CHAPITRE 21

 

— À gauche. Ici.

La voix d’Hobbs était faible et enrouée.

Keller suivit ses instructions et prit la route qui faisait face à la chapelle du collège. Tandis que la Stag accélérait, le médium enveloppa la chapelle d’un regard sombre. Mais il ne dit rien.

Ils arrivèrent à une bifurcation et Keller freina :

— Par où ? demanda-t-il.

Hobbs ne put que lever un doigt, avec effort, et pointer vers la droite. Le copilote s’y engagea et la voiture repartit d’un bond.

Ils n’avaient pas emmené le prêtre. Ce dernier avait d’abord essayé de les dissuader de leur projet et leur avait instamment conseillé d’aller voir la police. Mais, en même temps, tous trois savaient que cela n’aurait servi à rien. Comment expliquer ce qui s’était passé ? Qui croirait une histoire à laquelle eux-mêmes avaient tant de peine à croire ?

Finalement, le père Vincente avait aidé Keller à traverser le champ jusqu’à la voiture, en portant avec lui le médium. Anxieux, le prêtre ne quittait pas des yeux cette lueur rouge qui illuminait le ciel, ces flammes qui montaient furieusement dans la nuit. Une des boutiques de la grand-rue brûlait et on voyait que l’incendie était en train de se propager. Au moment où le copilote avait ouvert la portière de la Stag pour installer Hobbs sur le siège du passager, les sirènes des voitures de pompiers avaient fait entendre leur ululement dans le lointain.

Indécis, le prêtre s’était demandé s’il devait plutôt accompagner les deux hommes ou rester en arrière pour aider ses fidèles à affronter le danger qui les menaçait. Il pressentait que le feu n’était qu’un début. À mesure qu’il se répandrait, la pesante chape qui opprimait Eton depuis de si nombreuses semaines se manifesterait plus concrètement. C’était une force de Mal. On aurait besoin d’un prêtre.

Après une brève mais fervente prière pour les deux hommes, il était parti en courant vers la grand-rue et le magasin sinistré.

Keller l’avait suivi des yeux jusqu’à ce que sa silhouette noire ait disparu entre les bâtiments d’une ruelle qui menait à la grand-rue. Puis il avait mis le moteur en marche et était sorti du parc de stationnement en se penchant vers Hobbs pour entendre ses directives. Devant la grand-rue, il avait dû stopper pour laisser passer deux véhicules de pompiers qui s’étaient arrêtés non loin d’eux dans la rue, dans un grand crissement de freins. Des hommes en uniformes bleus en étaient sortis en toute hâte pour tâcher d’apaiser le feu qui faisait rage. Lentement, le copilote s’était éloigné, en priant intérieurement pour qu’Hobbs demeure conscient assez longtemps pour qu’ils puissent atteindre leur but. En effet, le médium n’était pas seulement grièvement brûlé : il se trouvait également en état de choc. Son cerveau, éprouvé, aspirait au repos tout comme son corps fatigué et blessé avait besoin de calme. Mais Keller voyait que le petit homme forçait son esprit à se concentrer. Par la puissance de sa volonté, il empêchait son organisme de sombrer dans l’inconscience. Mais combien de temps tiendrait-il ?

Keller accéléra en quittant la ville, et ralentit lorsqu’il approcha d’Eton Wick, la ville-sœur d’Eton. Il jeta un coup d’œil à Hobbs, attendant de nouvelles instructions.

— Plus… loin.

La voix du médium se faisait de plus en plus faible, de moins en moins cohérente.

La voiture reprit de la vitesse en sortant de l’agglomération. La route n’était plus éclairée et la nuit sembla s’abattre sur eux à la manière d’une couverture. Keller alluma ses phares de campagne et pressa l’allure. Le médium ne résisterait plus très longtemps.

De chaque côté de la route s’étendaient des champs planes et gelés que la puissante lumière des phares faisait paraître incolores. La voiture aborda une large courbe et le pinceau lumineux balaya la surface d’un étang en contrebas. Puis, un petit groupe de lumières dans le lointain apprit à Keller qu’ils approchaient de la ville suivante et il se demanda si c’était là qu’ils allaient, et qu’ils trouveraient enfin celui qu’ils cherchaient.

Mais les doigts d’Hobbs se refermèrent tout à coup sur son avant-bras, avec une force stupéfiante :

— Arrêtez ! C’est ici !

Keller freina brutalement et la Stag s’immobilisa après avoir légèrement dérapé. Automatiquement, il éteignit ses grands phares et se tourna vers le médium.

La respiration de ce dernier était devenue extrêmement haletante et il dut faire des efforts surhumains pour parler.

— La voix, David… Elle disparaît… Elle m’échappe… Mais elle m’a dit… c’est ici. L’homme… il est ici.

Keller abaissa sa vitre et scruta les ténèbres. Il ne voyait rien.

— Vous êtes sûr ? demanda-t-il à Hobbs. Il n’y a rien, ici. Rien que des champs, des arbres.

Hobbs s’affaissa sur son siège.

— M’a dit… ici… Quelque part ici… La voix, si effrayée… si amère… Partie, maintenant. (Le médium fit l’effort de lever la tête et de regarder au-dehors.) On est tout près, David… Je le sens… (Il fit une grimace et la douleur lui arracha un gémissement.) Ma tête… je n’y vois rien… Regardez bien, ce doit être ici…

Keller ouvrit sa portière et, au moment où il allait mettre un pied dehors, une autre voiture aborda le virage et dut faire un crochet pour éviter la Stag – ce qu’elle ponctua d’un furieux coup de klaxon.

Au moment où l’autre voiture contournait la sienne, Keller aperçut une maison, éclairée l’espace d’un instant par les phares de l’autre automobiliste.

Le faisceau avait balayé le champ d’en face en diagonale : et là se dressait, nettement en retrait par rapport à la route, une maison solitaire. La première impression, fugitive, qu’en eut Keller était qu’elle paraissait très grande, et très isolée. C’était une maison qui respirait une certaine richesse, mais elle était tellement solitaire qu’elle avait l’air vide. Refermant sa portière, mais en ne gardant que ses lanternes allumées, il avança tout doucement à la recherche de la petite route latérale qui le mènerait à la maison. Pas un instant il ne prit la peine de remettre les choses en question.

Il savait que les réponses l’attendaient à l’intérieur de cette maison.

Il ne tarda pas à trouver une étroite allée de graviers : après avoir éteint ses phares, il s’y engagea prudemment, en veillant à suivre les contours clairs du chemin, qui se détachaient des champs, plus sombres, de part et d’autre. Au bout d’une cinquantaine de mètres, il stoppa et attendit quelques instants afin de laisser à ses yeux le temps de s’habituer à l’obscurité. La respiration d’Hobbs était devenue plus profonde et plus régulière. Keller tâcha d’attirer son attention en le secouant très légèrement, mais le médium ne répondit que par un gémissement, tandis que son horrible tête défigurée roulait sur le côté.

— Hobbs, vous m’entendez ? demanda Keller d’une voix douce. (Il ressentait une grande tendresse pour ce petit homme qui avait tant souffert à cause de lui. Il ne reçut aucune réponse, mais, dans l’espoir que ses paroles pénétreraient jusqu’au cerveau du médium malgré son inconscience, il reprit :) Je vais entrer dans la maison. Je sais que la réponse s’y trouve. Dieu sait pourquoi, j’en suis convaincu. Ne bougez surtout pas, reposez-vous. Vous en avez assez fait. Le reste me regarde, à présent.

Il sortit de la voiture et ferma la portière sans bruit. Sans prendre garde au froid, il resta quelques secondes sur place, à regarder vers la maison. Elle était encore au moins à une centaine de mètres. Le copilote distinguait des lumières de l’autre côté du bâtiment, partiellement cachées par de hautes haies et par des arbres dénudés mais denses. Toutes les demeures de cet endroit étaient à quelques centaines de mètres les unes des autres, ce qui garantissait à leurs propriétaires une retraite bien à l’écart des regards indiscrets, une tranquillité sans prix. Mais cette maison-ci avait l’air de prendre ses distances d’une façon toute particulière.

Il était difficile de définir ce qui la différenciait de ses voisines. Était-ce le fait que les autres maisons avaient l’air vivant ? Les chaudes lumières que l’on apercevait entre certains rideaux mal tirés vibraient de leur vie intérieure, de leur activité cachée. Cette maison-ci avait l’air morte.

Keller s’éloigna de la Stag et se dirigea vers la maison. Ses chaussures faisaient crisser les graviers et le bruit résonnait cruellement dans son esprit anxieux.

Soudain, la bâtisse dormante parut s’ébrouer et se pénétrer d’une étrange circonspection. Les fenêtres, noires, se mirent à le regarder approcher en l’interrogeant sur les raisons de sa présence et sur ses intentions. La maison se changea en un être rusé, jaloux de son secret, qui lui interdisait d’entrer et tout à la fois le défiait de s’y risquer. Il marqua un temps devant la grille, inspectant les fenêtres pour y déceler un éventuel signe de vie. Mais le visage de pierre demeurait insondable.

Poussant la grille sans prendre garde au grincement émis par ses gonds, il s’engagea sur le chemin qui conduisait à la porte principale. La peur ne l’avait pas encore quitté, mais la curiosité commençait à dépasser en lui la nervosité.

Il sonna à la porte et tendit l’oreille.

Pas le moindre mouvement à l’intérieur. Pas le plus petit bruit.

Il sonna de nouveau – le timbre ne s’entendait que faiblement au travers de la porte.

Quittant le chemin, il s’enfonça dans un des massifs qui entouraient la maison pour aller regarder par une des fenêtres latérales. Les rideaux y étaient tirés, et l’étroite fente qui restait entre leurs lisières ne révélait que de l’ombre. Il recula de quelques pas et leva la tête vers les fenêtres de l’étage. Était-ce son imagination ou avait-il réellement vu un rideau onduler très légèrement ? Il retourna à la porte et pressa une fois encore le bouton de la sonnette.

Toujours pas de réponse.

Hobbs avait-il pu se tromper ? La fatigue et la souffrance avaient-elles finalement eu raison de son esprit ? S’était-il laissé abuser par son imagination, et cette nouvelle voix qu’il avait entendue pouvait-elle n’être due qu’à l’intensité de son désir de trouver une solution ? Non, Keller lui-même le sentait également. La réponse était ici. À l’intérieur de cette maison.

Il fit le tour de la bâtisse.

Les ténèbres l’empêcheraient de voir les autres traces de pas qui étaient imprimées dans la boue de ce jardin mal tenu. Au moment de contourner le coin, quelque chose porta un coup à sa détermination. Une étrange sensation, presque électrique, jaillit en lui et fit chanceler sa volonté pendant un instant. Son cœur se mit à battre la chamade et il dut s’appuyer d’une main au mur jusqu’à ce qu’il ait retrouvé un rythme plus raisonnable. Était-ce la peur ? En partie. Mais surtout, l’anxiété. Il se sentait tout proche de la révélation finale, à présent : il allait savoir pourquoi tous ces gens étaient morts, de quelle façon la chose avait pu être accomplie. Et autre chose encore. Peut-être allait-il découvrir la raison de sa survie.

Une énergie toute neuve le traversa et chassa la faiblesse de son corps, et il s’écarta du mur. Sa démarche se fit plus précautionneuse. Il distinguait la forme sombre d’une porte et, à côté, une fenêtre. Brusquement, quelque chose remua à cette fenêtre et il se tapit aussitôt, immobile. Puis il réalisa avec soulagement que ce n’étaient que les rideaux, agités par le courant d’air froid qui passait par la fenêtre ouverte.

Mais pourquoi donc cette fenêtre était-elle ouverte ?

À pas de loup, il s’approcha, et une odeur encore vague mais déjà odieuse lui monta aux narines. C’était une odeur qui lui était récemment devenue familière : l’odeur de la chair en putréfaction.

Quoiqu’elle fût encore assez faible, l’odeur ne laissait aucun doute quant à son origine : il ne s’agissait pas de la putrescence désincarnée des esprits – c’était bel et bien la puanteur qu’exhale la chair humaine corrompue. Il y avait un cadavre à l’intérieur.

Tout en se disant sans conviction qu’il ne s’agissait peut-être que d’un cadavre animal, Keller écarta prudemment les rideaux et tâcha de percer les ténèbres. Mais il ne vit rien dans l’ombre.

Il avança la tête, les nerfs tendus à se rompre, le souffle suspendu. Il ne vit toujours rien. Écartant davantage les rideaux, il passa un pied par-dessus la tablette de fenêtre et s’introduisit à demi dans la pièce. Puis, à califourchon, il s’immobilisa et tendit l’oreille, laissant en même temps à ses yeux la possibilité de s’accoutumer à l’obscurité plus épaisse. L’odeur était plus forte, sans être accablante. Il introduisit le reste de son corps et demeura un instant adossé à la fenêtre, tournant la tête de droite à gauche, lentement, à l’affût de quelque mouvement subit ou de quelque bruit. Mais le silence continuait à régner.

Presque à regret, Keller dut laisser échapper un souffle d’air vicié et inhaler. Cette fois, l’odeur l’agressa plus violemment, tout en restant supportable. Le cadavre ne devait pas être très vieux.

Avec lenteur et prudence, il se déplaça le long des parois de la pièce, les mains en avant et ne quittant jamais le contact rassurant du mur. Ses yeux commencèrent peu à peu à discerner certaines choses : deux objets blancs de forme carrée, qui ne pouvaient être qu’un réfrigérateur et une cuisinière. Un objet plus grand et plus foncé, sans doute une armoire quelconque. Au centre de la pièce, un meuble arrondi qui était sans nul doute une table. Avec quelque chose de sombre affalé en travers – il sut que c’était un corps.

Keller lutta contre l’envie de s’en aller, de fuir cette maison sinistre et effrayante. Un sentiment d’urgence, et toujours cette impression que le temps était compté, le harcelaient trop violemment, le retenaient, le suppliaient de trouver la vérité. Les yeux rivés à la table et au corps qu’elle supportait, il poursuivit son trajet autour de la pièce, un peu plus vite, mais toujours aussi silencieusement. Sa vision nocturne s’améliorait progressivement. Son genou heurta tout à coup un tabouret ou une chaise et il faillit tomber en avant, ne parvenant que de justesse à se retenir en s’appuyant d’une main contre le mur. De nouveau, il se figea dans le noir, en se demandant si le bruit avait donné l’alarme – pour autant qu’il y eût quelqu’un pour l’entendre. Au bout de quelques secondes, il se remit en marche et, quand il eut atteint le mur suivant, il se mit à la recherche d’une porte : s’il y avait une porte, il y aurait un interrupteur à côté. Sa main toucha bientôt un chambranle ; prestement, il chercha l’interrupteur et le trouva. Dès qu’il eut identifié la plaque carrée de plastique, il pressa le bouton sans hésiter, tout en fermant les yeux. La lumière inonda la pièce, lui brûla les pupilles au travers des paupières. Après quelques secondes, il les souleva de nouveau tout en restant face au mur, pour laisser à ses yeux, papillotant de mal, le temps de s’habituer à la clarté. Alors seulement il se retourna et inspecta les lieux d’un regard circulaire : la pièce était bien vide de toute présence, à part lui – et le corps.

Ce dernier était assis sur une chaise, le dos à la fenêtre, le buste étalé en travers de la table. Une mare de sang coagulé prenant naissance sous la tête et les bras couvrait presque toute la surface de la table, pareille à un étang d’où s’échappaient, vers les bords du meuble, de minuscules rivières desséchées. Le visage du cadavre était presque tout à fait caché par un des bras, qui était placé en avant, plié au coude de sorte que les doigts touchaient pratiquement l’arrière de la tête. En dépit de cette bizarre position, le corps avait quelque chose de vaguement familier : ces cheveux brun roussâtre un peu clairsemés, dont quelques longues mèches s’étalaient sur le col, une branche de lunettes, noire, ainsi que la moitié d’un verre qui dépassait de sous un des coudes et captait le reflet de la lampe qui pendait au plafond…

Keller contourna la table. Avant même d’avoir la confirmation de ses soupçons, il se sentait submergé d’angoisse, et la colère lui faisait serrer étroitement les lèvres. Saisissant le corps par une épaule, il le tira en arrière vers le dossier de sa chaise – le sang encore mal séché poissant les doigts.

Harry Tewson leva vers lui des yeux grands ouverts. Des yeux sans vie. Et sa bouche, affaissée, pendait des deux côtés. Son visage exsangue était livide, avec seulement de pâles taches bleues et jaunes sur les joues, près des oreilles. Tout son sang s’était écoulé par la longue et profonde entaille qu’il avait à la gorge. Sa chemise et l’avant de son veston étaient teintés en un rouge brunâtre, toute sa poitrine était couverte d’un sang encore visqueux. Ses lunettes étaient perchées de travers sur son nez, et l’un des deux verres était cassé en deux, par le milieu.

Keller serra les poings et ferma les yeux, submergé par le mélange de chagrin et de fureur qui grondaient en lui. Harry. Il avait sans doute deviné de quelle façon la bombe avait été introduite à bord, parce qu’il avait découvert le rapport qu’il y avait entre Sir James Barrett et le propriétaire de cette maison. C’était certainement pour cela qu’il était venu ici. La personne qui a provoqué l’explosion doit habiter dans cette maison, et c’est sûrement elle qui a tué Harry Tewson. Harry est-il venu lui dire qu’il savait tout ? Oh, le fou, le sot vaniteux ! Pourquoi ne pas être allé à la police ? Pourquoi n’en avoir parlé à personne ?

Et où se trouvait le tueur, à présent ?

C’est alors seulement que Keller vit le sang qui maculait le sol près de la fenêtre ouverte. L’homme avait dû se trouver juste à côté au moment où Harry était entré. Est-ce ainsi que Tewson a été tué, pendant qu’il passait par la fenêtre ? Mais comment l’assassin a-t-il pu savoir qu’il avait tout deviné ? Et pourquoi ne s’est-il pas encore débarrassé du corps ? Pourquoi l’a-t-il placé en un endroit aussi apparent ?

À en juger d’après l’odeur et la rigidité du corps, Tewson devait être mort depuis une journée au moins. Le froid, en ralentissant le processus de détérioration, pourrait le conserver vingt-quatre heures encore, mais pas davantage.

Plein de dégoût, Keller remarqua le pain qui se trouvait sur la table, pareil à une île au milieu d’une mer rouge sombre. La colère lui revint, et, saisissant le pain, il le lança de toutes ses forces à travers la cuisine. Son pied heurta quelque chose par terre : c’était un long couteau à pain dont la lame avait perdu le bel éclat du métal et était souillée de sang. Il s’accroupit et le ramassa pour le poser sur la table, frémissant au contact répugnant du couteau, car il savait à quoi il avait été utilisé.

Dans un grand effort pour se calmer, il se força à réfléchir posément. Le propriétaire de cette maison devait être assez fortuné, étant donné la dimension et la situation privilégiée de sa demeure. Cela pouvait-il être un homme d’affaires concurrent de Barrett ? Keller savait que Sir James avait de nombreux intérêts ailleurs que dans la compagnie Consul. Il avait sans doute pas mal d’ennemis. Mais était-il pensable que quelqu’un l’ait haï suffisamment pour vouloir le tuer d’une façon aussi horrible, et en assassinant du même coup tant d’autres personnes ? Ou Sir James avait-il simplement été choisi pour introduire la bombe à bord, l’assassin sachant que le directeur profiterait sans doute du privilège qu’il avait d’embarquer avec l’équipage, pour échapper à la fouille ? Le but avait-il été de porter un coup à la compagnie ? Non, cela ne tenait pas. Il aurait pu se passer n’importe quoi, qui aurait tout fait échouer. Néanmoins, Tewson avait découvert le lien, et cela avait signifié pour lui la mort.

Une pensée subite naquit dans l’esprit du copilote : était-ce la voix de Tewson qui les avait guidés jusqu’ici, par l’intermédiaire d’Hobbs ? Mais pourquoi les autres esprits ne l’avaient-ils pas fait ? À ce moment-là, Keller se rappela qu’ils avaient essayé de le prévenir, mais que l’autre, celui qui semblait les dominer tous, les en avait empêchés. Lui voulait rester rattaché à la terre.

Une fois de plus, le copilote songea avec étonnement à la façon dont il avait admis l’existence de l’autre vie – du monde des esprits. Plus jamais il ne pourrait le renier, désormais, car trop de choses s’étaient passées pour cela.

Tout à coup, un bruit au-dessus de sa tête l’arracha à ses réflexions. L’homme qu’il cherchait se trouvait encore dans la maison. Il en était sûr, il le sentait.

À pas de loup, Keller marcha jusqu’à la porte de la cuisine et y appuya une oreille, aux aguets. Plus un bruit. Il empoigna le bouton et, après avoir éteint la lumière, il le fit tourner lentement et ouvrit la porte sans bruit. Le hall d’entrée était trop sombre pour qu’il puisse y distinguer quoi que ce fût, et il attendit, l’oreille tendue, en retenant son souffle. Un craquement se fit entendre – sans doute un de ces craquements comme en produisent toutes les vieilles maisons en se tassant –, et son pouls se mit à battre avec frénésie, tandis que ses nerfs se tendaient. Ses pupilles s’étant entre-temps dilatées, les objets commençaient à sortir de l’ombre. Le hall était long et large. Tout au bout, il distinguait le rectangle légèrement moins noir d’une fenêtre qui se détachait des ténèbres. Un demi-cercle de ce même gris, à côté de la fenêtre mais plus haut qu’elle, devait sans doute être une petite fenêtre placée au-dessus de la porte d’entrée. À ce moment-là, les phares d’une voiture qui passait sur la route, au loin, balayèrent la façade et accentuèrent les reliefs tout en projetant sur les murs opposés le dessin des deux fenêtres ; ceux-ci suivirent une trajectoire circulaire qui correspondait au virage négocié par la voiture, mais ils s’évanouirent bientôt, tandis que le véhicule continuait à filer dans la nuit. Ces brefs instants de lumière permirent à Keller de repérer la porte à sa droite et l’escalier qui montait sur la gauche. Il fit quelques pas dans le hall et essaya de distinguer le haut de l’escalier à travers la balustrade. Peine perdue – tout était de nouveau plongé dans le noir.

Combien de temps était-il resté là, il n’aurait pas pu le dire. Quelques secondes seulement ? Quelques minutes ? Mais ce fut un coup étouffé, à l’étage, qui le remit en mouvement. Il avait fait deux pas de plus lorsque, se souvenant du couteau qui se trouvait à la cuisine, il retourna le chercher. Il saisit cet objet d’horreur et s’arrêta un instant pour regarder la forme affaissée de Tewson. Il ne distinguait pas son visage, dans l’obscurité, mais il savait que ses deux yeux inertes étaient fixés sur lui. Une voix de plus, à présent, criait vengeance.

Keller retourna dans le hall et, tenant le couteau devant lui, il le traversa à tâtons jusqu’au pied de l’escalier. Sans se donner le temps de se poser des questions, il entreprit de monter à l’étage, en s’arrêtant toutes les trois marches pour guetter un éventuel mouvement en haut. Le temps qu’il mit pour arriver au sommet lui parut une éternité. Il y avait trop d’ombres partout, trop de creux obscurs qui pouvaient offrir une cachette. Il finit cependant par se retrouver sur le palier, tous les sens en alerte, et tâchant de scruter les ténèbres.

Pendant qu’il était tapi dans l’ombre, l’air devint plus froid. Un vent glacé sembla s’infiltrer dans la maison.

Il y avait trop de portes. Il en distinguait trois à droite et deux à gauche. Prestement, il alla se placer dans la zone d’ombre du mur d’en face et s’adossa à la paroi en posant la paume d’une main contre sa surface lisse, tandis que de l’autre main il serrait le couteau contre sa poitrine, la lame vers le haut. Dans quelle chambre ? Dans quelle chambre ? L’homme était là, il le savait. Son instinct – ou peut-être était-ce autre chose que de l’instinct – lui disait qu’il était tout proche. Mais où, exactement ?

Il n’y avait qu’une seule façon de l’apprendre. Au défi de toute prudence, il marcha vers la première porte, actionna la poignée et poussa le battant d’un coup de pied. Vivement, il s’écarta de l’encadrement et, pliant le bras par-dessus le chambranle, il chercha un interrupteur à l’intérieur. L’ayant trouvé, il appuya sur le commutateur. La lumière l’aveugla et, furieux de ne pas avoir d’abord fermé les yeux, il dut battre des paupières jusqu’à ce que l’éblouissement soit passé. Puis, il entra dans la chambre et s’efforça de l’embrasser tout entière d’un seul regard.

Elle était déserte.

Une odeur de renfermé flottait dans la pièce. Celle-ci contenait un grand lit, deux fauteuils d’aspect moelleux et une coiffeuse. Une garde-robe occupait toute la longueur d’un des murs : l’une de ses portes étant ouverte, on voyait d’emblée qu’elle était vide. Les draps du lit étaient bien tirés et le couvre-pieds, soigneusement replié. Une très fine couche de poussière couvrait l’ensemble, et la chambre avait l’air de ne plus avoir été occupée depuis fort longtemps.

Keller ressortit dans le hall et se dirigea vers la porte suivante, sans plus prendre garde au bruit qu’il pouvait faire. Il refit les mêmes gestes que pour la première chambre et trouva une deuxième pièce à peu près identique. Le mobilier évoquait certes un occupant plus jeune – mais il y régnait la même atmosphère d’abandon.

Il passa à la porte voisine, tourna la poignée et poussa le battant. Sans résultat. La porte était fermée à clé.

Alors il comprit qu’il avait trouvé. Derrière cette porte se cachait la réponse. Toutes les réponses.

S’éloignant un peu de la porte, il leva un pied et donna un grand coup du plat de sa chaussure à l’endroit le plus proche de la serrure. La porte trembla mais tint bon. Il recommença, en y mettant cette fois davantage d’énergie, et ses efforts furent récompensés par un craquement qui annonçait que le bois commençait à se fendre. Il frappa encore deux fois, la serrure finit par céder. La porte s’ouvrit d’un seul coup. Keller se tint sur ses gardes, devant le seuil, attendant que quelque chose se passe, qu’un mouvement se produise, un quelconque signe de vie. Rien. Le silence.

À tâtons, il chercha l’interrupteur de l’autre côté du chambranle, le trouva et alluma la lumière immédiatement. Puis, tenant le couteau à la hauteur de la taille, il entra dans la chambre. Celle-ci était plus vaste que les autres. Elle contenait davantage de mobilier et paraissait plus élaborée. Un large lit en désordre occupait environ un tiers de l’espace. Dans un coin, un petit secrétaire ployait sous les monceaux de papiers et de documents qui s’y entassaient pêle-mêle ; une lampe de bureau, couchée sur le côté, semblait sur le point de tomber par terre. Le mobilier, composé de deux fauteuils et d’une chaise à dossier droit, semblait vieux et lourd. Dans le coin opposé, une immense armoire d’apparence ancienne, dont le beau bois sombre et marbré était mat et mal entretenu. L’odeur de renfermé qui flottait dans cette chambre-ci n’était pas la même que dans les autres : ici, c’était l’odeur viciée d’une pièce dans laquelle on a trop vécu. Le copilote remarqua, par terre, des déchets de nourriture, des papiers gras et déchirés, des bouteilles de lait vides. Il y avait aussi un seau, qui débordait d’urine et de pire encore. Saisi par la nausée, il faillit vomir et dut se retenir au mur pour ne pas perdre l’équilibre. Quelle sorte de créature pouvait vivre dans de telles conditions ?

Il se força à relever les yeux et inspecta de nouveau la chambre. L’homme – si c’en était un – se trouvait ici. Mais où ? Son regard fut attiré par le lit. Les couvertures, dans le plus grand désordre, pendaient jusqu’au sol et cachaient l’espace qui se trouvait sous le lit : ce qui en faisait une excellente cachette. Dominant son malaise, Keller marcha jusqu’au lit, légèrement penché pour parer à un éventuel mouvement des couvertures, et l’oreille aux aguets.

Dans l’intensité du moment, il ne remarqua pas que la température s’était abaissée et que son haleine se condensait au sortir de sa bouche.

S’agenouillant, il tendit la main vers les couvertures qui pendaient, tout en tenant le couteau pointé droit devant lui. D’un geste rapide, il arracha les couvertures en même temps qu’il se penchait pour regarder sous le lit. Mais, à cet instant, il entendit un bruit de l’autre côté de la chambre. Troublé, il perdit l’équilibre et tomba sur le côté, tandis que les couvertures tombaient sur son bras. Figé d’effroi, il attendit – mais il n’y eut plus aucun bruit, ni aucun mouvement. Plissant les yeux, il tâcha de percer l’ombre sous le lit : non, personne n’était caché là-dessous. Se retournant, il regarda en direction du bruit qu’il avait entendu. Il lui avait semblé que c’était un sanglot étouffé, mais cela aurait pu être n’importe quoi, car son esprit était trop préoccupé par ce qu’il pensait trouver sous le lit. Dégageant son bras, il se releva, toujours tremblant sous l’effet du choc. Le bruit n’avait pu venir que d’un seul endroit, car il n’y avait plus qu’une seule cachette assez grande pour abriter quelqu’un : la garde-robe.

Il s’en approcha et sentit tout à coup la présence d’autres êtres dans la chambre, qui tâchaient de faire pression sur lui, de l’atteindre. Mais l’esprit de Keller ne pouvait se concentrer que sur une seule chose : celui qui – ou ce qui – l’attendait à l’intérieur de cette énorme armoire de bois. La clé de la garde-robe était dans la serrure et il fut vivement tenté de prendre l’homme – cet être qui se terrait – à son propre piège, en l’enfermant. Mais il n’en fit rien. Il voulait une confrontation, il voulait obtenir les réponses à ses questions. Les doigts de sa main gauche effleurèrent la poignée de métal incurvée, glissèrent sur son pourtour, puis affermirent leur prise, prêts à ouvrir la porte. Les muscles du copilote se raidirent, semblèrent perdre toute force. Ses jambes vacillèrent, il crut qu’elles n’allaient plus pouvoir le porter… Sans se donner le temps de réfléchir davantage, il tourna le poignet et tira la porte.

Il se retrouva nez à nez avec les deux trous noirs d’un fusil à double canon.

Les deux ouvertures, pointées vers son visage, exerçaient sur lui un effet hypnotique et il lui fallut un violent effort de volonté pour arriver à en détacher les yeux, à regarder au-delà, le long du double canon, plus loin que le doigt qui tremblait sur les deux gâchettes. Et il trouva les pupilles dilatées d’un dément.

L’homme se leva avec lenteur et Keller, reculant prudemment et s’éloignant quelque peu de l’armoire, put observer sa tenue étrange et négligée. Il était emmitouflé dans un épais pardessus et une courte écharpe de laine. Un de ses bras pendait, raide, à son côté, et il avait du mal à sortir de l’armoire. Il sentait affreusement mauvais, et son odeur à lui ne faisait qu’ajouter encore à la puanteur ambiante. De toute évidence, il ne s’était plus lavé depuis des semaines. Ses joues creuses et tirées, ainsi que sa mâchoire, étaient envahies par de la barbe, et ses cheveux gris pendaient en mèches graisseuses sur son front. Et ses paupières étaient maintenues ouvertes par deux bouts de ruban adhésif crasseux.

Il sortit avec peine de l’armoire, mais cependant le fusil ne s’éloigna pas un instant du menton de Keller.

— Alors, maintenant, c’est vous qu’ils ont envoyé, hein ?

Il articulait très mal, comme s’il avait bu. Mais parmi les nombreuses odeurs qui flottaient dans la pièce, il n’y avait pas d’odeur d’alcool. D’ailleurs, on ne voyait pas de bouteilles d’alcool dans la chambre.

Keller ne répondit pas. Il continuait à reculer, tout en tenant toujours le couteau devant lui.

— Et ils s’imaginent que vous allez faire le poids, hein ? (Des larmes avaient laissé deux sillons plus clairs sur le visage de l’homme.) Comme l’autre. Vous allez y passer, comme l’autre.

Ses lippes moqueuses laissaient à découvert des dents malsaines. Le fusil trembla dans sa main.

À présent, Keller n’avait plus qu’une envie : s’enfuir. À quoi bon avoir les réponses, si c’était pour les emporter dans la tombe ? Il se força à parler, uniquement pour gagner du temps.

— Vous avez tué Tewson.

Il avait dit cela comme une affirmation, pas comme une question.

— Tewson ? Qui est-ce, Tewson ? C’est le type qui est refroidi, là en bas ?

L’homme semblait reprendre confiance en lui et retrouver son agressivité. On aurait dit qu’il était soulagé de ne se trouver confronté qu’avec un être de chair et de sang. À quoi d’autre s’était-il attendu ? Pourquoi s’était-il enfermé de la sorte ?

— Répondez ! aboya-t-il. Qui était ce type ? C’est eux qui l’avaient envoyé ?

Keller veillait à ne surtout pas hausser le ton, pour éviter d’exciter l’homme inutilement.

— Il faisait partie de l’A.I.B. et enquêtait sur les causes de l’accident d’avion à Eton. Vous avez sûrement entendu parler de cela, n’est-ce pas ?

— Si j’en ai entendu parler ! (Un éclair sournois passa au fond de ses yeux.) Et vous, qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Keller. J’étais…

— Le copilote ! Celui qui en a réchappé. Oui, alors c’est vous qu’ils m’envoient. Ils m’avaient prévenu.

— Qui vous a prévenu ? Qui m’envoie ?

— Les morts, évidemment. Ils m’ont dit qu’ils avaient fait survivre une personne qui viendrait me chercher. Ils ont sauvé une personne. (Il éclata de rire.) Eh bien, vous m’avez trouvé. Et après ?

— Mais qui êtes-vous ? Pourquoi serais-je à votre recherche ?

Keller, qui avait continué à reculer tout doucement, risqua un coup d’œil vers la porte pour voir combien il lui restait encore à parcourir. Encore deux mètres, au moins.

— Vous savez très bien qui je suis, menteur ! C’est moi qui l’ai fait ! C’est moi qui les ai tous tués !

Keller s’immobilisa. Malgré le fusil braqué sur lui, la colère le reprenait.

— Oui, c’est moi ! répéta l’homme en riant. Il fallait arrêter Barrett d’une façon ou d’une autre. Il voulait me ruiner ! (Les larmes commencèrent à lui monter aux yeux, et il ne pouvait pas les chasser d’un battement de cils, à cause des sparadraps qui retenaient ses paupières.) Barrett était un méchant homme. Il essayait de me détruire, de démolir l’affaire pour laquelle je me suis tant battu ! Vous ne savez vraiment pas qui je suis ? Je suis Pendleton. Des Pendleton Jets !

Effectivement, Keller avait entendu parler de lui. Il avait été l’un des pionniers du moteur à réaction et avait travaillé pour Frank Whittle dans les années trente, à l’époque où Whittle avait fondé la première société anglaise de moteurs à turbo-réaction. Il n’était qu’un gamin, alors – ou un adolescent –, et il avait gravi tous les échelons jusqu’au jour où il avait acquis assez de connaissances et de savoir-faire pour créer sa propre firme. Il était pour ainsi dire passé dans la légende de l’industrie aéronautique.

— Voilà, Keller. En tant que pilote, vous connaissez certainement mon nom. Est-ce que vous comprenez, à présent, pourquoi il fallait que je le tue ?

Keller secoua la tête avec raideur.

— Ce Barrett ! (Pendleton cracha de dégoût.) J’ai dû lui laisser acheter des parts dans ma société, il y a des années : on avait des problèmes à cause des pales de ventilateurs qui étaient en fibre de carbone. Rolls-Royce a failli y rester pour la même raison ! Évidemment, je n’étais rien à côté d’eux, c’était la faillite assurée. Mais ce cher Sir James s’est amené à ce moment-là, avec tout son argent, pour nous offrir le salut. En échange des deux tiers de la société ! (Pendleton criait à présent, fou de rage.) Que vouliez-vous que je fasse ? Je n’avais pas le choix. Il me fallait les nouvelles pales en titanium. C’était ça ou rien. Alors, j’ai accepté. J’ai accepté les propositions de ce salaud ! Vous vous demandez toujours pourquoi je l’ai tué ?

Keller se remit à reculer, précautionneusement, centimètre par centimètre, sans jamais quitter Pendleton des yeux. Il attendait que son doigt appuie sur une des gâchettes – ou sur les deux. Il attendait le coup de feu.

— Oui. Je ne comprends pas. Il a tout de même sauvé votre société, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, il l’a sauvée ! Pour lui-même, pour pouvoir me la voler une fois qu’elle serait remise sur pied ! Ma société ! Cette société que j’avais créée moi-même ! Toutes ces années… en vain ! Les Américains allaient arriver, s’approprier tout ce qu’ils pouvaient trouver, mettre en place des gens à eux et apporter leurs idées à eux. Nous serions devenus une minable petite filiale au milieu d’un grand trust. Tout ça pour se procurer mes moteurs à meilleur compte ! Croyez-vous que j’aurais permis une chose pareille ?

Son visage était livide, à présent, et son corps tout entier frémissait de colère. Keller pria pour que le coup ne parte pas par accident. Il gagna encore quelques centimètres.

— Il s’est moqué de moi, il a prétendu que j’étais un homme fini, saviez-vous cela ? Bien sûr, j’ai été malade, mais c’était à cause de lui. Il a dit que j’étais incapable de garder quoi que ce soit – même ma femme et ma fille m’avaient quitté ! Il m’a ri au nez. Il a dit que j’étais tellement obsédé par mes moteurs que je ne comprenais même plus ce qui se passait autour de moi. Ah bon ? Eh bien lui, je l’aurai compris, au moins. Je savais qu’il se rendait aux États-Unis pour conclure l’affaire. Il m’avait dit que si je m’interposais, il me ferait déclarer fou. Mais je ne suis pas fou, et ça il le savait. Myasthenia gravis. Voilà comment les médecins appellent ce que j’ai. Ce n’est pas de la démence. Vous savez ce que c’est, Keller ?

Le copilote estima qu’il lui restait moins d’un mètre avant d’arriver à la porte. Il ne savait pas très bien ce qu’il ferait. Dégringoler l’escalier ? Courir s’enfermer dans une des autres chambres ? Ses chances étaient minces, mais tout valait mieux que d’être fusillé sur place. Pendleton essaierait de le tuer, cela ne faisait pas le moindre doute pour lui. Il secoua la tête pour répondre à la question de l’aliéné.

— C’est un trouble neurochimique, Keller. Cela provoque une paralysie progressive, qui peut être fatale. Ordinairement, les muscles des yeux sont les premiers atteints : c’est pourquoi je dois les attacher pour qu’ils restent ouverts. C’est affreux, hein ? Mais ce n’est pas de la folie, Keller. Pas de la folie ! Si j’avais été en bonne santé, il n’aurait jamais essayé de me faire ça.

— Comment avez-vous introduit la bombe à bord ?

La rage de Keller n’était pas éteinte, mais à présent le problème de sa survie occupait la majeure partie de ses pensées. Il fallait continuer à le faire parler.

— Peuh ! Un jeu d’enfant ! J’ai fabriqué la bombe moi-même – ce qui n’était rien pour un homme qui possède ma formation – et je me suis procuré un attaché-case identique à celui que Barrett utilisait généralement, un de ces machins très plats. Puis je l’ai accompagné à l’aéroport. J’ai discuté avec lui jusqu’au dernier moment : il aurait encore pu sauver sa peau. Mais il s’est moqué de moi, il m’a dit que tout était pour le mieux, que je pourrais finalement me reposer, profiter de l’argent que me ferait gagner l’affaire et tâcher de retrouver ma santé. Le sale hypocrite ! J’ai interverti les mallettes et lui ai donné la mienne. Il m’a fait un grand sourire – imaginez-vous cela, Keller ! – et m’a donné une chaleureuse poignée de main.

Plus qu’un pied.

— Je suis rentré chez moi à toute vitesse et j’ai dit à mon chauffeur de me laisser. Je voulais être seul pour jouir du spectacle. Je suis monté dans cette chambre, j’ai ouvert les rideaux, je me suis assis dans un fauteuil devant la fenêtre. Et j’ai attendu.

Keller était presque sur le pas de la porte.

— J’avais réglé la minuterie, évidemment. Je connais les routes aériennes : Amber One passe par Woodley vers Daventry, et Green One, par Reading. Cela n’avait pas d’importance : pour l’une comme pour l’autre, l’avion devait survoler Eton, puis Dorney. J’avais prévu que la bombe explose au moment où ils passeraient par ici. Mais il a dû arriver quelque chose : l’avion s’est écrasé avant d’arriver jusqu’ici. Je l’ai tout de même vu, dans le lointain. Une belle explosion, une jolie lueur rouge dans le ciel…

Keller se rappela le léger retard qu’ils avaient eu au départ. Sans ce contretemps, les calculs de Pendleton eussent été parfaits. Il s’immobilisa dans l’encadrement de la porte.

— Mais tous ces innocents que vous avez assassinés en même temps que Barrett ! Pourquoi les avoir tués ?

Incrédule, Keller avait de la peine à croire que l’on pouvait être aussi fou.

— Personne n’est innocent, Keller. Vous devriez savoir ça.

— Mais il y avait des enfants, à bord. Des femmes.

— Les enfants grandissent et deviennent des êtres comme Barrett. Quant aux femmes… ma femme et ma fille elles-mêmes m’ont abandonné. Elles m’ont quitté il y a des années. Elles ne savent probablement même pas à quel point je suis malade. Elles sont parties à l’étranger. Vous voyez, Keller, tout le monde est coupable. Vous. Moi. Tout le monde détruit quelque chose, au moins une fois dans sa vie. Pas vous ?

À sa façon, Pendleton n’avait pas tort. Un jour ou l’autre, nous haïssions tous, nous brisions quelque chose. Mais son argument était trop vaste, il ne concernait que les extrêmes. Keller s’était souvent demandé comment les assassins à grande échelle justifiaient leurs actes : les terroristes, par exemple, qui tuaient et mutilaient tant d’innocents se trouvant sur le chemin de leurs bombes… Maintenant, il savait. C’est leur propre folie qui leur fournissait une justification. Pour eux, le monde entier était coupable.

Il se prépara à bondir vers les ténèbres rassurantes du hall.

Pendleton continuait à divaguer, tout en avançant vers le copilote d’un pas traînant.

— Mon usine… Tant d’êtres humains dépendaient de moi pour vivre. Je ne pouvais pas les laisser tomber. Je ne pouvais pas laisser mon nom disparaître de l’histoire de l’aviation ! Ne reculez pas plus loin, Keller, ou je vous tue tout de suite. Et alors, les voix…

Keller se figea. Pendleton n’avait pratiquement pas changé de ton pour l’avertir de ne plus bouger, mais cela n’en avait rendu la menace que plus effrayante.

— Chaque soir, elles venaient me visiter. Me harceler. En chuchotant, en se moquant de moi. Elles ne pouvaient pas me toucher, cependant. Bien qu’elles aient essayé. Elles ont voulu provoquer des accidents en me faisant peur. Mais je suis trop malin. Elles n’ont pas pu m’avoir.

Mon Dieu ! songea Keller. C’est sa propre démence qui lui a permis de leur résister. N’importe quel homme normal aurait perdu la raison de terreur. Mais Pendleton n’est pas normal.

— … J’ai renvoyé mon chauffeur et ma bonne. Ils ont cru que c’était le chagrin qui me faisait agir de la sorte : la perte d’un collègue – d’un ami. Les gens de mon bureau n’étaient pas dupes, eux. Je leur ai écrit que je m’absentais pour un certain temps. Bien sûr, ils ont pris peur. Le seul directeur qui leur restait ne pouvait pas disparaître comme cela en pleine crise, au moment où la société était sur le point de craquer. Ils ont envoyé des gens ici, puis ils ont fini par renoncer. Ils se sont toujours dit que j’étais un excentrique. Moi, je ne pouvais pas quitter la maison. Vous comprenez, cela aurait été trop facile pour eux… pour les morts… Ils m’auraient retrouvé. Alors, je me suis caché. Mais ils m’ont dit qu’ils enverraient quelqu’un. C’est vous, hein ? Celui d’en bas était une erreur ?

— Oui, c’est moi, répondit simplement Keller.

— Eh bien, qu’est-ce que vous allez faire ? Prévenir la police ? (Sa voix était dure, puis elle redevint railleuse.) Ce sera plutôt difficile, si vous êtes mort, non ?

Le copilote vit le doigt du fou se crisper lentement sur une des gâchettes. L’articulation blanchissait sous l’effort. Il brandit son couteau – minable défense. Était-ce donc la fin ? N’avait-il survécu aussi miraculeusement à l’accident que pour être bêtement tué par un maniaque ?

Les deux hommes remarquèrent en même temps le souffle glacé qui passa tout à coup dans la chambre. Pendleton se mit à tourner la tête de droite à gauche : les voix résonnaient de tous les coins de la pièce à la fois, chuchotant, appelant Keller. La voix de Rogan était du nombre mais, chose étrange, la voix du démon – celle de Goswell – ne s’y trouvait pas. Elles se mirent à supplier, à appeler à l’aide. Keller comprenait ce qu’elles voulaient : la mort de Pendleton. Mais que pouvait-il faire ? Il était impuissant.

La main du fou tremblait violemment, à présent, et sa tête s’agitait par saccades, tandis qu’il criait aux voix de s’en aller.

Keller risqua le tout pour le tout. Il plongea vers l’avant, se baissant plus bas que le canon du fusil, et poussa Pendleton vers l’arrière – tout en s’attendant plus ou moins à recevoir une décharge en pleine tête. Mais le doigt du fou avait glissé et le coup ne partit pas. Tous deux s’écroulèrent en se débattant. Le vieil homme poussait des cris perçants, donnait des coups de pied furieux et, avec sa main raide revenue à la vie, griffait le visage du copilote. Keller appuya son coude sous la gorge du fou et pressa de toutes ses forces, mais l’épaisse écharpe de laine affaiblit sa prise.

Dans sa tête, les voix le pressaient de plus en plus, l’encourageaient à tuer cet homme, à en finir tout de suite. Il relâcha la pression de son coude sur la gorge de Pendleton et, saisissant le fusil par le canon, il le lui arracha des mains. L’haleine de Pendleton le submergea, et faillit le faire vomir. En outre, il était aspergé par les postillons qui sortaient de sa bouche hurlante. Soulevant le couteau, il le tint juste au-dessus du visage de Pendleton. Les yeux de ce dernier s’agrandirent encore sous l’effet de la terreur.

— Non ! cria-t-il.

Mais les voix, à l’intérieur de la tête du copilote, le poussaient à tuer. Brusquement, l’un des sparadraps qui retenaient les paupières de Pendleton lâcha, et l’œil se ferma d’un coup. Et ce détail pathétique retint en l’air le couteau sur le point de s’abattre.

Keller se sentait incapable de frapper. L’homme qui était étendu sous lui était faible, vieux et fou. Ce n’était plus qu’une épave, luttant encore avec la force du désespoir. Il était mauvais, certes, mais sa méchanceté était due à sa démence – à une maladie. Il jeta le couteau sur le côté et lut dans l’œil resté ouvert une ombre d’incompréhension. Dans sa tête, les voix s’élevèrent en un concert de protestations.

Mais il ne tuerait pas pour eux !

L’espace d’une seconde figée, éternelle, le combat avait cessé, quand, tout à coup, Keller se sentit repoussé par un violent coup de pied qui le fit rouler en arrière et retomber sur le dos. Pendleton avait réussi à introduire un de ses pieds entre eux deux et l’avait envoyé bouler avec la force et la fureur de sa démence. Prestement, le copilote se redressa sur un coude et il vit le vieil homme essayer d’attraper son arme. Keller se leva en même temps que lui, au prix d’un violent effort, et tous deux s’affrontèrent pendant un instant d’un côté à l’autre de la chambre. Keller scruta l’unique œil de Pendleton et vit qu’il était rempli de haine.

À ce moment-là, le fusil fut appliqué contre son estomac et il vit le doigt appuyer sur la gâchette, avec lenteur. Puis, il vit une flamme jaillir du trou noir, il se sentit tomber, basculer à la renverse sur le palier sous l’effet de la décharge.

Le monde se remplit du vacarme de la détonation, des voix angoissées des morts, du rire de l’homme fou. Tout cela tournait autour de lui en un carrousel effréné de lumière et de bruit.

Il ouvrit les yeux et examina son propre corps. Son estomac avait été déchiré par l’explosion. Comme il était adossé à la balustrade du haut de la cage d’escalier, il pouvait voir le sang couler jusqu’à ses cuisses. Sa chemise et le haut de son pantalon avaient été arrachés et il regarda ses intestins luisants se mettre à sortir par la plaie béante. Ils commencèrent à s’écouler en même temps que le sang, en laissant échapper une légère vapeur.

Il approcha une main tremblante et se mit à retenir contre lui ses organes chauds et glissants. Il tâchait de les faire rentrer à l’intérieur comme pour s’efforcer de retenir la vie en lui. Chose incroyable, il ne ressentait aucune douleur. Sans doute était-ce le choc.

Ensuite, il se remit sur ses pieds et retourna dans la chambre, tout en essayant maladroitement de couvrir le trou de son estomac d’une main. Pendleton l’observait avec une terreur renouvelée. Il tomba sur les genoux et serra le fusil contre lui.

Keller n’avait pas de haine. Rien qu’une immense tristesse. Cet homme n’était pas responsable. Il avait été acculé à agir de la sorte. Le copilote ne ressentait plus pour lui que de la pitié. Et soudain, une clarté l’environna. Une lumière blanche, éblouissante. Il se sentit monter, sortir de son propre corps, porté par une source nouvelle d’énergie. C’était une force, une puissance qu’il n’avait encore jamais possédées auparavant. La lumière pénétrait chaque atome de son être, coulait à travers lui et le transformait en une chose sans substance, une chose flottante et diaphane. Il baignait dans une douceur proche de l’extase, qui était en même temps pureté et épanouissement.

Baissant les yeux, il vit la chambre s’éloigner de lui. Et il vit Pendleton poser le canon de son arme contre son cou et presser la gâchette. Le chagrin envahit son nouvel être, puis s’évanouit : sans toutefois le quitter, mais en devenant partie intégrante de son étrange exaltation. Enfin, il vit son propre corps de chair qui gisait sur le sol, brûlé, carbonisé, n’ayant presque plus forme humaine, et il commença à comprendre.

Il n’avait pas survécu à l’accident. Il était mort avec tous les autres.

Il avait été préservé par des forces surnaturelles pour qu’il venge toutes les victimes, afin que les âmes tourmentées soient délivrées. À présent, elles avaient retrouvé leur liberté, car l’homme qui les avait tuées était mort à son tour. Quant à lui, Keller, il n’était responsable de rien. À son exaltation s’ajouta un profond soulagement – et tous ces sentiments qui lui venaient devenaient chacun une expérience nouvelle, grandiose, tellement différente des pâles sentiments de la vie terrestre.

Il prit son envol.

Tout autour de lui, les esprits des victimes de l’accident montaient à ses côtés, à l’unisson. Mais le mal n’était plus au milieu d’eux. Celui qui avait un jour porté le nom de Goswell avait disparu.

Il voulut se pencher vers l’esprit de Pendleton et juste au même moment d’autres mains invisibles se tendirent vers lui en un geste d’accueil et de soutien. Avant de quitter des yeux la chambre, puis la maison, puis les champs environnants, Keller jeta un dernier coup d’œil vers Hobbs. Le médium était debout à côté de la voiture et regardait en l’air, conscient de ce qui était en train de se produire. Il avait désormais la confirmation de ses soupçons quant à l’irréalité de l’existence du copilote. Il avait commencé dès l’abord à se poser des questions, à cause de l’étrange aura mal définie qui entourait Keller. À présent, il comprenait – pas pleinement, mais suffisamment.

Et la femme qui était morte dans la grand-rue, après avoir regardé Keller avec frayeur. Elle avait compris, elle avait su, au moment de mourir elle-même.

Keller sentit un courant de bienveillance monter du médium, et il sourit dans son être neuf, à peine né.

Il sentit leur présence à tous. Il sentit Cathy, toute proche. Cela n’avait rien de commun avec leur amour physique d’antan. À présent, tous ne faisaient plus qu’un. Et l’amour était beaucoup plus grand. Ils lui tendaient les bras, apaisaient ses appréhensions, l’entraînaient avec eux. Les premières étincelles de la compréhension le touchèrent – ce n’étaient que des étincelles, mais déjà elles transcendaient tout le savoir humain. C’était une connaissance de soi, c’était l’essence de l’absolu. Il savait, maintenant, pourquoi la cruauté existait. Pourquoi la folie se régénérait d’elle-même. Pourquoi il y avait la méchanceté. L’orgueil qui conduit au meurtre. Et les guerres.

Il se sentit triste, mais sans amertume. La joie existait, elle était là, il la comprenait, c’était une félicité qui se communiquait et le rendait plus proche encore des autres. Il y avait tant à apprendre, tant à découvrir ! Le savoir qu’il avait déjà acquis lui faisait comprendre que ce n’était qu’un commencement, qu’un premier pas encore timide. Il y aurait encore beaucoup d’autres stades, chacun plus significatif que le précédent.

Mais si ceci n’était qu’un début, le reste n’allait-il pas être terriblement impressionnant et effrayant ? Son émoi ne dura que quelques instants et devint bientôt une autre partie de lui-même – une autre partie d’eux tous. Il sentait leur chaleur, leurs encouragements couler à travers lui, le toucher, se fondre en lui. De toutes ses forces, il se mit à crier de joie, d’exultation.

Et il les suivit.