CHAPITRE 8

 

Emily Platt était en train d’empoisonner lentement son mari. Elle prenait tout son temps, délibérément. Pas seulement pour éviter les soupçons le jour où il finirait par mourir pour de bon, mais aussi parce qu’elle voulait le faire souffrir le plus longtemps possible.

Depuis trois semaines, elle ne lui administrait que des doses minimes de Gramoxone, pour que sa santé ne se détériore que très graduellement et le moins spectaculairement possible, mais elle n’en avait pas moins été stupéfaite de la rapidité avec laquelle il avait été cloué au lit. Le paraquat que contenait l’herbicide était beaucoup plus puissant qu’elle ne l’avait prévu : la première dose qu’elle avait versée dans son café matinal l’avait effrayée par sa foudroyante efficacité. Après lui avoir laissé quelques jours pour reprendre des forces, elle avait poursuivi son œuvre, en réduisant énergiquement les doses, et il s’était mis à souffrir de façon moins aiguë. Mais pour plus longtemps.

Naturellement, lors de la première crise, qui avait été si violente, il avait bien fallu appeler le médecin. Mais celui-ci avait été totalement dérouté par cette mystérieuse maladie. C’était un homme sans imagination. Il avait dit à Emily que si l’état de son mari empirait au cours des prochains jours, il faudrait l’hospitaliser pour qu’il puisse recevoir des soins adéquats et pour que l’on procède à des analyses afin de déterminer la nature de son mal. Mais Emily avait réduit ses doses de poison et, la santé de son mari semblant se rétablir, le médecin n’avait pas cru nécessaire de s’inquiéter. Il s’était borné à recommander qu’on l’appelle d’urgence si le mal ne disparaissait pas totalement au bout de quelques jours. Bien entendu, Emily n’avait pas pris la peine de le recontacter et son infortuné mari, déjà trop affaibli, n’avait pas pu le faire lui-même.

Elle ne rappellerait le docteur que lorsqu’elle serait absolument certaine qu’il n’y avait plus aucune chance de guérison. Elle lui dirait que la crise était revenue brusquement, qu’il s’était trouvé beaucoup mieux – peut-être légèrement fatigué ? – au cours des dernières semaines, et qu’il avait rechuté de façon tout à fait inattendue. À ce moment-là, elle n’aurait plus d’objection à ce qu’on l’emmène à l’hôpital : en effet, à supposer même que l’on découvre la cause de sa maladie, il n’existait aucun antidote connu au paraquat. Elle ne savait pas très bien s’il y avait un risque que l’on procède à une autopsie après sa mort – mais en fait, elle ne s’en préoccupait guère. Ce qu’elle voulait, c’était qu’il meure. En souffrant.

Cyril Platt était plus jeune qu’elle : il avait trente-six ans, et elle quarante-trois. Mais quand ils s’étaient mariés, cinq ans auparavant, ils s’étaient dit, tous deux, que la différence d’âge ne devrait pas poser de problèmes. Et c’était exact : elle n’en avait pas posé. Seules les étranges exigences de Cyril avaient troublé leurs relations.

La première fois qu’elle avait vu Cyril, il était occupé à examiner une délicate petite figurine qu’elle avait exposée dans la vitrine de son magasin d’antiquités, dans la grand-rue d’Eton. Elle avait continué à parcourir la pile de journaux locaux qu’elle se faisait envoyer chaque semaine pour y relever la liste des fêtes communales, des marchés aux puces et des ventes de charité qui allaient avoir lieu dans les jours suivants. Comme tous les antiquaires, elle savait que l’on pouvait trouver dans ce genre d’endroit les objets de collection les plus rares et les plus recherchés, et elle passait une grande partie de son temps à sillonner le pays de marché en marché. La concurrence était forte dans le commerce d’antiquités, et elle s’amplifiait de plus en plus à mesure que la mode des antiquités se popularisait – à Eton, en particulier, il y avait plusieurs boutiques semblables à celle d’Emily. Depuis que son père était mort, lui laissant la charge de l’affaire, elle n’avait guère eu le temps de faire autre chose que de s’en occuper.

De temps en temps, elle jetait un coup d’œil pour voir si le jeune homme était toujours là et, pour un motif somme toute fort peu commercial, elle espérait qu’il entrerait. Il arrivait trop souvent que des gens s’arrêtent devant la vitrine pour envelopper d’un regard amoureux les objets qui y étaient présentés, et puis qu’ils continuent leur promenade jusqu’à la prochaine vitrine, sans même s’être donné la peine d’entrer. Et même quand ils entraient, on n’était jamais certain qu’ils allaient acheter quelque chose : les boutiques d’antiquités ont ceci de commun avec les librairies qu’on y entre souvent pour papillonner et pas nécessairement pour acheter. Quand Emily était plus jeune, cela l’exaspérait de voir que les gens pouvaient parfois perdre tant de temps à examiner ses trésors, à les adorer, même, à poser des questions, à les caresser, pour ensuite ressortir de la boutique comme s’ils n’y étaient venus que pour passer le temps. Mais son père lui avait appris à ne jamais harceler ni même tenter d’influencer un client potentiel, et surtout à ne jamais marchander, sous aucun prétexte. Leur profession était trop digne pour que l’on s’abaissât à ce genre de pratique : il fallait laisser cela aux brocanteurs de bas étage.

Le père d’Emily était un homme que l’on craignait et que l’on respectait. Elle ne savait toujours pas si elle l’avait jamais aimé. Ses deux sœurs aînées avaient quitté la maison à cause de sa tyrannique sévérité. Profondément religieux, il avait toujours mené la maisonnée à la baguette, et même la mort de sa femme n’avait pu adoucir ni même tempérer ses méthodes. Il était de l’époque victorienne : une époque qu’il adorait et dont il partageait l’amour des codes moraux, le dégoût de l’anormal, la fermeté du caractère et la croyance en la supériorité de l’homme comme seul chef de la famille. Tout cela avait fait fuir les deux sœurs d’Emily : l’une vers l’Écosse, et l’autre vers un pays étranger quelconque (on avait perdu contact avec elle depuis). Mais Emily, elle, ne détestait pas cette autorité. Elle avait besoin d’être dominée, tout comme lui avait besoin de dominer, et dès lors tous deux se complétaient admirablement. À la mort de son père, elle s’était retrouvée seule et effrayée – et pourtant étrangement soulagée.

Peut-être, après tant d’années d’oppression librement consentie, avait-elle tout à coup eu le sentiment d’avoir accompli sa part de pénitence. Pénitence pour quoi ? Elle l’ignorait, au fond ; mais son père lui avait enseigné que tout être humain naissait coupable, et avec un besoin d’expiation au cœur : et c’était en fonction de cela que les existences se modelaient d’une façon ou d’une autre. Les véritables chrétiens payaient la plus grosse partie de leur dû pendant leur vie. Les autres devaient payer après leur mort. Emily, elle, trouvait qu’elle avait expié en suffisance durant toute la vie de son père. À présent qu’il n’était plus là, à présent qu’elle n’avait plus à subir cette domination masculine toute de dureté et d’arrogance, Emily était prête à succomber à la gentillesse de quelqu’un comme Cyril.

La clochette qui pendait au-dessus de la porte d’entrée tinta et Emily regarda vivement vers le visiteur. Elle le salua d’un sourire poli auquel il répondit par le même sourire poli. Et elle se replongea dans ses journaux tandis que son esprit faisait un rapide inventaire de tout ce qu’elle avait pu enregistrer en un coup d’œil. Il devait avoir environ trente ans. Il était grand mais de constitution plutôt mince. Pas vraiment beau, et cependant agréable à regarder. Ses vêtements semblaient trop grands pour lui, mais cela leur donnait un air de confort particulier. Ses mains étaient enfoncées dans les poches de son veston. Était-il marié ? (Voyons, en quoi cela l’intéressait-il ?) Elle n’avait pas assez d’expérience pour le deviner.

Une ombre se projeta sur la pile de journaux. Elle l’entendit s’éclaircir la voix et, levant les yeux vers lui, elle trouva sur son visage un petit sourire gêné. C’était à propos de la petite figurine. En avait-elle le pendant ? Très embarrassée, Emily répondit qu’elle ne savait même pas que cette statuette faisait partie d’une paire. Pouvait-il lui en apprendre davantage à ce sujet ? Il le pouvait et le fit avec bonne grâce – et bientôt s’était engagée une conversation des plus animées sur les antiquités et leurs sources. Leur association – car cela avait commencé par une simple association – n’avait pas tardé à se transformer en une timide idylle. Elle trouvait en lui la tendresse qui avait manqué à son père, et il trouvait en elle la force de caractère qui lui manquait à lui-même. En trois mois, ils étaient mariés. Les trois premières années de leur union avaient été relativement heureuses, sans excès de joie ni de malheur.

Emily, qui n’avait encore aucune expérience de l’amour physique, avait eu la déception de trouver cela fort peu agréable. Elle subissait l’acte sexuel plutôt qu’elle n’en jouissait : toute la chose en soi lui semblait une trahison des enseignements de son père. Davantage, même. Une trahison de son père.

Malheureusement, alors que sa passion avait décliné peu à peu et avait fini par s’éteindre complètement, les appétits de Cyril n’avaient fait que s’intensifier, exactement comme si sa passivité l’avait stimulé. Étant plutôt ignare en la matière, elle n’avait tout d’abord pu que pressentir que ses désirs ne correspondaient pas tout à fait à la normale. Au bout de trois ans, il parut ne plus même se préoccuper de ce qu’elle trouvait normal ou non, et à ce moment-là, elle sut qu’il y avait quelque chose de positivement mauvais dans leurs rapports. Tout d’abord, il n’avait jamais beaucoup souhaité consommer en elle l’acte d’amour – à vrai dire, il avait même toujours semblé répugner à la pénétrer. Cela ne l’avait pas troublée outre mesure, car elle n’avait jamais eu particulièrement envie de recevoir son liquide poisseux à l’intérieur de son corps. Mais l’alternative, qui n’était guère moins désagréable, offrait un spectacle décidément plus déplaisant. Il l’avait suppliée de le stimuler avec ses mains – et si elle ne voulait pas obtempérer, il se mettait à pleurer en disant qu’elle devait remplir ses devoirs d’épouse. Le mot devoir avait toujours eu raison de ses dernières réticences. Sa vie durant, elle avait vécu côte à côte avec l’obligation.

Puis, il avait exprimé le désir d’utiliser pour ses défoulements des orifices autres que celui de la nature. Cela l’avait horrifiée et révoltée au-delà de toute mesure. Mais, curieusement, sa propre faiblesse l’avait rendu fort – pour autant que l’on puisse appeler force l’entêtement. Elle commença à craindre son mari. Les colères de son père, des rages glaciales, avaient toujours été posées et néanmoins impressionnantes. Celles de Cyril furent sauvages, émotionnelles, terrifiantes. Il ne la battait jamais, et cependant elle se sentait toujours menacée, car la fureur le portait au seuil de la violence physique. Emily n’avait pas d’autre possibilité que de céder. Elle qui avait été éduquée dans une atmosphère de piété et de dévotion, elle ne se crut plus digne de pénétrer dans une église : comment l’eût-elle osé, après avoir pris part à une telle perversion ?

Alors, après trois années de cette torture, la folie de Cyril avait pris un tour plus inquiétant encore : il avait exigé qu’elle le batte. À contrecœur, elle s’était exécutée. Mais il avait crié qu’elle n’essayait pas vraiment, qu’elle ne lui faisait pas mal. Pleine de crainte, elle avait redoublé de zèle et, cette fois, elle lui avait arraché un cri de douleur. Et, chose surprenante, ce cri lui avait fait plaisir. Alors qu’elle avait d’abord frappé du plat de la main, cela ne lui avait bientôt plus suffi – à elle – et, en cherchant autour d’elle un objet plus efficace, elle avait trouvé une ceinture de cuir qu’il avait laissée – à dessein ? – à côté du lit. S’en emparant, elle l’avait cinglé, jouissant de ses cris, se vengeant sur ce maigre corps nu, qui tremblait devant elle, de l’oppression qu’elle avait subie pendant toute sa vie. Le malheur était que lui aussi avait joui de cette torture : alors qu’elle avait fini par apaiser toute sa colère, il en avait redemandé. Et le dégoût s’était glissé dans la vie d’Emily. Dégoût d’elle-même, dégoût de son mari, dégoût de leur vie de couple – une misère grise, lourde, qui enveloppait et obscurcissait son esprit. Mais elle était engagée dans l’inextricable spirale de la dégradation.

Emily passa les deux années qui suivirent dans un désespoir de plus en plus abject, à mesure que la perversion de son mari empirait inexorablement. Il se mit à aimer être ligoté et enfermé. Puis, et ce fut presque pire que le reste, il développa un penchant pour le travesti. Emily en fit la découverte un jour qu’elle était montée à l’appartement qu’ils occupaient au-dessus du magasin pour se faire une tasse de thé : Cyril était dans leur chambre à coucher, occupé à s’admirer dans leur armoire à glace, affublé d’un collant et de sous-vêtements à elle ; une grosseur obscène déformait le léger tissu du panty. Elle eut un sursaut qui le fit éclater de rire (Avait-il voulu qu’elle le surprenne dans cette tenue ?) et elle constata que son horrible bouche moqueuse était barbouillée de rouge à lèvres.

La scène eût été très drôle si cela n’avait pas été aussi pathétique. Aussi réel.

La seule petite consolation d’Emily avait été que rien – jusque-là – n’était sorti des limites de leur ménage. Mais à présent, même cela n’était plus vrai. Cyril avait pris l’habitude de sortir seul le soir, chose qu’il ne faisait que très rarement auparavant. Et elle avait pu recueillir, parmi quelques-uns des rares amis qu’elle avait encore, des témoignages soupçonneux et secrètement ravis : on voyait beaucoup son mari en compagnie de jeunes gens louches, à Windsor. Piètre compensation, elle remarqua qu’il la harcelait moins qu’avant – mais, par contre, il marqua un goût de plus en plus prononcé pour le coït anal. Il était manifeste, même pour quelqu’un d’aussi préservé qu’elle, que Cyril avait fini par nouer des rapports homosexuels avec d’autres hommes. Et elle comprit que cela expliquait toute l’évolution de leur vie sexuelle : il avait tâché de se cacher à lui-même sa honteuse faiblesse mais avait voulu en recueillir les fruits au sein de son mariage. Inévitablement, la voie qu’il avait choisie ne pouvait manquer de le conduire à celle qu’il avait cherché à éviter. Pour comble de tout, Emily dut reconnaître – après avoir essayé de le nier – qu’au fond elle se sentait trompée, trahie.

Les choses s’étaient-elles véritablement passées contre sa volonté ? Au début, sans doute. Mais ensuite ? Pourquoi ne l’avait-elle pas quitté ou rejeté lorsque les déviations étaient devenues trop graves ? Emily se trouvait incapable de répondre à de telles questions et se sentait ployer sous le fardeau de la culpabilité. Au cours de toutes ces années, elle s’était désespérément accrochée à une seule idée : elle du moins était normale. À présent, elle ne pouvait même plus se convaincre de cela. Son âme avait été mise à nu et elle avait découvert qu’elle était aussi noire que celle de son mari. Outre l’infidélité de ce dernier, donc, elle eut à assumer tout ce que cette révélation avait percé à jour en elle.

C’en était trop.

Et la mesure fut comble lorsque Cyril introduisit son petit ami chez eux, dans sa maison à elle. Elle était rentrée tard d’une tournée des marchés où elle avait l’habitude de se rendre à la recherche des bonnes affaires – chose de plus en plus rare, d’ailleurs, car tout le monde semblait désormais connaître la valeur des objets anciens ; après avoir rangé la camionnette dans la cour, elle était entrée par la porte de derrière, et, tandis qu’elle grimpait péniblement l’escalier qui conduisait à leur appartement, elle avait entendu des rires retentir au salon. En ouvrant la porte, elle s’était trouvée face à face avec eux. Avec leurs deux visages moqueurs, éhontés. Avec ces deux sourires grimaçants qui lui étaient adressés. Cyril avait un bras autour des épaules du jeune homme et, sous les yeux d’Emily, il s’était lentement tourné vers lui et l’avait embrassé sur la joue. Révulsée, Emily avait dégringolé les escaliers et s’était réfugiée dans l’obscurité du magasin. Se laissant tomber sur le sol, elle avait pleuré abondamment et prié son père, imploré son pardon pour s’être, cinq années durant, rebellée contre ses enseignements. Et contre son autorité.

C’est alors qu’elle avait décidé de tuer Cyril, il y avait quatre semaines de cela.

Assez curieusement, le tragique accident d’avion qui était survenu la semaine suivante lui avait facilité les choses : puisque la vie avait assez peu de valeur pour que tant de gens puissent périr d’un seul coup, quelle importance cela avait-il encore de tuer un seul être, de surcroît malade et pervers ? Le crime en devenait presque anodin.

 

 

Son père ayant été excellent jardinier, Emily connaissait bien l’herbicide et le mortel poison qu’il contenait. Elle savait qu’il était relativement facile de s’en procurer, bien que la vente en fût contrôlée : d’ordinaire, on n’en vendait qu’aux fermiers et aux agriculteurs, et ceux-ci avaient à signer un registre des substances vénéneuses dans le magasin qui leur en fournissait. Lors d’une de ses visites dans une autre ville à l’occasion d’un marché, Emily n’eut cependant aucune peine à convaincre le préposé d’un magasin qu’elle était une acheteuse autorisée et elle falsifia bien sûr son nom et son adresse en signant dans le registre. L’instant d’après, elle ressortait de la boutique avec un litre de poison, plus qu’il n’en fallait pour tuer des centaines de personnes.

Au cours des semaines qui suivirent, elle regarda Cyril mourir à petit feu et elle en ressentit un plaisir malsain. Elle dosait le poison avec le plus de parcimonie possible, afin de prolonger au maximum le processus fatal. Il lui avait fait subir cinq années de tourment, qui avaient abouti à la prise de conscience de sa propre culpabilité : en guise de vengeance, elle lui ferait endurer le plus de semaines possible de torture physique.

Le poison s’attaqua tout d’abord à sa gorge et à son estomac, puis à ses reins et à son foie. Ses poumons se remplirent d’un liquide qui rendit sa respiration pratiquement impossible. Ses cheveux se mirent à tomber, il perdit graduellement l’usage de ses yeux, puis de la parole. Emily avait connu un moment d’anxiété lorsqu’un jour le petit ami de Cyril était venu au magasin pour demander de ses nouvelles. Elle répondit au jeune homme que son mari était parti faire un tour du pays à la recherche de bibelots de collection – chose passablement vraisemblable. Il avait haussé les épaules avec irritation. Après tout, cela ne l’intéressait pas tellement, et si Cyril n’avait même pas pu prendre la peine de le prévenir, eh bien… Il était ressorti avec vivacité et indignation. Un autre jour, elle entendit un bruit à l’étage : se précipitant, elle trouva Cyril gisant sur le sol du salon à côté du téléphone. Heureusement, il était trop faible pour avoir pu téléphoner, mais cette tentative désespérée prouvait bien qu’il savait exactement ce qui lui arrivait, et Emily s’en réjouit énormément.

Aujourd’hui, elle le savait, la dose qu’elle lui administrerait serait la dernière. Les retombées de son geste ne l’inquiétaient pas trop. Si elle pouvait faire passer son assassinat inaperçu, tant mieux. Sinon, elle était prête à payer pour ses fautes pendant les quelques dernières années qui lui restaient : du moins elle se serait vengée de l’humiliation qu’il lui avait infligée.

Emily remua le potage chaud additionné de Gramoxone. Bien que tous deux fussent au courant de ses intentions, il fallait respecter les apparences. Il essaierait de ne pas se laisser nourrir, mais elle le forcerait à ingurgiter le potage à coups de petites cuillerées, pour en renverser le moins possible. Il était trop affaibli pour lui résister. Emily versa la soupe dans un bol, qu’elle posa sur un plateau. Elle ajouta une salière et un poivrier et, se ravisant, prit un petit pain qu’elle plaça à côté du bol, sur une petite assiette. Sa propre sournoiserie la fit sourire. Elle empoigna le plateau et se dirigea vers la chambre à coucher. Elle ne dormait plus avec lui : depuis un certain temps, elle passait la nuit sur le canapé du salon. L’odeur qui flottait dans la chambre était en effet devenue impossible à supporter pendant plus de quelques instants.

Arrivée devant la porte de la chambre, elle s’arrêta et posa le plateau par terre : elle avait oublié de prendre une serviette, et elle en aurait besoin pour essuyer la soupe qui ne manquerait pas de couler le long de ses joues et de son cou tandis qu’il tâcherait de ne pas avaler. En revenant de la cuisine avec la serviette sur le bras, elle s’accroupit pour reprendre le plateau – et, à cet instant précis, il lui sembla entendre des chuchotements dans la chambre à coucher.

Elle appuya l’oreille tout contre la porte. Après quelques minutes de silence, les voix reprirent, basses et indistinctes. Ce n’était pas possible : personne ne pouvait être entré sans qu’elle s’en soit aperçue. Et de plus, la voix de Cyril était devenue pratiquement inaudible, depuis une semaine. Puis elle perçut un bruit de frottement, comme si on traînait quelque chose, un objet quelconque, vers la porte. Avait-il réussi à rassembler assez d’énergie pour sortir du lit et faire une dernière tentative désespérée pour se sauver ? Saisissant la poignée, elle ouvrit la porte d’un seul coup.

Cyril se tenait devant elle, debout, tristement grotesque dans la blanche nudité de son corps émacié. Ses yeux globuleux saillaient dans leurs orbites creuses. Ses pommettes ressortaient sous la peau tendue à se rompre, et les profondes cavités qui avaient jadis été des joues rendaient plus monstrueuse encore la large bouche qui grimaçait. Mais en fait ce n’était pas une grimace : la bouche ne s’ouvrait maintenant que parce que la peau, en rétrécissant, soulevait les chairs et découvrait du même coup les dents jaunes et déchaussées. Les rares touffes de cheveux qui ornaient encore son crâne ne faisaient qu’ajouter à sa ressemblance avec une tête de mort. Cyril avait le visage de la Mort.

Il leva le bras vers Emily qui poussa un cri. La peur et la haine – mais surtout la haine – se mirent à gonfler en elle. Elle se précipita en avant et poussa violemment cette chose obscène qui était son mari. Ils s’effondrèrent l’un sur l’autre par terre. Emily continuait à le battre en hurlant. Ne pourrait-elle donc jamais échapper à cette créature immonde, à ce monstre de perversion qui avait ruiné sa vie ? La ferait-il souffrir jusqu’au bout, même par sa mort ? Bientôt elle se mit à sangloter tout en tambourinant sur ce corps qui ne bougeait plus, puis ses coups diminuèrent en fréquence et en intensité, et elle finit par s’arrêter tout à fait.

Elle était à quatre pattes au-dessus de lui, les genoux de part et d’autre de son corps, les mains encadrant sa tête, s’appuyant de tout son poids sur ses bras tendus. Ses cheveux, détachés, pendaient, lui effleurant le visage. Elle ne voyait que le blanc des yeux de son mari entre ses paupières mi-closes. Pas un souffle ne s’exhalait de cette bouche béante, déformée. Emily se rejeta en arrière. Le contact avec ce corps froid et raide la remplissait soudain de répulsion. Elle s’appuya contre la garde-robe, cette énorme armoire à glace devant laquelle il avait si souvent paradé avec son écœurante indécence. Elle haletait lourdement, et les hoquets qui s’échappaient de ses lèvres étaient entrecoupés de légers sanglots. Débordante d’un indicible dégoût, elle considérait le corps qui gisait devant elle. Il était mort. Dieu merci, il avait fini par mourir.

Il avait les deux bras le long du corps, et les jambes écartées, obscènes. Ses yeux vides, entrouverts, regardaient vers le plafond. Comment sa peau avait-elle pu devenir aussi froide, et ses membres aussi raides en si peu de temps ? Elle ne pouvait le comprendre. Peut-être le poison avait-il commencé à provoquer ces symptômes, dès avant la mort véritable ? Cela n’avait d’ailleurs pas d’importance. Il avait disparu, à présent. Disparu à jamais de son existence. Et même si on découvrait la vérité et qu’elle doive subir les conséquences pénales de son crime, la prison lui semblerait un châtiment plus doux que tout ce qu’elle avait eu à endurer ces dernières années.

Emily dégagea ses jambes du cadavre et resta encore immobile quelques instants pour permettre à son cœur de ralentir son rythme et à sa respiration de reprendre une cadence normale. Il faudrait maintenant qu’elle trouve la force – et le courage – de le porter dans le lit. Ensuite, il faudrait lui mettre un pyjama, le laver, lui donner l’air d’un malade bien soigné. Après quoi, elle appellerait le médecin, ferait semblant d’être terrassée par la douleur, expliquerait qu’elle n’avait pas réalisé qu’il était aussi gravement atteint. Au fond d’elle-même, elle savait parfaitement que son histoire ne tenait pas debout et que le docteur n’aurait qu’à jeter un coup d’œil au cadavre desséché de Cyril pour savoir qu’il avait dépéri pendant des semaines et non pas en quelques jours. Mais, au niveau de sa conscience, elle refusait de l’admettre.

Soudain, elle frissonna. Elle n’avait pas encore eu le temps de remarquer le froid qu’il faisait dans cette chambre. Était-il parvenu à ouvrir la fenêtre pour appeler au secours les passants de la grand-rue ? Elle regarda la croisée : non, elle était bien fermée, et les rideaux étaient toujours à demi tirés. D’ailleurs, ce froid n’était pas simplement la fraîcheur d’une journée d’hiver. C’était un froid profond, gluant. Peut-être était-ce le froid qui vient avec la mort.

Tout à coup, son frisson se changea en tremblement d’effroi lorsqu’elle entendit ricaner. Une main de glace lui étreignit le cœur, son sang s’arrêta de circuler, son corps se figea. Lentement, elle força sa tête à se tourner vers le corps de Cyril, ses yeux répugnant à confirmer ce que ses oreilles avaient perçu. Le cadavre n’avait pas bougé. Elle le regarda fixement pendant quelques instants, attendant que le bruit reprenne, afin de savoir s’il venait de ce corps mort. Elle avait entendu dire que parfois les organismes pouvaient encore faire des mouvements ou produire des sons, même après leur mort ; à cause de la formation de gaz à l’intérieur d’eux-mêmes. Le bruit revint : un rire étrange, à peine murmuré. Et il ne venait pas du cadavre.

Apparemment, il était sorti du côté opposé de la pièce, de ce coin sombre, derrière la porte qui était restée ouverte – et néanmoins il s’était comme propagé dans la chambre entière. Emily scruta l’obscurité de ce recoin mais ses yeux n’y discernèrent pas la moindre forme tapie. Néanmoins, elle sentit une présence. Une présence plus répugnante encore que la créature qui gisait sur le plancher devant elle.

Alors, la porte se referma, tout doucement. Et du même coup la chambre s’obscurcit. La misérable lumière d’hiver qui filtrait entre les rideaux à moitié fermés n’avait que sa faible lueur grisâtre pour combattre les ténèbres croissantes. La porte se ferma avec un léger déclic. Et les ombres s’opacifièrent.

Emily entendit un chuchotement et crut y reconnaître son nom. Le murmure se répéta, provenant d’un autre coin de la pièce, puis de derrière elle, puis du pied du lit. Puis de Cyril.

Elle le regarda avec épouvante.

Sa tête était toujours tournée vers le plafond. Ses lèvres s’agitèrent à peine lorsqu’il prononça – lorsqu’il murmura – son nom. La tête du cadavre se tourna vers elle. Les yeux étaient à présent grands ouverts, mais on avait l’impression qu’ils étaient encore aveugles. Ils lui rappelèrent les yeux des poissons qu’elle avait vus étalés sur le marbre du poissonnier : des yeux plats et sans regard.

À la fois paralysée et fascinée, Emily vit qu’il – que cela – se soulevait sur un coude et tendait la main vers elle. Elle voulut crier, mais il ne sortit de sa gorge qu’un curieux son aigu, grinçant. Le cadavre entreprit de ramper vers elle, à quatre pattes ; la raideur de ses membres donnait à sa progression une lenteur extrême. La grimace qui tordait son visage était réelle, à présent, et effrayante de malveillance. Cette chose qui avait été Cyril, pour la seconde fois, prononça son nom.

Emily tâcha de reculer encore, le dos tout contre la garde-robe, en un vain effort pour fuir cette horreur. Elle détournait la tête, mais ses yeux refusaient de quitter l’épouvantable atrocité qui s’approchait. Elle tomba de côté, se tordit et agrippa le tapis pour essayer de se dégager. Mais il avait déjà atteint ses jambes, il les escaladait, et son visage s’appuyait déjà sur son dos – abominable parodie de la position sexuelle qu’il l’avait forcée à adopter tant de fois, par le passé.

Sa bouche arriva au niveau de ses oreilles et il lui souffla une obscénité. Cette fois, elle parvint à hurler. Tout à coup, il lui sembla qu’il y avait d’autres êtres autour d’eux : des formes noires, des visages terriblement flous, des silhouettes qui apparaissaient, puis s’évanouissaient avant de s’être matérialisées. Elle entendait des rires, mais ils venaient de sa propre tête.

Des mains froides, glacées, se refermèrent sur ses seins. Elle se sentit basculée en arrière et soulevée. D’autres mains invisibles agrippèrent son corps et se mirent à la porter par les bras et les jambes. Elle fut enlevée jusqu’au plafond et se retrouva au-dessus de son mari, de son mari mort qui levait la tête vers elle. Une main lui prit la gorge, l’autre se plaçait entre ses jambes et supportait tout son poids. La main qui lui tenait la gorge se mit à serrer, comme pour extraire la vie de son corps. Il faisait d’elle la même chose que ce qu’il était devenu. Les yeux d’Emily commencèrent à sortir de leurs orbites et sa langue jaillit, comme un être vivant cherchant à fuir d’une caverne effondrée. La salive se mit à couler de sa bouche et tomba en un long filet lisse et visqueux sur la figure de son mari.

Les autres personnages au-dessous d’elle commencèrent à prendre des formes plus définies et, juste avant qu’un voile rouge lui passe devant les yeux et l’aveugle complètement, Emily eut le temps de les voir clairement. Ils avaient quelque chose d’étrange. Son esprit n’eut guère le loisir de se demander ce que c’était mais, l’espace d’un dernier instant de lucidité avant de tomber dans l’inconscience, elle vit que leurs visages, leurs mains et leurs membres – ceux du moins qui ne manquaient pas – étaient tous noircis, calcinés. On aurait dit des corps sortis du plus ardent des enfers.

Emily perdit connaissance en poussant ce qui aurait dû être un cri et qui mourut sur ses lèvres en gargouillant. La chose qui avait été son mari, la portant toujours à bout de bras, se dirigea vers la fenêtre. Ses globes oculaires se remirent à tourner sur eux-mêmes et il n’y eut bientôt plus que du blanc entre ses paupières presque closes ; son rictus devint une grimace de mort.

Arrivé devant la fenêtre, il s’immobilisa et attendit. Les voix lui dictèrent leurs instructions.