CHAPITRE PREMIER

 

Keller enfila Pococks Lane à petite vitesse. Il s’interdisait d’appuyer sur l’accélérateur et s’efforçait de jouir des symphonies d’ors et de roux automnaux qui paraient les plaines de jeux des environs. Néanmoins, il ne parvenait guère à éloigner ses pensées de sa destination : la petite ville qui se trouvait un peu plus loin. Il prit à gauche la route de Windsor, passa un petit pont et se retrouva au milieu des hauts et respectables bâtiments du collège d’Eton. Ne prenant même pas le temps de les admirer, il s’engagea dans la grand-rue et s’arrêta pour s’orienter. Il avait encore des difficultés à se concentrer pendant trop longtemps.

Se remettant en route, il prit la grand-rue jusqu’au bout pour arriver au pont dont des poteaux métalliques interdisaient l’accès aux véhicules. Il tourna à droite, passa devant les hangars incendiés, puis à droite encore et déboucha sur les champs qu’il cherchait. D’après son plan, il aurait pu prendre un chemin plus direct, en évitant la grand-rue, mais il avait eu envie de voir un peu la ville elle-même. Sans savoir exactement pourquoi.

Le policier le regarda garer sa voiture bleu nuit. Encore un, se disait-il. Voilà encore un de ces satanés voyeurs. Un chasseur de sensations. Qu’est-ce qu’on en a vu, depuis cet accident ! Une ruée pure et simple sur les lieux du crash. De véritables goules. C’était toujours pareil, après chaque événement suffisamment tragique – et surtout après les catastrophes aériennes –, ils arrivaient par milliers, attirés par le sang, et ils bloquaient les routes, encombraient la circulation… Si cela n’avait tenu qu’à lui, il les aurait tous envoyés paître. Le pire avait été quand les marchands ambulants s’étaient amenés avec leurs cacahouètes, leurs crèmes glacées et leurs limonades. Ça l’avait rendu malade. Le problème, c’est qu’on était tellement près de Londres : ça faisait une excursion idéale pour les citadins.

L’agent ajusta sa jugulaire et raffermit la position de sa mâchoire. Eh bien ! celui-ci va trouver à qui parler, se promit-il – mais à ce moment-là, Keller sortit de sa voiture et le policier changea d’avis. Ça a l’air d’un journaliste. Faut faire gaffe à ce qu’on leur dit, à ceux-là. Ils sont encore pires que les simples voyeurs, ils fouillent tout et quand ils ne trouvent rien, ils inventent des histoires, rien que pour faire vendre leurs feuilles de chou ! Il avait même eu des démêlés avec certains d’entre eux, au cours du mois précédent. On aurait pu croire qu’ils allaient laisser tomber, maintenant. Après tout, cela faisait presque quatre semaines que c’était arrivé. Mais non, ils ne laissaient jamais rien reposer, ces reporters. Tout au moins pas tant que l’enquête n’était pas terminée. Il ne se serait pas douté que cela pouvait prendre tellement de temps de découvrir les causes d’un accident d’avion. Il suffisait de trouver la boîte noire, comme ils appelaient ça, et on savait exactement comment tout s’était passé. Du moins, c’est ce qu’il s’était toujours imaginé. Et pourtant il y avait un temps fou qu’ils étaient occupés à décortiquer ce grand champ, à en emporter des petits morceaux, à en fouiller le moindre recoin. Le Champ du Sud, celui qui était juste derrière la grand-rue. Ils avaient même dragué la petite rivière, affluent de la Tamise, qui traversait le champ. On y avait trouvé quelques cadavres, qui avaient sans doute été éjectés au moment de l’impact, par-dessus la route et au-delà du Brocas, en plein dans la rivière. Seigneur, ça n’avait pas été joli à voir. Trois jours, qu’il avait fallu, pour trouver tous les corps et les repêcher. Ou plutôt, ce qu’il en restait.

— On ne passe pas par là, monsieur ! dit-il à Keller d’un ton désagréable.

Keller s’arrêta mais, sans voir le policier, continua à regarder derrière lui, vers le champ. Il apercevait les vestiges de l’avion, ou la plus grosse part de ce qu’ils en avaient laissé. C’était une énorme coquille noircie, en forme de cône parce que le ventre était aplati. Plus rien qu’une carcasse honteuse. Tout l’intérieur devait déjà se trouver dans les laboratoires, pour y être reconstitué, analysé, testé. Il voyait des personnages munis de blocs-notes se mouvoir sur toute la surface du champ, s’accroupissant, ramassant des objets, examinant des traces dans le sol. Le caractère sinistre de leur travail contrastait étrangement avec la clarté, la vive lumière de cette journée, la fraîcheur du champ, la paix de l’atmosphère.

Le policier observait attentivement Keller. Son visage lui était familier.

— Désolé, monsieur, dit-il, mais on ne peut pas passer.

Keller finit par arracher son regard au champ et regarda l’agent de police.

— Je voudrais voir Harry Tewson, lui dit-il. C’est un des officiers chargés de l’enquête.

— Ah oui, M. Tewson. Euh, je ne suis pas sûr de pouvoir le déranger pour le moment. C’est pour une interview ?

Les sourcils de l’agent se soulevèrent d’un air interrogatif.

— Non. Je suis un ami.

Le policier parut soulagé.

— Bien, je vais voir ce que je peux faire.

Keller le regarda traverser le champ. Il n’était pas à quarante mètres qu’il se retourna pour lui demander :

— Oh, à propos, quel nom faut-il annoncer ?

— Keller. David Keller.

Le policier resta immobile l’espace de quelques secondes, comme cloué sur place, le visage exprimant une grande perplexité. Puis il se retourna et se remit en marche, ses bottes de caoutchouc s’enfonçant dans la boue à chaque pas. Lorsqu’il arriva auprès d’un groupe de personnes accroupies à côté de la carcasse vide et brisée de l’appareil, il se pencha pour parler à l’une d’entre elles. Cinq têtes se tournèrent vers Keller. Un des personnages se leva et, se détachant du groupe, se mit à marcher vers Keller aussi vite que la boue le lui permettait. De loin, il lui fit un petit signe de la main. L’agent de police suivait, cinq pas en arrière.

— Dave ! Que diable fais-tu ici ?

Tewson souriait, mais son sourire était légèrement crispé. Néanmoins, sa poignée de main fut aussi chaleureuse qu’à l’habitude.

— Je voudrais te parler, Harry, dit Keller.

— Avec plaisir, Dave. Mais tu ne devrais pas venir ici, tu le sais bien ; d’ailleurs, je te croyais en congé !

Tewson retira ses lunettes et se mit à les frotter avec un mouchoir chiffonné, sans toutefois quitter Keller des yeux.

Ce dernier grimaça un sourire :

— Officiellement, c’est exact, je suis en congé. Officieusement, je suis congédié.

— Quoi ? Voyons, je suis sûr que ce n’est pas pour longtemps. Tu sais bien qu’ils sont toujours pressés de vous refaire voler après ce genre de mauvaise expérience.

— Ils ont déjà essayé, Harry. Ça n’a pas marché.

— Eh bien, c’est qu’ils ont voulu essayer beaucoup trop tôt, voilà tout.

— Non. C’était ma faute. C’est moi qui avais insisté.

— Mais après tout ce que tu as encaissé, il faut quand même un bon bout de temps avant que tes nerfs se remettent.

— Ce n’étaient pas mes nerfs, Harry. C’était moi. J’étais incapable de voler. Incapable de me concentrer.

— C’est le choc, Dave, ça passera.

Keller haussa les épaules.

— Est-ce qu’on pourrait se parler ?

— Oui, bien sûr. Écoute, je peux me libérer d’ici une dizaine de minutes. Je te retrouve au George, dans la grand-rue. Il est presque l’heure de casser la croûte, de toute façon.

Il donna une petite tape amicale sur l’épaule de Keller puis, faisant demi-tour, il retourna vers l’épave, l’air préoccupé.

Keller marcha jusqu’à sa voiture, en ferma les portes à clé et se dirigea vers la grand-rue.

L’agent de police le regardait faire en se grattant la joue d’un air pensif. Keller. Mais oui, David Keller. Il me semblait bien que je connaissais cette tête. C’était le copilote de l’avion, du Jumbo. De celui-ci. Et il a été le seul à en réchapper. Sans la moindre égratignure. L’unique survivant.

 

 

Keller commanda une bière et se dénicha une table dans un coin tranquille. Le barman l’avait à peine regardé, et il lui en était reconnaissant. Ces quatre dernières semaines n’avaient été pour lui qu’un cauchemar de questions, de sous-entendus, de regards fixes et de silences pesants. Chez Consul, la compagnie aérienne pour laquelle il volait, la plupart de ses collègues et de ses patrons s’étaient montrés gentils et compréhensifs, à l’exception de quelques-uns qui l’avaient regardé d’un air étrangement soupçonneux. Et puis, il y avait eu les journalistes, qui avaient gonflé l’affaire. Si dramatique, si catastrophique qu’il eût été, l’accident à lui seul ne les avait pas satisfaits. Ils proclamèrent comme un miracle le fait qu’un homme ait pu sortir sans mal de ce carnage, sans même un accroc à son uniforme. Les examens médicaux les plus approfondis ne firent état d’aucune lésion interne ; pas non plus de brûlures ; ses nerfs étaient en bon état. Il semblait en parfaite forme physique à tous les points de vue, sauf… une seule chose. L’amnésie. Keller était frappé d’une amnésie totale pour tout ce qui touchait à l’accident et aux événements qui l’avaient provoqué. Naturellement, c’était une conséquence du choc, disaient les médecins. Le moment venu, quand son esprit serait assez rétabli pour se souvenir – pour lui permettre de se souvenir –, tout lui reviendrait. Évidemment, il restait toujours possible que son esprit ne se rétablisse jamais.

L’histoire du miracle avait eu un grand succès. Mais, petit à petit, Keller avait pris conscience d’un ressentiment qu’éprouvaient à son égard non seulement le public, mais encore quelques-uns de ses propres collègues. Pas beaucoup, mais assez pour faire naître en lui un sentiment de culpabilité. Aux yeux des gens, il n’aurait pas dû survivre. Il était pilote, il représentait la compagnie, c’était son devoir de mourir avec les passagers. Et, incroyablement, certains de ses collègues pilotes semblaient en penser autant. Il n’avait pas le droit de vivre alors que des hommes, des femmes et des enfants innocents – trois cent trente-deux en tout – avaient péri dans des circonstances aussi tragiques. En tant que membre de l’équipage, en tant que représentant de la compagnie, il méritait un blâme. Jusqu’à ce que l’on découvre les causes du drame, c’était le pilote qui pouvait en être tenu pour responsable. Il était copilote, il devait assumer sa part de responsabilité.

Moins de deux semaines après l’accident, il avait fait un essai de vol dans un avion privé, et cela avait été désastreux. Il s’était senti paralysé dès qu’il avait posé les mains sur les commandes. Le pilote, un vétéran qui avait joué un grand rôle lors de son apprentissage, avait effectué le décollage, dans l’espoir qu’une fois en vol l’instinct naturel de Keller reprendrait le dessus. Mais il en avait été autrement : son esprit n’avait pas voulu se concentrer, s’appliquer. Il ne savait tout simplement plus piloter.

La compagnie, fort soucieuse de l’opinion publique et se rendant compte qu’aux yeux des gens un pilote comme Keller risquait de flancher à tout moment, décida de le mettre « en congé » pour une longue période. Le licencier, outre le fait que cela aurait été une injustice, n’aurait eu pour effet que d’agiter plus encore les rumeurs publiques et de susciter davantage de publicité, toutes choses qui ne pouvaient être que préjudiciables à leur réputation de compagnie aérienne nationale. Le dossier de Keller était irréprochable, et ils veillèrent à bien souligner la chose dans toutes les déclarations qu’ils firent – mais il semblait mériter une longue période de repos, après une expérience aussi violente, aussi traumatisante.

Les ruminations de Keller furent interrompues par l’arrivée d’Harry Tewson, qui se planta devant lui en souriant :

— Qu’est-ce que tu prends, Dave ?

— Non, laisse-moi…

Tewson l’interrompit en levant la main.

— Je vais manger quelque chose aussi, dit-il, et il disparut dans la foule en direction du bar.

Manger, murmura Keller entre ses dents. Je n’ai pratiquement rien avalé depuis l’accident. À peine de quoi me sustenter. Il se demandait s’il allait un jour retrouver de l’appétit. À ce moment-là, Tewson déposa sur la table une montagne de sandwiches et repartit aussitôt, pour revenir avec les boissons.

— Ça me fait plaisir de te revoir, Dave, dit-il en s’installant sur une chaise.

Il avait été pilote, lui aussi. Il avait fait son entraînement de base en même temps que Keller, mais tout à coup, pour des raisons inexplicables, sa vue avait commencé à baisser. Il avait fini par devoir porter des lunettes en permanence. Alors, pour ne pas laisser se perdre toute son expérience et les connaissances techniques remarquables qu’il possédait, il avait été engagé dans la Commission d’enquête sur les accidents[1] au ministère du Commerce. Il s’agissait d’un groupe de pilotes et d’ingénieurs chargés d’enquêter sur tous les accidents d’aviation civile survenant en Grande-Bretagne, ainsi que sur tous ceux dans lesquels était impliqué un appareil britannique à l’étranger. Tewson s’était rapidement fait remarquer pour la mystérieuse perspicacité avec laquelle il découvrait les causes des accidents : il lançait des hypothèses puis tâchait d’en apporter la preuve en faisant le travail d’expertise en sens inverse. Le système ne jouissait pas de l’adhésion totale de ses collègues – et cependant, jusqu’à ce jour, il ne s’était pas souvent trompé.

Il prit une énorme bouchée de son sandwich, puis une gorgée de bière.

— Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? demanda-t-il lorsqu’il eut avalé le tout.

Keller sourit. Pas la peine de tourner autour du pot, avec Harry. Allons droit au but.

— Je voudrais savoir ce que tu as découvert à propos du crash, dit-il.

— Voyons, Dave. Tu sais bien que tout cela doit être collationné, puis soumis à l’enquête officielle. D’ici là, comme tu le sais, nous sommes tenus au secret absolu.

— Je dois savoir, Harry.

— Écoute, commença Tewson non sans gentillesse, cela n’a plus rien à voir avec toi, Dave…

— Rien à voir avec moi ? (La voix de Keller restait calme, mais son regard pénétrant glaça l’enquêteur.) Est-ce que tu te rends compte de ce que je ressens, Harry ? J’ai l’impression d’être un monstre. Un paria. Les gens me reprochent d’être vivant alors que tous ces gens sont morts. C’est comme si j’étais un capitaine qui avait déserté son bateau en train de couler et qui s’était sauvé en laissant tout le monde se noyer. Ils me condamnent tous, Harry. Le public, la compagnie, et…

Il se tut et se mit à fixer son verre.

Il y eut un silence, bref mais accablant, puis Tewson répondit :

— Qu’est-ce qui te prend, Dave ? Personne ne te condamne, et certainement pas la compagnie. Quant au public, il apprendra les causes de l’accident dès que nos conclusions seront publiées – et d’ailleurs je ne crois pas que tu aies raison d’imaginer qu’ils te reprochent d’être en vie ! Enfin, en ce qui concerne… quelqu’un d’autre, eh bien tu souffres en ce moment d’un trop-plein de culpabilité et d’amertume mal placées. Allons, reprends-toi et écluse ta bière !

— C’est tout ? demanda Keller sans hausser la voix.

Tewson reposa son verre juste au moment où il allait y poser les lèvres.

— Non, ce n’est pas tout ! Ça fait un bon bout de temps que je te connais, Dave. Tu as été un excellent pilote, et tu le redeviendras dès que tu oublieras tout cela et que tu regarderas vers l’avenir. (Sa voix s’adoucit.) Je sais que toi-même tu as perdu quelqu’un dans l’accident, Dave. Mais dis-toi qu’elle n’aurait pas aimé que tu te laisses aller comme cela.

— Tu savais, à propos de Cathy ? dit Keller d’un air surpris.

— Oui, bien sûr que je savais. Ce n’était d’ailleurs pas un grand secret, n’est-ce pas ? Et il n’est pas rare pour un pilote d’avoir une hôtesse de l’air comme petite amie.

— C’était un peu plus qu’une petite amie.

— Je n’en doute pas, Dave. Écoute, mon vieux. Je ne veux pas te brusquer, mais on raconte que tu es fini, que tu ne voleras plus jamais aussi bien qu’avant. Et à voir la façon dont tu sembles broyer du noir sans cesse, je dois dire que ces rumeurs ne m’étonnent pas. Mais moi, je te connais mieux que ça. Tu as beaucoup en toi, Dave, plus que la plupart des gens. Et je crois, moi, que dans quelques semaines tu redeviendras toi-même. À présent, tu permets que je boive un peu ?

Keller but, lui aussi, à petites gorgées. Il sentait les yeux de Tewson qui l’observaient par-dessus le bord de son verre.

— Je te remercie pour ce que tu essaies de faire, Harry, mais cela ne vaut pas la peine. C’est vrai que je suis triste, mais ça n’a rien à voir avec une dépression nerveuse. C’est plutôt comme une grande lassitude au fond de mon esprit. Je vais peut-être te paraître fou, mais je sens que je dois faire quelque chose. Il faut que je trouve ce que c’est – et la solution se trouve ici, à Eton. Je ne peux pas l’expliquer. Et je ne peux pas y résister, si je veux guérir un jour. Il y a quelque chose de plus, et je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. C’est peut-être un souvenir, je ne sais pas. Mais tôt ou tard, ça reviendra, et peut-être qu’à ce moment-là je pourrai t’aider. En attendant, c’est moi qui te demande ton aide.

Tewson poussa un gros soupir et déposa son verre sur la table. Pendant quelques instants, il resta perdu dans ses pensées, son menton touchant presque sa poitrine. Tout à coup, il se redressa. Sa décision était prise.

— OK, Dave. Que ceci reste strictement entre toi et moi. Si jamais Slater découvrait que je t’ai parlé, il se débarrasserait de moi en un rien de temps. Nous ne nous entendons déjà pas tellement bien.

Keller acquiesça. Slater était l’enquêteur responsable sur cet accident. Il était chargé d’organiser, de mener et de contrôler l’enquête. C’est lui qui constituait les groupes de travail pour les différentes phases de recherches. C’était un homme froid, méthodique. Keller n’ignorait pas qu’il n’avait guère d’estime pour la façon dont Tewson travaillait, rapidement et en mettant la charrue avant les bœufs.

— Bon. (Avant de commencer, Tewson ingurgita une énorme gorgée de bière, comme pour se donner du courage.) Comme tu le sais, la première chose que l’on recherche dans des accidents de ce genre, c’est l’enregistreur de vol. Nous l’avons trouvé, mais toute la surface extérieure de la boîte métallique présentait des traces de fusion. La partie la plus endommagée était l’avant, et la fine bande d’aluminium sur laquelle sont enregistrées en code les données provenant des différents instruments de vol n’était plus protégée.

« Elle était couverte de suie, mais pas totalement détruite. Nous l’avons retirée de la boîte et l’avons expédiée aux laboratoires pour qu’ils la décodent. Eh bien, quoique l’enregistrement de votre décollage ait été presque totalement perdu, on peut supposer que toi, en tant que copilote, tu as effectué tous les contrôles de la liste normale avec le technicien de bord, dès que la tour de contrôle a donné au commandant Rogan l’autorisation de faire démarrer les moteurs.

— Je ne m’en souviens absolument pas, Harry, dit Keller, soucieux.

— Non, je sais. Mais puisque le fait de brancher l’enregistreur faisait partie de la liste de contrôles, il est logique de présumer que vous avez fait les vérifications.

Keller hocha la tête.

— Continue, dit-il.

— L’enregistreur consigne cinq paramètres : les forces gravitationnelles positives ou négatives mesurées par l’un des gyroscopes de l’appareil ; l’orientation magnétique d’après la boussole ; la vitesse de l’air, l’altitude de vol, d’après les altimètres de pression ; et l’heure en secondes, sans rapport avec l’heure du jour. Toutes ces données ont été portées en graphique et comparées avec le graphe d’un autre 747 qui avait décollé dans des conditions similaires – heure, météo, charge, etc. – quelques jours auparavant. On a pu en conclure que tout avait été normal, à l’exception d’un détail : l’orientation magnétique a commencé à différer par rapport aux autres 747 avant même que la vitesse de croisière ait été atteinte. En d’autres mots, le commandant Rogan a changé de cap. Peut-être voulait-il retourner vers Heathrow. Il n’y a pas moyen d’en être sûr, parce que c’est alors que les instruments ont commencé à ne plus fonctionner normalement.

— Mais il doit avoir appelé la tour de contrôle pour les avertir de son changement de route, dit Keller, se penchant par-dessus la table, les yeux rivés à ceux de Tewson.

— Il a essayé de le faire, mais ce qui est arrivé est arrivé très rapidement. Il n’a pas eu le temps de relayer le message.

Keller resta silencieux. Il cherchait désespérément à se rappeler. Mais son cerveau n’était qu’un trou noir. Il se rejeta en arrière sur son siège.

— Notre équipe avait déjà commencé l’examen du cockpit, reprit Tewson. Il était presque totalement détruit, mais il a néanmoins été possible de déterminer la position d’un bon nombre de commandes et de contacts. Même dans le cas de ceux qui étaient complètement calcinés, on a pu établir lesquels étaient branchés ou non, d’après leur position…

— Est-ce que les corps de l’équipage se trouvaient encore dans le cockpit ? coupa Keller.

— Euh, oui. Impossible d’identifier parfaitement, évidemment, mais…

— Alors, comment en suis-je sorti ? Pourquoi mon cadavre à moi n’y était-il pas ? Pourquoi n’ai-je pas été tué ?

— Manifestement, tu as dû quitter la cabine avant l’accident, Dave.

— Mais pourquoi ? Pourquoi aurais-je quitté la cabine si peu de temps après le décollage ? Je…

Un éclair subit. Un souvenir qui revient presque à la surface. Une image, l’image figée du commandant, la bouche ouverte, qui lui crie quelque chose. Avec de l’angoisse dans les yeux. La peur.

Et puis, plus rien. Au moment où son esprit se ruait pour le rattraper, le souvenir s’était évanoui, caché dans quelque recoin obscur.

Le vide. Et soudain, la voix de Tewson qui retentit :

— Qu’est-ce que tu as, Dave ? Tu en fais, une tête ! Tu t’es souvenu de quelque chose ?

Keller passa une main tremblante sur ses yeux.

— Non, ce n’est rien. Un instant, j’ai cru que j’allais me souvenir. Mais c’est parti. Je ne sais rien…

— Ça reviendra, Dave, dit doucement Tewson. Prends patience. Ça reviendra.

— Peut-être que je n’ai pas envie de me souvenir, Harry. Peut-être qu’il vaut mieux que je ne me souvienne pas.

— C’est possible, dit Tewson en haussant les épaules. Tu veux que je continue ?

Keller fit signe que oui.

— Il a fallu cinq jours pour relever et noter les positions de tous les instruments du cockpit. Heureusement, beaucoup de cadrans sont construits de façon à garder la trace de ce qu’ils indiquaient au moment du choc. Une fois que tout a été relevé, il apparut que rien ne se trouvait dans une position incorrecte. On n’a pas non plus découvert de faille électrique importante qui ait pu contribuer à provoquer la panne.

« Tous les rapports de maintenance de l’appareil ont été saisis et on est occupé en ce moment à les analyser de fond en comble. Jusqu’à présent, on n’a rien trouvé d’important, à part qu’au dernier contrôle une vis manquait à l’amortisseur de la jambe gauche du train d’atterrissage – mais elle avait bien entendu été remplacée immédiatement, avant que le Jumbo soit remis en service.

« Les rapports techniques remontant à l’année dernière et allant jusqu’à la veille de l’accident ne font état d’aucun problème majeur à propos de l’appareil. On a pris les moteurs pour les démonter et à ce jour on n’a découvert aucun indice permettant de prouver qu’ils fonctionnaient mal avant l’accident. En fait, si ma théorie est exacte, c’est même grâce aux moteurs que l’avion n’est pas tombé comme une pierre.

— Ta théorie ? demanda Keller, sachant bien que les « théories » de Tewson étaient très souvent exactes – assez mystérieusement d’ailleurs.

— Attends, j’y arrive. Rien n’a encore été prouvé. (Il but une longue gorgée et fit la grimace : sa bière commençait à perdre son pétillant.) Il faisait froid cette nuit-là, donc on a vérifié le système d’antigel. Là encore, tout était correct. Les restes du système d’approvisionnement en carburant sont encore en cours d’analyse : jusqu’à maintenant, rien à signaler.

« Reste le facteur humain. Toi, seul survivant, tu ne peux nous être d’aucune aide.

Cette brusquerie sans le moindre mot d’excuse était habituelle chez Tewson. Il était trop absorbé par des considérations d’ordre technique pour se préoccuper de ménager les sensibilités personnelles.

— On a inspecté les rapports d’écolage de chacun des membres de l’équipage, poursuivit-il, ainsi que leur anamnèse médicale complète. Toi-même, tu as été soumis à des examens médicaux approfondis immédiatement après l’accident. Et on ne s’est pas borné à voir si tu n’avais pas de lésions internes. On a fait des analyses de sang et d’urine. On a vérifié la somme de travail que toi et le commandant aviez effectuée au cours des derniers mois, et on s’est assuré que vous aviez tous les deux pris un repos suffisant avant de partir pour ce vol. On a retrouvé les vestiges de vos bagages respectifs dans le cockpit, et ils étaient encore suffisamment bien conservés pour que l’on puisse constater qu’aucun des deux ne contenait de drogues ni de médicaments. Pas de problème. Tous vos tests de capacité – tant les tiens que ceux du commandant Rogan – étaient excellents depuis un an au moins. Tout, jusqu’à présent, est positif. Sauf qu’il est impossible que tu te sois trouvé à la place à laquelle tu aurais dû être, au moment de l’accident.

« Bien. Je continue. On a porté sur un graphique les positions respectives de tous les cadavres, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’avion. Nous avons même retrouvé quelques malheureux au fond de la rivière qui coule près du champ. Un élément intéressant : on a trouvé dans l’appareil une forte concentration de corps superposés. Ils étaient brûlés au point qu’on n’a pas pu les identifier, et tellement mutilés qu’ils doivent avoir été exposés à une terrible déflagration.

Keller frissonna et se demanda si Tewson ne ressentait vraiment aucun sentiment à l’égard de tous ces infortunés. Mais son compagnon était à présent trop emporté par l’excitation de l’enquête pour se soucier de l’élément humain.

Déjà Tewson reprenait :

— J’ai contacté les bureaux de topographie. Nous avons établi un plan précis de tout le terrain, en utilisant des photographies aériennes et des cartes, et nous avons les positions exactes du sinistre et des traces laissées par l’appareil dans sa chute. Ce qui a permis de déterminer plus ou moins l’ordre dans lequel le 747 s’est démembré, ainsi que la ou les parties de l’appareil qui ont joué un rôle dans l’accident. La première zone atteinte se trouvait quelque part à l’avant de l’avion.

Il souriait à présent, et Keller dut détourner le regard. Le besoin qu’il avait d’effacer ce sourire du visage de Tewson devenait insoutenable. Mais l’enquêteur ne se rendit compte de rien.

— En examinant l’aile gauche, dit-il, j’ai découvert des griffes à peine visibles qui se prolongeaient sur toute la longueur de l’aile. Au microscope, j’ai vu qu’il y avait d’infimes traces de peinture bleue et jaune au fond de ces griffes.

Il s’appuya au dossier de sa chaise, l’air satisfait.

— Et alors ? dit Keller.

— Et alors, quelle est la couleur du logo de ta compagnie ?

— Bleu et jaune.

— Parfait. Et ce logo est peint sur le fuselage. Il commence près du nez et il va jusque tout près de l’aile. J’attends les résultats de l’analyse chimique, ne serait-ce que pour confirmer la chose, mais je sais que je ne me trompe pas.

— Mais qu’est-ce que cela signifie ? demanda Keller avec impatience.

— Ça signifie, mon vieux, que la paroi de la cabine a été soufflée avec une violence terrible. Par une explosion. Et une explosion d’une telle force ne peut avoir été provoquée que par une bombe.

Keller était blême. Tewson lui adressa un sourire mauvais.