Prologue

 

Le vieil homme resserra son écharpe et releva le col de son lourd pardessus. On voyait s’exhaler son souffle chaud que l’air glacé de la nuit condensait instantanément au sortir de sa bouche. Pendant quelques secondes, il battit des pieds sur la dure surface bétonnée du pont métallique, puis, s’interrompant pour prendre une position plus confortable, il alla appuyer son corps de vieillard au solide parapet. Levant les yeux vers le sombre ciel d’octobre, il jouit de la sensation de petitesse que provoquait en lui la vue de l’immensité. Un croissant de lune, aigu et comme tracé à la lame de rasoir, y était épinglé, clair et lointain, semblable à une idée de dernière minute ajoutée en surimpression aux ténèbres de l’empyrée.

Avec un profond soupir, il baissa les yeux vers le fleuve. Les eaux noires étaient parsemées de brusques reflets qui ne cessaient de se rejoindre et de se séparer en une éblouissante magie de lumières. Il regarda vers les rives, vers les petits bateaux et les barques qui y dansaient mollement au gré du courant, vers les boutiques et les restaurants vivement éclairés, et vers l’auberge tout au bout : comme les lumières de la nuit donnaient aux choses un air de netteté ! Les grisailles de la journée faisaient place aux contrastes sans compromis de la lumière et de l’ombre.

C’est merveilleux, se dit-il. Merveilleux, ce moment de la nuit, cette époque de l’année. Il était tard, et il n’y avait donc presque plus de passants. Il faisait froid, et dès lors les promeneurs eux-mêmes ne s’attardaient guère sur le pont, qui n’offrait aucun abri. La plupart des touristes avaient quitté Windsor, à présent que la saison avait rendu son dernier souffle. Les excursionnistes s’étaient dépêchés de réintégrer leurs autocars et leurs voitures pour s’enfuir dans le bref crépuscule d’automne. Les pèlerins seraient de moins en moins nombreux à emprunter le pont pour aller de Windsor à Eton, sa ville, afin d’y visiter le célèbre collège, sa cour Tudor et sa ravissante chapelle du XVe siècle, d’admirer les façades du XVIIIe et les demi-boisages des constructions médiévales, et enfin d’aller fureter dans les nombreuses échoppes d’antiquités qui abondaient dans l’étroite grand-rue. La beauté de sa ville natale, à vrai dire, ne lui était apparue que quelques années auparavant, après la lecture du guide touristique officiel d’Eton. Avant cela, une vie entière d’accoutumance l’y avait rendu insensible. Maintenant qu’il avait pu disposer de quelques années de calme pour regarder autour de lui, pour réfléchir à lui-même et à ce qui l’entourait, il s’était intéressé plus profondément au passé historique et au caractère unique de la cité. Il avait passé ces quatre dernières années – depuis sa mise à la retraite et la fin de sa maladie – à se documenter sur Eton. Et il était devenu un véritable expert, à tel point que tous les touristes qui l’arrêtaient dans la rue pour lui demander le chemin se trouvaient embarqués dans une série d’explications savantes et apparemment intarissables, car le vieil homme ne les laissait pas partir avant de leur avoir au moins dispensé un cours d’histoire complet sur la ville. Néanmoins, vers la fin de l’été, il avait commencé à se lasser des touristes et du désordre dans lequel ils plongeaient sa ville, tellement paisible sans eux. Et c’est avec joie qu’il voyait venir les journées froides et les soirées sombres.

Tous les soirs, vers huit heures et demie, il sortait de sa jolie petite maison d’Eton Square, marchait jusqu’au collège, puis remontait par la grand-rue vers le pont, sur lequel il s’attardait au moins vingt à trente minutes, par n’importe quel temps ; pour regarder couler la Tamise, qui se divisait en deux autour de l’île de Romney. Ce n’était pas qu’il se livrât à de profondes méditations : simplement, il aimait à s’imprégner de l’atmosphère du soir. De temps en temps, surtout en été, d’autres personnes se joignaient à lui – des étrangers, des connaissances – et il bavardait quelques instants avec elles avant de retomber dans son mutisme pensif. Puis, il prenait le chemin du retour, s’arrêtait au bar Christopher Courage pour boire un seul brandy (l’un des rares luxes qu’il s’accordait), et enfin rentrait chez lui et se mettait au lit.

Ce soir, pensait-il, serait un soir comme tous les autres. Soudain, il entendit le ronronnement des moteurs d’un avion. Cela n’avait rien d’inhabituel, Eton se trouvant sur une des routes aériennes qui partaient de l’aéroport de Heathrow, non loin de là – les habitants d’Eton et de Windsor s’en plaignaient d’ailleurs assez ! –, et cependant, le vieil homme se mit à scruter le ciel pour trouver d’où venait le bruit. Il aperçut d’abord le feu arrière, puis l’énorme masse de l’avion lui apparut, une fois que ses yeux se furent habitués au noir d’encre de la nuit.

C’en est encore un gros, songea-t-il. Drôlement embêtants, tous ces avions. Surtout les gros. Un chahut d’enfer. Faut croire que c’est un mal nécessaire. Il voulut détourner le regard, d’autant plus que l’inconfort de sa position commençait à provoquer une tension désagréable dans les muscles de son cou, mais, de façon inexplicable, il ne put parvenir à baisser la tête. La gigantesque carlingue, déjà à très basse altitude, la lumière rouge, le vrombissement, tout cela exerçait sur lui une étrange fascination. Il avait vu trop de ces monstres pour que celui-ci en particulier puisse représenter un intérêt quelconque, et pourtant voilà qu’il était incapable d’en détacher son regard. Il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond. Comment le savait-il, cela il n’en avait pas la moindre idée, mais il y avait quelque chose là-haut qui ne tournait pas rond.

L’avion avait l’air de virer. En soi, c’était assez inhabituel, car la plupart des avions survolaient généralement Eton en ligne droite. L’aile droite semblait s’abaisser. Oui, oui, il tournait effectivement.

Tout à coup, il vit l’avion se couper en deux. Il entendit le bruit sourd de l’explosion, mais ses sens ne l’enregistrèrent pas consciemment, inhibés qu’ils étaient par l’horreur du spectacle qui s’offrait à eux. L’avion ne s’était pas totalement disloqué et la carlingue tombait comme une masse vers le sol. Des objets s’en échappaient en cours de chute, des objets qui ne pouvaient être que des sièges, des valises et… des corps !

— Oh, mon Dieu ! s’exclama l’homme, tandis que le bruit pénétrait à présent jusqu’à son cerveau. Ce n’est pas possible ! Aidez-les, mon Dieu ! Aidez-les !

L’assourdissant mugissement couvrit ses cris. L’avion passait juste au-dessus de lui, survolait la grand-rue presque au ras des maisons. Les quatre moteurs et le vent réunis produisaient un vacarme terrible, et ce n’est que grâce à la force des moteurs que l’avion ne tombait pas tout simplement à la verticale. Le vieil homme put voir flamboyer des lueurs rouges derrière les hublots de l’avant, et des langues de feu s’échappaient de l’énorme crevasse tout le long de l’appareil, aplaties aussitôt par le vent. L’avion ne tenait presque plus ensemble. L’arrière du bolide pendait de plus en plus, comme sur le point de se séparer à chaque instant du corps principal.

L’avion disparut derrière les hangars à bateaux, qui dissimuleraient à la vue du vieil homme l’inévitable désastre final. Il sembla y avoir une pause, un moment de silence, quelques secondes pendant lesquelles on aurait pu croire que rien ne s’était passé… puis ce fut l’explosion. Le ciel rougeoya, des flammes s’élevèrent, toutes proches, juste derrière les hangars. Le vieillard tomba sur les genoux en entendant le bruit, et il lui parut que le pont lui-même était ébranlé par le souffle de la déflagration. Le son résonnait dans sa tête et, plaquant ses deux mains sur les oreilles, il se plia en avant au point de toucher du front ses genoux. Malgré cela, le bruit continuait à pénétrer dans sa boîte crânienne et à s’y répercuter. La douleur physique était telle que son cerveau, monopolisé, laissait provisoirement en suspens le choc psychologique de ce qui venait de se produire. Finalement, le son diminua peu à peu. Cela n’avait duré que quelques secondes, mais des secondes figées, éternelles.

Lentement, il leva la tête, les deux mains toujours sur les oreilles, les yeux écarquillés par la peur. À part les lueurs palpitantes et les bouquets de fumée, tout était calme. Il vit des gens dans la grand-rue : leurs visages étaient autant de taches blanches dans la bizarre lumière rouge de la nuit. Tous semblaient cloués sur place, épouvantés, incapables de faire un pas. La vitrine d’un restaurant au bout du pont tomba en morceaux et le silence fut rompu. Le vieil homme remarqua que toute la rue était jonchée de débris de verre étincelants. Les habitants commencèrent à sortir sur le pas de leur porte ou aux fenêtres ; des appels retentirent. Personne n’avait l’air de savoir exactement ce qui était arrivé. Il se releva en titubant et se mit à courir en direction des champs où il savait que l’avion était tombé.

En passant devant les hangars, le vieil homme constata qu’ils brûlaient à l’arrière. Il atteignit une petite allée qui conduisait aux champs. Sa respiration se faisait plus pénible à chaque pas. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, il constata qu’il y avait plusieurs petits incendies dans les bâtiments qu’il venait de dépasser. Au détour d’un coin, il s’immobilisa en bordure du champ, une main sur la poitrine, épuisé, les épaules soulevées par l’effort qu’il faisait pour respirer.

Stupéfait, il contempla l’atroce spectacle de l’épave illuminée par ses propres flammes. Le corps de l’avion était écrasé, son nez tordu et aplati. La seule aile visible gisait le long de la partie arrière, qui avait fini par se séparer totalement du reste de la carlingue. La queue seule s’élevait au-dessus des décombres, majestueuse, pratiquement intacte – presque indécente dans son inaltérabilité. Elle resplendissait, provocante, tout entourée des reflets rouges du brasier, luisante à présent jusqu’à la laideur.

Le terrain environnant était couvert de morceaux de métal tordu, de toutes sortes de matériaux qui avaient été éparpillés, projetés au loin au moment de l’impact. Le vieil homme s’engagea dans le champ, à contrecœur, mais poussé par l’idée qu’il pourrait peut-être venir en aide à quelqu’un. Cela semblait peu probable, mais il fallait pourtant aller voir. Tandis qu’il avançait, il perçut des cris et des bruits de pas derrière lui. D’autres personnes arrivaient sur les lieux du désastre. Ardemment, il souhaita qu’il fût encore possible de faire quelque chose. Il progressait avec prudence, contournant les pièces métalliques qui rougeoyaient encore sur le sol, parfois au point de roussir l’herbe autour d’elles. Soudain, l’odeur lui parvint. Il ne la reconnut pas tout de suite, parce qu’elle se mélangeait à la fumée et aux relents du métal en fusion. Mais bientôt il comprit d’où elle venait. C’était une odeur de chair brûlée.

Il eut un haut-le-cœur et faillit tomber de nouveau sur les genoux. Combien de passagers ces grands avions pouvaient-ils transporter ? Certainement plus de trois cents. Oh, grands dieux, ce n’était pas étonnant que l’odeur soit aussi forte.

Brusquement, le vieil homme se sentit mal. Pas seulement à cause de cette odeur pestilentielle : la chaleur elle aussi était intolérable, et il venait seulement de réaliser qu’elle était atrocement vive. Il fallait qu’il s’en aille. À quoi bon ? Personne ne pouvait avoir survécu à ce carnage. Il regarda tout autour de lui, désespéré, et constata avec répulsion que certains des objets qu’il avait pris pour du métal tordu étaient en réalité des corps tordus. Il y en avait partout. Il se trouvait au milieu d’un champ d’êtres humains mutilés, déchirés. Il se cacha précipitamment les yeux pour chasser cette vision, mais il était trop tard pour oublier ce qu’il avait déjà vu. Lentement, il retira les mains de son visage et regarda alentour avec le faible espoir de découvrir une personne encore vivante. Il ferma son esprit à la vue de tous ces membres disloqués, de ces corps calcinés – de ces corps qui avaient l’air de bouger, à cause de la lumière vacillante qui dansait sur eux. Il aperçut soudain quelque chose de petit, de rose, quelque chose de nu et d’apparemment intact. C’était assez petit pour être… un enfant ? Un bébé ? Seigneur, que celui-ci ait une chance de survivre ! Il se précipita, en évitant les obstacles, humains ou autres. L’enfant avait la face contre terre, son petit corps était tout raide. L’homme prononça une prière à voix haute, l’entrecoupant de sanglots, et s’agenouilla auprès du corps pour le retourner.

Des yeux immenses, sans regard, se fixèrent soudain sur lui. Les petites lèvres souriantes paraissaient remuer dans la lumière tremblotante. Toute une moitié du visage de la poupée avait fondu et il n’en restait plus qu’une surface horrible, lépreuse, dont le sourire ne faisait qu’augmenter la hideur. Le vieillard poussa un cri et jeta l’objet loin de lui. Puis, dans son trouble, il courut en trébuchant dans la direction du brasier, de l’épave même. L’intensité de la chaleur ne suffit pas à l’avertir de ce qu’il faisait, mais un grand fragment de métal encore chaud le fit heureusement tomber et l’arrêta dans sa course folle. Il se retrouva à plat ventre dans la boue fraîche, tremblant de tous ses membres, les doigts labourant le limon. Le choc commençait à le marquer. Il était âgé, il n’avait plus la force d’endurer un châtiment comme celui-là. La terre qui lui entrait dans la bouche le faisait suffoquer et ce n’est que grâce à cet inconfort physique qu’il put forcer son esprit affolé à fonctionner de nouveau normalement. Relevant la tête, il se haussa sur les coudes et regarda vers les flammes. La chaleur lui brûla les pupilles et l’obligea à refermer aussitôt les yeux. Mais il avait eu le temps d’enregistrer quelque chose. Une forme, une silhouette venait vers lui, se découpant en ombre chinoise sur l’incendie. Il risqua un nouveau coup d’œil, en se protégeant cette fois autant que possible avec une main.

C’était un homme ! Un homme, qui venait de l’avion ! Du feu ! C’était impossible. Personne ne l’avait devancé. Et personne ne pouvait avoir échappé à un tel désastre. Ou du moins, pas sur ses deux jambes !

Le vieil homme, plissant les paupières, tâcha d’observer plus précisément le personnage. Même ses vêtements avaient l’air intacts. C’était un costume sombre – ou bien était-ce une impression due à la violence de la lumière derrière lui ? Cela avait l’air d’un uniforme. L’homme marchait vers lui, lentement, avec aisance. Il s’éloignait des flammes, de l’avion détruit. De la mort.

La vue du vieillard se brouilla et un éclair lui transperça la tête. Juste avant de perdre connaissance, il entrevit l’homme qui se penchait vers lui, la main tendue.