CHAPITRE 10
Comme la plupart des garçons qui sont gros, Colin Thatcher détestait l’école. Lorsqu’on a un corps tout arrondi, avec des membres qui ne sont que d’informes excroissances de chair, la vie dans une école de garçons est un véritable enfer. Si seulement il avait eu assez d’intelligence ou assez d’humour pour distraire les gens de son obésité, sans doute aurait-il pu vivre plus agréablement. Mais ce n’était pas le cas. Il n’était ni malin ni drôle. En fait, lui-même avait du mal à se trouver une qualité qui compensât. Il n’était pas tenace, il n’était pas courageux. Il n’était ni généreux ni aimable.
Il n’était qu’une seule chose. Malheureux.
Et, de même que la plupart des garçons gros, il abhorrait les jeux. Le cricket, le football, l’aviron, le rugby, le badminton, le basket, la natation – tout exercice, quel qu’il fût, lui faisait horreur. Et c’est pourquoi, au lieu de se diriger vers les plaines de sports du collège, il s’en éloignait. Et c’est pourquoi ce froid après-midi de novembre serait le dernier.
Les mains enfoncées dans les poches de son pantalon rayé, il traversa le ruisseau de Colenorton et quitta le sentier pour s’engager dans les larges champs qui s’étendaient sur la droite. Ce n’était pas la première fois qu’il s’en allait ainsi, à l’heure des sports, et il savait que, comme d’habitude, il serait porté manquant et qu’il devrait affronter la sanction disciplinaire de son capitaine. Il haïssait ce système du collège d’Eton, où les punitions étaient infligées aux petits par des grands. Outre son capitaine, il y avait cinq autres « seniors » qui collaboraient avec le professeur principal et passaient leur temps à épier et à espionner les activités des petits. C’est ainsi que, ce trimestre, il avait déjà été pris quatre fois en train de fuir les jeux et il n’ignorait pas que cette fois, s’il se faisait encore prendre ou qu’il était porté manquant, il pourrait s’attendre à être appelé par un des grands qui l’obligerait à comparaître devant le directeur ou le sous-directeur, afin de rendre compte de sa conduite lors de l’appel quotidien – un véritable tribunal.
Mais Thatcher ne s’en faisait pas beaucoup. Il méprisait leur système ridicule, leurs collèges et leurs oppidan[2], leurs « préfets », leur célèbre et imbécile Pop[3], leur affreux uniforme noir à queue-de-pie, leurs stupides field game et wall game[4] si traditionnellement sacro-saints, et tout ce qui s’ensuivait, tennis, escrime, boxes, squash, athlétisme, course à pied. Il détestait toutes leurs sociétés – musique, dessin, mécanique, dissertation, archéologie, chemin de fer et tant d’autres tout aussi idiotes. Il les détestait en fait parce qu’il ne ressentait ni le besoin ni l’envie d’en faire partie. Son manque d’intérêt n’était pas dû à ces activités en soi mais au dégoût qu’il éprouvait à l’idée de se mêler aux autres élèves. À supposer qu’il ait existé une société de mangeurs, il n’en eût même pas été. Il ne se sentait à l’aise et en sécurité que pendant les leçons, car alors les autres n’avaient pas la possibilité de le harceler, de le tourmenter à cause de son physique. Et c’est avec crainte qu’il entendait sonner la cloche pour la récréation : car, pour lui, elle signifiait le commencement du supplice.
À part la fatigue physique qu’ils causaient, les sports le rebutaient par-dessus tout parce qu’ils le forçaient à exposer dans toute sa nudité son obésité. Les autres garçons le poussaient et s’amusaient de voir leurs doigts disparaître dans des monceaux de graisse. Ils lui pinçaient douloureusement les seins en lui disant qu’ils pendaient comme des seins de femme (quelques-uns d’entre eux le touchaient avec des intentions plus douteuses que la simple méchanceté). Quant aux douches, elles représentaient une véritable chambre de tortures.
Il donna un coup de pied dans une fourmilière et regarda les fourmis se disperser avec terreur. S’accroupissant, il contempla leur affolement, leur débandade sur la terre nue, puis il se releva et approcha la pointe de sa chaussure de leur masse ondulante. Il leur donna encore plusieurs coups de pied avant de reprendre sa mélancolique promenade. Cela lui serait bien égal d’être renvoyé : il avait envie d’être renvoyé. Son père se mettrait en colère, et ça, ça lui faisait peur. Mais sa mère lui pardonnerait. Il savait qu’il lui manquait. D’ailleurs, elle n’avait jamais voulu l’envoyer en pension. C’était son père qui avait insisté. « Il faut donner un peu de discipline à ce garçon, qu’il avait dit, cela lui formera le caractère. Il a été élevé dans de l’ouate, voilà son problème. Cela lui fera du bien de vivre au milieu d’autres garçons de son âge. On lui inculquera un peu de tradition ». Eh bien, il avait assimilé tout ce qu’il y avait moyen d’assimiler comme tradition quand on a quatorze ans. Et, d’après son expérience, la tradition disait que les garçons gros étaient des monstres qui n’avaient droit qu’aux châtiments, aux tourments et aux railleries de la populace. Des larmes d’attendrissement sur son propre sort lui embuèrent les yeux.
Il s’étendit sur l’herbe, en dépit de l’humidité et du froid, et plongea ses regards dans la grisaille du ciel. Son estomac saillait devant lui comme une lointaine colline.
— Je m’en fiche si on me renvoie à la maison, dit-il tout haut. Je les emmerde tous !
Enfonçant ses poings plus profondément encore dans les poches de son pantalon, il croisa les pieds et demeura couché de tout son long sur le dos, laissant son esprit dériver d’une pensée à l’autre.
Soudain, le froid le fit frissonner. Il avait tout un après-midi devant lui. S’il filait au cinéma à Windsor ? Il passerait d’abord à la banque, dans la grand-rue, retirerait un peu de fric, puis il achèterait des bonbons et irait au ciné. L’embêtant, c’est qu’il était terriblement difficile de faire les choses discrètement avec sa poisse d’uniforme qui ne passait vraiment pas inaperçu. En revanche, s’il restait là trop longtemps, il allait prendre froid. Donc, il irait au cinéma.
Tout d’abord, il ne sut pas s’il avait vraiment entendu les pleurs ou s’il les avait imaginés : ils avaient semblé sortir de sa propre tête. Il resta là sans bouger pendant quelques instants, les yeux toujours tournés vers le ciel, puis, se soulevant sur un coude, il regarda autour de lui. Mais il n’y avait rien à voir, sinon de l’herbe et des arbres, et le talus du chemin de fer un peu plus loin. Au moment où il allait se dire qu’il avait rêvé, il entendit de nouveau le même bruit de pleurs : des sanglots faibles, enfantins, quelque part derrière lui. Se laissant rouler sur le ventre pour regarder en direction du bruit, il vit, à une centaine de mètres, une petite silhouette.
Elle était vêtue d’une robe bleu pâle et serrait quelque chose dans ses bras. Ses longs cheveux blonds pendaient sur ses épaules et cachaient partiellement son visage qu’elle tenait penché en avant. Sa frêle carrure se soulevait doucement à chaque sanglot.
Thatcher se mit sur les genoux et l’appela :
— Qu’est-ce que tu as ? Tu es perdue ?
La petite fille cessa brusquement de pleurer, leva la tête vers lui, puis enfouit de nouveau sa figure dans ses mains et sanglota de plus belle.
De loin, il ne voyait pas exactement son âge : il estimait qu’elle devait avoir entre cinq et dix ans. Il se leva et marcha vers elle. À mi-chemin, il s’arrêta pour demander encore :
— Qu’est-ce que tu as ?
Il voyait à présent que l’objet qu’elle étreignait était une poupée : ses deux jambes roses et fines pendaient sous les bras de la petite fille.
Cette fois, elle ne leva pas les yeux, mais ses pleurs se firent plus angoissés. Colin s’approcha lentement d’elle, pour ne pas l’effrayer ni la bouleverser davantage. À deux mètres d’elle, il s’arrêta de nouveau. Il était très mal à l’aise, car il ne savait pas comment s’y prendre avec les filles – et surtout pas avec une si petite fille.
— Tu ne veux pas me dire ce que tu as ? demanda-t-il gauchement.
Elle le regarda, et il constata qu’elle n’avait pas plus de sept ou huit ans. Elle arrêta de pleurer et, en reniflant, elle l’observa de ses grands yeux bruns tout en serrant plus fort sa poupée contre elle.
— Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il. Tu as perdu ta mère ? Ta maman ?
Elle ne répondit pas tout de suite, puis, avec un hochement de tête, elle répéta d’une petite voix à peine audible :
— Maman…
Quelle petite sotte, songea-t-il. Partir comme ça toute seule ! En plus, elle doit geler, avec cette petite robe d’été. Il regarda autour de lui dans l’espoir de voir arriver une mère angoissée, mais le champ était désert.
— Où est-ce que tu as perdu ta maman ? demanda-t-il, désespéré, et, comme elle se remettait à pleurer, il se rapprocha d’elle. Dis-moi, elle s’appelle comment, ta poupée ?
Et, tout en se sentant idiot, il se mit à chatouiller du bout des doigts le pied de la poupée.
La petite fille la serra encore davantage, mais le jeune garçon crut voir une tache sur la joue de plastique.
— Ta poupée s’est fait mal à la tête ? Laisse-moi regarder.
Brusquement, elle s’écarta de lui pour que la poupée ne soit plus à sa portée.
— Je veux ma maman, finit-elle par s’écrier – et ses sanglots redevinrent plus bruyants.
— Ça va, ça va, dit-il avec nervosité. On va la retrouver, ta maman. Où l’as-tu vue pour la dernière fois ?
La petite fille regarda autour d’elle, indécise. Puis elle pointa un doigt tremblant vers la grand-route d’Eton Wick. Il suivit des yeux son bras tendu :
— Eh bien, viens. Tu vas me montrer l’endroit.
Elle eut une hésitation et il crut apercevoir un faible sourire sur sa petite figure triste. Puis, avec un léger sautillement, elle se mit en marche dans la direction qu’elle avait indiquée. Il la suivit, d’un pas plus posé. L’enfant courait devant lui, s’arrêtant de temps à autre pour se retourner, comme si elle voulait s’assurer qu’il la suivait toujours. Elle attendait alors qu’il l’ait pratiquement rejointe, et repartait en gambadant. Ils arrivèrent à un petit chemin. Colin commençait à s’essouffler, à force de se hâter à la suite de cette petite bonne femme bondissante. Elle franchit une grille étroite et disparut. Il s’y engagea après elle, sans bien savoir où il entrait, et s’immobilisa en voyant les pierres tombales.
Le cimetière. Elle est sans doute venue y faire une visite avec sa mère, se dit-il, et elle sera partie se promener. Il doit y avoir un membre de sa famille qui est enterré ici – son père, peut-être. Où est-elle passée ? Je ne vois personne. Sa mère est sûrement partie à sa recherche.
Il aperçut un éclair bleu pâle et vit la petite fille qui courait entre les vieilles pierres grises des tombes. Elle s’arrêta et le regarda, parfaitement immobile, semblant attendre qu’il se mette en mouvement. Comme il ne bougeait pas, elle leva la main et lui fit signe. Avec un soupir de résignation, Colin prit le petit sentier caillouteux qui passait entre les tombes et alla vers elle.
— Écoute, cria-t-il, je ne crois pas que ta mère soit ici !
Mais elle repartit en courant.
Alors, il vit une large surface de terre fraîchement retournée et il se demanda ce que c’était. Il y avait deux ou trois centaines de monticules de terre noire, et c’étaient visiblement des tombes récentes. Soudain, il comprit de quoi il s’agissait. C’était la tombe commune des victimes de l’avion ! Quelle horreur, se dit-il. Cette pauvre gosse doit avoir perdu quelqu’un dans le désastre. Au milieu des monticules se trouvait un emplacement manifestement réservé pour la grande pierre que l’on érigerait, avec tous les noms des morts. Au collège, les autres garçons s’étaient amusés à se faire peur en se racontant des histoires macabres, d’après lesquelles tous les corps s’étaient mélangés : on ne pouvait donc pas être certain que les têtes et les membres étaient bien ensevelis avec les torses correspondants. Colin fut secoué d’un violent frisson et attrapa la chair de poule des pieds à la tête.
Voulant s’en aller, retrouver la route, fuir ce silence, il allait appeler la petite fille, lorsqu’elle réapparut. Debout parmi les monticules de terre fraîche, minuscule silhouette lointaine, cramponnée à sa poupée, elle avait les yeux baissés vers une tombe en particulier. Pensant qu’il serait irrespectueux de crier dans un cimetière – le paisible repos des morts ne serait-il pas troublé par le son de sa voix ? –, le jeune garçon s’avança précautionneusement entre les tertres de terre molle pour aller la rejoindre.
Elle lui tournait le dos et ne sembla pas l’entendre approcher. Elle se tenait auprès de deux tombes qui étaient légèrement séparées des autres : l’une des deux était de taille normale, et l’autre était plus petite, beaucoup plus petite. Environ de la taille d’un enfant.
Elle gardait toujours le dos tourné et il se demanda si elle n’était pas en train de pleurer quelqu’un qu’elle avait perdu de façon plus irrémédiable, et pas seulement perdu de vue. Cette tombe était peut-être celle de sa mère ? Sa mère avait peut-être été parmi les victimes de l’accident ? Cette pensée lui serra le cœur et il comprit ce qu’était la solitude.
Ressentant pour la première fois de sa jeune vie de la compassion, il tendit lentement la main vers l’épaule de l’enfant. Au milieu de son geste, il s’immobilisa, le bras en l’air. Ses doigts étaient entrés en contact avec quelque chose de froid, ils semblaient avoir pénétré tout à coup dans une substance glacée. Se retirant vivement, il eut la stupeur de constater que le froid restait accroché à ses doigts, comme un fil invisible d’une matière visqueuse, d’une énorme masse de froid qu’il attirait vers lui. Cela sembla l’envelopper, se déposer d’abord sur son visage, puis sur ses épaules, et l’engloutir dans un étau de glace, dans une chape qui s’enroulait lentement autour de son corps obèse.
Son attention fut attirée par un mouvement dans le sol. Quittant des yeux la fillette, qui avait toujours la tête penchée, il regarda par terre et sentit, à cet instant précis, que la poigne glacée qui l’étreignait se refermait d’un coup, lui interdisant tout mouvement. Ses yeux s’écarquillèrent d’horreur.
Aux pieds de la petite fille, la terre avait commencé à remuer. Comme si quelqu’un la repoussait d’en dessous. De petites traînées de terre se mirent à dégouliner sur les côtés de la terre qui se soulevait. Il savait que, d’un moment à l’autre, quelque chose allait apparaître, mais il était incapable de bouger ! Il était cloué au sol par le poids de sa propre chair.
Tout à coup, la poupée tomba des bras de la petite fille et, distrait par cette chute, il la regarda. Et il vit son visage. Un gémissement sourd et plaintif s’échappa de ses lèvres : la moitié de ce visage était boursouflée et déformée, calcinée, fondue comme si elle avait été exposée à une chaleur extrême. Et les yeux étaient vivants ! Ils étaient fixés sur lui, sombres, inquisiteurs. Et les lèvres avaient l’air de sourire.
Colin recula en trébuchant et tomba lourdement en arrière. Sa corpulence l’empêcha de se faire trop mal, et la main de glace qui l’étouffait desserra son étreinte. La terre se soulevait toujours et tout à coup il vit émerger quelque chose de blanc, pareil à un ver de terre, puis un deuxième, puis un autre encore ! Il comprit soudain que c’était une main qui sortait de terre. La petite fille se déplaça et l’empêcha de voir davantage, puis elle se tourna vers lui. Sa figure était toujours cachée par ses cheveux, mais elle releva bientôt la tête et il entendit un ricanement grave, rocailleux, qui venait d’elle – un rire qui ne pouvait pas être celui d’un enfant. Un rire de vieil homme. Rauque, obscène.
Elle lui faisait face, mais il ne pouvait la regarder. Il ne voulait pas voir son visage, car il savait, il pressentait instinctivement que l’horreur en serait insoutenable. Il entreprit de fuir en rampant, d’abord lentement, pleurnichant et gardant les yeux rivés aux graviers du chemin. Plus il s’éloignait, plus les forces semblaient lui revenir. Déjà il progressait à quatre pattes, sur les genoux. Il avançait, offrant l’image ridicule de l’obésité en détresse, il avançait toujours, de plus en plus. Il jeta un bref coup d’œil derrière lui et sa terreur renouvelée lui fit encore presser l’allure : il avait cru voir se dresser une silhouette derrière la fillette. La forme du personnage qui était sorti de la tombe devant elle.
Avec un cri aigu, il bondit sur ses pieds. De nouveau desservi par son poids, il tituba et retomba de tout son long, se blessant douloureusement les genoux aux pierrailles – mais il n’y prit pas garde. Tandis qu’il demeurait étendu sur le sol en cherchant à reprendre son souffle, il eut soudain conscience d’un mouvement qui s’intensifiait autour de lui. La terre qui recouvrait les autres tombes s’agitait.
Il bondit en avant, réussit cette fois à tenir sur ses jambes et se mit à courir. Mais ses mouvements étaient singulièrement ralentis : c’était comme s’il courait dans de l’eau. Comme si une force quelconque le retenait. Il lutta, puisant dans son épouvante la force de combattre son sentiment d’impuissance. En trébuchant, il passa entre les autres tombes du cimetière, se rua vers la grille qu’il franchit, et, en pleine panique, se précipita vers le champ d’où il venait. Déjà, il se sentait plus fort. Ses lourdes jambes battaient régulièrement le chemin, puis l’herbe plus moelleuse des champs. Là, il s’effondra comme une masse et, haletant, aspirant de longues goulées d’air, il crut, l’espace d’un moment, qu’il était sauvé.
Mais bientôt il entendit des chuchotements, des murmures qui avaient l’air de venir de l’intérieur même de son cerveau. Il regarda par-dessus son épaule et vit la fragile petite silhouette debout au bord du champ. Se remettant péniblement debout, il reprit sa course tandis qu’à son oreille le rire, le ricanement rauque résonnait juste derrière lui.
Il hurla de nouveau, d’une voix haut perchée, presque d’une voix de fille.
Il arriva à une pente escarpée et il empoigna des touffes d’herbe pour se hisser vers le haut. Glissant en bas de la côte, il retrouva un nouvel appui pour ses pieds et reprit son escalade. Le corps trempé de sueur, l’avant de son pantalon souillé d’une large tache humide, il finit par atteindre le haut du talus et roula sur le sommet.
Puis il traversa les rails luisants et rampa vers l’autre côté du talus : quelque chose lui disait que, s’il l’atteignait, il serait enfin en sécurité. Mais, lorsqu’il parvint au bord du remblai et regarda vers le bas, il vit la petite fille qui l’attendait, debout, la tête levée vers lui. Sa robe n’était plus bleu pâle : elle pendait autour d’elle en lambeaux roussis, et ses socquettes blanches étaient noircies et déchirées. Elle n’avait plus de souliers.
L’angoisse de Colin fut à son comble lorsqu’il constata que la fillette n’avait pas de visage. Ce qui aurait dû être une bouche, un nez, des yeux n’était qu’une atroce plaie brûlée, purulente.
Colin accrocha un des rails argentés et s’affaissa lourdement sur le dos. Sa tête heurta l’autre rail et il sombra dans un trou noir pendant quelques secondes. Puis, il prit conscience d’une vibration qui passait dans l’acier des rails. Mais il restait étendu, incapable de faire un mouvement. Sa raison s’efforçait de lui faire comprendre que ce bruit devenait de plus en plus distinct, signifiait l’approche de la mort. Mais lui, partiellement conscient de ce qui se passait, laissa venir les choses, presque avec reconnaissance. Qu’est-ce que la vie avait de si merveilleux, de toute façon ?
Le conducteur du train aperçut trop tard la forme affalée en travers de la voie. Malgré la rapidité de ses réflexes, le temps de couper le courant et de bloquer les freins, et déjà le train avait passé sur le corps rebondi du jeune garçon.