacle dont ils étaient témoins, tous deux avaient passé la nuit entière à photographier, comme des automates, retournant alternativement au studio pour faire de nouvelles provisions de films. Cette nuit avait transformé leurs vies : ils avaient capté des scènes que peu de photographes avaient eu l’occasion de prendre avant eux, à savoir les tragiques instants qui suivent immédiatement une grande catastrophe.
Jacob avait ensuite vécu les semaines suivantes dans l’exaltation, combinant les meilleures affaires possibles avec les médias, et poussant le mauvais goût jusqu’à afficher sur la large vitrine de leur magasin les clichés les plus réussis. Ernest, par contre, avait ressenti un malaise profond. Il en était même arrivé à avoir peur de travailler seul dans la chambre noire – de jour comme de nuit –, l’obscurité et le silence ne faisant qu’ajouter une dimension plus réaliste encore aux images qu’il développait. Et son malaise n’avait fait qu’empirer avec le temps, à tel point qu’à présent ses nerfs étaient presque au bout de leur résistance. Il avait constamment l’impression d’être observé. Plus d’une fois, alors qu’il était seul dans la chambre noire et baigné dans sa lumière rouge presque irréelle, il lui était arrivé de se retourner vivement, croyant sentir une présence derrière lui. Bien sûr, il n’y avait jamais personne et il ne pouvait que se reprocher d’avoir une imagination trop fertile. Néanmoins, ses impressions étaient devenues tellement fortes, récemment, qu’il lui était impossible de les ignorer.
Il en avait parlé à Jacob, mais ce dernier avait ri en lui disant qu’il n’y avait rien de surprenant à cela, alors qu’il travaillait tout seul dans le noir, perpétuellement entouré d’images funèbres. Mais il ne devait pas s’en faire outre mesure : ils auraient bientôt vendu tout ce qu’ils possédaient sur l’accident – et à ce moment-là, ils pourraient prendre un peu de bon temps et profiter de ce qu’ils avaient gagné. Toutefois, Ernest n’était pas certain de pouvoir continuer encore longtemps. C’était lui qui avait dû développer et imprimer toutes les photos, pendant que Jacob s’occupait de gérer leurs florissantes affaires (chose pour laquelle il était manifestement plus doué qu’Ernest). Et, à présent que de nouvelles morts, soudaines et inexplicables, étaient survenues à Eton, une nouvelle tension montait dans l’air. C’était quelque chose de beaucoup moins subtil que la sombre atmosphère qui avait plané sur la ville comme un nuage noir, suite à l’accident. On aurait pu se croire dans l’expectative d’un nouveau désastre.
Ernest retira la photo du bain et la plongea dans un bassin plus grand, qui contenait de l’eau claire destinée à rincer les résidus de produits chimiques. La photo ondula gracieusement, se purifia à l’eau claire et remonta doucement à la surface. Tout en s’essuyant les doigts à sa blouse blanche, Ernest examina la photo qui dérivait paresseusement. Une fois de plus, il était fasciné par l’atrocité de ce qu’elle représentait : des rangées interminables de cadavres couverts de draps blancs – de draps souillés et sanglants, dont les formes faisaient deviner clairement les corps mutilés qu’ils étaient censés cacher. Ce cliché-ci avait été pris aux premières heures de l’aube, et sa clarté fit frissonner Ernest. Sur le côté, on voyait un amas plus volumineux couvert d’un tissu épais sous lequel s’apercevaient de grands sacs en plastique manifestement placés un peu à l’écart afin que leur vue ne devienne pas trop insoutenable pour l’équipe de sauveteurs. Ernest savait que ces sacs contenaient des parties de corps humains : tous les membres éparpillés, qui allaient être brûlés. Il eût été vain de chercher à les identifier pour les enterrer auprès du corps auquel ils appartenaient.
Les yeux rivés à la photographie qui flottait toujours, il imaginait pouvoir discerner les cadavres au travers des draps. Leurs corps calcinés, leurs faces tordues en d’affreuses grimaces d’agonie. Il dut s’agripper aux bords du bassin pour ne pas perdre l’équilibre. Les muscles de sa poitrine se crispaient. Il pouvait presque entendre leurs appels, les gémissements angoissés de leurs âmes, le crescendo désespéré de leurs voix. Leurs âmes étaient encore là. Elles n’étaient pas parties. Et il les connaissait.
Il lui semblait que, par l’intermédiaire de ses photos et à cause de toutes les journées qu’il avait passées seul dans le noir en compagnie de ces images, il avait établi un lien avec elles. Intuitivement, il savait qu’elles attendaient quelque chose. Ou quelqu’un. La tragédie n’était pas terminée.
Le révérend Biddlestone marchait à petits pas le long du chemin caillouteux, en prenant bien soin de ne pas regarder en face la grande église grise qui se dressait devant lui, au bout du jardin où se trouvait le monument aux morts. Son compagnon le soutenait par le bras, car il était encore faible et se sentait les jambes en coton. Ils franchirent un petit portail qui menait au presbytère : la gouvernante du pasteur s’y tenait sur le seuil, l’air anxieux.
Le religieux répondit aux paroles compatissantes de la brave femme, l’assura qu’il allait beaucoup mieux et, entrant dans la maison, fut heureux de pouvoir se laisser tomber dans un confortable fauteuil de son salon.
— J’aurais vraiment voulu que vous restiez encore un peu à l’hôpital, Andrew, dit son compagnon.
— Non, non, je vais très bien, Ian. Merci d’être venu me chercher. Mais sans doute devez-vous retourner à votre bureau, à présent.
Ian Filbury, qui était commis au conseil municipal d’Eton – et, parallèlement, chef de la chorale locale et organiste de la paroisse –, émit un grognement de mécontentement.
— Cela ne vous aurait pas fait de tort de rester un jour de plus, Andrew. Voyons, on ne perd pas connaissance comme ça, brusquement, sans qu’il y ait une raison. Le médecin aurait dû vous faire rester un jour de plus en observation.
— Il a essayé, Ian. C’est moi qui ai insisté pour sortir. Je vais bien, maintenant. Vraiment.
— Vous êtes-vous finalement rappelé ce qui vous est arrivé ? Ce qui vous a fait tomber dans les pommes ?
Le pasteur secoua la tête.
— Bon, Andrew, dit Filbury. Je vais vous laisser vous reposer, à présent. Mais je reviens ce soir, et gare à vous ! Si je vous trouve moins bonne mine, je vous envoie le docteur illico !
Le pasteur leva la tête vers lui et lui adressa un pauvre sourire pâlot. Hélas oui, il se souvenait. Mais c’était sa croix à lui.
Quand Filbury eut pris congé et que la gouvernante se fut retirée à la cuisine pour préparer un dîner léger, le pasteur put se concentrer. Ian lui avait raconté les deux étranges morts de la veille, et il était persuadé qu’il existait une relation entre elles et celle du pêcheur. Il ferma les yeux mais dut les rouvrir aussitôt : la vision qu’il avait eue dans l’église était trop présente, trop vive encore ! Il était effrayé à un point incroyable… Et cependant, il savait qu’il devait être là aujourd’hui, ce soir même. Il demanda à Dieu de lui donner du courage : il ne savait pas exactement ce qu’il aurait à faire. La seule chose dont il était certain, c’est qu’on aurait besoin de lui.
Lentement, il s’agenouilla à côté de son fauteuil, appuya ses mains jointes sur un des accoudoirs et se mit à prier avec une ferveur que jamais encore il n’avait atteinte.
Mais sans fermer les yeux. Et en jetant de temps à autre un coup d’œil derrière lui.