CHAPITRE 14

 

Keller se faufila dans le flot de voitures qui fonçaient sur l’autoroute, en accélérant violemment pour rouler à la même vitesse que les autres. Une fois intégré à la circulation, il se détendit et regarda Hobbs qui était assis sur le siège du passager. Sa bouche et son menton étaient recouverts de gaze et de longues bandes de sparadrap, et il en avait également un peu en travers du nez.

Tous deux s’étaient reposés pendant la majeure partie de la journée, et néanmoins l’intense circulation qui sortait de Londres, comme tous les autres soirs, commençait déjà à fatiguer Keller.

— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il à Hobbs.

Le médium tressaillit au moment où il voulut bouger les lèvres pour répondre.

— Ça fait mal, parvint-il à articuler, la bouche tordue.

— Je suis désolé de ne pas avoir été assez rapide pour intercepter votre geste, dit Keller pour s’excuser.

— Ce n’est pas votre faute.

Les paroles d’Hobbs étaient à peine intelligibles.

— Je suis désolé que vous ayez été impliqué dans l’affaire.

Le médium haussa les épaules :

— On ne peut guère contrôler des situations telles que celle-ci.

Keller savait qu’il était très douloureux pour Hobbs de parler, mais il y avait tant de choses qu’il devait savoir. Tant de choses qu’il ne comprenait toujours pas.

La violence de ce qui s’était passé la veille l’avait profondément ébranlé et il repensa soudain à une histoire d’exorcisme qui s’était passée quelques années auparavant dans le Yorkshire, et à ses tragiques conséquences, dont la presse avait énormément parlé à l’époque. L’exorcisme avait été effectué par deux ecclésiastiques – un anglican et un méthodiste – qui étaient parvenus à expulser d’un homme au moins une quarantaine d’esprits mauvais (d’après la presse, en tout cas), mais qui n’avaient pu venir à bout des trois derniers : folie, meurtre et violence. L’homme avait été autorisé à rentrer chez lui et il avait assassiné sa femme, lui arrachant les yeux et la langue et lacérant tout son visage de ses mains nues. L’affaire avait fait scandale. Mais Keller, croyant en cela réagir comme tous les gens sensés, s’était dit que ce meurtre avait été l’œuvre d’un fou irresponsable, et qu’il fallait plutôt blâmer les deux exorcistes, pour avoir encouragé le malheureux dans ses illusions. À présent, la scène de la veille jetait un éclairage tout différent sur cette affaire. Keller regarda Hobbs avec anxiété :

— Qui étaient-ils ? Pourquoi vous ont-ils fait cela ?

Après avoir examiné en silence le profil du copilote pendant quelques instants, le médium lui répondit :

— Vous savez qui ils étaient, monsieur Keller. Mais si j’avais réalisé que lui se trouvait au milieu d’eux, je crois que je me serais tenu aussi loin de vous que possible.

— Vous parlez de Goswell ?

— Oui, de Goswell. Il était malfaisant pendant sa vie, et il semble bien qu’il soit resté tout aussi malfaisant après sa mort.

— Je ne comprends pas…

— Vous ne comprenez pas, mais à présent vous croyez à la vie après la mort.

Keller acquiesça :

— En fait, je n’ai jamais vraiment refusé d’y croire. Simplement, c’est un problème auquel je n’avais jamais réfléchi.

— Et, malheureusement, vous en avez eu la pire démonstration qui soit. La plupart des gens viennent au spiritisme parce qu’ils ressentent un besoin de réconfort, ou parce qu’ils ont perdu un être cher. D’autres s’y intéressent par curiosité ou par goût des sensations fortes, de l’inhabituel. Dans votre cas, la réalité s’en est imposée à vous.

Keller eut un sourire sans humour :

— Par vengeance.

Un espace libre se présentant dans la bande centrale de l’autoroute, il mit son clignoteur et s’y introduisit. La Stag prit aussitôt davantage de vitesse.

— Que leur est-il arrivé ? demanda-t-il brusquement. Pourquoi ont-ils changé comme cela ?

Hobbs hocha tristement la tête. Chaque fois qu’il parlait, on entendait que cela le faisait frémir de douleur. Il posa les doigts sur ses lèvres mutilées, et du coup ses paroles devinrent encore plus difficiles à comprendre. Keller se pencha vers lui pour mieux l’entendre.

— Lors de notre première rencontre, dit le médium, je vous ai expliqué qu’après un accident de ce genre, il arrive souvent que les esprits des défunts se trouvent en état de choc. Ils deviennent alors ce que nous appelons des esprits « en crise ». On ignore combien de temps cet état peut durer : quelques heures, quelques jours, quelques années… peut-être même quelques siècles. Parfois, il faut que quelque chose soit effectué sur cette terre avant qu’ils soient libérés. Dans le cas présent, il semble que vous soyez la seule personne à même de leur apporter cette libération.

Keller repensa à la voix de Cathy qu’il avait entendue la veille. Il y avait tant de voix à la fois – il avait reconnu celle du commandant Rogan –, mais, au moment où elles avaient commencé à faiblir, au moment où Hobbs était sorti de sa transe et où lui-même s’était senti partir, les sens anéantis par la violence des esprits, alors elle était venue à lui. Et sa voix était douce et pleine de compassion. Elle l’avait prévenu de quelque chose, mais maintenant tout cela était tellement vague ! Impossible de se souvenir de ses paroles. Il avait senti sa chaleur, et cela lui avait fait du bien. Il comprenait, à présent, pourquoi tant de gens cherchaient à communiquer avec ceux qu’ils aimaient, après que la mort les avait séparés : l’intimité demeurait, l’attachement mutuel ne disparaissait pas avec les corps, l’amour se perpétuait et formait un lien entre les deux mondes. Il avait ressenti tout cela avec force et une chaleur merveilleuse avait coulé en lui, et il s’était évanoui dans la douceur. Il savait que Cathy n’était pas avec les autres. Elle était passée vers quelque chose de plus paisible, et elle n’y était pas seule. Il ne se rappelait pas ses mots – y avait-il seulement eu des mots ? Ne lui avait-elle pas simplement transmis cette certitude par la pensée ? Mais elle lui avait fait savoir qu’elle-même, ainsi qu’un bon nombre d’autres victimes, avaient trouvé la paix. Non pas une tranquillité telle que se l’imaginent la plupart des gens, car il y avait encore beaucoup à faire dans cet autre monde : c’était plutôt une connaissance profonde qui devait, finalement, conduire à l’ultime vérité. C’était comme si la mort n’avait fait qu’ouvrir une première porte : il restait encore beaucoup, beaucoup d’autres portes à atteindre et à franchir.

Ceux qui étaient restés reliés à la terre avaient en fait été trop troublés pour effectuer le passage, et ils étaient tombés sous l’emprise d’autres esprits plus puissants, désireux de venger leur mort, et parmi lesquels s’en trouvait un qui cherchait seulement à perpétuer sa néfaste méchanceté.

Ensuite, elle s’était éloignée. Son être, qui n’était pas une image physique, mais rien que l’intense conscience de sa présence, s’était effacé progressivement. Il avait senti que c’était à contrecœur qu’elle le laissait seul et vulnérable. Il s’était enfoncé au plus profond de l’inconscience, si bien qu’il avait fallu tout un temps à Hobbs pour le faire revenir à lui. Quand il avait finalement repris connaissance, il avait immédiatement su que l’oppression malsaine avait quitté la pièce. Et que, d’une façon ou d’une autre, il le devait à l’intervention de Cathy.

Il avait nettoyé de son mieux le visage et la main d’Hobbs, et en avait extrait la plupart des éclats de verre qui y avaient pénétré. Son propre visage était couvert de minuscules coupures et d’égratignures sans aucune gravité. Sa gorge était étrangement contusionnée, comme si des doigts s’étaient enfoncés dans sa chair et lui avaient serré le cou. Et son cuir chevelu était douloureux aux endroits où la main invisible l’avait tiré par les cheveux.

Après un verre bien nécessaire, il avait conduit Hobbs à l’hôpital pour lui faire donner les soins dont il avait besoin. Ni l’un ni l’autre n’avait particulièrement envie d’expliquer au médecin de garde de quelle façon Hobbs s’était blessé. Ils s’étaient bornés à lui dire qu’il avait trébuché et était tombé alors qu’il avait une bouteille de gin à la main – et l’histoire avait semblé satisfaire la curiosité du docteur.

Ensuite, ils étaient retournés chez Hobbs, et ce dernier avait insisté auprès de Keller pour qu’il passe la nuit chez lui. Se refusant à commenter les événements qui s’étaient produits, il avait affirmé que les esprits ne reviendraient plus cette nuit-là. Il sentait une barrière protectrice autour de la maison. Trop épuisé pour discuter, le copilote s’était couché sur le divan – vieux mais confortable – du médium et avait immédiatement sombré dans un sommeil de plomb.

Le lendemain, Keller avait accablé Hobbs de questions, mais le petit bonhomme était devenu étonnamment peu communicatif. Le copilote attribua la chose au fait que ses blessures le faisaient réellement souffrir. Mais, à plus d’une reprise, il remarqua que le médium le considérait avec un étrange regard. Était-ce de la peur qu’il y lisait, ou de la curiosité ? Impossible à définir. Peut-être les deux.

Hobbs avait pris l’air de quelqu’un qui s’est résigné à son sort. L’air d’un nageur qui a abandonné la lutte parce qu’il se rend compte qu’il n’aura pas la force de résister au courant et qui décide de se laisser engloutir par le tourbillon.

En fin d’après-midi, Hobbs avait paru prendre une grande décision, et il avait annoncé qu’ils partaient pour Eton. Il fallait qu’ils aillent sur les lieux de l’accident : c’est là qu’ils trouveraient les réponses.

Keller ne lui avait pas demandé comment il était arrivé à cette conclusion, car lui-même était plein du désir d’y aller, et ce besoin s’était fait de plus en plus impérieux à mesure que les heures passaient. Néanmoins, maintenant qu’ils roulaient à vive allure vers cette petite ville qui avait si brusquement perdu sa paix, maintenant qu’ils dépassaient la sortie vers Heathrow et se rapprochaient inexorablement de leur but, la peur commençait à monter en lui. Il savait que la nuit allait leur fournir la réponse à de nombreuses questions. Il savait qu’après cette nuit, plus rien ne serait jamais comme avant.

Il se rendit compte, tout à coup, qu’Hobbs avait recommencé à parler. Il articulait toujours aussi mal, afin de remuer les lèvres le moins possible et de ne pas avoir trop mal.

— Je croyais que Goswell était mort depuis des années, disait-il.

— Vous ne saviez pas qu’il était dans le 747 ? demanda Keller.

— Non, monsieur Keller. Je n’ai pas lu les récits que les journaux ont fait de l’accident. Il y a bien longtemps que j’ai cessé de m’intéresser aux drames que l’humanité s’inflige à elle-même.

— Mais vous aviez entendu parler de lui ?

— De Goswell ? C’était un être profondément corrompu. Pas tout à fait autant que « Le Monstre », Aleister Crowley, mais il y avait bon nombre de similitudes entre eux. Vous connaissez certainement les exploits qu’il a réalisés dans notre pays pendant la guerre, vous savez qu’il s’est associé avec Mosley, et que finalement, il y a eu une enquête, au sujet de quelques-uns de ses agissements les plus ignobles, qui l’a contraint à fuir l’Angleterre.

— J’en avais vaguement entendu parler, et un de mes amis m’a donné plus de détails hier. Mais je croyais que personne ne l’avait jamais pris au sérieux.

— Et comment ! Il a eu énormément d’adeptes parmi les gens qui connaissaient les activités mystérieuses dont il se mêlait.

— Que voulez-vous dire ? Le culte du diable, la magie noire et toutes ces absurdités ?

— Après tout ce que vous avez vécu, vous ne comprenez toujours pas ces choses-là ?

Bien que sa voix fût toujours aussi étouffée, il perçait dans cette question d’Hobbs une profonde incrédulité.

— La vie après la mort ? Oui, cela j’y crois à présent. Mais le satanisme ?…

Hobbs hocha la tête.

— Il existe, monsieur Keller. C’est une religion comme toutes les autres religions. La seule différence est que ses fidèles adorent le Démon au lieu d’adorer Dieu. Il y a au moins quatre cents centres connus en Angleterre, aujourd’hui. Dès lors, cela n’a pas de sens de vous demander si vous y croyez ou non. Cela existe.

— Et la magie ?

— Certains lui donnent le nom de science de l’esprit. Crowley a donné de nombreuses démonstrations du pouvoir de son esprit – pratiquement toujours mis au service du mal. Vous avez vous-même été témoin du pouvoir que Goswell exerce sur ces infortunés esprits, et de l’impact qu’il avait sur moi ! Comment pouvez-vous le nier ? Mais alors se pose la question de votre survie.

Keller se força à garder les yeux sur la route, mais il sursauta en entendant ces derniers mots.

— Que voulez-vous dire ?

— Comment croyez-vous avoir pu survivre à un désastre dans lequel tout le monde a péri ? Ne pensez-vous pas que vous avez dû être sauvé par une puissance quelconque ?

— Mais pourquoi donc ? Pourquoi fallait-il que ce soit moi ?

— Je ne sais pas. Peut-être étiez-vous le seul capable d’accomplir ce qu’ils attendent de vous.

Hobbs retomba dans un mutisme maussade. Keller poursuivit sa route, l’esprit troublé et stupéfait.

Hobbs se remit à parler, lentement, pensivement :

— Vous disiez que les voix ont prétendu avoir été tuées délibérément, hier soir. Goswell n’a plus fait parler de lui depuis des années : la dernière fois que son nom a été mentionné, c’était pour annoncer qu’il avait créé un nouvel ordre religieux aux États-Unis, il y a au moins quinze ans de cela. Vous vous doutez du type de religion dont il s’agissait. À part cela, il a encore de nombreux ennemis dans notre pays, en particulier parmi les juifs : bien qu’une bonne trentaine d’années depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale se soient écoulées, ils souhaitent encore se venger des atrocités qu’il a commises envers eux. Supposons qu’ils aient appris qu’il était rentré en catimini en Angleterre, sans doute pour faire plus de mal encore que par le passé : il serait logique qu’ils aient tout fait pour régler leurs comptes avec lui.

— En mettant une bombe ? Et en tuant du même coup tous ces innocents ?

— On sait de quoi les fanatiques sont capables ici-bas, monsieur Keller. Jamais des vies innocentes – aussi nombreuses soient-elles – n’empêcheront des extrémistes d’arriver à leurs fins de vengeance.

— Et alors ?

— Si vous aviez été sauvé pour venger la mort de Goswell ?

— Vous êtes fou ! (La voiture fit une embardée et Keller eut du mal à en reprendre le contrôle. Quand il y fut parvenu et que les klaxons des autres automobilistes se furent apaisés, il reprit :) Si vraiment sa puissance allait jusque-là, pourquoi ne se serait-il pas sauvé lui-même ?

— Parce qu’il était vieux. Trop vieux pour se mettre à la recherche de ses assassins et se venger. Il lui fallait un homme jeune.

— C’est une absurdité ! À supposer même que je retrouve le responsable, pourquoi ferais-je quelque chose ? Si Goswell est aussi mauvais que vous le prétendez, il voudrait sans doute que je le tue – or, jamais je ne ferais une chose pareille.

— Mais peut-être n’auriez-vous pas le choix. Vous avez vu ce qui m’est arrivé à moi.

— Vous, vous aviez pris contact avec les esprits. Vous vous étiez mis en état de réceptivité.

— Oui, c’est exact en ce qui concerne hier soir. Mais, à une autre occasion, cela n’avait pas été le cas et cependant un esprit est parvenu à prendre le contrôle de mes actes. Une femme était venue me voir parce que son mari s’était suicidé après avoir découvert qu’elle le trompait. Elle m’avait imploré d’établir un contact avec son mari, afin de pouvoir lui demander son pardon. Car elle l’aimait réellement. À l’époque, j’étais extrêmement puissant – trop puissant – et il ne me fut pas difficile d’établir un contact avec l’esprit du défunt. Au début, celui-ci parut fort affligé, mais il ne tarda pas à pardonner sa femme. Mais il posa une condition : il fallait qu’elle lui rende régulièrement visite par mon intermédiaire.

« J’étais prêt à continuer les séances pendant un certain temps. Habituellement, je déconseillais que l’on ait trop souvent recours à ces visites, car on finissait par en devenir trop dépendant, mais dans ce cas-ci, je voyais bien que le but en valait la peine. Cela dura quelque temps. Le mari avait l’air d’un brave homme, gentil et confiant. Je ne me rendis pas compte qu’en fait il mettait à profit ce temps pour développer ses pouvoirs dans l’autre monde, pour établir un lien plus solide entre lui et moi.

« Un soir, il prit possession de mon corps physique et je partis à la recherche de sa femme. Vous comprenez, tout ce qu’il voulait, en réalité, c’était se venger. Il voulait commettre l’acte qu’il n’avait jamais osé tenter de son vivant ! Et j’étais devenu son instrument. Heureusement, tandis que j’étais occupé à étrangler la pauvre femme, mon propre esprit réussit à se soulever et à chasser l’esprit mauvais de l’homme. Pour mon bonheur, la femme ne porta pas plainte contre moi : elle parut comprendre ce qui était arrivé. Ou peut-être que, bourrelée de remords comme elle l’était, elle décida qu’elle n’avait eu que ce qu’elle méritait. Trois jours plus tard, elle se suicidait à son tour. Son mari avait fini par avoir sa revanche malgré tout. C’est à la suite de cela que j’ai abandonné le spiritisme. J’étais devenu trop réceptif.

Keller risqua un coup d’œil du côté du médium. Grands dieux, lequel de nous deux est fou ? Il eut envie de stopper sa voiture et de jeter le petit homme dehors. Mais quelque chose dans le calme d’Hobbs l’en empêcha. Le médium le regarda et Keller sentit, plutôt qu’il ne le vit, qu’un douloureux sourire de tristesse se dessinait sous ses bandages.

— Vous n’y croyez toujours pas, n’est-ce pas ? dit Hobbs.

— Je ne sais plus, répondit Keller. Tout cela est par trop incroyable. Laissez-moi le temps d’assimiler. Tout s’est passé à une telle rapidité…

— Mais nous n’avons pas assez de temps, monsieur Keller. Peut-être que je me trompe, au sujet de Goswell. Ce n’est qu’une hypothèse. Mais, si vous le connaissiez, vous ne seriez pas loin de me croire. Vous ne pouvez pas avoir la moindre idée de ce que représente la puissance du mal. Toutefois, je comprends votre incrédulité, et je ne vous en veux pas. Mais j’espère que, ce soir, nous aurons la réponse à beaucoup de questions.

Keller vit le poteau qui indiquait Colnbrook et changea de voie de circulation. Quittant l’autoroute, il prit l’échangeur et s’engagea dans la direction de Datchet. Les routes étaient plongées dans l’obscurité et l’absence d’autres véhicules le mettait mal à l’aise.

Ils roulaient en silence. Keller avait les idées plus embrouillées que jamais et Hobbs, plongé dans ses pensées, sentait ses appréhensions croître quant à la soirée qui les attendait. C’est lui qui avait décidé d’aller sur les lieux de la catastrophe. Assurément, c’était l’endroit idéal pour nouer un contact avec les esprits des victimes – mais était-ce raisonnable ? Il savait qu’il y avait un conflit entre les esprits, et il espérait pouvoir aider les bons à vaincre les mauvais. Il n’avait pas encore dit à Keller qu’ils auraient besoin de la présence d’un prêtre – tout simplement parce qu’il ne pouvait prévoir quelle serait la réaction du jeune copilote. Mais il savait qu’ils auraient besoin de toute l’aide qu’ils pourraient trouver.

Il se rendait compte que son hypothèse et toute son histoire personnelle avaient quelque peu ébranlé la confiance de Keller. Mais il n’aurait pas pu faire autrement : il fallait que le jeune homme sache ce qui était en jeu.

La seule chose qu’intérieurement il essayait de ne pas reconnaître – et qu’il ne dirait sûrement pas à Keller –, c’est qu’il avait peur de lui. Il y avait dans le jeune copilote une puissance perturbatrice, quelque chose d’indéfinissable, d’immatériel. Et, en dépit de son trouble manifeste, il y avait également en lui une grande force. Une force dont tous deux auraient bien besoin, ce soir-là.

Ils traversèrent Datchet et tournèrent à gauche, vers Eton. Keller alluma ses grands phares, qui jetèrent brusquement une lumière irréelle, mystérieuse, sur les arbres bordant chaque côté de la route. À présent qu’ils approchaient d’Eton et de l’endroit de l’accident, le copilote se calmait petit à petit. Ses doutes et ses craintes semblaient l’abandonner, s’évanouir au fil des kilomètres. Peut-être était-ce en partie parce qu’il savait que ce soir-là il allait faire quelque chose de positif, quelque chose qui, finalement, aurait un sens. Peut-être aussi avait-il dépassé les limites du bouleversement et en était-il arrivé à un stade où émotions et indécisions ne jouaient plus aucun rôle, où il ne lui restait plus qu’à réagir à ce qui se présenterait.

Il s’engagea sur la route de Windsor et les lumières du collège d’Eton lui apparurent au loin. Ils avaient franchi le petit pont en dos d’âne et venaient de passer entre les premiers bâtiments du collège quand la main d’Hobbs s’abattit tout à coup sur son bras.

— Arrêtez-vous ! commanda le médium.

La Stag stoppa dans un crissement de pneus et Keller se tourna vers son passager, l’air interrogateur. Hobbs pointa un doigt tremblant vers le centre de la petite ville, devant eux.

Keller se pencha vers l’avant en se tenant au volant et regarda attentivement devant lui. Mais bientôt, il se tourna de nouveau vers Hobbs : il ne remarquait rien de particulier, rien à part les lumières de la grand-rue.

— Là, voyons, au-dessus de la ville !

Peu à peu, cela devint visible pour Keller.

Au-dessus d’Eton flottait une luminescence. Une sorte de fluorescence qui palpitait à peine, et si faible, si ténue que Keller dut battre des paupières pour être sûr qu’elle était bien là, que ce n’était pas une simple buée qui lui voilait les yeux. Elle semblait varier en intensité, pareille à certains endroits à une fine vapeur lumineuse, et, à d’autres, aussi brillante que des amas d’étoiles. Il n’y avait pas moyen d’en estimer la dimension, car il était impossible de savoir à quelle distance elle se trouvait. De l’avis de Keller, elle pouvait avoir de cent à cinq cents mètres de longueur. Sa forme évoluait constamment : ses extrémités, imprécises et changeantes, faisaient penser aux bords d’un nuage qui s’effilochaient au gré des vents hostiles.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Keller, impressionné.

Pendant quelques instants, Hobbs fut incapable de lui répondre. Puis, la voix altérée, il dit :

— Ils nous attendent. Ce sont les morts qui nous attendent.