CHAPITRE 4

 

Ah, voici vraiment le meilleur moment de la journée ! songea George Bundsen, un sourire de satisfaction largement étalé sur son visage. L’eau clapotait autour de sa petite barque, lui imprimant un léger balancement des plus relaxants. Il alluma sa pipe et scruta les humides brumes matinales qui flottaient sur la Tamise. Il faisait sacrément froid, mais ça valait le coup puisqu’il était enfin seul. La voix aiguë d’Hilaria lui résonnait encore dans les oreilles : « Et débrouille-toi pour être rentré à l’heure d’ouverture ! Je n’ai pas l’intention d’ouvrir le magasin toute seule, une fois de plus ! Tu y vas bien assez comme ça, sur ta maudite rivière ! Un de ces jours tu tomberas dedans et, avec le poids que tu pèses, aucune chance que tu en sortes jamais ! »

Il avait eu un mal fou à se retenir de lui lancer sa tasse de thé au lait à la figure. Mais il y était tout de même parvenu et, en lui tendant la tasse sur sa soucoupe, il s’était borné à lui répondre :

— Je ne resterai pas longtemps, chérie. Laisse-moi m’offrir ce petit plaisir.

— Et mon petit plaisir à moi ? avait-elle rétorqué tout en s’asseyant dans son lit, en empoignant l’oreiller qui se trouvait de son côté à lui et en le bourrant par-dessus le sien, derrière son dos. Quand m’as-tu sortie, moi, pour la dernière fois ?

Elle lui arracha des mains la tasse et la soucoupe, de sorte que le thé déborda et tomba en grosses gouttes sur la courtepointe blanche.

— Regarde ce que tu as fait, maintenant ! s’écria-t-elle. Se précipitant vers la salle de bains, il en rapporta en toute hâte une serviette de toilette avec laquelle il se mit en devoir de frotter vigoureusement les taches brunâtres.

— Ce n’est pas grave, chérie, ça part, dit-il.

Hilaria leva les yeux au ciel. Qu’allait-elle faire de ce balourd qui prétendait être un homme ? Il se montrait cependant tellement sympathique, tellement serviable avec les clients du petit bureau-de-tabac-confiserie-magasin-de-journaux qu’ils possédaient depuis une quinzaine d’années à Windsor. Il n’avait pas l’air préoccupé de savoir que les jours des petits commerçants étaient comptés, que les « grandes surfaces » étaient en train d’envahir le marché. Les boutiques du genre de la leur, toutes celles qui faisaient du commerce diversifié, n’étaient que les derniers des quelques survivants. Bouchers, boulangers, maraîchers, tous avaient à faire face à la dure concurrence des grands magasins à succursales multiples. Et son cornichon de mari, lui, ne pensait qu’à aller à la pêche ! Bien sûr, il faisait son boulot au magasin, en ce qui concernait les clients, mais qui préparait les livraisons de journaux, les donnait aux livreurs et les faisait partir ? Qui devait toujours ouvrir le magasin, prendre note des stocks, qui servait, le matin, à l’heure de pointe, tous les faiseurs de navette qui couraient vers la gare ? Mézigue, voilà qui.

— Allons, fiche le camp ! lui dit-elle d’une voix glaciale. Et sois rentré pour 7 heures pile !

— Oui, chérie, marmonna-t-il avec soulagement tout en s’empêtrant dans un immense pull qui fit de son mieux pour couvrir son vaste estomac et ses nombreux mentons.

Il enfila ses bottes en caoutchouc, fit disparaître les croûtes de boue séchée qui en tombaient en les poussant du pied sous le lit, et y enfonça les jambes de son pantalon. Après avoir complété sa tenue par une grosse veste doublée de fourrure, il resta immobile au pied du lit, comme s’il attendait d’être congédié.

— Eh bien, qu’est-ce que tu attends ? Fiche le camp ! Et tâche au moins de prendre quelque chose, aujourd’hui !

Elle but une gorgée de thé qui, déjà tiède, lui fit faire la grimace. Sans un mot, Bundsen se dirigea vers la porte. Puis, se retournant, il arrondit les lèvres et fit mine d’envoyer un baiser à sa femme. Celle-ci n’eut pour réponse qu’un rire plein de mépris.

Il alla chercher son matériel de pêche dans la cabane au fond du jardin puis se mit à dévaler la longue colline arrondie qui descendait vers la rivière. Il traversa le petit pont et marcha vers les hangars à demi brûlés. Sa barque à lui, qu’Arnold lui louait pour trois fois rien presque tous les matins, était amarrée à la jetée. Sacré vieil Arnold, se dit-il. Ces vieux hangars qui avaient tellement besoin de réparations, maintenant une compagnie aérienne allait les lui payer, en compensation des dégâts causés par le Jumbo qui était tombé. Cela avait été une catastrophe terrible, mais n’empêche… Dans les pires désastres, il y a toujours quelqu’un qui fait son beurre, et cette fois-ci, c’est Arnold qui avait touché le gros lot. Comme le copilote, d’ailleurs. Si ça, ce n’est pas un coup de pot…

À longs coups de rames lents et paresseux, Bundsen remontait le courant, passait le coude du fleuve, poussait au-delà du pont de chemin de fer et allait s’enfoncer dans les roseaux qui entouraient une petite île. C’était un endroit assez calme – à part les trains qui traversaient de temps en temps le pont, un peu plus bas, mais ils n’avaient jamais paru effrayer les poissons. Ceux-ci arrivaient, portés par les courants qui se formaient à cause du coude, et son appât les attirait comme un aimant. Hilaria n’avait pas été juste, quand elle s’était moquée de lui en prétendant qu’il ne prenait jamais rien. En fait, il rencontrait presque toujours des amis, sur le chemin du retour, qui ouvraient leurs magasins. Le temps de bavarder un peu, de raconter quelques blagues, et il se retrouvait délesté de plusieurs poissons, victime de sa propre générosité. En outre, il ne manquait jamais de faire une halte chez la fleuriste et de donner l’une ou l’autre de ses prises à Mlle Parsons. Voilà une gentille personne. Gentille et calme. À se demander pourquoi elle ne s’est jamais mariée. Faut dire qu’il y a de quoi se demander pourquoi moi, je me suis marié.

Tout en tirant sur sa pipe, il continuait à ruminer son sujet favori, les yeux fixés sur le petit bouchon blanc qui dansait au bout de sa ligne. Tout s’était bien passé – on n’aurait pu rêver mieux, même – pendant les huit premières années. Mais tout avait changé à cause d’une petite imprudence qu’il avait commise. Une toute petite, minuscule imprudence. Il n’avait même pas emmené la fille au lit. Ça s’était fait en vitesse, comme ça, à l’arrière du magasin, un jour où Hilaria était censée rendre visite à sa sœur. Grands dieux, quelle frousse il avait eue quand il avait entendu la clé tourner dans la serrure, puis la sonnette retentir tandis que la porte s’ouvrait. C’était un jour où on fermait tôt, l’après-midi. La fille, qui avait été la dernière cliente de la journée, s’était attardée exprès jusqu’à l’heure de la fermeture. Plusieurs fois, il avait bavardé avec elle quand Hilaria n’était pas là, et il avait bien vite compris à quoi elle pensait. Évidemment, il était beaucoup plus mince à l’époque. Et il ne souhaitait qu’une chose, être agréable aux clients. Et surtout aux clientes.

Il s’en souvenait comme si cela s’était passé la veille. Son cœur glacé d’effroi lorsqu’un coup d’œil par-dessus le comptoir lui avait fait voir Hilaria, l’air furieux, marchant à grandes enjambées vers lui. Elle venait de se disputer avec sa sœur. Et son air furieux s’était encore accentué quand elle avait vu qui était couchée par terre derrière le comptoir, essayant à grand-peine de remonter le long d’une paire de cuisses rebondies une petite culotte de dentelle. Si seulement ils étaient montés à l’étage, peut-être aurait-il pu la cacher et la faire filer en douce plus tard, mais il avait préféré ne pas faire d’embarras, y aller rapidement. Juste cinq minutes, le temps de tirer son coup. Mais voilà, pas d’échappatoire possible : lui, à genoux, tâchant vainement de remonter son pantalon qui était bloqué parce qu’il était à genoux dessus ; et elle, rampant à quatre pattes, affolée, désireuse, surtout, de ne pas se faire voir par-dessus le comptoir. Tous deux s’étaient immobilisés dans leurs efforts au moment où Hilaria s’était penchée au-dessus du meuble. Les traits rectilignes de sa face n’avaient pas tardé à gondoler puis à se briser à mesure que la colère avait monté en elle.

Les cinq minutes qui avaient suivi s’étaient imprimées dans sa mémoire de la façon la plus indélébile : les cris, les doigts agrippant avec frénésie le dossier de la chaise, les sanglots de la pauvre fille qui, toujours par terre, essayait désespérément de couvrir sa nudité. Il avait déguerpi vers la porte de l’arrière-boutique, gêné dans sa course par son pantalon, toujours à la hauteur de ses genoux, puis il avait grimpé l’escalier et s’était réfugié dans leur chambre à coucher, où il s’était enfermé à clé. En bas, les cris avaient encore continué un moment, interrompus de temps en temps par un sanglot plus sonore. Puis il avait entendu la sonnette, le bruit de la porte qu’on fermait avec violence, et enfin le claquement de talons hauts sur le trottoir. Ensuite, divers bruits s’étaient fait entendre : des pas dans le salon, une bouilloire qu’on remplissait à la cuisine. Il avait supposé que c’était l’autre femme qu’il avait entendue courir dans la rue.

Il était resté dans la chambre, tremblant, tapi à côté du lit, jusqu’au moment où il avait commencé à faire sombre. Alors, il s’était glissé jusqu’à la porte et l’avait déverrouillée. Après avoir tendu l’oreille quelques minutes, il s’était déshabillé et mis au lit. Jusqu’à 22 heures il était resté immobile, frissonnant de peur, les couvertures tirées jusqu’au menton. C’est alors qu’avait résonné un pas pesant qui montait l’escalier. Elle était entrée dans la chambre et, sans tourner l’interrupteur, s’était dévêtue dans l’obscurité. Puis elle avait grimpé dans le lit et s’était étendue, toute raide, à ses côtés. Trois semaines durant, elle ne devait pas lui adresser un seul mot – ni un seul regard, pendant au moins deux semaines. Jamais le sujet de son infidélité n’avait été évoqué. Mais les choses avaient bien changé. Seigneur, qu’elles avaient changé !

Bundsen soupira et déplaça son corps massif, ce qui fit bouger dangereusement sa barque. À partir de ce jour-là, il était devenu de plus en plus gros, et elle, de plus en plus criarde. En outre, son corps était devenu intouchable. À part, peut-être, une ou deux fois par an – à Noël ou à Pâques, quand elle avait bu quelques sherries –, mais sûrement pas davantage. Heureusement, Windsor comptait un certain nombre de veuves qui avaient parfois besoin de réconfort. Et puis, cette Mlle Parsons était extrêmement gentille, et réellement très séduisante. Oui, de ce côté-là les choses évoluaient plutôt agréablement. Lentement, sans doute, mais à quarante-cinq ans on a appris à ne pas bousculer les événements.

Soudain, il fut arraché à ses pensées : son flotteur venait de s’enfoncer dans l’eau. Ah ah, j’en tiens un ! Un sourire aux lèvres, il serra les dents sur sa pipe et commença à taquiner sa ligne. Bizarre, il y avait quelque chose d’anormal. Au lieu de tressauter comme d’habitude, la ligne était tirée fermement vers le fond, comme si le poisson voulait emporter l’appât vers le lit du fleuve. Bundsen commença à résister à la traction et à bobiner la ligne. La canne plia, tandis que la ligne sortait de l’eau toute droite, tendue au maximum. Tonnerre, se dit-il, c’en est un énorme ! Brusquement, la ligne se cassa net et il tomba lourdement en arrière dans la barque, les quatre fers en l’air, les jambes par-dessus son siège. Prenant appui sur ses coudes de chaque côté de la petite embarcation, il put lever la tête et regarder la surface brumeuse de l’eau. Au moment où il était sur le point de retrouver une position plus normale, le bouchon revint à la surface.

— Ça, c’est vachement bizarre, dit-il en retirant sa pipe de sa bouche et en fixant niaisement les yeux sur le flotteur. Il devait vraiment être immense !

Maudissant sa malchance, il entreprit de rembobiner jusqu’au bout sa ligne brisée. Cela suffisait pour aujourd’hui. Et c’est alors qu’il entendit le chuchotement, qui venait vers lui en flottant au-dessus de l’eau. Était-ce un seul chuchotement, ou avait-il perçu plusieurs voix étouffées parlant entre elles ? Ou bien n’était-ce pas tout simplement le bruissement des roseaux au bord de l’eau ?

Il l’entendit de nouveau. Une voix d’homme ? Ou bien de femme ? Trop peu audible pour le savoir. Puis vint un autre son, qui lui fit courir un frisson le long de l’épine dorsale : on aurait dit un petit rire. Un rire tout calme, mais plein d’ironie, et qui avait résonné tout près, pratiquement au bout de la barque.

— Qu-qui est là ? dit-il d’une voix mal assurée. Cessez cette plaisanterie. Je sais que vous êtes là.

Nerveux, il regarda autour de lui : mais il n’y avait plus rien à entendre, sinon sa propre respiration, haletante. Il décida que cela avait assez duré et, au moment où il se penchait pour prendre une rame, un nouveau bruit lui parvint. Comme si on traînait quelque chose dans l’eau. Ce n’était pas quelqu’un qui nageait : c’était plutôt un bruit mouillé, glissant, qui s’interrompait parfois quelques secondes et repartait, dans un gargouillis. Mais aucune bulle d’air ne parvenait à la surface.

Effrayé, il se pencha de nouveau, empoigna la rame qu’il se hâta de placer dans le tolet, et, se baissant, il chercha à tâtons la seconde rame au fond du bateau. Soudain, la première rame lui échappa, comme si une force invisible la lui avait arrachée de la main. Se redressant d’un coup, il eut juste le temps de la voir s’enfoncer tout droit dans les eaux boueuses. Il attendit, pensant la voir remonter à la surface, mais elle ne reparut pas. Plus aucune trace d’elle nulle part.

Encore quelqu’un qui veut me faire marcher, se dit-il sans conviction. Un de ces types qui font de la plongée. Mais comment se fait-il qu’on ne voie pas de bulles d’air ?

Brusquement, un coup fut frappé sous la coque de la barque. Le cœur battant, il baissa les yeux vers ses pieds, tout en se cramponnant à son siège des deux mains, les articulations blanchies par l’effort. Il y eut un nouveau coup et, n’osant pas toucher le plancher de bois de l’embarcation, il déplaça ses pieds vers les côtés de la coque. Alors, la barque commença à se balancer. Tout doucement, d’abord, puis de plus en plus violemment.

— Arrêtez ! Arrêtez ! criait-il.

La pipe lui tomba de la bouche. Le balancement continuait à s’amplifier, au point que les bords latéraux de la barque touchaient pratiquement l’eau, menaçant de le faire culbuter dans les troubles profondeurs du fleuve. Enfin, alors qu’il pensait que son bateau allait chavirer, le mouvement s’arrêta et l’embarcation reprit sa position normale sur l’eau. Bundsen se mit à pleurnicher de soulagement et des larmes de terreur lui embuèrent les yeux. Néanmoins, il se sentit entouré d’un souffle glacial, d’un froid qui lui perçait les chairs.

Brusquement, la barque fut prise d’un tremblement. Bundsen poussa un cri. Le tremblement s’amplifiait, lui aussi, et il dut de nouveau se tenir à son siège. Le bateau était de plus en plus secoué et le malheureux pêcheur avait la vue de plus en plus troublée, à la fois par les larmes et par les vibrations. Il crut de nouveau entendre des rires, de petits ricanements étouffés, plus animaux qu’humains – et cependant teintés de malice. Pendant ce temps, le tremblement le traversait tout entier, ébranlait son propre corps d’obèse, se propageait jusqu’à son cerveau. Il voulut crier, hurler, pour lâcher la bonde à la terreur qui gonflait en lui. À cet instant, il vit la chose abominable qui faillit arrêter son cœur et le faire éclater.

De longs doigts pointus se déposaient sur le rebord de la barque, près de l’arrière. La vue brouillée, Bundsen crut les voir ramper sur les parois de l’embarcation comme de longs vers blancs, s’agitant indépendamment les uns des autres, comme animés d’une vie propre. La barque vacilla et le reste de la main apparut, se glissant vers le fond de la barque, suivie d’un bras, suivi lui-même de… rien du tout. Il n’y avait plus rien au-delà du coude. Et pourtant, elle avançait, elle se tendait lentement vers lui. Alors, il perçut de nouveau le chuchotement, mais cette fois, il résonnait tout à côté de lui, près de son épaule gauche, et il sentit sur sa joue une haleine froide, tellement froide ! Une haleine qui semblait s’exhaler d’un corps gelé. Il voulut tourner la tête, cherchant malgré sa frayeur à voir ce que c’était – mais son cou ne pivota pas, sa tête refusa de bouger.

Finalement, un cri s’échappa, se libéra de ses poumons, s’enfonça dans l’air glacé, et cela lui rendit la faculté de bouger, de fuir cette chose monstrueuse qui s’approchait, et il se mit à reculer par-dessus le siège. Indifférent aux égratignures qu’il se faisait aux tibias, il agissait avec une célérité comme seule la peur peut en engendrer. Il enjamba le bord de la barque et descendit dans les roseaux. Les eaux brunâtres lui montèrent jusqu’à la taille. Luttant contre les hautes herbes, il se fraya un chemin vers la rive, avec d’autant plus de peine que le fond boueux retenait ses pieds, comme pour l’empêcher d’avancer, ou même pour l’attirer vers le bas. Bundsen croyait vivre un cauchemar : ses jambes étaient changées en plomb et il n’arrivait pas à s’enfuir, à s’échapper.

Pataugeant, il continuait sa pénible progression, s’agrippant aux roseaux, à n’importe quoi qui pût l’aider à se hisser vers l’avant. Pendant ce temps, il entendait toujours les chuchotements, et ils semblaient de plus en plus frénétiques, de plus en plus sinistres. Bundsen suffoquait, à présent, de petits bruits aigus s’échappaient de sa bouche et des larmes d’apitoiement sur son propre sort ruisselaient le long de ses joues rebondies. Avec violence, il attrapa une branche qui surplombait l’eau. L’espace d’un instant de frayeur, elle plia sous son poids, l’entraînant tout entier sous l’eau. Puis elle remonta, le ramenant avec elle, et il se mit à se traîner vers le haut en s’aidant des deux mains, s’écorchant les paumes jusqu’au sang.

Finalement, il sentit le fond accuser une pente plus raide et il comprit qu’il était arrivé au bord. Avec des sanglots de soulagement, il lâcha la branche et commença à se hisser en s’accrochant aux racines, aux touffes d’herbe, à tout ce qu’il pouvait trouver à portée de main. Mais la rive, boueuse, était terriblement glissante et la vase sous ses pieds n’offrait aucun point d’appui suffisamment ferme pour grimper. Il se coucha de tout son long sur la berge, trempé jusqu’aux os, épuisé, haletant.

Tout à coup, il sentit des doigts froids s’enrouler tout autour de sa cheville et se mettre à tirer fortement son corps vers les profondeurs glaciales et fuligineuses. Aussitôt il enfonça ses doigts le plus profondément possible dans la terre pour se retenir, mais il ne réussit qu’à y creuser deux larges sillons, car la force qui l’attirait procédait lentement mais sûrement. Tout en hurlant, il donna des coups avec son autre pied, mais la poigne se resserra encore davantage et continua à l’entraîner, inexorablement, comme un animal qui emmène sa proie jusque dans son repaire.

Et c’est alors que son cœur finit par éclater réellement. La tension avait été trop forte. Ce cœur qui peinait depuis tant d’années pour garder en mouvement une telle corpulence, ce cœur finit par abandonner la partie. Bundsen était déjà mort lorsque l’eau boueuse commença à pénétrer dans sa bouche ouverte et dans ses narines, pour obscurcir bientôt ses yeux écarquillés et déjà sans regard, tandis qu’il s’enfonçait plus bas… encore plus bas… dans les profondeurs accueillantes de la rivière glacée.