CHAPITRE 5
Keller s’éveilla en sursaut. L’instant d’avant, il dormait – et brusquement, il se retrouvait complètement éveillé, sans être passé par les stades intermédiaires du retour à la conscience. Pendant quelques secondes, ses yeux restèrent fixés sur le plafond, puis ils se dirigèrent prestement vers sa montre qu’il avait déposée sur la table de nuit. Sept heures précises. Qu’est-ce qui l’avait éveillé aussi brusquement ? Un rêve ? Jusqu’à l’accident, il avait toujours été habitué à rêver beaucoup et à se souvenir de façon précise, vivace, de ce dont il avait rêvé – c’en était presque fatigant. Depuis lors, plus rien. Bien sûr, il savait que c’était impossible : tout le monde rêve, qu’on en soit conscient ou non. Mais, tout au long de ces dernières semaines, il avait toujours eu l’impression de tomber endormi instantanément et de se réveiller tout aussi rapidement en ne conservant qu’une sensation de vide, comme s’il n’avait fermé les yeux que l’espace d’un battement de paupières. Sans doute était-ce pour son esprit une façon de le protéger en maintenant le cauchemar caché dans les profondes circonvolutions de son subconscient et en effaçant les moindres traces avant qu’il s’éveille.
Cette nuit, pourtant, n’avait pas été pareille aux précédentes. Il chercha à se concentrer, mais les visions imprécises lui échappèrent en se riant de lui. La seule chose dont il se souvenait, c’est qu’il y avait eu des voix. Des chuchotements. Était-ce Hobbs qui avait provoqué ces rêves ? De toute évidence, le petit homme l’avait troublé.
— Puis-je entrer ? avait demandé le spirite.
Et, sans un mot, Keller s’était écarté pour lui laisser le passage.
Après avoir fermé la porte, il s’était tourné vers le petit homme à l’air inoffensif qui avait marché jusqu’au milieu de la pièce et était à présent occupé à regarder autour de lui, non par curiosité, mais avec un intérêt véritable. Ses yeux étaient tombés sur la photo de Cathy et il l’avait examinée pendant quelques secondes avant de se retourner vers Keller.
— Je suis désolé de vous déranger à une heure aussi tardive, monsieur Keller. (Sa voix était douce, mais ferme. Aussi ferme que son regard.) J’ai essayé de vous appeler, mais j’ai cru comprendre que vous aviez fait déconnecter votre téléphone. Comme je devais vous parler, j’ai pris votre adresse dans l’annuaire.
Le copilote resta silencieux quelques instants encore. Il ne comprenait pas bien pourquoi il ressentait cette sorte de crainte.
— Que voulez-vous ? dit-il avec peine.
— C’est… c’est un peu difficile à expliquer, monsieur Keller. (Pour la première fois, l’homme baissa les yeux.) Puis-je m’asseoir ?
Keller lui indiqua le fauteuil d’un geste de la tête. Lui-même resta debout. Hobbs s’installa dans le fauteuil et leva les yeux vers lui.
— Tout d’abord, monsieur Keller, je ne suis pas fou, commença-t-il, bien que je n’aie pas d’autre preuve à vous donner que ma parole. J’ai travaillé comme médium jusqu’il y a quelques années et, s’il m’est permis de le dire moi-même, j’avais énormément de succès. Trop, en fait. Je commençais à être trop pris par les émotions de mes clients… et de mes esprits. Cela m’épuisait, voyez-vous, cela me prenait toutes mes forces. Ce n’est plus en tant que médium véritable que j’agissais, c’est-à-dire en tant qu’intermédiaire. J’ai pressenti que je risquais de me perdre dans le monde de mes esprits. D’être utilisé non plus comme simple instrument de communication, mais comme agent de contact physique. (Il sourit comme pour s’excuser, à la vue du pli d’incrédulité qui se marquait sur le visage du copilote.) Excusez-moi. Je tâche de vous convaincre que je ne suis pas un fou, et voilà que je m’embarque dans des considérations avec lesquelles vous n’êtes sûrement pas très familiarisé. Je me bornerai à vous dire que, depuis quelques années, je m’efforce consciemment d’éviter toute communication avec l’autre monde. Néanmoins, pour un véritable percipient, il est pratiquement impossible de se fermer totalement, quelles que soient les raisons qu’on ait de le vouloir. Car, quant à moi, j’avais une raison impérieuse d’arrêter tout commerce avec l’autre monde. Cependant, les médiums sont un peu comme des récepteurs de radio qu’on ne peut pas débrancher : les esprits continuent à me visiter et à parler au travers de moi. Mais je ne me laisse faire que par les esprits amicaux. Pour les autres… j’essaie de fermer mon esprit à leur voix, ou du moins de la garder à l’intérieur de moi-même. Ce qui n’est pas toujours facile.
En dépit de son malaise, Keller sentait son incrédulité arriver à son comble.
— Écoutez, monsieur Hobbs. Je ne sais pas exactement où diable vous voulez en venir. (Il parlait sans brutalité, mais le ton de sa voix indiquait clairement qu’il prenait Hobbs pour un détraqué.) Je ne connais rien au spiritisme, et, très franchement, je n’y crois même pas. Au cours des dernières semaines, j’ai été importuné par la presse, les autorités, les familles des victimes de l’accident, des gens qui réclamaient mon propre sang, des amis bien intentionnés mais épuisants, des ecclésiastiques désireux de me transformer en miracle ambulant, des hommes et des femmes à l’esprit mal tourné qui voulaient connaître les détails les plus sinistres, et… (il fit une pause délibérée) par des imbéciles porteurs de messages d’outre-tombe !
Le petit homme sursauta :
— Quelqu’un d’autre a déjà essayé de vous apporter un message ?
— Cinq, jusqu’à présent, dit Keller avec lassitude. Et je présume que vous serez le sixième.
Hobbs s’avança tout au bord de son siège, visiblement excité :
— Quels messages avaient-ils ? Que vous ont-ils dit ? Qui étaient-ils ?
— Deux d’entre eux ont dit être des satanistes, deux autres m’apportaient des messages de Dieu, et le cinquième prétendait être Dieu lui-même. Et vous, qui êtes-vous ? Ne dites pas que vous êtes le Diable ?
Hobbs se rassit au fond de son fauteuil, l’air déçu, mais absolument pas atteint par les paroles blessantes de Keller. Pendant quelques instants, il parut réfléchir, puis il dit calmement :
— Non, monsieur Keller. Je ne suis rien de tout cela. Je vous l’ai dit, je suis un spirite. Je vous en prie, ayez la patience de m’accorder cinq minutes. Après quoi, si vous le souhaitez toujours, je m’en irai.
Keller prit sa bouteille de whisky et un verre et se laissa tomber lourdement sur le sofa. Sans rien offrir à Hobbs, il se versa une rasade, et lui dit :
— Allez-y. Cinq minutes.
— Savez-vous ce qu’est le spiritisme ? lui demanda Hobbs.
— C’est parler avec les fantômes, non ?
— C’est une définition approximative, et pas tout à fait exacte. C’est une sensibilité, c’est le fait de pouvoir enregistrer des vibrations, des radiations ou des fréquences que nos sens normaux ne peuvent pas capter. Un médium est un intermédiaire – comme je vous le disais tout à l’heure, c’est une espèce de radio humaine, de téléviseur humain capable de se régler sur un autre monde qui est invisible et inaudible pour le reste de l’humanité. Mais, comme tous les postes de radio ou de télévision, chaque médium a un champ de réception limité. Et, contrairement aux machines, les médiums peuvent augmenter leurs capacités de réceptivité en développant leurs pouvoirs. Quant à moi, je me suis rendu compte que mon développement devenait… (Il détourna le regard.) Disons… euh, disons qu’il était trop important. Au point de devenir dangereux. (Il se passa une main sur la joue, jusqu’au menton.) Pourrais-je avoir quelque chose à boire ?
Keller faillit sourire. Un spirite qui a un problème de boisson ? Cette pensée le rendit curieusement plus tolérant à l’égard du petit homme, et il lui demanda :
— Que voulez-vous ?
— La même chose que vous, s’il vous plaît.
Keller remarqua la façon dont Hobbs regardait le scotch pendant qu’il le servait. Bon sang, se dit-il, il a réellement un problème de ce côté-là. Il lui tendit le verre et ne fut presque pas étonné de voir la moitié de son contenu disparaître d’un coup dans le gosier du petit homme.
— Voulez-vous autre chose avec cela ? demanda-t-il doucement.
Hobbs le regarda de nouveau avec un sourire d’excuse :
— Pardonnez-moi. Non, merci beaucoup.
Eh bien, au moins cela lui donne un aspect plus humain, songea le copilote en se rasseyant sur le sofa.
— Si nous en venions au fait, à présent ?
— Bien sûr. (Hobbs but une gorgée plus modérée et se redressa de nouveau sur son siège.) Comme je vous l’ai dit, j’essaie depuis quelques années d’arrêter mes progrès en ce qui concerne ces pouvoirs particuliers, mais je suis incapable d’empêcher les esprits de me contacter lorsque leur volonté est assez forte. Néanmoins, je refuse de transmettre des messages, et je crois qu’ils commencent à admettre cela comme un fait accompli.
Keller se reprit, mentalement. Tonnerre, on dirait que je commence à y croire. Il se rendit compte que c’était parce que le petit homme parlait d’une façon tellement réaliste, sans la moindre trace de gêne ou d’embarras.
— Cependant, il y a deux semaines, une voix nouvelle – des voix, plus exactement – commencèrent à communiquer avec moi. Elles étaient troublées, fâchées et, je pense, extrêmement tourmentées. C’étaient des chuchotements, des murmures effrayés, des voix étouffées qui sonnaient comme dans un vaste hall sombre, et qui voulaient savoir où elles se trouvaient, ce qui leur était arrivé. Oh, elles paraissaient tellement esseulées, tellement craintives…
De nouveau, Keller sentit la tension monter en lui. L’atmosphère qui flottait entre les deux hommes s’était chargée d’électricité. Hobbs but – une plus longue gorgée, cette fois – et Keller remarqua que sa main tremblait légèrement.
— Petit à petit, continua-t-il, des voix plus péremptoires se firent entendre. Voyez-vous, monsieur Keller, leur monde n’est pas tellement différent du nôtre : où que ce soit, ce sont toujours les personnalités les plus fortes qui prennent la tête. Mais ces voix-là n’étaient pas bienveillantes. Elles semblaient… rancunières. L’état émotionnel qu’elles me faisaient ressentir était un mélange de saisissement intense et de haine.
De propos délibéré, Keller voulut briser l’atmosphère, ce lien magnétique que le médium avait tissé entre eux. Se levant, il se dirigea vers la fenêtre, son verre à la main.
— Écoutez, euh, monsieur Hobbs…, commença-t-il, mais le médium lui coupa la parole.
— Je vous en prie, écoutez-moi. Je sais ce que vous alliez me dire : vous ne croyez pas à la survie après la mort, et même si vous y croyez, vous trouvez tout ceci tiré par les cheveux. Soit. Quand j’aurai terminé, je vous promets de partir et de ne plus vous importuner, si tel est votre désir. Mais laissez-moi parler, pour ma propre tranquillité d’esprit. Car elles ne me laisseront pas en paix tant que je ne vous aurai pas tout dit. Comprenez-vous, après un accident de cette sorte, il arrive que les esprits ne réalisent pas ce qui leur est arrivé. Ils sont en état de choc émotionnel. Ils ne savent pas qu’ils sont morts ! Ils deviennent ce que vous appelleriez des fantômes et continuent à hanter ce monde, en tâchant de prendre contact avec quelqu’un pour faire savoir qu’ils sont encore vivants. Ou bien, ils sont parfois liés par certaines situations, certaines émotions ; ils peuvent souhaiter parfaire quelque chose ici-bas, une tâche qu’ils ont négligée pendant leur vie. Ou encore, il arrive qu’ils veuillent se venger.
Keller se retourna d’un bloc. Les derniers mots du médium avaient touché quelque chose de très profond en lui, un point extrêmement sensible. Ces mots lui faisaient peur.
— Parfois, les véritables percipients peuvent aider ces esprits, apaiser ces âmes torturées et les faire passer en paix dans l’autre monde. Pour cela, nous leur permettons d’arranger tout ce qui les préoccupe sur cette terre, tout ce qui les retient ici. Malheureusement, dans le cas présent, elles sont encore trop troublées pour que je puisse communiquer convenablement avec elles.
— Et de toute évidence, vous imaginez que ces âmes sont celles des passagers de l’avion accidenté, dit Keller d’une voix dure et sceptique.
— Je sais que ce sont elles ! Tant d’âmes terrifiées à la fois, rassemblées au même endroit ! Et puis, il y a autre chose, monsieur Keller.
Le copilote se raidit. Il pressentait ce qui allait suivre :
— Les voix… les chuchotements… C’est vous qu’ils appellent.
Il y eut un nouveau silence. Keller avait envie de se moquer des paroles du médium, de le renvoyer avec mépris comme n’importe quel autre charlatan, mais, pour une raison quelconque, il n’y parvenait pas. Pas seulement à cause de son évidente sincérité ; cela avait quelque chose à voir avec la rencontre que lui-même avait faite avec la mort. En quelque sorte, cette expérience l’avait rendu plus réceptif. Mais malgré tout, le côté plus pragmatique de sa nature luttait dans l’autre sens.
— C’est ridicule, dit-il.
— Je vous assure que non, répliqua Hobbs. Au début, les voix étaient totalement confuses ; elles criaient au secours, elles appelaient des êtres chers. J’ai vu des visages – tant de visages ravagés – et leurs images ne cessaient de s’effacer, de réapparaître, suppliant, implorant… Puis, au fil des jours, les esprits sont devenus plus concertés, plus contrôlés. Ils étaient toujours en proie à la panique, mais ils avaient l’air dirigés. Et c’est alors qu’ils ont commencé à prononcer votre nom, à le répéter sans cesse.
— Pourquoi ? Pourquoi feraient-ils cela ?
— Je… je ne sais pas, monsieur Keller. Comme je vous l’ai dit, ils sont troublés. Leur message n’est pas encore très clair. Mais… (de nouveau, il baissa les yeux) bon nombre d’entre eux sont fâchés. (Ses yeux perçants revinrent se fixer sur ceux de Keller.) Connaissez-vous quelqu’un du nom de Rogan ?
L’espace d’une seconde, le copilote se figea. Puis il réalisa qu’Hobbs avait sûrement appris ce nom par la presse.
— C’était le commandant du 747, comme vous devez l’avoir lu dans les journaux.
— Ah, oui, sans doute l’ai-je lu. J’avais oublié – mais vous ne me croirez évidemment pas.
— Effectivement, je ne vous crois pas. À présent, vos cinq minutes sont passées. Je voudrais que vous vous en alliez.
Keller marcha vers le médium, qui sauta sur ses pieds.
— Vous vous êtes disputé avec le commandant Rogan, n’est-ce pas ?
Keller s’immobilisa.
— Comment savez-vous…
— Cela avait un rapport avec sa femme.
Hobbs prononçait cette phrase comme une affirmation, non pas comme une question.
Keller eut un nouvel éclair de mémoire. Rogan criait vers lui, et son visage était tout près, à quelques centimètres à peine du sien. Il n’entendait pas les mots, mais il voyait la colère, la violence qui brûlait dans ses yeux. Où se trouvaient-ils ? Pas dans l’avion. Non, c’était dans un des hangars. Il n’y avait personne avec eux. Il faisait nuit, cela, il en était certain. Était-ce la fameuse nuit, celle de la catastrophe ? Il n’en était pas sûr. Ils avaient eu un bref affrontement et il avait poussé Rogan. Il revoyait clairement le commandant par terre, levant vers lui un regard furibond. Il s’était détourné et s’était éloigné de ce pilote qui était son aîné, et qu’il laissait là, gisant par terre, criant des injures. Soudain, il se rappela l’objet de leur différend. Oui, cela avait un rapport avec Beth Rogan, la femme du commandant.
— C’est exact, n’est-ce pas ?
Les mots d’Hobbs vinrent briser sa vision.
— Comment l’avez-vous su ?
— Le commandant Rogan ne parvient pas à l’oublier.
— C’est impossible.
— Oui, monsieur Keller.
Le copilote s’assit avec lassitude sur le bord du sofa.
— Comment diable avez-vous pu savoir tout cela ?
— Tout ce que je vous ai dit est vrai. Je ne prétends pas vous y faire croire, mais du moins réfléchissez-y. Vous êtes la clé, monsieur Keller. J’ignore comment, j’ignore pourquoi, mais c’est vous qui détenez la réponse pour tous ces infortunés et vous devez leur venir en aide.
Keller leva la tête d’entre ses mains.
— Ils veulent ma peau, n’est-ce pas ? demanda-t-il sans regarder le médium.
— Je… je ne sais pas. Je n’en suis pas certain, dit Hobbs.
— Je le sens. Ils ne sont pas au complet. J’en suis sorti indemne, et maintenant ils me réclament. J’aurais dû mourir.
— Je ne pense pas que ce soit la bonne réponse, monsieur Keller, dit Hobbs.
Mais le manque d’assurance de sa voix le trahissait.
Keller se leva et alla rapidement jusqu’au buffet. Prenant la photographie de Cathy, il demanda :
— Avez-vous vu ce visage parmi eux ?
Hobbs la regarda attentivement, les yeux rétrécis par l’effort de concentration.
— Non, je ne crois pas, finit-il par dire. J’ai remarqué cette photo tout à l’heure, en entrant, mais elle n’a éveillé aucun souvenir en moi. Je ne crois pas qu’elle était parmi eux.
— Eh bien, si ce que vous dites est vrai, elle devait y être. Elle a été tuée dans l’accident ! dit Keller, plein de colère et de nouveau sceptique.
Hobbs leva la main comme pour le calmer.
— Monsieur Keller, les visions sont parfois faibles, et de temps en temps fortes. Et elles sont tellement nombreuses ! À ce stade-ci, il m’est impossible de dire si elle se trouve ou non avec eux. Et il se peut parfaitement qu’elle soit passée sans heurts d’un monde dans l’autre, ainsi que quelques-uns, laissant derrière eux un certain nombre d’infortunés.
Keller regarda avec intensité le visage de Cathy, puis il replaça le portrait sur le buffet. Changeant d’humeur, il se tourna vers le médium avec dégoût :
— Tout cela a assez duré. Il me semble que vous feriez mieux de partir, à présent.
— De quoi avez-vous peur ?
La question était posée sans détours ni ménagements.
— Que voulez-vous dire ?
— Redoutez-vous d’avoir été, d’une façon ou d’une autre, responsable de l’accident ? Suite à votre conflit avec le commandant Rogan, peut-être auriez-vous commis une erreur de jugement qui aurait conduit au désastre ? Avez-vous peur de découvrir la vérité ?
— Sortez.
La voix de Keller était sourde et pleine de colère.
— Je m’en vais. Mais, je vous en prie, pensez à tout cela. Il n’y aura de paix ni pour vous ni pour eux tant que la réponse n’aura pas été trouvée. Et je suis inquiet, monsieur Keller, très inquiet. Voyez-vous, il y a autre chose encore, à propos de ces esprits. Quelque chose d’extrêmement étrange. Et d’extrêmement mauvais. J’ai peur de ce qui pourrait se passer s’ils n’étaient pas délivrés de leur tourment.
Et, après avoir griffonné son adresse sur un bout de papier froissé, il était parti. Keller, se sentant subitement vidé de toute énergie, s’était déshabillé et mis au lit pour tomber aussitôt endormi et s’enfoncer dans un sombre univers de chuchotements. À présent, il s’efforçait de se rappeler son rêve, le premier qu’il eût fait depuis des semaines, mais en vain. Son esprit s’y refusait.
Il éteignit sa cigarette et repoussa les couvertures. Marchant jusqu’à la salle de bains, il se passa de l’eau fraîche sur la figure puis, toujours nu et cependant insensible au froid, il alla à la cuisine et se fit du café fort. Ensuite, il repassa au salon avec sa tasse et, sans le vouloir, il posa les yeux sur la photo de Cathy. Et c’est à ce moment qu’il se rendit compte de sa nudité. Bien souvent, au cours des mois d’été, ils s’étaient promenés tout nus dans l’appartement. Ils aimaient à se voir l’un l’autre dans les positions les plus naturelles, les plus détendues – son corps à lui, ferme et solide, et le sien à elle, doux, mince, avec de longues jambes effilées et de petits seins d’adolescente. Ils jouissaient ensemble de ce sentiment de liberté, et leur nudité était le symbole de leur intimité. Il retourna à la chambre à coucher et enfila son peignoir.
Tandis qu’il buvait son café, son regard fut attiré par le bout de papier chiffonné sur lequel se trouvait l’adresse d’Hobbs. Il était par terre, car il avait été soufflé par un courant d’air au moment où la porte s’était refermée sur le médium, la veille au soir. Keller ne s’était pas donné la peine de le récupérer, puisqu’il n’avait aucunement l’intention de recontacter le petit homme. À présent, il le ramassa, cependant, et le lissa sur la table, devant lui. C’était une adresse à Wimbledon : Keller ne put s’empêcher de sourire à l’idée d’un petit bonhomme de la banlieue qui communiquait avec des esprits de l’autre monde. Pourtant, c’était précisément l’air ordinaire de cet homme qui avait rendu son histoire plausible. S’il avait été vêtu d’une cape noire et qu’il avait parlé avec grandiloquence et fanatisme, tout cela eût paru absurde. Mais le petit air calme et presque humble d’Hobbs n’avait fait qu’ajouter à son autorité. Il ne semblait pas attacher d’importance au fait d’être cru ou non : il énonçait simplement des faits. Le seul détail étrange de sa personne était son regard. Un regard qui dépassait celui de Keller et pénétrait au plus profond de son être. Pourquoi Hobbs avait-il eu l’air tellement perplexe lorsqu’il avait ouvert la porte ?
Et comment avait-il appris qu’il s’était disputé avec Rogan ?
Le copilote ne se souvenait toujours pas du moment où la discussion avait eu lieu. Sentant que cela devait être important, il voulut forcer son cerveau à se souvenir. Mais, comme cela lui arrivait la plupart du temps lorsqu’il repensait à l’accident, plus il se concentra, plus les réponses lui échappèrent. Il existait évidemment une personne qui serait sans doute à même de le renseigner : Beth Rogan. Il répugnait à la revoir après ce qui s’était passé entre eux, mais il avait l’impression de ne pas avoir le choix. Il fallait qu’il sache.
Continuant à boire son café noir à petites gorgées, il contempla mentalement l’image de Beth. À trente-six ans, elle était encore une très belle femme. C’était comme si la maturité conférait à sa beauté un plus grand épanouissement. Comment réagirait-elle en le voyant si peu de temps après la mort de son mari ? Le blâmerait-elle, elle aussi, comme tous les autres ? Ou serait-elle heureuse qu’il ait survécu ? Il y avait un bon moment qu’ils ne s’étaient vus, et il ne pouvait absolument pas prévoir quelle serait sa réaction.
Il avait encore autre chose à faire, en relation avec la théorie de l’explosion développée par Harry Tewson. Il savait que Tewson lançait souvent des conjectures au hasard, à propos des causes de ce type d’accidents ; il faisait en quelque sorte un bond mental et devait revenir en arrière pour établir les preuves de ce qu’il avançait. La plupart du temps, il voyait juste. Dans ce cas, pour quelles raisons avait-on placé une bombe dans l’avion ? Et comment avait-on pu l’introduire à bord ? Il fallait qu’il consulte la liste des passagers : il savait exactement qui pourrait la lui procurer. Bien entendu, il pouvait aussi bien ne rien entreprendre et attendre le rapport de l’A.I.B. sur la cause du sinistre ; si l’on subodorait quelque chose de louche, la police reprendrait l’enquête pour trouver le coupable et ses motivations. Mais cela prendrait des mois. Et il avait le sentiment de ne pas disposer de beaucoup de temps.