CHAPITRE 16

 

Le révérend Biddlestone, s’agitant dans son sommeil, envoya un coup de pied à la tasse vide qui reposait sur sa soucoupe, à côté du sofa. Le cliquetis de la porcelaine le réveilla en sursaut et, pendant quelques secondes, son esprit endormi lutta pour savoir où il était. Se dressant sur son séant, il regarda le feu qui brûlait devant lui comme une prolongation de son rêve – mais bientôt, il se détendit : la lumière des flammes n’illuminait que les objets et les meubles familiers de son salon. Il avait dû s’assoupir après le départ de Mme McBride, sa gouvernante. L’excellente femme l’avait soigné comme une vraie mère poule, lui avait allumé un bon feu, lui avait apporté du thé avec deux délicieuses galettes de sa propre confection et, redressant les coussins, l’avait installé pour le mieux. Il s’était évidemment endormi après son départ, dans la bonne chaleur du feu, propice au sommeil.

Il ne devait pas avoir dormi très longtemps, car les flammes étaient encore vives. Et pourtant, elles ne donnaient plus aucune chaleur. La pièce était extrêmement froide. À tel point, même, qu’il voyait sa respiration se condenser quand il expirait. Étrange… Et il avait fait un rêve tellement atroce ! Il s’était retrouvé, le soir de l’accident, en train de marcher au milieu des victimes pour leur administrer les derniers sacrements. Mais cette fois, tout le champ brûlait et il circulait parmi les flammes, bénissant et réconfortant les blessés et les mutilés. Et tous étaient encore en vie et, dans de terribles souffrances, ils pleuraient en réclamant la pitié, l’indulgence.

Ce souvenir le fit frissonner. Pauvres, misérables créatures ! Il était sûr d’une chose : bon nombre d’entre elles n’avaient pas encore trouvé la paix. Cette « chose » qu’il avait vue dans son église, ce n’était en fait que la manifestation d’une âme tourmentée. L’horreur de ses traits n’avait existé que dans son propre esprit : le mal qui s’en exhalait ne provenait que de sa propre frayeur. C’était du moins ce que lui avait fait comprendre son rêve : les flammes représentaient leurs tourments, et ces tourments n’avaient pas cessé. Ils avaient supplié qu’on leur épargne ce purgatoire : par la prière, il les aiderait à s’en libérer.

Sans savoir ce qui l’y incitait, le pasteur regarda vers la fenêtre et il y vit une petite figure blanche qui l’observait à travers le carreau. Cette vision ne le surprit pas autant qu’elle l’aurait dû. On aurait presque dit qu’il s’y attendait.

Il se leva et, une fois de plus, heurta du pied sa tasse qui était par terre. Le bruit qu’elle fit sur la soucoupe le fit baisser les yeux l’espace d’un instant. Lorsqu’il releva la tête, le petit visage avait disparu. Se précipitant vers la fenêtre, il s’approcha de la vitre pour scruter les ténèbres du dehors, les mains en œillères pour ne pas être gêné par la lumière du feu. Son haleine forma bientôt sur la vitre une buée qui l’empêcha de bien voir : l’essuyant du revers de la main, il se pencha de nouveau, en retenant sa respiration.

Au bout du jardin, dans le noir, une frêle petite silhouette attendait. Cela avait l’air d’être un enfant, et il semblait serrer quelque chose de blanc contre lui. Le pasteur frappa contre le carreau et fit signe à l’enfant d’approcher. Mais la petite silhouette resta où elle était, immobile.

Alors, il se redressa et quitta la pièce aussi vite qu’il le put, pour aller à la porte du jardin. Le temps de la déverrouiller et de l’ouvrir, l’enfant était parti. Pendant de longues secondes, il resta sur le seuil à fouiller l’ombre du regard, sans prendre garde au froid de la nuit. Descendant ensuite sur le sentier de son jardin, il se mit à l’arpenter en faisant bien attention de ne pas piétiner ses plates-bandes gelées. Arrivé près de la haie, il jeta un coup d’œil de l’autre côté. De là, on voyait la carcasse de l’avion, au milieu du champ voisin, illuminée par deux lampes jumelles. Il se retourna, désespéré, lorsqu'avec sursaut il aperçut la silhouette pâle, spectrale, qui passait à côté de la maison et s’éloignait de lui. Se précipitant à sa suite, il la vit disparaître par le passage latéral qui menait vers l’église. Il franchit lui aussi la haie au même endroit, puis s’arrêta pour chercher l’enfant du regard.

Elle l’attendait, non loin de là, et cette fois il la voyait assez clairement pour constater qu’il s’agissait d’une petite fille d’environ six ou sept ans – sûrement pas davantage. Plusieurs enfants avaient péri dans l’accident, bien sûr, mais il se souvenait du cas particulier d’une petite fille de six ans qui voyageait en compagnie de sa mère, romancière. Quel était son nom, déjà ? Il ne s’en souvenait pas. Mais les journaux avaient raconté qu’on n’avait jamais pu retrouver son corps – ou du moins, aucun fragment qui eût permis de l’identifier. N’était-il pas en présence du fantôme de cette malheureuse fillette, de cette pauvre petite créature perdue dans les champs à la recherche de sa mère ? Plein de compassion, il tendit la main vers elle : mais elle, lui tournant le dos, se mit à s’éloigner sans même se retourner pour voir s’il la suivait.

Bien entendu, il lui emboîta le pas, car sa souffrance pour une âme égarée était plus forte que toutes les frayeurs qu’il pouvait ressentir. Elle entra sous le porche qui se trouvait sur le côté de l’église, et par lequel il avait l’habitude d’entrer en semaine. Sachant que la porte était fermée, il se rua vers le porche, où la petite fille ne manquerait pas d’être bloquée. Mais lorsqu’il l’atteignit et s’arrêta juste devant, le souffle court, il eut la stupeur de constater que la porte de l’église était ouverte. Une lumière vacillante brillait à l’intérieur.

La démarche brusquement pesante, il se sentit irrésistiblement attiré vers l’embrasure de la porte, vers l’origine de cette lueur tremblotante. Mais maintenant, il sentait sourdre en lui l’ancienne terreur. Maintenant qu’il était trop tard, la peur le transperçait de son frisson.

Grimpant les quelques marches qui menaient à la porte, il vit que des bougies brûlaient dans l’église. Leurs flammes faisaient monter dans l’air de minces spirales de fumée noire qui remplissaient l’église de vapeurs âcres et de relents de cire. Leurs faibles lueurs combinées ne suffisaient pas à éclairer le vaste espace du bâtiment, et la longue nef était dominée par les ombres. Quant au chœur et à la petite chapelle de la Vierge, ils étaient totalement plongés dans l’obscurité. Le pasteur entra, d’un pas mal assuré, souhaitant intérieurement tourner les talons et s’enfuir, mais impérieusement contraint d’avancer.

La petite fille était agenouillée devant l’autel. Elle ne serrait plus sa poupée dans ses bras et le jouet, vaguement tenu au bout de ses bras ballants, traînait mollement par terre. Ému, il marcha vers elle en levant les deux bras dans un geste de compassion.

— Laisse-moi t’aider, mon petit, dit-il avec chaleur.

Mais, avant qu’il arrive auprès d’elle, quelque chose d’autre sortit de l’ombre. Quelque chose de noir. Quelque chose qui ricanait abominablement.

L’atroce puanteur de chair brûlée lui emplit aussitôt les narines et il s’immobilisa sur place, les bras toujours tendus. Devant lui se trouvaient la même face calcinée, les mêmes trous noirs qui avaient dû abriter des yeux, la même caverne béante qui avait été une bouche et au fond de laquelle s’apercevait un mince lambeau de chair sèche et racornie : ce qui restait d’une langue. C’étaient les vestiges carbonisés d’un cadavre. C’étaient ceux qu’il avait déjà vus la veille dans son église.

Accablé d’horreur, le révérend Biddlestone tomba à genoux. De petits bruits sortaient de sa bouche qu’il ouvrait et fermait tour à tour dans l’effort désespéré qu’il faisait pour crier, pour appeler – pour lâcher la bonde à la terrible tension qui montait en lui. Quittant des yeux, par un suprême effort de volonté, la vision calcinée, il tourna ses regards vers la fillette. Elle ne manquerait pas de l’aider, elle lui donnerait la force de fuir cette créature répugnante.

La petite fille se retourna pour le regarder et il vit que sa robe n’était plus qu’un amas de haillons roussis. Quant à trouver de la sympathie dans son expression, il ne pouvait en être question : elle n’avait pas de visage. Et cependant, il l’entendit rire sous cape, tandis que ses petites épaules étaient secouées par son accès de gaieté. Mais le rire sortait des lèvres moqueuses de la poupée qui gisait à côté d’elle. Le visage de plastique était déformé et brûlé, mais les yeux de la poupée, immenses et arrondis, étaient fixés sur lui avec une intensité magnétique. Le rire de la fillette en faisait presque un être vivant.

D’autres formes noires sortaient de l’ombre. Quelques-unes devaient se traîner par terre parce qu’il leur manquait des membres. Leurs voix se répercutaient sous les voûtes de pierre de l’église en de longs murmures, presque des chuchotements. Lentement, ils marchaient sur lui, le long des bas-côtés, entre les rangées de bancs. Si nombreux…

Il se rejeta en arrière et, ce faisant, tomba sur le côté. Le personnage qui était sur l’autel, le plus proche de la petite créature qui avait été une enfant, s’approcha, plus près, encore plus près, et se pencha vers lui. L’odeur atroce de sa chair brûlée donna un violent haut-le-cœur au pasteur.

— Alors, homme de Dieu, tu es venu pour nous sauver ? prononçait une voix basse, sifflante, émise avec effort par des cordes vocales brûlées.

Et le rire qui suivit n’en parut que plus malveillant encore.

Le pasteur voulut essayer de fuir la petite fille en rampant, mais ses membres refusèrent de lui obéir. Les créatures s’étaient toutes rassemblées autour de lui, à présent, et toutes l’observaient – certaines d’un regard aveugle. La petite fille se fraya un passage au travers de la foule. Elle étreignait sa poupée, dont les yeux voyaient pour elle.

— Est-ce lui ? demanda une voix.

— Non, souffla une autre. Ce n’est pas celui-ci.

Il voyait davantage de détails, maintenant, et tous ces détails étaient plus affreux les uns que les autres. Des touffes éparses de cheveux roussis encore accrochés à des crânes décharnés, des lèvres mangées par les flammes, laissant à nu des dents noires et grimaçantes, des mains qui n’avaient plus de doigts, des corps déchirés par le milieu et qui faisaient apparaître des entrailles grouillantes d’êtres vivants.

— Dieu du Ciel, au secours ! parvint-il à articuler. (Puis, sa voix s’amplifia et il hurla :) Au secours !

Il se mit à quatre pattes et replia ses jambes sous lui. Puis, posant son visage sur les froides dalles de son église, il couvrit ses joues et ses oreilles de ses deux bras. Geignant et laissant derrière lui une traînée humide de larmes, il entreprit de se traîner entre les jambes des monstres qui formaient un cercle autour de lui, et progressa, centimètre par centimètre. Il n’avait ni la force ni le courage de se remettre debout et de passer au milieu d’eux. Sans cesse ils se moquaient de lui, le harcelaient de leurs moignons de doigts noircis, riaient de sa poltronnerie. Le bruit qu’ils faisaient résonnait dans sa tête, emplissait l’église, le tourmentait affreusement. Plaquant les mains sur ses oreilles, il releva la tête, les yeux étroitement fermés, et, se redressant sur ses genoux, il tendit le visage vers les hautes voûtes :

— Non ! Non ! hurlait-il.

Les voix se turent. Tout mouvement s’interrompit. Lentement, il rouvrit les yeux et baissa la tête. Tous s’étaient tournés vers la porte et regardaient l’homme qui se tenait à l’entrée de l’église.

— Aidez-moi, supplia doucement le pasteur.

Mais son ami Ian Filbury ne put que regarder, les yeux agrandis par l’horreur, la scène qui se déroulait à l’intérieur de l’église.

 

 

La journée avait été longue pour l’agent Wickham. Ses nerfs avaient été mis à rude épreuve, et il se sentait presque sur le point de craquer. Toute la journée, une tension s’était accumulée autour de lui, une nervosité générale qui, il en était cruellement conscient, affectait la ville tout entière. Il savait bien que, dans des cas comme celui-là, il n’y avait rien à faire – sinon attendre que l’orage éclate quelque part, et à ce moment-là se précipiter pour arranger les choses le mieux possible. L’agent Wickham ne savait pas exactement à quoi il fallait s’attendre, mais de toute façon il espérait bien que cela ne se déclencherait pas avant qu’il ait fini sa journée. Il avait fait pas mal d’heures supplémentaires, et l’angoisse qu’il ressentait lui-même les avait rendues interminables à ses yeux. Bien sûr, les primes qui en découlaient venaient bien à point, mais il aurait tout de même préféré – et de loin – travailler à un cas intéressant. Ou du moins à une affaire qui lui aurait donné l’occasion d’être actif. Il y avait de quoi devenir fou, à passer ainsi des semaines à battre la semelle dans ce champ, pour garder cette épave exactement comme si elle valait son pesant d’or. Plus que une heure, et il se retrouverait chez lui : un bon feu, un bon petit dîner, un moment devant la télévision… Ça lui ferait du bien.

Tout à coup, l’instant qu’il redoutait arriva.

Avec un sursaut, il entendit des appels au secours provenant de l’autre côté du champ.

— Tu as entendu, Ray ? cria-t-il à son collègue qui se trouvait quelque part dans l’ombre du champ, pour en surveiller les abords.

— Ouais, Bob, j’ai entendu, répondit l’autre policier. (Il alluma sa torche électrique et rejoignit Wickham d’un pas pesant.) Ça venait de là-bas, je crois, dit-il en pointant le doigt vers l’extrémité nord du champ.

— Non, non, de là ! répliqua Wickham en montrant l’est.

À ce moment-là, les cris retentirent de nouveau, donnant raison à l’agent Wickham.

— C’est du côté du presbytère ! Viens, Ray, allons-y !

Les deux policiers traversèrent le champ au pas de course, en s’éclairant avec leurs torches respectives. Le sol gelé crissait sous leurs lourdes bottines.

— Vite, vite, par ici ! cria une voix.

L’agent Wickham aperçut la silhouette d’un homme qui faisait de grands signes, près de la petite grille conduisant à l’église paroissiale. Braquant le rayon de sa lampe sur le visage de l’homme, il eut la surprise de reconnaître le regard qu’il éblouissait.

— Monsieur Filbury ? Que se passe-t-il, monsieur ? demanda-t-il en s’arrêtant devant la grille.

Entre-temps, Ray l’avait rejoint et dardait à son tour le faisceau de sa lampe vers le visage du commis au conseil municipal.

— Dieu soit loué ! Je pensais bien qu’il devait y avoir quelqu’un de garde auprès de l’épave, haleta Filbury en levant la main pour se protéger les yeux. C’est vous, Wickham ?

— C’est moi, monsieur. Que se passe-t-il ?

Filbury tourna la tête vers l’église et les deux policiers suivirent son regard. Une pâle lumière s’apercevait par l’entrée latérale.

— C’est le révérend Biddlestone. Venez m’aider.

Filbury ouvrit la grille et fit entrer l’agent Wickham, qui passa devant lui.

— Ça a recommencé, dit Filbury en lui emboîtant le pas.

L’agent ne prit pas la peine de lui demander ce qui avait recommencé, car ils étaient déjà pratiquement devant l’entrée et il allait pouvoir se rendre compte par lui-même.

Il gravit rapidement les quelques marches et s’arrêta net dans l’embrasure de la porte, suivi de trop près par les deux autres, qui se cognèrent contre son large dos. Le visage de l’agent Wickham refléta soudain la plus intense consternation.

Recroquevillé par terre sur les dalles de l’église, le pasteur levait la tête vers eux en tremblant. Son visage avait la couleur de la cendre et les yeux semblaient lui sortir de la tête. Assis sur les genoux, il se soutenait d’une main tandis que de l’autre il se griffait nerveusement la figure. Son corps entier était secoué de frissons et de tressaillements et son visage dégoulinait, trempé de sueur, de larmes et de salive. Sa chevelure argentée tenait, toute raide, hérissée sur son cuir chevelu. Un gargouillis incompréhensible s’échappait constamment de ses lèvres.

— Dieu du Ciel ! s’écria l’agent Wickham, incapable de prononcer une parole de plus à la vue du malheureux prêtre anéanti.

— Voilà comment je l’ai trouvé, il y a à peine quelques instants, dit Filbury d’une voix altérée par l’émotion. Tout seul dans l’église, rampant par terre, terrifié. Il était sans doute en train d’allumer les bougies quand… quand… (Les mots s’étranglèrent dans la gorge de Filbury, terrassé par le chagrin.) Pauvre Andrew, parvint-il encore à articuler.

— Encore une crise, dit l’agent Wickham entre ses dents. Cette fois-ci, ça a l’air d’avoir été carrément trop loin.

Il hocha la tête avec compassion, puis il remarqua la bizarre odeur qui flottait dans l’air :

— On dirait qu’il a fait brûler quelque chose, dit-il en retroussant le nez.

Cette odeur infecte, nauséabonde, lui rappelait quelque chose. Il avait déjà senti la même odeur quelque part… Soudain, son estomac se contracta tandis qu’il se rappelait où et quand. C’était pendant la nuit de l’accident. Parmi les flammes.

C’était une odeur de chair roussie.