CHAPITRE 7
La voiture de Keller s’engagea dans l’allée privée, s’annonçant par le crissement des pneus sur les graviers. Dans la boîte à gants se trouvait la liste complète des passagers du fameux 747. Keller l’avait obtenue du jeune responsable de la coordination qui avait été de garde la nuit en question. Le jeune homme s’était d’abord montré réticent, mais Keller avait usé de persuasion (de toute façon, avait-il argué, il l’obtiendrait de n’importe quel journal), et avait fini par recevoir, outre la liste même, quelques renseignements supplémentaires sur les passagers. C’était évidemment ce que le copilote souhaitait.
Keller comptait passer la liste en revue, soigneusement, plus tard dans la journée. Il ne savait pas exactement ce qu’il espérait trouver, mais il fallait bien commencer quelque part.
En attendant, il avait autre chose à faire, dans l’immédiat : rendre visite à Beth Rogan, la femme du pilote mort. L’idée ne lui souriait guère : il faudrait remuer le passé, rouvrir des blessures anciennes…
La maison se trouvait à Shepperton, tout près du lac de plaisance. Il savait que le yachting était un des passe-temps favoris du commandant Rogan. Sans être ni grande ni petite, la maison avait un air d’élégance simple et sans prétention. Au moment où il arrêtait sa Stag, il vit la porte d’entrée s’ouvrir et Beth Rogan apparaître sur le seuil.
La dernière fois qu’il l’avait vue, aux obsèques collectives des passagers et de l’équipage, elle lui avait paru pâle et, en quelque sorte, écrasée. Plus d’une fois, au cours du long service, il l’avait surprise en train de le regarder – mais son visage était vide de toute expression et lui-même était encore trop en état de choc à l’époque pour tenter un quelconque geste de sympathie. À présent, elle était plus belle et vive que jamais et la blancheur de son chemisier et de son pantalon contrastait avec la tenue de deuil dans laquelle il l’avait vue pour la dernière fois. Sa longue chevelure brune était attachée d’un côté, ce qui la rajeunissait, lui donnait presque un air d’adolescente. Elle le salua d’un geste de la main, et il remarqua que de l’autre elle tenait un verre contenant un liquide sombre.
Il sortit de la voiture et dit :
— Bonjour, Beth.
— Dave, répondit-elle.
Ils se regardèrent en silence pendant quelques instants et, à présent qu’il était tout près d’elle, il remarquait les minuscules rides révélatrices qui commençaient à apparaître autour de ses yeux, les légers plis de son cou qui n’étaient pas aussi marqués autrefois. Mais elle était encore très belle. Ses sombres yeux bruns, si profonds, si humains, étaient fixés sur les siens avec une fière intensité.
— Pourquoi n’es-tu pas venu me voir ? demanda-t-elle.
— Désolé, Beth. J’ai cru que cela valait mieux, répondit-il.
Sa réponse alluma une étincelle de colère dans ses yeux, un léger reflet tout au fond d’un puits. Elle s’écarta de lui et rentra dans la maison. Le conduisant à travers le salon, elle l’amena jusqu’au bar.
— Tu veux boire quelque chose, Dave ? demanda-t-elle en se resservant de sherry.
— Pas tout de suite, Beth. Du café, peut-être ?
Elle passa à la cuisine, ce qui lui donna l’occasion de s’asseoir dans le canapé recouvert de tissu fleuri, et de regarder autour de lui. La dernière fois qu’il avait vu cette pièce, elle était remplie de monde, bourdonnante et enfumée. Il se revit, assis dans ce même canapé, les yeux brouillés par la boisson, tout seul. Il revit Beth le regardant au travers de la foule avec un sourire significatif et sans détours. Un sourire et un regard qui étaient adressés à lui seul. Et qu’il était libre d’interpréter à sa guise. Et voilà qu’elle revenait vers lui, lui tendant son café à bout de bras, avec un sourire à peu près identique.
Il prit la tasse en la remerciant et la déposa par terre à côté de ses pieds. Pendant ce temps, elle alla s’asseoir dans un fauteuil en face de lui et, tout en l’observant attentivement, elle se mit à faire glisser son doigt le long du pied élancé de son verre, de haut en bas, de bas en haut, sans arrêter. Elle attendait qu’il parle le premier.
— Comment te portes-tu, Beth ? dit-il finalement.
— Pas mal.
Ses yeux perdirent leur air amusé.
— Cela a dû être un choc terrible…
— Tu sais que nous étions sur le point de nous séparer ? coupa-t-elle.
Il la considéra avec stupeur.
— Je savais que vous aviez des problèmes, mais…
Cette fois, c’est d’un éclat de rire bref, méprisant, qu’elle l’interrompit.
— Des problèmes ! Mais tu dois en savoir quelque chose, Dave. Après tout, tu en étais un toi-même !
— Beth, cela remonte à des mois. Et c’était sans conséquence.
— Cinq mois, pour être précis. Et Peter n’a jamais cru que c’était sans conséquence.
— Comment l’a-t-il su ?
— C’est moi qui le lui ai dit, évidemment.
— Pourquoi ? Pourquoi lui as-tu dit cela ? (La voix de Keller s’était un peu durcie.) C’était tout à fait accidentel. Et d’ailleurs je n’étais…
Il se tut et détourna le regard.
— Qu’une passade parmi beaucoup d’autres ? C’est cela que tu allais dire, Dave ?
Il ne répondit rien.
— Oui, j’en ai eu… quelques autres encore.
Mécontente, elle but une gorgée rapide. Pendant quelques instants, elle se tint toute raide, puis la colère sembla la quitter et ses épaules s’affaissèrent. Ses yeux se fixèrent sur le sol entre eux deux. Quand elle se remit à parler, sa voix était empreinte de lassitude :
— Quelques jours avant le vol, je lui avais donné la liste de mes amants.
— Mon Dieu ! Pourquoi, Beth ?
Se redressant, elle braqua son regard vers lui. Et maintenant, c’est de l’amertume qui perçait dans sa voix :
— Pour le faire revenir vers moi. Il y a des années – il y avait des années – que notre mariage était chancelant. Tu me connais, Dave. Je ne suis pas faite pour attendre éternellement un mari qui passe son temps à voler autour du monde.
Elle se leva et marcha vers la fenêtre, les bras croisés mais toujours son verre à la main. Lui tournant le dos et regardant vers la pelouse, elle reprit :
— Tout le monde savait comment je vivais, sauf lui. Toi, par exemple, je crois que tu t’en es rendu compte la première fois que tu m’as rencontrée.
C’était vrai. Il se souvenait de la première fois qu’il avait posé les yeux sur elle, deux ans auparavant : elle l’avait dévisagé froidement, un sourire légèrement moqueur aux lèvres, et sa main avait retenu la sienne exactement l’espace d’une seconde de trop. Dès les présentations, elle le mettait au défi. À la compagnie, il avait entendu quelques insinuations à son propos, quelques allusions désobligeantes faites par des gens qui connaissaient à la fois Rogan et sa femme – mais d’une façon générale, on évitait plutôt, entre pilotes, de parler des femmes des autres. Car les pilotes mariés savent tous qu’ils encourent le même risque, étant donné qu’ils sont tous constamment absents de chez eux. En outre, Rogan était profondément respecté par ses collègues et même quelque peu redouté par les pilotes plus jeunes. Il avait des façons dures, brusques, qui ne le rendaient pas populaire, mais il avait la réputation de quelqu’un sur qui on peut compter en cas de coup dur. Il avait survécu à deux accidents qui auraient facilement pu tourner au désastre sans son savoir-faire et son inébranlable sang-froid. Dans le premier cas, huit ans plus tôt, le train d’atterrissage de son Viscount avait refusé de descendre et il avait réussi un atterrissage presque parfait sur le ventre. Il n’y avait pas eu un seul blessé. La seconde fois, l’année suivante, deux moteurs de son Argonaut étaient tombés en panne à vingt secondes d’intervalle, à cause d’un levier d’avance transversale défectueux qui avait provoqué un dérèglement du transfert de carburant en vol. Là encore, il était parvenu à poser l’avion sans mal, sur les deux moteurs restants.
En tant que pilote moniteur de la compagnie Consul, Rogan s’était révélé un professeur sévère mais excellent, et Keller avait profité à fond de son expérience et de son savoir technique. Leur relation avait quelque chose de plus qu’un simple rapport de mentor à étudiant : le commandant Rogan avait décelé en Keller un talent naturel, un instinct inné du pilotage que toute l’expérience du monde ne pourrait jamais insuffler à personne. Un instinct que bon nombre de commandants, même les plus vétérans, ne possédaient pas – ils compensaient alors par leur habileté technique. Alors qu’il n’avait que trente ans, Keller en était déjà à sa dernière année en tant que copilote. Rogan avait demandé sa promotion comme commandant ; et les quelques derniers tests qu’il avait passés dans ce but avaient été positifs. En fait, le commandant avait reconnu en lui une réplique de lui-même – plus jeune, et peut-être encore meilleur –, et dès lors il s’était intéressé tout spécialement à sa carrière de copilote. Bien souvent, il traitait le jeune homme avec davantage de rigueur qu’il n’en avait pour ses collègues du même âge, et il exigeait de lui un maximum. Mais il était toujours prêt à revenir en arrière lorsque son élève avait dépassé les limites de ses possibilités. Heureusement, Keller comprenait les intentions du commandant et, bien que de temps en temps il semblât exister une certaine hostilité entre eux, en réalité les deux hommes s’aimaient et se respectaient sincèrement.
Jusqu’au jour où Beth avait parlé à son mari de leur faux pas.
Les Rogan avaient organisé une réception – chose extrêmement rare, car le commandant n’était guère friand de mondanités – et, au dernier moment, la compagnie avait désigné Rogan pour remplacer un collègue tombé malade, dans un vol vers l’aéroport Dulles à Washington. Le commandant, secrètement soulagé de pouvoir échapper à cette soirée – qu’il appréhendait d’autant plus qu’elle se passait chez lui –, avait accepté de faire ce remplacement, ce qui n’avait pas beaucoup plu à Beth. De son côté, Cathy avait également été inscrite pour ce vol, comme hôtesse, et Keller avait donc dû se rendre tout seul à la réception. Un concours de circonstances l’avait entraîné à aller au lit avec Beth : il avait eu ce jour-là une vive discussion avec Rogan à propos d’un détail technique d’aérodynamique (par la suite, il s’était révélé que c’était Rogan qui avait raison) ; il ressentait une certaine aigreur vis-à-vis de Cathy qui l’avait laissé seul pour la soirée ; et il avait trop bu, chose à laquelle il n’était pas habitué. Enfin, bien entendu, Beth Rogan avait décidé de le séduire.
Pendant toute la soirée, elle lui avait fait des avances, subtiles, au début, et de plus en plus criantes à mesure que l’heure avançait. Lui, de son côté, était parvenu à garder ses distances pendant une grande partie de la réception, mais plus il buvait, moins ses réticences étaient sincères. Peut-être était-ce de propos délibéré qu’il s’était mis à boire, afin de se donner un prétexte pour ne pas rester vigilant, pour devenir irresponsable ? Peut-être sa nature véritable, consciemment tenue en échec pendant si longtemps, s’était-elle carrément révoltée ? Ou peut-être ne fallait-il voir là qu’un simple désir de luxure.
Quelles qu’aient été les excuses qu’il s’était trouvées a posteriori, le mal avait été fait. Et il savait parfaitement qu’il y aurait un prix à payer. Mais ce qu’il voulait savoir, maintenant, c’était le montant exact de l’addition.
Keller se rappelait qu’au cours de la soirée il s’était brusquement senti mal. Il était monté à l’étage, ne sachant pas très bien s’il allait être malade ou s’il voulait seulement uriner. Il s’était passé de l’eau froide sur la figure et, en entrant dans la salle de bains, il avait trouvé Beth en train de l’y attendre. Elle l’avait conduit vers une des chambres d’amis et lui avait conseillé de s’étendre jusqu’à ce que son malaise ait passé. Elle était sortie de la chambre en fermant doucement la porte derrière elle, et il s’était à moitié assoupi, les rumeurs de la réception ne filtrant plus qu’au travers des brumes de l’alcool. Quand il s’était réveillé, la chambre était plongée dans l’obscurité. Du rez-de-chaussée ne montait plus le moindre bruit. Il était sous les couvertures, on lui avait retiré ses chaussures, et des mains fraîches lui touchaient le corps. Avec un sursaut, il s’était tourné vers la forme qui était allongée à ses côtés, tandis que sa main y trouvait un corps doux, nu. Il avait tout de suite su qui c’était. Elle s’était serrée contre lui, sa jambe s’était glissée entre les siennes, sa cuisse s’était frottée tout contre son ventre. Il n’avait même pas essayé de résister – quel homme normalement constitué l’eût fait ? – et il lui avait fait l’amour avec une passion furieuse qui, au lieu de la dominer, l’avait jetée dans des transports rageurs qui avaient régalé et même dépassé sa propre excitation.
Après quoi, épuisé, il avait sombré dans un sommeil profond. À son réveil, le lendemain matin, il s’était retrouvé tout nu dans un lit, Beth blottie contre lui. Et cela avait été le moment de vérité : il était sobre, satisfait, il n’avait donc plus d’excuse. Il aurait pu se lever sans la réveiller, quitter la maison et tâcher de faire comme si rien ne s’était passé. Au lieu de cela, il l’avait éveillée gentiment, en l’embrassant avec tendresse et sensualité, et ils avaient de nouveau fait l’amour, lentement, langoureusement. Elle jouissait de son corps jeune et ferme et lui faisait apprécier son indubitable expérience.
Et ce n’est qu’après cette seconde fois qu’il avait compris l’ampleur de sa trahison : il avait trahi la femme qu’il aimait et, en même temps, l’homme qu’il admirait. Se rhabillant, il avait dit à Beth que cela ne se reproduirait jamais. Il ne s’était pas montré désagréable avec elle, ce n’aurait pas été son genre de réagir de la sorte, mais elle l’avait néanmoins écouté avec un sourire plein d’amertume et une pointe de mépris. Sans dire un mot, elle l’avait regardé s’habiller, assise dans le lit, sans même prendre la peine de se couvrir. Et c’était la dernière image qu’il avait gardée d’elle. Son sourire cynique, son corps splendide. Et à présent qu’il l’observait, cette vision était violemment présente dans sa mémoire. Le sourire était le même. Elle avait seulement un peu vieilli.
— Tu aurais pu me contacter, Dave, dit-elle. Si pas avant l’accident, du moins après.
Il la regarda avec un sentiment de culpabilité.
— Je suis désolé, Beth. Vraiment. Mais tout a été si compliqué pour moi. Le choc, la publicité… Mon esprit a été tellement embrouillé, tout cela commence à peine à s’éclaircir.
Elle était retournée vers le bar et se versait un whisky, cette fois.
— Tu en prends un ?
— Non, dit-il en secouant la tête.
Il prit sa tasse de café par terre et but quelques gorgées.
— Beth, j’essaie de découvrir ce qui a provoqué l’accident.
Elle se retourna prestement :
— C’est le boulot de l’A.I.B., non ? Pourquoi cela t’intéresserait-il ?
— Je… je ne sais pas très bien. Mais je me sens plus ou moins coupable. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que la cause de l’accident a un rapport avec moi.
— C’est ridicule. Qu’est-ce que tu aurais à te reprocher ?
— Nous nous sommes disputés, Peter et moi, avant le vol. À propos de toi. Je ne suis pas parvenu à me souvenir du moment précis où cela s’est passé, mais si, comme tu le dis, tu lui as parlé de nous, quelques jours avant l’accident, nous avons dû nous disputer un de ces jours-là.
— Mais pourquoi est-ce tellement important ?
— Je revois sans cesse l’image du commandant. Nous sommes dans le cockpit du Jumbo, en plein vol, et il lève les yeux vers moi en criant. Tu ne comprends pas ? Si notre dispute a continué pendant le décollage – le moment le plus délicat de n’importe quel vol – et qu’elle a provoqué une quelconque négligence ou une erreur de notre part, alors ton mari et moi sommes responsables de la mort de tous ces gens.
Elle s’approcha et vint s’asseoir près de lui, avec cette fois de la compassion dans le regard :
— Dave, je te connais et je connaissais mon mari, du moins en partie. Vous étiez tous les deux beaucoup trop professionnels pour laisser vos émotions vous gêner dans votre travail. Jamais Peter n’aurait admis que la mauvaise humeur perturbe le moins du monde son esprit pratique. Il avait beaucoup trop d’expérience pour cela.
— Mais tu ne l’as pas vu, avant le vol, le soir où nous nous sommes querellés. Je ne l’avais encore jamais vu perdre sa maîtrise de soi. À ce moment-là, il était comme fou.
— Par ma faute à moi. J’avais été tellement cruelle. Il m’a même frappée. Pas quand je lui ai parlé des autres, seulement quand je lui ai parlé de toi. C’était un homme orgueilleux – et il était fier de toi.
Keller reposa sa tasse sur la soucoupe. Puis, se tournant vers elle, comme cherchant à comprendre quelque chose qui dépassait son entendement :
— Pourquoi as-tu fait cela, Beth ? dit-il sans colère.
— Pour le blesser. Pour percer sa cuirasse si dure, si froide. Pour qu’il ressente quelque chose même si ce ne devait être que de la haine.
Oui, Keller se rappelait la haine qui brillait dans ses yeux. Cette haine, furieuse, bouillonnante. Ce n’était pas uniquement sa fierté qui avait été atteinte, il avait été trompé par son protégé, par celui qu’il avait formé, celui à qui il avait enseigné tout ce qu’il savait. Celui qu’il considérait comme une prolongation de lui-même. En revoyant cela, Keller retrouva brusquement un nouveau détail de la scène.
Il se rappela soudain les mots de la colère, et la véhémence qui y vibrait, et résonnait derrière lui dans le hangar vide où il laissait Rogan abattu :
— Et Cathy, le sait-elle, Keller ? Le sait-elle ? Fils de salaud, elle ne tardera pas à l’apprendre ! Je ne me gênerai pas pour le lui dire !
C’est alors qu’il avait commencé à haïr le commandant, cet homme qu’il respectait, qu’il cherchait à imiter, qu’il avait pris pour modèle. Cet homme qui avait perdu sa dignité. Cet homme ridiculisé, qui gisait sur le sol de béton et lui criait des injures. Ce dieu qui était devenu mortel.
Jusqu’où cette haine avait-elle été ? Leur froide logique professionnelle pouvait-elle avoir été ébranlée, finalement, par cette tension émotionnelle ? Son esprit à lui, plus jeune, moins expérimenté, avait-il succombé à sa rage aveugle ? Une image était en train de se dessiner petit à petit… Mais était-ce bien l’image de la vérité ?
— Dave, tu as un drôle d’air. Tu ne vas pas te trouver mal ?
La voix de Beth le rappela à la réalité.
Il respira profondément.
— Peut-être qu’un scotch me ferait du bien, dit-il.
Elle lui versa une rasade et revint s’asseoir auprès de lui en lui tendant le verre. Il prit une longue gorgée et attendit que le feu du whisky soit descendu jusqu’à son estomac avant de parler.
— Beth, que s’est-il passé avant le vol ? T’a-t-il dit quelque chose de particulier en te quittant ce soir-là ?
Elle répondit d’une voix douce mais monocorde :
— Il m’a dit qu’il ne reviendrait pas.
Keller se raidit et le verre qu’il avait à la main se mit à trembler légèrement.
Elle le regarda fixement.
— Non, dit-elle, ce n’est pas ce que tu penses. Je suis sûre qu’il n’a pas… (Sa voix s’éteignit.) Non, reprit-elle, il était en colère, mais pas à ce point-là. Nous avions déjà parlé de divorcer, et je crois qu’il s’y était résigné. Quand je lui ai dit, à propos de toi, cela a été la goutte qui a fait déborder le vase, j’en suis consciente, mais je suis absolument certaine qu’il a voulu dire qu’il ne reviendrait pas chez moi. Il n’était pas fou, Dave !
Keller secoua la tête, mais il était d’accord avec elle. Et cependant… les pilotes vivaient dans une tension permanente, et on connaissait de nombreux exemples d’hommes parfaitement normaux qui avaient craqué un beau jour, surmenés. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle il était essentiel de passer régulièrement à la visite médicale, pour le physique comme pour le psychique. Une fois par an pour les pilotes réguliers, deux fois par an pour ceux qui avaient dépassé quarante ans.
Keller se sentait plus épouvanté que jamais. Tant de choses semblaient converger ! Il sentait la responsabilité lui peser de plus en plus. Si seulement il pouvait briser cette barrière qui lui encombrait le cerveau et ne lui laissait entrevoir que des bribes de visions d’autant plus troublantes qu’elles étaient fugitives ! La psychiatrie pourrait peut-être quelque chose pour lui, lui avait-on dit. Mais cela prendrait beaucoup de temps. Et, de toute façon, les psychiatres ne peuvent qu’aider l’esprit à se guérir lui-même. Ce n’est pas d’eux directement que vient la guérison.
Il fallait qu’il en sache davantage sur l’accident. Peut-être l’A.I.B. avait-elle fini par découvrir un élément – technique ou humain – qui déclencherait le mécanisme de sa mémoire ? Peut-être Harry Tewson avait-il déjà de quoi étayer sa théorie ? Que ce soit pour le laver de tout blâme ou au contraire pour l’incriminer davantage, tout vaudrait mieux que cette ignorance dans laquelle son esprit croupissait. Et voilà que cela le reprenait : il fallait qu’il retourne à Eton.
Laissant un fond de scotch dans son verre, il se leva.
— Je dois m’en aller, Beth.
Elle sursauta et la déception apparut dans son regard intense.
— Reste encore un peu, Dave, je t’en prie. J’ai besoin de quelqu’un. (Elle tendit le bras et lui prit vivement la main.) J’ai seulement besoin de parler, Dave. Je ne veux rien d’autre. Je t’en supplie.
Il se dégagea.
— Je ne peux pas rester plus longtemps aujourd’hui, Beth, dit-il sans méchanceté. Je reviendrai plus tard, peut-être, mais maintenant il faut que je m’en aille.
— Tu reviendras ? Promets-le, Dave.
— Je reviendrai.
Peut-être. Probablement pas.
Il la laissa, assise dans le canapé, en emportant d’elle une image toute différente : son chemisier blanc, ses mains crispées sur son verre, son visage sur lequel, brusquement, venaient d’apparaître les marques d’un certain âge. Et, curieusement, ce même sourire amer et méprisant.
La voiture bondit en avant en projetant les graviers de l’allée sur le mur de la maison, dans un crépitement rapide. Keller sortit prudemment de la propriété et se dirigea vers Windsor et Eton. Une nervosité nouvelle commençait à gronder en lui.