CHAPITRE 12
Tewson examina de plus près l’étroit sillon dans le sol. Le suivant des doigts, il arriva à un point où la terre durcie par le froid ne présentait plus qu’une fine strie qui s’enfonçait sous la surface. Il y avait de nombreuses traces de ce genre tout autour du champ : les unes étaient aussi profondes que si elles avaient été creusées par une charrue, les autres, comme celle-ci, étaient toutes petites et apparemment insignifiantes. Mais il n’était pas rare que l’on trouve, au fond de ces minuscules rainures, des éléments fort intéressants : par exemple, des fragments de l’épave, violemment projetés loin de celle-ci au moment de l’impact avec le sol.
Il enfonça un doigt dans le trou, qui avait environ la taille d’un dé à coudre, et il sentit quelque chose de dur qui s’y trouvait logé. Creusant le sol durci, il dégagea l’objet et poussa un soupir de dépit en découvrant de quoi il s’agissait : alors qu’il espérait être tombé sur un élément de mécanisme – quelque chose qui eût pu faire partie d’un détonateur –, voilà qu’il avait trouvé une bague, dont le nœud de diamants était rempli de boue. Il la fit glisser dans une enveloppe brune où elle alla rejoindre une série d’autres petits objets de valeur qu’il avait déterrés dans la matinée – et qui avaient appartenu aux morts. Après tout ce temps, les enquêteurs retrouvaient encore des objets de ce genre ; néanmoins, bon nombre des petits objets précieux qui n’avaient pas été détruits avec l’avion et s’étaient éparpillés aux alentours ne seraient jamais retrouvés. Tous ceux que l’on ramassait étaient retournés à la compagnie aérienne Consul qui les comparait avec une liste établie aussi précisément que possible d’après les déclarations des parents proches et des relations des victimes.
Tewson entendit crier son nom à l’autre bout du champ. Levant la tête, il vit l’un de ses collègues lui faire de grands signes pour lui dire d’aller le rejoindre. Se remettant debout, il marcha vers lui à travers les ornières gelées, tout en gardant les yeux rivés au sol, à l’affût du moindre reflet métallique, du moindre élément caché qui pût l’aider à confirmer ses soupçons.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il quand il arriva à portée de voix de son collègue en duffle-coat.
— Ce qu’il y a ? Tu n’as pas lu l’Express de ce matin ? répondit l’autre, essoufflé. C’est Slater qui m’envoie te chercher. Il t’attend à l’hôtel. Il veut te parler.
— Merde alors ! Qu’est-ce que j’ai encore fait pour lui déplaire ?
— Tu ne tarderas pas à l’apprendre, mon vieux. À ta place, je ne lambinerais pas.
— Mais qu’est-ce qu’il y a dans ce canard ?
Un vilain petit pressentiment commençait à chatouiller la conscience de Tewson.
— Si tu ne le sais pas, il te le dira, répondit l’autre enquêteur avec un regard lourd de signification.
Anxieux, Tewson se hâta de traverser le champ, et se dirigea vers le vieux pont qui reliait Eton à Windsor. Il avait déjeuné, la veille, avec une vieille connaissance : leur conversation avait été interrompue par le terrible bruit des vitres brisées et les hurlements qui avaient suivi. Il s’était précipité dans la rue et y avait trouvé Dave Keller agenouillé auprès des cadavres d’une femme et d’un homme tout nu – et il avait complètement oublié le copain avec qui il était en train de manger. Mais maintenant, une pensée lancinante tournait dans son esprit plein d’appréhensions : ce type était journaliste, et ils avaient discuté des causes de l’accident d’avion ! Tewson avait une forte tendance à s’emballer lorsqu’il était question de ses théories personnelles, il en était parfaitement conscient, et il n’ignorait pas que cela l’amenait bien souvent à parler plus qu’il ne devait. Hélas, la discrétion n’avait jamais été son fort.
Au moment où il pénétra dans la chambre d’hôtel, il lui suffit de voir la tête que faisait Slater pour comprendre que ses craintes étaient justifiées.
— Je voudrais bien avoir l’explication de ceci, dit son supérieur avec colère, en jetant le journal sur la table, vers Tewson.
Ce dernier déglutit avec peine et prit le journal d’une main tremblante. Un nœud se forma au creux de son estomac et se mit à se serrer de plus en plus douloureusement quand il lut la manchette en caractères gras : La catastrophe aérienne d’Eton aurait été causée par un attentat à la bombe. Les entrailles de Tewson se figèrent. Cette théorie était la sienne, personne d’autre que lui n’y croyait. Cette histoire ne pouvait venir que d’un membre de l’équipe d’enquêteurs – les premières lignes de l’article le confirmaient d’ailleurs – et, bien que la source de l’information ne fût pas citée, tout le monde dans le département saurait immédiatement qui était le coupable. Tewson enregistra distraitement l’entrefilet d’une colonne voisine, qui relatait le mystérieux saut de la mort effectué par un couple d’Eton, du haut de leur fenêtre. Son ami le journaliste n’avait pas perdu sa journée.
— Eh bien ?
Glaçante et rébarbative, c’était une demande d’explication.
— Je… euh…
Tewson avait du mal à détacher ses regards de la manchette.
— C’est vous qui lui avez filé l’information, hein ?
Il acquiesça avec raideur en voyant que l’article était signé par son vieil ami. Il ne pouvait plus y avoir aucun doute.
— Je ne me suis pas avancé jusque-là, dit-il d’une voix faible, tout en parcourant le corps de l’article. Ce sont de pures conjectures du journaliste.
— Ah, vraiment ? Et depuis quand un journal attend-il des preuves avant de publier une nouvelle ? (Slater s’appuya lourdement sur le bureau.) Je vous avais mis en garde, Tewson, contre votre manie de parler n’importe où et n’importe quand. Ceci va nous causer les pires ennuis de la part du ministère – quant à la compagnie aérienne, n’en parlons pas ! Je sais que vous avez souvent fini par avoir raison, avec vos théories prémonitoires, mais jusqu’à présent, vous n’aviez pas encore été assez inconscient pour les annoncer à la presse avant même d’en avoir eu les preuves ! Ceci est inadmissible !
— Mais je lui ai dit que ce n’était qu’une impression, et que rien n’avait encore été prouvé !
— Vous n’aviez pas le droit de lui dire quoi que ce soit ! s’écria Slater en se dressant. (Ses articulations blanchissaient sur le bord du bureau.) Nous sommes liés par le secret professionnel ! Je suppose que vous ne l’ignorez pas ! Et d’ailleurs, de quel droit êtes-vous tellement certain d’avoir raison ?
— Tout ce que nous avons découvert jusqu’à présent confirme ma théorie de l’explosion ! Et la preuve en sera faite, ce n’est plus qu’une question de temps !
— Est-ce qu’il ne vous est jamais venu à l’esprit que moi aussi, je pouvais peut-être avoir une opinion ? (Slater le foudroyait du regard.) Une opinion qui est autrement plus sensée que vos idées à sensation !
Tewson lui rendit son regard, sans expression :
— Vous ne m’en avez jamais parlé, dit-il.
— Certains d’entre nous commencent par réunir des éléments de preuve et tâchent d’étayer leurs théories avant de les clamer sur la place publique !
Slater faisait un effort manifeste pour se calmer. Puis, il s’assit brusquement, en signifiant à Tewson d’en faire autant.
Quand ce dernier se fut installé dans un fauteuil en face de lui, Slater reprit d’une voix calme et posée, en tâchant de faire taire sa colère :
— Dans une certaine mesure, je suis d’accord avec votre idée d’attentat, car de nombreux éléments contribuent à indiquer qu’il y aurait eu une bombe à bord. Néanmoins, ils peuvent aussi amener à une autre conclusion.
Bien malgré lui, Tewson était extrêmement attentif.
— En mars 1974, continua son supérieur, un DC 10 de la Turkish Airlines s’est abattu dans les environs de Paris. Les éléments découverts par la Commission américaine, qui avait été chargée de l’enquête, présentent des similitudes très nettes avec ceux que nous avons réunis jusqu’à présent. À l’époque, je m’en souviens, on avait envisagé la possibilité d’un acte criminel. Mais on a fini par découvrir qu’en fait il y avait eu un défaut de construction à cause duquel une porte de soute était tombée en plein vol, ce qui avait provoqué une décompression de type explosif. Le plancher de la cabine s’était effondré et les passagers, tous attachés à leur siège, avaient été aspirés au-dehors. Les câbles de pilotage qui passent sous le plancher, du cockpit à la queue, avaient été sectionnés et l’appareil, complètement ingouvernable, avait piqué tout droit. (Slater leva la main avec une patiente lassitude, pour couper court aux protestations qui allaient jaillir de la bouche du jeune enquêteur.) Réfléchissez-y, Tewson. Les marques bleues et jaunes que vous avez trouvées sur une des ailes proviennent effectivement de la porte de l’avion sur laquelle est peint le logo de la compagnie. Par ailleurs, l’arrêt brusque des communications a dû être causé par la rupture des câbles de pilotage, laquelle a probablement altéré le fonctionnement des autres circuits électriques. Tout cela, je vous l’accorde, fait songer à une explosion. Mais à une explosion de décompression, et non à une explosion de type criminel !
Tewson se taisait, le cerveau en ébullition. C’était possible ! Cela paraissait même plus vraisemblable ! Et cependant, son intuition lui disait que c’était faux.
— Toutefois, poursuivit gravement Slater, je n’élimine pas votre théorie, Tewson. Nous aurons bientôt la réponse. Mais il existe un élément essentiel qui discrédite votre idée : il est virtuellement impossible de placer une bombe à bord d’un avion, étant donné la perfection des dispositifs mécaniques de sécurité dont les compagnies aériennes entourent actuellement leurs vols. Toutes les grandes compagnies ont fini par en avoir assez des détournements d’avion et des alertes à la bombe, et en 1975, elles se sont groupées pour mettre au point la machinerie sophistiquée que nous connaissons aujourd’hui et qui a éliminé tous les risques de ce genre. Et vous, vous avez le culot d’annoncer que tous ces efforts ont été vains ! (Slater haussait de nouveau le ton à mesure que sa fureur reprenait le dessus.) Nous prétendons être une organisation sérieuse, et dès lors nous ne pouvons pas nous permettre d’affronter les critiques que vont nous valoir les élucubrations de votre égocentrisme écervelé !
Il fixa longuement Tewson, qui se sentit rougir.
— À partir d’aujourd’hui, vous êtes suspendu de vos fonctions tant que cette enquête-ci ne sera pas terminée. Il se peut que, d’ici là, nous ayons besoin de vos services dans le cadre d’une autre enquête. Dans ce cas, je prendrai contact avec vous.
C’était Tewson, à présent, qui se mettait en colère. Il se leva d’un bond et se pencha avec agressivité par-dessus le bureau :
— Vous n’avez pas encore prouvé que j’ai tort !
— Et vous, vous n’avez pas prouvé que vous avez raison, répliqua Slater en regardant droit dans les yeux ardents de son jeune subordonné. D’ailleurs, cela n’entre pas en ligne de compte. Peu importe que vous ayez tort ou raison. Il n’est question ici que de votre indiscrétion et de votre responsabilité vis-à-vis de l’A.I.B. ! À présent, allez chercher vos affaires et ne reparaissez plus avant qu’on vous le demande.
Tewson fit vivement demi-tour et se rua vers la porte de la chambre voisine, où il avait rangé quelques affaires personnelles. Slater termina sa tirade en lui lançant :
— Et si vous voulez démissionner, ça vous regarde !
Tewson claqua la porte derrière lui et s’y adossa quelques instants pour reprendre son calme.
— Le salaud ! dit-il à voix haute.
Furibond, il s’empara de ses lunettes et entreprit d’en frotter les verres avec le bout de sa cravate. Marchant vers le centre de la pièce, il donna un coup de pied dans la table basse.
Je prouverai que c’est moi qui ai raison ! se dit-il. Je lui ferai voir, à ce vieil imbécile obtus ! De quoi aura-t-il l’air quand on découvrira la vérité, et qu’on réalisera que celui qui avait eu les justes pressentiments se trouve suspendu de ses fonctions ! Il me paiera ça, ce vieux salopard !
Il fourra quelques objets hétéroclites dans une serviette fatiguée et s’en alla par la porte qui donnait directement dans le couloir. En bas, il entra dans le bar de l’hôtel, flanqua sa serviette par terre, au pied du comptoir, et commanda un whisky double.
Le whisky lui brûla la gorge, et il empoigna la bouteille de soda, sous le regard ironique du barman qu’il fusilla des yeux. S’emparant d’un haut tabouret, il s’y assit et posa fermement les deux coudes sur le bar. Gare à ce type s’il osait encore sourire ! Le barman en veste blanche prit un verre propre, qu’il se mit à essuyer avec vigueur, en tournant le dos à Tewson. Ce dernier parvint petit à petit à boire plus posément – sa respiration, encore courte et haletante, se calmait au fur et à mesure que l’alcool faisait son effet. Son esprit, toujours en feu, bouillonnait de fureur frustrée, mais, progressivement, il réussit à s’apaiser tout à fait et à réfléchir d’une façon plus constructive.
Si seulement il pouvait trouver de quelle manière une bombe aurait pu être posée à bord de l’avion ! C’était bien cela, le point faible de sa théorie. Car, effectivement, c’était pratiquement devenu une impossibilité. Le personnel de l’aéroport ? Non, un dernier contrôle était toujours effectué après le passage des équipes d’entretien et de nettoyage. Les bagages ? Impossible. Tout passait aux rayons X. L’équipage lui-même ? Bien sûr, c’était une possibilité. Mais pourquoi un des membres de l’équipage aurait-il voulu faire sauter l’avion dans lequel il allait embarquer ? Les contrôles médicaux étaient suffisamment bien faits pour éviter de laisser voler ceux qui auraient perdu la tête. En outre, les bagages de l’équipage étaient également soumis à la fouille, de temps à autre. Alors, qui ?
Tout à coup, il trouva la réponse !
Ce n’était encore qu’un embryon d’idée, mais elle se développa dans son esprit pour former une image complète. Mais oui, c’était tout à fait possible ! Cela pouvait parfaitement avoir été fait comme cela ! Tewson se leva, tout excité. Fallait-il remonter et en parler à Slater ? Non, au diable le vieux. Il fallait d’abord prouver ce qu’il avançait, c’était la seule façon. Peut-être qu’il se trompait, mais… apparemment, tout avait l’air de concorder… En silence, il réfléchissait aux différentes possibilités. Il connaissait un homme qui pourrait lui en dire davantage.
Avec un sourire de satisfaction, Tewson quitta le bar et franchit les portes battantes de l’hôtel, oubliant sa serviette au pied du comptoir du bar.