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Les flammes s’élevaient, chaudes et crépitantes. Aden se taisait, absorbé dans leur contemplation. Tucker mort, ceci ne pouvait être une illusion.
Alors quoi ? Un rêve ? Un cauchemar ? Non, ce qu’il avait sous les yeux ne pouvait être réel. Le manoir des vampires n’était pas la proie des flammes. Il n’était pas ravagé par un incendie.
Aden ne l’avait quitté que quelques jours plus tôt, et Seth lui avait indiqué par sms que tout allait bien. Enfin, aussi bien que possible, compte tenu de ce qui était arrivé à Ryder et Shannon. Mais à présent…
— Je… non, c’est impossible, murmura Victoria, elle aussi sous le choc.
Dans la tête d’Aden, les âmes — plus que deux à présent ! — se taisaient, tout comme Junior. Peut-être parce qu’il n’y avait rien à dire. Rien à penser.
En sortant de chez Tonya Smart, ils s’étaient mis tous deux à la recherche de Mary Ann et Riley, mais n’avaient pas pu retrouver leur trace. Décidés à faire appel à d’autres loups-garous, ils avaient téléphoné au manoir. Mais personne ne leur avait répondu.
Profitant de son nouveau — et extraordinaire — pouvoir, Aden s’était donc téléporté en tenant Victoria par la main : il lui avait suffi de penser au manoir pour s’y transporter instantanément.
Il s’attendait à y retrouver Sorin, qui lui aurait fait un rapport sur ce qui s’était passé en son absence, puis il aurait rendu visite à Ryder et à Shannon, pour voir comment ils allaient. Ensuite, il aurait certainement rencontré Maxwell pour faire le point sur les nouvelles avancées. Les documents qu’ils avaient trouvés dans la pièce condamnée de l’hôpital n’auraient plus d’utilité pour Julian, mais qui sait s’ils ne révéleraient pas des éléments intéressants pour les deux autres âmes ?
Voilà ce que comptait faire Aden avant même d’organiser les recherches pour retrouver Mary Ann et Riley. Il faut dire que, selon toute probabilité, ces deux-là étaient encore en train de se disputer… ou de se réconcilier.
Au lieu de ça, il s’était retrouvé face à un incendie. Le feu partout. Au début, il n’avait pas compris de quoi il s’agissait, il avait cru s’être trompé de destination, mais non : c’était bien le manoir qui brûlait sous ses yeux. De la gigantesque bâtisse, il ne restait rien d’intact, sinon les grands cercles de béton dans le jardin.
Un silence épais régnait sur la scène. Pas de cris, pas de rescapés qui s’échappaient du brasier en courant, personne pour lutter contre les flammes. Combien de vampires avaient péri à l’intérieur du manoir ? Combien avaient pu s’échapper et se mettre en lieu sûr ?
Aden était leur roi, et pourtant il n’avait pas été aux côtés de son peuple pour vivre ce cauchemar. Pour les protéger. C’était sa faute.
Victoria secouait la tête, horrifiée. La voix hachée, elle ne put retenir plus longtemps la question qu’il n’osait formuler.
— Mes sœurs, mon frère ? Où sont-ils ? Dis-moi qu’ils vont bien, Aden. Dis-le-moi, je t’en prie.
— Ils sont sains et saufs, Victoria.
En tout cas, il l’espérait. De tout son cœur, malgré le doute qui l’étreignait.
— Mais qui peut avoir fait ça ? demanda-t-elle dans un cri.
Que lui répondre ? Ton père… Il préféra se taire. Vlad n’avait pas hésité à incendier le ranch D & M, pourquoi n’aurait-il pas brûlé sa propre demeure ? Son esprit de revanche l’emportait sur tout. Il ne reculerait devant rien, même tuer ses propres enfants, pour se venger d’Aden. C’était bien ce qu’il avait exigé de Tucker, non ?
Comme si ses jambes ne pouvaient plus la porter, Victoria se laissa tomber à genoux. Le sol était sec : malgré les nuages noirs, la pluie ne tombait pas encore.
Qu’il pleuve, par pitié, pensa Aden. C’est la seule chose qui puisse encore nous aider.
Au même moment, une goutte frappa son visage, puis une autre. La pluie se mit à tomber, tout doucement d’abord, et soudain, les nuages crevèrent et un véritable déluge s’abattit sur eux, transformant peu à peu l’incendie en une ruine fumante.
Peut-être que je contrôle aussi le temps ? se dit Aden avec amertume.
Et ce n’était pas ça qui allait le consoler. Comment en était-il arrivé là ? Pourquoi les choses étaient-elles allées si loin, et avaient si mal tourné ?
— Qu’allons-nous faire ? demanda Victoria d’une voix tremblante.
C’était une question sans réponse. Rien de ce qu’il pouvait imaginer ne suffirait à remettre les choses en place. A ramener les morts.
Pris de vertige, Aden s’agenouilla auprès d’elle. Si. Il existait un moyen. Un moyen auquel il ne voulait pas recourir, un moyen qu’il détestait. Ses amis l’avaient pressé d’y avoir recours, encore et encore, mais il avait refusé chaque fois. A présent, il ne pouvait plus reculer.
— Je… je vais arranger ça, dit-il, presque à contrecœur.
Non, Aden, réagit Elijah avec vivacité. Je sais à quoi tu penses. Ne fais pas ça.
Le médium avait-il une prémonition ? Qu’importe. Aden était prêt, déterminé. Il refusait de savoir ce qu’Elijah avait vu, tout comme il refusait de chercher à le voir lui-même. A présent qu’il s’était décidé, rien ne le détournerait de sa mission.
— Il n’y a pas d’autre solution.
S’essuyant les yeux, Victoria le regarda d’un œil interrogateur.
— Je vais remonter dans le temps, répondit-il à sa question muette. M’assurer que rien de ceci ne se produise.
— Oui ! C’est une excellente idée ! s’exclama-t-elle, le visage éclairé d’espoir.
Mais elle s’assombrit aussitôt.
— Non. Oublie ce que je viens de dire. Tu m’as expliqué toi-même que si tu faisais ça le pire pouvait arriver.
Et rien ne dit que les vampires soient morts, rappela Elijah. Peut-être qu’ils se sont enfuis. Dans ce cas, ton retour en arrière ne servirait à rien.
Certes, certains vampires avaient pu s’en tirer, par exemple en se téléportant, mais ce n’était pas le cas des humains qui vivaient dans le manoir. Ne serait-ce que pour sauver une seule vie, cela valait la peine de revenir dans le passé.
De toute façon, il ne pouvait pas rester là. L’étendue de son échec le frappa de plein fouet : il avait laissé périr son peuple, et même s’il parvenait à rétablir la situation, il n’oublierait jamais ce qu’il vivait en ce moment précis.
Il s’en souviendrait toute sa vie — et il serait le seul. Les autres, tous les autres — Victoria, Mary Ann, Riley — oublieraient. Ils n’auraient même plus conscience de ce qui leur était arrivé.
Si ça fonctionnait, Vlad ne s’attaquerait pas à lui. Il s’en prendrait à Dmitri, qui serait devenu roi. Dmitri, que Victoria serait contrainte alors de prendre pour époux… A cette pensée, les poings d’Aden se serrèrent. Pourtant, il n’allait pas hésiter. Il devait agir, et il n’existait aucune échappatoire.
Du point de vue positif, Riley resterait un loup-garou. Mary Ann ne deviendrait pas un Draineur. Ryder ne mourrait pas — pas plus que Tucker, d’ailleurs. Et Shannon ne deviendrait pas un zombie, le ranch D & M ne brûlerait pas, Brian ne périrait pas dans l’incendie. Victoria resterait une vampire, et ne perdrait pas ses pouvoirs pour se transformer en humaine.
Peut-être même qu’Eve et Julian lui reviendraient ?
— Je n’ai pas le choix, conclut-il. Je ne peux pas laisser les choses dans cet état.
La situation pouvait-elle vraiment empirer, comme l’avait dit Mary Ann ?
Tu veux vraiment essayer de le savoir ? demanda Elijah.
Je devrais t’encourager, ajouta Caleb. Je t’ai toujours poussé à le faire, mais maintenant… je ne sais pas. J’ai un mauvais pressentiment.
— C’est toi qui me dis ça ? D’habitude, tu te fais plutôt l’avocat du diable. Ça ne te va pas bien, de changer de rôle.
— Aden ? Ecoute-moi. Réponds-moi.
Victoria se tenait à côté de lui, le secouant par l’épaule.
— Dis-moi, jusqu’à quand comptes-tu remonter ?
— Jusqu’au commencement.
Elle le contempla, stupéfaite, les yeux écarquillés.
— Attends. Nous devons en parler d’abord. Bien réfléchir. Si tu retournes dans le passé, vas-tu retrouver Eve et Julian ? Et que seras-tu, un homme ou un vampire ? Que deviendra ta bête ?
— Je n’en sais rien. Comment veux-tu que… On verra bien.
— Et tes tatouages…
— Je n’en aurai pas, sans doute.
Sans plus écouter ses objections, il se pencha en avant pour poser sur ses lèvres un baiser délicat.
— Je t’aime. Tu le sais, dis ?
Rien ne pouvait plus le retenir. Il avait longtemps hésité, longtemps rejeté la solution que tout le monde lui conseillait. Et pour quels résultats !
Elle le regarda de ses grands yeux bleus, triste et comme déjà vaincue.
— Je sais que tu m’aimes. Et je t’aime aussi. Mais il doit exister un autre moyen…
— Non.
C’était décidé : il allait remonter avant sa rencontre avec Victoria. Pas de rencontre, pas d’histoire d’amour — et aucune des terribles conséquences qui avaient suivi.
Bien sûr, avoir fait sa connaissance et l’aimer était probablement ce qui lui était arrivé de mieux dans sa vie, mais c’était justement pour cela qu’il décidait de la quitter. Par amour.
Ses parents l’avaient abandonné, et il se préparait à son tour à abandonner Victoria. Pourtant, dans son cas, il s’agissait d’un acte d’amour : elle souffrirait moins si elle ne le rencontrait jamais.
Quant à lui… il porterait toute sa vie le chagrin de penser à elle. Il en mourrait peut-être. Et alors ?
— Aden, laisse-moi juste une chance de…
— C’est le seul moyen. J’en suis certain, à présent.
Il l’embrassa de nouveau — un baiser plus profond, plus ardent, un baiser qui contenait tous ses espoirs, tous ses rêves, tous ses regrets et toutes ses prières. Un baiser de tout son cœur, de toute son âme.
Puis il s’écarta d’elle, tremblant. Elle pleurait. A l’intérieur de sa poitrine, le cœur d’Aden se brisa.
D’une main hésitante, il essuya ses larmes. Puis il se prépara. Fermant les yeux, il pensa très fort au jour où il avait rencontré Mary Ann…