CHAPITRE 18
Le démon fuyait dans la nuit, agité, gémissant de douleur. À mesure que quelques forces lui revenaient, il se jetait de tous côtés, ivre de vengeance.
La sirène de l’ambulance interrompit Ernest Goodwin dans son travail. Il sortit de la chambre noire, s’assurant, avant d’ouvrir la porte, qu’aucun film non exposé ne se trouvait à découvert, et alla vers la fenêtre qui donnait sur la grand-rue. L’ayant ouverte, il se pencha et tendit le cou pour voir où l’ambulance s’était arrêtée.
Elle avait l’air d’avoir stoppé juste devant l’église. Tonnerre, le pasteur aurait-il fait une rechute ? Il eut un geste d’indignation. Le révérend Biddlestone venait à peine de rentrer chez lui, cet après-midi même, lui avait-on dit. Scandaleux, les médecins d’aujourd’hui ! Ils renvoient les patients chez eux avant même qu’ils ne soient parfaitement rétablis, pour l’unique raison que leurs hôpitaux sont bondés ! De nos jours, il faut réellement être mourant pour être admis à l’hôpital. Et à ce moment-là, il vaut mieux mourir sans traîner, sinon on se fait éjecter au bout de quelques jours ! Hochant la tête, il rentra le buste et ferma la fenêtre d’une poussée. Il retourna à la chambre noire et s’arrêta pour regarder les piles de photos fraîchement glacées, prêtes à être rognées. En prenant une au hasard, il l’examina une fois de plus. C’était celle qui le fascinait le plus, celle qui représentait les rangées de cadavres recouverts de draps. Pourquoi ressentait-il cette curieuse affinité, comme s’il avait connu les gens qui gisaient sous ces linceuls ensanglantés ? Il haussa les épaules. Le fait de s’être trouvé sur les lieux la nuit de l’accident, et d’avoir passé des heures, ensuite, en compagnie des photos de ce long holocauste, l’avait familiarisé plus que quiconque avec le désastre. Presque autant que les victimes elles-mêmes.
Il marcha paresseusement vers la rogneuse et plaça la photographie sur le socle de bois, en l’appuyant contre l’équerre de métal qui servait de guide. Soulevant la rame d’une trentaine de centimètres, il fit glisser la photo de façon qu’elle dépasse de quelques millimètres. Puis, il abaissa rapidement la lame et une fine tranche de papier bromure tomba par terre. Il répéta le processus pour les trois autres côtés. Toutes les photos qu’il avait développées pendant la journée devaient encore être rognées de la même façon, et il lui restait aussi d’autres épreuves à développer. Mais Jacob avait promis de l’aider quand il rentrerait. Pourvu qu’il ne tarde pas trop. Il était impatient d’apprendre ce qu’il aurait décroché comme affaire. Ernest retourna dans la chambre noire en emportant la photo des rangées de cadavres. Il ne remarqua pas le froid intense qui venait de se faire dans la petite pièce.
Fermant la porte derrière lui, il posa la photo sur une table de travail et alla à l’agrandisseur. Il plaça une feuille de papier doux sous le cadre métallique, la face lisse vers le haut, et alluma la lampe de l’appareil en comptant le temps d’exposition à l’aide d’un vieux chronomètre. Inutile de vérifier le centrage ou la dimension : il avait déjà tiré quelques douzaines d’épreuves de ce même négatif. Il ne prit même pas la peine de jeter un coup d’œil à l’image qui se projetait sur le papier sensible.
Au moment voulu, il éteignit la lampe, dégagea le papier et alla le plonger dans le liquide révélateur, en veillant à bien l’enfoncer d’un doigt, afin que le papier soit entièrement immergé. Il agita la surface du révélateur pendant quelques secondes puis, lorsque l’image commença à apparaître, il se pencha en avant. Il s’attendait à voir l’image d’un des réacteurs du Jumbo gisant à l’écart dans le champ, détaché de l’aile sous laquelle il était fixé originellement – misérable sculpture de métal précieux rendue inutile par le choc. Tout autour, un groupe d’hommes armés de blocs-notes examinaient son mécanisme mis à nu, tandis que l’un d’entre eux soulevait avec précaution son adaptateur de poussée tombé à plusieurs pieds de là. Voilà ce qu’il s’attendait à voir.
Au lieu de cela, c’est l’image d’un homme qui fit son apparition, d’abord lentement, puis très rapidement. Ernest n’avait jamais vu un personnage aussi étrange, ni avec un air aussi foncièrement mauvais.
L’homme était complètement nu. Son corps mince, décharné, se tordait comme si les vers qui envahissent les cadavres mis en terre avaient déjà commencé à dévorer son corps vivant. Son visage farouche n’était qu’un masque grimaçant de méchanceté où les yeux, brûlant de malveillance, semblaient crever le papier qui s’obscurcissait. La bouche aux lèvres luisantes s’entrouvrait pour un rictus sinistre qui laissait à découvert des dents cassées. Des touffes de cheveux éparses pendaient de son crâne dégarni et sa face ravagée, sillonnée par les profondes rides noires de la perversion, ressemblait aux lugubres rochers de quelque lointain pays érodé par les pluies. Les épaules étroites s’arrondissaient, tandis que l’abdomen ballonné et le maigre bassin se poussaient en avant dans un geste plein d’obscénité. Ses deux mains osseuses, semblables à des serres d’oiseau de proie, tenaient un pénis démesuré, enflé. Quant aux testicules, ils pendaient presque jusqu’aux genoux, comme deux sacs grotesquement détendus. Les jambes, enfin, qui supportaient ce corps squelettique, étaient comme des allumettes et couvertes de pustules, symptomatiques d’une immonde maladie latente.
À mesure que les produits chimiques poursuivaient leur action, le processus du développement continuait et l’image s’obscurcissait de plus en plus, pour se fondre peu à peu dans l’ombre environnante. Bientôt, on n’y vit plus que les yeux, dont les pupilles luisaient d’un sombre éclat hypnotique et regardaient fixement Ernest. Puis, ils disparurent eux aussi.
Un éclat de rire retentit derrière lui, tandis que son esprit effrayé cherchait à se rappeler où il avait vu ce personnage. Il devait y avoir des années de cela – au moins quinze ans, peut-être même vingt – et c’était dans un journal ou un magazine qu’il l’avait vu. Cela avait quelque chose à voir avec les activités de cet homme pendant la guerre, son exil forcé, et de nouveaux troubles qu’il avait fomentés aux États-Unis. Il ne se souvenait pas des détails de l’affaire, mais en revanche un tel visage ne s’oubliait pas. Un visage de monstre. Il baissa de nouveau les yeux vers la photographie noire qui flottait dans le bain, et il n’y vit plus que le reflet rouge de son propre visage.
Figé d’horreur en entendant ce rire, Ernest n’osa pas se retourner pour voir qui était dans la chambre noire avec lui, quel être pouvait avoir ri de cette manière rauque et malveillante. Au bas de sa nuque, une pression froide se fit sentir. Et une haleine glacée lui mordait la joue. Le rire était tout proche, à présent. Paralysé, il ne put que garder les yeux braqués sur son propre reflet, qui dansait et ondulait doucement sur le liquide jaunâtre. Son propre regard semblait l’observer comme s’il comprenait son angoisse.
Le froid se referma sur son corps, pareil à une étreinte de glace.
Jacob Samuels grimpa quatre à quatre l’escalier qui montait au studio, bouillant d’irritation, l’esprit agité et incapable de se fixer sur une idée. Les truands ! Cent livres le négatif ! Ils sont tous les mêmes, ces magazines ! Quand on pense qu’une revue à tirage international essaie de me flouer pour quelques sous ! Faut le faire ! Ah, les dégueulasses ! J’irai pas plus bas que deux cent cinquante. J’avais d’abord pensé trois cent cinquante et ils m’ont ri au nez ! Ils prétendant que ce ne sont plus des nouvelles toutes fraîches, que tout le monde a déjà vu ces photos, qu’y a plus d’exclusivité. Mais je leur ai dit, moi, que mes clichés n’avaient pas tous été utilisés. J’en ai encore des tas, peut-être un peu moins intéressants, mais dramatiques quand même, et émouvants. Je leur donne tout le paquet. Avec les droits. Ils font une affaire ! Je sais bien qu’à Londres les grands photographes empochent jusqu’à quatre cents balles par jour, rien que pour des photos de pub ! Moi, je leur vends du vécu, du drame, de la tragédie prise sur le vif ! Ces gens-là n’ont aucune imagination. J’aime encore mieux accepter l’offre de Paris-Match que de traiter avec des gonifs pareils. D’accord, on a déjà fait pas mal d’argent avec l’accident d’avion, mais ce coup-ci, ça devait être le business de notre vie, le coup de maître. Si on avait eu l’affaire, on aurait été peinards pour toujours. On aurait pu s’agrandir, faire des boulots plus importants. J’aurais fait plus de reportages, et Ernie aurait continué les trucs plus mondains – portraits, mariages, sites industriels… Il a ses limites, Ernie. On aurait même pu aller s’installer à Slough, pour être plus près du centre. Évidemment, pas à Londres, tous les loyers sont exorbitants, même si on avait fait fortune. Ah, les salauds, les fils de pute ! Après tout, il y a d’autres magazines que leur feuille de chou, et des plus importants. Eux, ça les intéressera. Toujours grognant, Jacob poussa la porte du studio.
— Ernie ? appela-t-il en tournant l’interrupteur. T’es dans la chambre noire, Ernie ?
Pas de réponse.
Où est encore passé ce shlemiel ? Il sait bien, pourtant, qu’il y a un boulot fou. Il ne peut tout de même pas avoir tout fini, tout seul. Jacob fit claquer sa langue d’énervement et s’extirpa de son manteau, qu’il accrocha derrière la porte. Tout en se frottant les mains pour se réchauffer, il marcha vers les monceaux de photos qui attendaient d’être rognées. Merde, qu’est-ce qu’il fait froid, ici. Il jeta un coup d’œil aux fenêtres pour s’assurer qu’elles étaient bien fermées. Il examina les épreuves, en louchant pour mieux voir. Ce crétin aura encore oublié de nettoyer la lentille ! De minuscules points blancs maculaient les photos. Eh bien, je n’ai pas l’intention de passer la nuit à faire du repiquage. Il n’a qu’à les recommencer lui-même.
Dégoûté, il alla frapper à la porte de la chambre noire.
— Ernie, t’es là ?
Il attendit une réponse, mais en vain.
Soudain, il aperçut la rogneuse, dont la lame était restée levée, à angle droit par rapport à la base. C’était encore une des choses qui irritaient Jacob : son copain laissait toujours la lame de la rogneuse en l’air au lieu de l’abaisser contre le socle de bois. Un de ces quatre matins, y a quelqu’un qui va l’attraper sur les doigts. Je me tue à le lui répéter. Il alla vers la dangereuse lame dans le but de la rabaisser, et son attention fut attirée par la photographie qui se trouvait sur le plateau. Il la regarda – quelle horrible image ! Toutes ces rangées de cadavres ! Je me demande pourquoi Ernie aime tellement cette photo-ci en particulier. C’est sans doute lui qui l’a prise. Quelle vision déprimante ! Pas le moindre drame, rien que ce calme tellement angoissant… Soudain, un petit détail blanc dans un coin du cliché accrocha son regard. Il ne l’avait pas encore remarqué. On aurait dit un corps minuscule, couché dans la boue un peu à l’écart des rangées de cadavres. Tonnerre, serait-ce un bébé ? Avec un soupir de soulagement, il constata qu’en fait il s’agissait d’une poupée. D’ailleurs, il croyait se rappeler qu’il n’y avait pas de bébés dans l’avion. Tout de même, c’est drôle que cette poupée ne m’ait pas frappé plus tôt. Elle donne à la photo quelque chose de très poignant. Après tout, ce n’est peut-être pas une si mauvaise photo.
Il se pencha davantage. Quel curieux regard elle a, cette poupée. Un regard presque humain. Ou plutôt… presque inhumain !
À ce moment-là, une chose étrange se produisit.
De petits filets de fumée blanche commencèrent à s’échapper de la photographie, dont les bords se mirent à se recroqueviller vers l’intérieur. Jacob sursauta. Qu’est-ce qui se passe ? De très petites flammes se mirent à lécher la photo en noir et blanc, à en parcourir la surface en dévorant le papier… pour la seconde fois, les cadavres couverts par les draps étaient livrés au feu. Le cliché se replia sur lui-même au point de ne plus former qu’une boule, et alors, avec un brusque crépitement, les flammes achevèrent de le consumer. Il n’en resta plus que des cendres noires qui se déplièrent lentement.
Ça alors ! Comment cela a-t-il pu se passer ? Le photographe secoua la tête, ahuri. D’un doigt hésitant, il toucha les débris de papier carbonisé, et ils tombèrent en poussière. Tout à coup, il sentit un mouvement plutôt qu’il ne le vit et il retira prestement sa main : la lame de la rogneuse s’abattait à la vitesse de l’éclair. Il recula, tremblant. La lame, qui avait bien quatre-vingt-dix centimètres de long et était aussi tranchante qu’une lame de rasoir, était tombée avec un affreux bruit de broyeuse, de hachoir.
Son cœur battait la chamade. Tonnerre, j’ai bien failli y laisser la main ! Mais qu’est-ce qui se passe, ici ? Et où est ce meshuggeneh d’Ernie ? Un souffle froid tourbillonna soudain dans la pièce et le fit frissonner. Le dos de ses mains et de ses bras se couvrirent de chair de poule. Il entendit un bruit dans la chambre noire. Un coup sourd.
— Ernie, c’est toi ? Tu es en train de me faire marcher, Ernie ?
Il entendit quelque chose qui ressemblait à un petit rire étouffé. Marchant vers la porte de la chambre noire, il y colla une oreille.
— Est-ce que tu es là, Ernie ?
Toujours pas de réponse, mais il crut percevoir un mouvement. Il cogna sur la porte, un bon coup.
— Attention, goy, j’entre ! Tant pis pour toi si t’as des films à découvert !
Pour un photographe, même du type le plus classique, Jacob Samuels manquait décidément d’imagination. S’il en avait eu davantage, peut-être n’aurait-il pas ouvert la porte aussi étourdiment. Il savait qu’il se passait à Eton des choses étranges, il était conscient de la tension qui était montée parmi les habitants, mais il avait été trop occupé, ces dernières semaines, pour y être sensible. Cette photo qui s’était mise à brûler, la rogneuse qui était tombée, tout ça c’étaient des mystères à élucider. Ils venaient de se produire et, bien sûr, ils avaient une explication toute simple. Mais il avait des problèmes plus importants à résoudre – des problèmes financiers – et ne voulait pas perdre une minute de son précieux temps à essayer de pondérer l’impondérable. Il tourna donc le bouton et tira la porte avec irritation. Une horrible puanteur l’assaillit, qui lui fit froncer le nez de dégoût, tandis qu’une rafale glacée le faisait frissonner de la tête aux pieds. Il prit son mouchoir et se l’appliqua sur le nez. Puis, plissant les yeux, il tâcha de percer les ténèbres de la chambre noire.
La lampe rouge semblait dispenser moins de lumière encore qu’à l’accoutumée, mais il crut distinguer une sombre silhouette au fond de la pièce, à côté du bassin d’eau.
— C’est toi, Ernie ? demanda-t-il sans assurance.
Pour la première fois, il prit vraiment peur. Car, en guise de réponse, il entendit le bruit rauque d’une respiration. Aussitôt, son imagination se réveilla et, avec elle, la peur. C’était une respiration profonde, graillonnante, qui semblait venir de cordes vocales mutilées. Cela provenait d’un autre monde !
L’odeur était épouvantable et tellement malsaine qu’elle lui faisait tourner la tête.
— Qui… qui est là ? s’écria-t-il en se tenant au chambranle de la porte pour ne pas perdre l’équilibre.
C’est un ricanement qui lui répondit. Un ricanement affreux.
Puis, une voix se fit entendre.
— Salut, youpin.
Quelque chose le poussa par-derrière. Des mains invisibles. Puissantes. Il chancela et tomba en avant, sur les genoux, dans la lueur rouge de la pièce. La silhouette se détacha de la zone d’ombre où elle se tenait, s’approcha de lui et s’accroupit. Il se retrouva nez à nez avec le visage pourpre de son associé. Et cependant ce n’était pas lui. C’étaient ses traits, mais leur expression était totalement étrangère à Ernie. Ce regard-ci contenait toute la vilenie qui existait sur terre. C’était comme si tous les vices de l’humanité avaient pu être rassemblés et personnifiés par un visage. C’était la face du Diable !
Jacob gémit, en proie à la terreur la plus abjecte. Jamais il n’avait ressenti une peur aussi totale, aussi paralysante. Les petits muscles qui entouraient les racines de ses cheveux se bandèrent, ses pupilles s’agrandirent démesurément, et son cœur se mit à tambouriner follement dans sa poitrine. Le sang quitta ses entrailles pour affluer dans les muscles environnants, et il fut pris d’une douleur vive et étrange au creux de l’estomac. Des sécrétions se déversèrent dans ses vaisseaux et tout son corps fut saisi d’un picotement. Ses muscles se contractèrent et se détendirent, il tremblait violemment. Ses boyaux se relâchèrent brusquement et un liquide chaud et brun lui coula entre les jambes. Il ouvrit la bouche pour crier, mais il n’en sortit qu’un gargouillis sec et étouffé.
— Sale youtre, dit la voix. Regarde comme tu trouilles. Tu chies dans ta culotte.
Jacob sentit des doigts de fer l’empoigner sous les aisselles. Le visage du démon se rapprocha, grimaçant.
— Comme Mastomah, le Prince, sera content de te voir ! Comme Agaliarept se réjouira ! Comme Glasyalapolas exultera !
Le photographe se sentit soulevé, sans que la face maudite s’éloigne de son visage. L’haleine fétide de cette bouche qui n’était qu’à quelques centimètres de la sienne pénétrait dans sa gorge, descendait dans ses poumons, se propageait dans son corps tout entier.
— Eh bien, le youpin, on ne trouve plus rien à dire ?
Un ricanement.
— Tu vois, c’est ton copain qui te porte. Devine où ? À ta place, j’appellerai Yahweh au secours.
De nouveau, l’immonde rire.
Le corps replet de Jacob était transporté vers le bassin d’eau, ses pieds traînant misérablement par terre. La voix continuait à chuchoter, cruelle, à son oreille :
— Ils s’imaginent qu’ils m’ont anéanti. Le curé croit m’avoir tué avec son eau. Tu vois ce que ces imbéciles de croyants pensent, youpin ? Ils m’ont brûlé, oui comme l’incendie a brûlé mon corps. Mais je ne suis pas mort. Je ne peux pas mourir.
Jacob parvint à crier : ses pieds avaient quitté le sol et son corps était plié de force vers l’eau du bassin. Son cri se changea en gargouillement : sa tête était poussée sous l’eau, dans un grand tourbillon de photos en noir et blanc. Son nez étant aplati contre la grille qui garnissait le fond du réservoir, il essaya de tourner la tête pour relâcher un peu la pression. Mais les mains qui le maintenaient étaient trop fortes pour lui.
L’eau s’engouffra dans sa bouche ouverte et dans ses narines, il ne put éviter d’aspirer et l’eau se précipita dans sa gorge pour envahir ses poumons, comme l’avait fait l’haleine du monstre, quelques instants auparavant. Mais cette fois, l’effet fut mortel. Une grisaille s’insinua dans son cerveau et en chassa peu à peu toutes les images, comme un rideau de théâtre. Lorsque la toile grise eut terminé sa descente, la vie quitta le corps de Jacob, comme une vieille connaissance lassée d’une trop longue amitié.
Lorsque le corps eut cessé de se débattre, et que les courtes jambes pendirent, inertes, vidées par leurs coups de pied frénétiques, le démon relâcha son emprise et abandonna sa victime, le torse flottant à demi dans l’eau.
Puis, en sortant de la chambre noire, il passa devant les piles d’épreuves sèches qui attendaient sur une table de travail. À son approche, elles se recroquevillèrent et se mirent à flamber. Alors, il balaya d’un bras tous les négatifs qui se trouvaient là, les jetant par terre, au milieu de la pièce. Il ouvrit d’un coup sec les portes des placards et en sortit des centaines de boîtes jaunes contenant des rouleaux de pellicule, ainsi que des boîtes rectangulaires remplies de films en feuilles, et les ajouta à la pile de négatifs qui s’enroulaient sur le sol. Puis, il alla chercher les épreuves qui étaient en train de brûler et en empoigna plusieurs piles, sans prendre garde aux ampoules qui apparaissaient sur ses mains.
La douleur n’avait plus aucune signification pour le démon. Mais l’âme qu’il tenait emprisonnée au fond de ce corps se mit à hurler et à se tordre de mal au contact destructeur des flammes.
L’être transporta les piles de photos en feu jusqu’au milieu de la pièce et les laissa tomber parmi le monceau de négatifs et de boîtes de films. Immédiatement, les négatifs s’enflammèrent vivement, puis les boîtes jaunes furent englouties elles aussi par le feu. Ernest Goodwin se trouvait au milieu du brasier qui ne faisait que grandir – et l’être qui possédait son corps se mit à rire bruyamment. Le feu était désormais un vieil ami. Son corps mortel avait été consumé par les flammes – à présent, elles le nourrissaient.
Il traversa le foyer et, ouvrant la porte du studio, il invita les autres à le suivre. Il restait encore beaucoup à faire, au cours de la nuit.