CHAPITRE 11

 

C’était une petite maison à étages, que rien ne distinguait des autres qui s’alignaient le long de l’étroite ruelle. La peinture marron de la porte était crevassée et craquelée et on apercevait des plaques d’une très ancienne couleur vert foncé. Keller sonna avec impatience – c’était le troisième coup de sonnette qu’il donnait et, pour faire un peu plus de bruit, il agita violemment le volet de la boîte aux lettres. Au moment où il allait abandonner la partie en se disant qu’Hobbs devait être sorti et que la maison devait être vide, il entendit un faible bruit à l’intérieur. Une porte se ferma, des pas traînants approchèrent dans le couloir, et une voix étouffée demanda :

— Qui est là ?

— Keller, répondit-il en se penchant vers la porte.

Il y eut un instant de silence, puis il entendit tirer le verrou. La porte s’entrebâilla et les yeux gris pâle apparurent dans la fente pour l’observer. Enfin, le battant s’ouvrit tout à fait sur Hobbs, qui le considéra d’un regard sans expression.

— Je savais que vous viendriez, tôt ou tard.

Et il s’effaça pour laisser entrer le copilote. Il referma la porte derrière lui et le hall d’entrée fut plongé dans une demi-pénombre.

— Par ici, dit Hobbs, et il ouvrit une porte du côté gauche.

Keller pénétra dans la pièce et une désagréable odeur de renfermé lui monta aux narines. C’était une odeur de vieillesse et de solitude. Manifestement, cette pièce ne voyait pas souvent la lumière du jour. Hobbs passa devant lui pour aller ouvrir les lourdes tentures – mais le soleil qui entra du même coup était encore tamisé par des rideaux de dentelle.

Le médium lui dit d’attendre un moment et, disparaissant par la porte, il reparut l’instant d’après avec une bouteille de gin à moitié vide et deux verres.

— Vous m’accompagnez ? demanda-t-il en versant déjà une rasade dans un des verres.

— Non merci, dit sèchement Keller en secouant la tête.

— J’ai aussi du whisky, si vous préférez.

Keller secoua de nouveau la tête.

Avec un haussement d’épaules, Hobbs avala rapidement une gorgée de gin. Cela sautait aux yeux qu’il ne s’agissait pas de son premier verre de la journée.

— Asseyez-vous donc, monsieur Keller.

Keller s’installa dans le fauteuil fané mais confortable qui occupait un coin de la pièce. Au centre de celle-ci se trouvait une table ronde, recouverte d’un lourd tapis ; le médium tira une des chaises qui l’entouraient et s’assit en face de Keller.

— Ainsi, vous me croyez, maintenant, dit-il. Quel est l’événement qui vous a fait changer d’avis ?

— Je ne suis pas certain d’avoir changé d’avis.

Hobbs ne répondit rien. Il attendait que le copilote continue.

— C’est… c’est la ville, en fait, dit Keller sans assurance. Des choses étranges se passent à Eton. C’est cela qui me trouble, plus que quoi que ce soit d’autre.

— Des choses étranges ?

— Trois personnes sont mortes, aujourd’hui ; deux autres ont plus ou moins perdu la tête, à la suite – semble-t-il – d’une grande frayeur.

Hobbs termina son gin. Ses yeux gris, pénétrants, ne quittaient pas ceux de Keller.

— Certains de ces incidents… ont-ils… une relation quelconque les uns avec les autres ?

— Ils se sont tous produits dans les environs de l’endroit où l’avion s’est écrasé. Il semble difficile de croire à des coïncidences : ils sont survenus à quelques heures d’intervalle, et tellement près les uns des autres.

— Comment ces trois personnes sont-elles mortes ?

— La première a eu une crise cardiaque près de la rivière, et les deux autres sont tombées d’une fenêtre.

— Et il n’y a pas autre chose encore, monsieur Keller ? Quelque chose qui vous concerne plus directement ?

— Une simple impression.

— À savoir ?

— C’est très vague… Je ne sais pas ce que c’est. Une certaine inquiétude ? Ou peut-être un sentiment de culpabilité.

— De culpabilité ? Pourquoi ?

Keller inspira profondément avant de répondre, lentement.

— Vous savez que le commandant Rogan et moi nous étions querellés avant le vol. Il se pourrait que la dispute se soit prolongée après le décollage, et que cela ait affecté son jugement ou le mien.

— Je vois. Et cette querelle concernait effectivement sa femme, n’est-ce pas ?

— Oui.

Un temps.

— Et vous ne vous rappelez pas si elle a recommencé dans l’avion ?

Keller hocha la tête :

— Je revois sans cesse des détails, mais dès l’instant où je tâche de me concentrer pour me souvenir plus précisément, les images disparaissent.

— Cela pourrait être votre propre subconscient qui cherche à vous protéger malgré vous.

— Je sais. Mais je préfère n’importe quelle certitude à l’ignorance dans laquelle je me trouve actuellement.

— Et vous pensez que je peux vous aider ?

— Vous m’avez dit que vous entendiez des voix. Que vous aviez entendu celle de Rogan.

— Donc, vous y croyez.

— Je n’en sais rien ! Tant de choses se sont passées ! Je ne suis plus sûr de rien. S’il est vrai que vous avez entendu la voix du commandant, vous pourriez réessayer. Et l’interroger.

Hobbs esquissa un sourire aigre-doux.

— Il est curieux de constater à quel point il devient facile de croire lorsqu’on est en difficulté. C’est comme l’agnostique qui, en mourant, retrouve soudain la foi en Dieu.

— Je n’ai pas dit que j’y croyais. C’est vous qui êtes venu me trouver, non ?

— Excusez-moi, monsieur Keller. Je n’aurais pas dû parler comme cela. Je réalise que vous devez vous sentir bien désespéré pour en arriver à me demander mon aide. Nous sommes tellement habitués au cynisme des gens que quelquefois nous nous en lassons – mais cela n’excuse pas mon attitude.

— Je ne vous en veux pas. Moi-même, j’ai été plutôt grossier à votre égard, hier soir.

— Vous vous trouvez dans un état de tension extrême. Plus encore, peut-être, que vous ne vous en rendez compte.

Keller se demanda ce qu’il voulait dire, mais le visage sans expression du médium ne lui fournit aucune indication.

— Pouvez-vous m’aider ? demanda-t-il en pesant ses mots.

— Je n’en suis pas sûr. Je ne suis pas sûr de le vouloir.

Keller le regarda avec étonnement :

— Pourtant, hier soir…

— Hier soir, c’est à eux que je songeais. Mais j’ai eu le temps de réfléchir, après vous avoir vu. Il est probable que les réponses que nous trouverons ne seront pas de nature à vous plaire.

— Je suis prêt à courir le risque !

— Il n’y a pas que cela.

Keller l’interrogea des yeux.

— Je vous disais hier soir, reprit Hobbs, que j’avais abandonné ce genre d’activité. Et que certaines forces devenaient trop puissantes. Je voudrais tâcher de vous expliquer ce qu’il m’arrive, parfois, lorsque j’entre en transe. Mon corps spirituel quitte mon corps de chair et je communique, dans l’au-delà, avec des êtres qui ont une relation avec la personne pour laquelle j’agis. Mais, bien souvent, d’autres esprits – inconnus, pour la plupart – profitent de l’occasion pour s’exprimer grâce à mon corps. Ce phénomène a commencé à se produire de plus en plus fréquemment et, finalement, certains esprits ne se sont plus bornés à parler par mon intermédiaire : ils se sont mis à contrôler tout mon corps. Cela me laissait complètement à la merci des influences mauvaises. Et c’est pourquoi je me suis fermé aux esprits des victimes de l’accident.

— Vous avez dit que vous sentiez quelque chose de particulièrement étrange, à propos des voix.

— Oui. Elles sont de plus en plus dominées par quelque chose de mauvais. Et c’est pour cette raison que je répugne à me laisser aller, à entrer en transe. Néanmoins, je n’aurai peut-être pas le choix. Ma résistance commence à être brisée.

— Je ne comprends pas.

Les mains d’Hobbs tremblaient un peu. Tournant son attention vers la bouteille de gin, il tendit le bras pour la prendre, puis se ravisa et se remit à fixer Keller des yeux.

— Il y a deux sortes de médiums : les médiums mentaux et les médiums physiques. Un médium physique provoque des manifestations telles que la télékinésie, les matérialisations ectoplasmiques, les bruits, etc. Quant à moi, je suis un médium mental : je vois et j’entends avec mon propre corps. Quand je suis clairaudient, j’entends des voix, et parfois mon client les perçoit également. Lorsque je suis clairvoyant, je vois les formes spirituelles. C’est alors que je suis le plus vulnérable. Je suis complètement assujetti, tout s’estompe, je sens le haut de ma colonne vertébrale se bloquer. Et je perds tout contrôle de mon propre corps. J’ai… j’ai un peu peur d’en arriver là avec de tels esprits.

Hobbs attrapa la bouteille de gin et, cette fois, il remplit son verre.

— Vous laisseront-ils jamais en paix si vous ne me venez pas en aide ? demanda Keller, et sa question stoppa momentanément le geste d’Hobbs, qui allait porter son verre à ses lèvres.

L’espace de quelques secondes, le médium examina Keller, avant de boire.

— Peut-être que non, monsieur Keller, dit-il enfin. Et c’est ma seconde raison d’avoir peur.

— Mais alors, essayons, bon sang !

— Vous ne savez pas ce que vous demandez.

— Je sais que le temps passe ! Ne me demandez pas comment je le sais, appelez ça de l’instinct si vous voulez, mais je sais que je dois trouver la réponse sans tarder !

Le torse d’Hobbs se redressa. Visiblement, il était sorti de l’indécision.

— Venez vous asseoir en face de moi, dit-il.

Immédiatement, Keller prit une chaise et s’assit à la table, face au médium. Un frémissement nerveux le traversa tout entier.

— Qu’est-ce que je dois faire ? demanda-t-il.

— Rien, dit Hobbs en repoussant sur le côté la bouteille et le verre, sinon vider complètement votre esprit, et puis penser aux personnes que vous connaissiez, dans l’avion. Pensez au commandant Rogan.

Instantanément, l’image du pilote envahit l’esprit de Keller. Rogan, assis aux commandes de l’appareil, le visage déformé par… était-ce de la crainte ou de la colère ? L’image mentale était claire, mais l’humeur précise restait indéfinissable.

— Concentrez-vous, monsieur Keller, et ne dites rien pour l’instant. Peut-être entendrez-vous sa voix, peut-être non. Je vous préviendrai quand vous pourrez poser des questions. De toute façon, il faudra les poser par mon intermédiaire. Je vais m’efforcer de maintenir les choses à un niveau assez bas, pour que les autres ne puissent pas passer. Je vous en prie, aidez-moi en gardant votre calme, quoi qu’il arrive.

Fermant les yeux, Hobbs commença à respirer régulièrement, par le nez. Presque immédiatement, sa respiration se fit plus profonde.

— Ils sont forts, dit-il avec anxiété, ils sont tellement forts. Ils attendaient. J’en vois tant… ils m’oppressent… cela arrive tellement vite…

Keller était à la fois stupéfait et un peu effrayé de voir la rapidité avec laquelle cela commençait. Il s’était toujours imaginé un processus extrêmement lent, au cours duquel le médium dramatisait intentionnellement la situation pour troubler ses clients. Mais tout ceci semblait tellement hors du contexte : cette maison de banlieue pareille à mille autres, cette pièce quelconque et conventionnelle, et ce petit bonhomme lui-même, qui était si peu impressionnant. Il s’était attendu à quelque chose de plus théâtral. En fin de compte, toute cette banalité rendait la chose d’autant plus crédible.

— Concentrez-vous, monsieur Keller, je vous en prie ! Ne pensez qu’au commandant Rogan. Formez son visage dans votre esprit.

La voix d’Hobbs était déformée par la tension qui creusait également de profonds sillons sur son visage.

— Ils sont si nombreux… si nombreux… (Les mains du médium, qui étaient posées sur ses genoux, apparurent brusquement sur la table, les doigts tendus, tremblants, signes tangibles de l’angoisse mentale qu’il ressentait.) Rogan… rien que Rogan, disait-il, d’un ton qui semblait vouloir imposer une volonté.

Tout à coup, son corps se détendit et il s’inclina légèrement vers l’avant.

— Je… l’ai… monsieur Keller… je… (Mais son corps se raidit de nouveau et l’effort reparut sur ses traits.) Non… Rogan seulement… Je ne veux… que… Rogan…

Keller, angoissé, ne quittait pas des yeux le médium en détresse. Cet homme était en train de subir une véritable torture mentale. Se rappelant qu’il devait se concentrer sur le commandant, il fit de son mieux pour maintenir son image présente dans son esprit.

Hobbs respirait de plus en plus fort, de plus en plus profondément. Se cambrant vers l’arrière, il tendit son visage vers le plafond. Brutalement, sa tête revint en avant, au point que son menton heurta sa poitrine. Son corps s’affaissa sur sa chaise.

Lentement, ses yeux s’ouvrirent et se posèrent sur Keller.

Celui-ci sentit un froid lui couler dans la nuque. Des doigts de glace lui coururent le long de l’échine. Ce n’était plus Hobbs qui était assis devant lui : toute sa personnalité était transformée. En quelque chose d’immonde, de répugnant.

La pièce elle-même semblait obscurcie, les ombres s’étaient épaissies – et il faisait tellement plus froid !

— Kell… er… (Sa voix était basse, rauque, à peine plus qu’un chuchotement. Le copilote regarda avec horreur ce personnage qui était Hobbs et cependant n’était plus Hobbs. Les yeux de ce dernier le pénétraient comme des vrilles, tandis que sur ses lèvres humides se dessinait un sourire narquois.) Tue-le… Keller… c’est… lui… sa faute…

Le copilote était sans voix, la bouche sèche, la gorge serrée au point d’en avoir mal. Tuer qui ?

La bouche d’Hobbs laissa échapper un filet de salive qui se mit à couler le long de son menton.

— Tue… Keller… toi… Dave… Dave… tu ne dois… (C’était une autre voix ! Brusquement, au milieu d’une phrase, la voix s’était brisée et avait pris un autre timbre. Les yeux d’Hobbs étaient clos, à présent, mais la souffrance était toujours peinte sur ses traits.) Dave… l’accident… était… (Keller reconnut la voix. C’était Rogan. Il se pencha par-dessus la table, le cœur battant.) Tu ne dois… pas… condamner… (La voix changea de nouveau, pour devenir hargneuse.) Laissez-le-nous, ce salaud !

Les yeux d’Hobbs s’ouvrirent d’un coup et dardèrent sur Keller un regard malveillant. Les mots étaient à présent pleins de vigueur et de brutalité, et ils se suivaient sans plus la moindre hésitation.

— Keller ! Keller ! Keller ! Tu es des nôtres, salopard, des nôtres ! (La voix, à peine un souffle, était basse et empreinte de méchanceté.) Il nous a tués, Keller, il faut que tu le tues !

Le copilote éprouva soudain des difficultés à respirer. Il lui semblait que des mains froides lui serraient la gorge, de plus en plus étroitement. L’air, d’abord comme vicié, s’emplit d’une horrible odeur d’excrément. Il écarta les mains invisibles et, chose surprenante, cela le soulagea.

— Tuer qui ? parvint-il à articuler. Qui êtes-vous ?

La chose en face de lui éclata de rire. D’un rire grossier, obscène. En même temps, elle le fixa d’un air mauvais.

— Lui. Doit. Mourir. Tu t’imagines que toi tu y as échappé, salaud ? Tu crois que toi tu es libre ? Réfléchis mieux ! Va le trouver, et tu te retrouveras avec nous ! Échapper à la mort ? Personne. Ni lui. Ni toi !

La puanteur donnait des nausées à Keller. Les mains invisibles avaient à présent agrippé ses poignets, qu’elles maintenaient fermement sur la table.

— Dave ! (C’était de nouveau la voix de Rogan. La prise sur ses poignets se relâcha et il se dégagea d’une secousse.) Aide… nous… Dave… aide… nous… Ce salaud ne peut rien faire ! (L’autre voix.) Il peut tuer, c’est tout ! (Éclat de rire.) Et tu tueras, Keller, n’est-ce pas ? (La voix prenait à présent un ton geignard, minaudant. Mais elle sonnait faux.) Réponds. Réponds ! Jamais de repos pour toi, Keller, jamais. Meurs avec nous. Pourquoi ne meurs-tu pas ? Pourquoi ? Nous ne te laisserons pas vivre !

Tout à coup, les voix cessèrent de ne parvenir que du médium : elles se mirent à retentir dans tous les coins de la pièce, tandis qu’Hobbs se contentait de grimacer un sourire malsain. Des voix, des chuchotements. Des murmures suppliants, effrayés.

Hobbs rit bruyamment.

— Écoute-les, Keller. C’est moi qui commande. C’est moi qui détiens le pouvoir.

Les mots sortaient brutalement, vicieusement.

— Qui êtes-vous ? Où est Rogan ?

Keller était penché par-dessus la table, et à sa peur se mêlait de la colère.

— Rogan est auprès de nous, Keller. Là où tu devrais être toi aussi. Viens avec nous, Keller !

— Qui êtes-vous ? répéta le copilote d’un ton décidé.

— Celui qu’on a dit haï. Tu sais ?

Hobbs ricana sous cape.

— Qui ? répéta Keller.

— Keller, c’est lui qui m’a tué. (Le copilote se retourna vivement : la voix était venue de derrière lui.) Dans la mallette. Tu te rappelles ? Il… a mis… (La voix commençait à faiblir.) C’était…

— Trouve-le, Dave.

— Trouve-le !

— Il le faut.

— Aide-nous !

Les chuchotements sortaient des murs, confus et mélangés, désespérés. Et pendant tout ce temps, la chose en Hobbs riait.

— Tu vois, Keller, ils veulent être libres. Tu vois comme ils ont peur ? Ils ont peur de moi. Et toi, tu me connais, n’est-ce pas ? Tu me connais ?

Tout à coup, une main s’avança et empoigna la bouteille de gin. L’élevant en l’air, elle l’abattit violemment contre le bord de la table et en brisa le goulot. Paralysé de stupeur, Keller vit alors le médium porter la bouteille cassée à ses lèvres.

— Non ! hurla-t-il – mais déjà Hobbs enfonçait contre sa bouche le tesson aux arêtes meurtrières et commençait à boire.

Un ruisseau de gin teinté de sang se mit à couler sur son menton.

L’instant d’après, Hobbs poussa un cri et se leva d’un bond. Sa bouche était pleine de sang, ses yeux écarquillés luisaient d’un éclat terrifiant. Bombant le torse, il regarda Keller avec intensité, et un gargouillis mêlé de grondements sortit de sa gorge. Ses paroles étaient parfaitement inintelligibles, mais, lorsqu’il contourna la table et marcha sur le copilote en tenant la bouteille ébréchée devant lui à la manière d’une arme, ses intentions devinrent évidentes.

Pendant quelques secondes, Keller resta figé sur place, pareil à la souris du désert qui, paralysée par la frayeur, attend sans bouger que le serpent la happe. Puis, il se ressaisit. Sautant sur ses pieds, il tira la table entre eux deux et la poussa violemment vers Hobbs. Celui-ci s’y heurta et, comme un forcené, la repoussa de côté. Un grognement de rage animale s’échappa de ses lèvres que tordait un rictus. Il s’élança.

Keller s’empara de sa chaise et la tint devant lui comme un bouclier. Mais elle lui fut arrachée par une force qui n’avait plus rien d’humain, et alla s’écraser contre le mur, à l’autre bout de la pièce. Les chuchotements semblaient plus forts, ils lui envahissaient le cerveau, embrouillaient ses pensées, le forçaient à rester sur place. Il chancela et tomba lourdement sur les genoux. Réussissant à s’aider de ses mains, il s’efforça de se traîner le plus loin possible de cet être qui n’était plus Hobbs – mais déjà l’homme était sur lui. Il se sentit soulevé par les cheveux, sa tête fut tirée en arrière comme pour l’obliger à regarder en face ce visage du mal. Son cou, tordu vers l’arrière, était exposé, à nu. La bouteille de gin se retourna au-dessus de lui. L’alcool lui coula sur le visage, et la bouteille, menaçante comme un poignard, resta un instant suspendue en l’air. À l’intérieur de sa tête, les voix ricanaient.

Puis elle commença à descendre et Keller se mit à crier – mais le goulot cassé n’atteignit pas sa gorge. À mi-chemin, la bouteille s’immobilisa, et la main qui la tenait, tremblante, la serrait au point que les doigts en étaient tout blancs. Tout à coup, la bouteille éclata littéralement. Des débris de verre tombèrent sur le visage de Keller, et la main d’Hobbs n’était plus qu’un poing crispé, mutilé, sanglant. Le médium poussa un hurlement de douleur et la tête de Keller, relâchée, bascula en avant. Hobbs s’affaissa à côté de lui. Le petit homme tenait par le poignet sa main blessée, et des larmes de douleur ruisselaient sur son visage, se mêlant au sang dont sa bouche était imprégnée.

Keller s’allongea sur le côté, incapable de se mouvoir davantage.

— Keller ! (Les mots étaient déformés, mais cette fois c’était bien la voix d’Hobbs.) Que m’est-il arrivé ? Mon visage ! Ma main !

Le copilote comprit que ce qui avait habité le corps du médium était parti – reparti vers l’enfer dont il était issu. Les voix, elles aussi, s’évanouissaient peu à peu, disparaissant misérablement dans le silence et l’oubli.

À son tour, Keller se sentit perdre pied. Des images douces et nébuleuses vinrent lui brouiller la vue – et il perçut une autre voix. Et, tandis qu’il s’enfonçait dans l’inconscience et que ses visions se transformaient en nuages noirs qui se rejoignaient et engloutissaient peu à peu toute la lumière, il reconnut cette voix. C’était celle de Cathy.