12
Une heure plus tard, Mary
Ann se reposait, confortablement assise au MidiNet Café.
Ce nom ridicule mis à part, elle aimait bien
l’endroit : avec ses canapés rassemblés autour de petites
tables basses, c’était un endroit sympa et tranquille, mais aussi
pratique car il mettait à disposition de sa clientèle une série de
cabines équipées d’ordinateurs dernier cri disposant tous de
connexions internet très haut débit.
Elle buvait un latte-moka, ou
du moins, faisait mine d’y tremper les lèvres de temps à
autre. Son goût pour la nourriture des
humains avait disparu. La seule chose
qui la mettait en appétit, maintenant, c’était la magie et les
pouvoirs des autres. Etait-elle frustrée
pour autant ? Eh bien… oui.
Terriblement frustrée.
Tant
pis. C’était Tucker qui avait
« payé » son café.
Il avait une façon bien à lui
de régler la note : royal, il lançait, un « c’est pour
moi ! » retentissant, puis tendait à la serveuse
— dans le cas présent, une jeune fille souriante qui avait une
manière prodigieusement agaçante de flirter avec Riley et lui
— une pleine poignée de… rien du tout. Grâce à ses pouvoirs d’illusionniste, la personne en
question était persuadée d’avoir en main le montant de l’addition,
qu’elle s’empressait d’encaisser.
Riley avait failli protester,
mais Tucker l’avait arrêté d’un seul regard :
— Sérieux, Médor, tu as quelque chose à
dire ? Tu viens de voler un
ordinateur portable pour Mary Ann et tu te permets de me
critiquer ?
— Absolument.
Ça n’a rien à voir.
— Au moins, ma victime à
moi ne va pas passer la nuit à pleurer sur ses dix pages de rapport
perdues.
— Ah, pardon.
Toutes mes excuses, monsieur le bon
Samaritain.
Quelque temps auparavant
— à peine une heure, en fait — leur dispute l’aurait
horripilée. Maintenant, à vrai dire,
elle s’en fichait. Elle avait du
travail.
Bon, c’est vrai, leur dernier
accrochage remontait à leur entrée dans le cybercafé.
Ils s’étaient sentis obligés de se disputer la
place à côté d’elle, ce qui aurait pu être flatteur si, au fond, ça
n’avait pas été comme d’habitude un concours de
celui-qui-fait-pipi-le-plus-loin. Cette
fois-là, Riley avait gagné. D’une
courte tête. Et uniquement parce qu’il
avait fait un croche-patte en traître à Tucker, qui s’était vautré
tête la première sur le carrelage.
Son loup-garou, à présent,
était assis à ses côtés sur le canapé, étendant ses bras le plus
loin possible — derrière elle, comme par hasard !
— tandis que, face à eux, Tucker
boudait. Tant pis pour les deux.
Mary Ann continuait à faire semblant de
siroter, humant l’odeur du café tout en tapant sur le
clavier. Elle devait pouvoir retrouver
la trace du frère de Daniel Smart.
— Tu sais quoi,
Fido ? reprit Tucker.
Quand tu n’es pas là, quand il n’y a que Mary
Ann et moi, je suis plutôt gentil, comme type. C’est ta présence qui me pousse à bout.
— Pas
possible ?
— Il a raison, intervint Mary Ann sans même lever
la tête de sur son écran. C’est comme
pour Aden : quand je suis à côté de Tucker, je neutralise ses
pouvoirs. Son côté démoniaque en
particulier.
— Démoniaque ? Tu
y vas fort ! protesta
Tucker.
— Et toi, Riley,
poursuivit-elle sans tenir compte de son intervention, tu
neutralises mes pouvoirs neutralisants.
— Pauvre
Tucker ! ricana Riley.
Obligé d’assumer son mauvais
côté…
— Ça ne me gêne
pas. Pas plus que toi quand je
t’appelle par des noms de chien. Pas
vrai, Max ?
— Max n’est pas un nom
de chien quand même ! Mon frère
s’appelle comme ça, s’indigna Riley.
— Attends un peu,
répliqua Tucker. Ton frère est un
loup-garou, et il s’appelle Max ?
Un large sourire fendit son
visage.
— Oui. Je ne vois pas le problème, répliqua
Riley.
— Il ne serait pas né
l’année des « M », par hasard ? Parce que, franchement, il doit y avoir 80 % des
clébards nés cette année-là qui s’appellent Max.
— Tu es vraiment trop
fort en statistiques, toi.
Le sourire disparut du visage
de Tucker. A la place, il se pencha en
avant, l’air suspicieux.
— Explique-moi un
truc. Comment ça se fait que tu
réagisses si bizarrement à mes insultes ? Je t’appelle Médor, et tu ne réponds rien, mais quand
je t’appelle Max, tu me parles de ton frère. Tu sais quoi ? Tu es
un gros nul. Ça ne vaut même pas la
peine que je me fatigue.
Il se redressa et s’extirpa
de la banquette.
— On ne te retient
pas. Essaie de ne pas poignarder
quelqu’un, l’avertit Riley.
Tucker haussa les
épaules :
— Mary Ann, tu as
quelque chose à ajouter ?
— Non, non, c’est super,
lança-t-elle distraitement.
Elle avait débranché de leur
conversation un moment plus tôt. Avec
un soupir, Tucker tourna les talons.
— Venez me chercher
quand vous aurez fini, lança-t-il par-dessus son
épaule.
— Mais bien sûr,
répondit Riley d’un ton détaché.
Avec un bruit de carillon, la
porte du café se referma sur Tucker.
— Quel abruti, murmura
Riley. Je crois que je vais le tuer
avant que tout ça soit fini, tu sais ?
— C’est
super.
— Tu serais d’accord,
Mary Ann ?
— C’est
super.
— Tu n’écoutes
absolument pas ce que je te raconte, c’est ça ?
— C’est
super.
Dix-sept ans plus tôt, les
gens n’avaient pas l’habitude de confier leurs moindres faits et
gestes sur Facebook ou Twitter. Trouver
la trace de Robert Smart n’était pas vraiment une partie de plaisir
— son nom, c’était bien tout ce qu’elle avait réussi à glaner
jusqu’à présent. Néanmoins, elle tenait
une piste.
Elle avait trouvé un article
de presse qui parlait peut-être de lui, article qui avait mené à un
autre. Tous deux évoquaient la capacité
d’un certain Robert Smart à retrouver les corps de personnes
disparues, voire à communiquer avec l’au-delà. Toutefois, il n’était fait mention nulle part du
pouvoir de réveiller les morts — pas plus que du décès de ce
fameux Robert Smart. La piste, donc,
semblait ne pas mener bien loin. A
moins que…
Bingo ! Elle venait de trouver un article au sujet de sa
disparition, le même soir que celle de son frère. Impatiente d’en savoir plus, elle parcourut les
premières lignes à la hâte. Quelle ne
fut pas sa déception de constater que, là encore, ses recherches ne
débouchaient sur rien.
— On n’a jamais retrouvé
son corps, annonça-t-elle à voix haute. Il n’avait ni femme ni enfants, Daniel et Tonya
constituaient sa seule famille.
Ce qui signifiait qu’il ne
restait aucun parent à qui parler. Tonya, si elle revoyait Mary Ann et les garçons,
n’hésiterait sans doute pas à appeler la police.
— C’est super, l’imita
Riley. Tu sais qu’en ce moment même, il
est peut-être en train de parler aux fées ou aux
sorcières ? ajouta-t-il d’un air
inquiet.
Même si Robert Smart était
bien Julian, quel avait pu être son dernier vœu dans la mesure
où il n’avait aucune famille ? Certainement pas de prendre congé de ses proches, comme
ça avait été le cas pour la mère de Mary Ann. Alors, en quoi pouvaient bien consister ses dernières
volontés ?
Il fallait qu’elle l’apprenne
à tout prix. Pour quitter le corps
d’Aden, Julian devait se libérer de ce que son esprit humain
regrettait de ne pas avoir accompli. Malheureusement, les âmes n’avaient gardé aucun
souvenir de qui elles étaient avant leur mort, et il fallait le
leur rappeler. A cet instant précis,
elle seule pouvait les aider.
Devait-elle noter tout ce qui
concernait sa vie passée et lui lire à haute voix — enfin, le
lire à Aden plutôt ? Cela
suffirait-il à le faire se souvenir de tout ? A moins qu’il ne soit préférable de passer à autre
chose et de se mettre à la recherche des parents d’Aden d’abord…
Oui, c’était peut-être la meilleure solution. Elle avait trouvé à la bibliothèque le certificat de
propriété d’une maison établi au nom de Joe Stone. Le nom de Paula, la mère, n’était mentionné nulle
part. Vivaient-ils toujours ensemble,
ou bien avaient-ils divorcé ?
— Mary Ann ?
répéta Riley.
— Quoi ?
Ah oui. Riley venait de dire quelque chose. Au sujet de Robert. Qui
parlait aux fées et aux sorcières.
— Mais non, voyons, ça
n’a aucun sens. Il ne peut pas discuter
avec nos ennemies, puisqu’il est mort !
Il poussa un long soupir
résigné, parfumé au menthol.
— Je parlais de Tucker,
Mary Ann.
— Ah, d’accord.
Eh bien, suis-le, alors. Tue-le, si tu préfères. Ça
m’est égal. Tout ce dont j’ai besoin,
c’est de cinq minutes de calme. Je veux
réfléchir.
Un silence buté lui répondit,
puis :
— Tu cherches à te
débarrasser de moi, c’est ça ?
— Exactement.
Sauf que ça ne marche pas, on
dirait.
La main à la peau
délicieusement rêche de Riley se referma alors sur son menton,
l’obligeant doucement à le regarder dans les yeux. Des yeux qui brillaient d’amusement.
— Mary
Ann ?
— Quoi ?
— Tu sais que tu es très
sexy quand tu es concentrée ?
Sans
plus de commentaires, il se pencha vers elle et l’embrassa.
Comme ça. Devant
tout le monde. Il enfonça sa langue
dans sa bouche — une sensation chaude et douce qu’elle n’avait
jamais oubliée. Les démonstrations
d’affection en public n’étaient pas du tout son genre, pourtant
elle ne put s’empêcher de se pencher à son tour et de plonger sa
main dans les cheveux de Riley.
Il savait très bien jouer de
sa langue — caressant la sienne avec précision, jouant avec
elle, avec leur souffle. Une douce
chaleur envahit le ventre de Mary Ann. Elle se pressa contre lui, encore plus fort, encore
plus près — si près qu’elle pouvait sentir les flux d’énergie
qui passaient du corps de Riley au sien.
Cette sensation, elle la
connaissait.
Non ! Une vague de panique glacée la frappa de plein fouet,
et elle s’arracha brutalement à son étreinte. Tous deux avaient le souffle court. Les joues de Riley étaient en feu, et dans sa poitrine
son cœur battait à tout rompre.
— J’ai failli me nourrir
de toi.
— Je sais.
A sa grande surprise, aucune
trace de colère n’était perceptible dans sa voix.
— Et tu ne t’es pas
arrêté ? Tu es idiot, ou
quoi ?
Un petit sourire naquit sur
ses lèvres.
— C’est que… je trouvais
cela plutôt agréable.
Non, mais elle
rêvait ! Il ne plaisantait tout de
même pas avec ça ? Auquel cas, le
qualifier d’idiot était un euphémisme. C’était exactement pour cela qu’elle avait voulu
s’éloigner de lui : il ne prenait pas sa propre sécurité au
sérieux.
Avec une grimace, Mary Ann
ramena ses jambes entre eux et le repoussa de toutes ses forces.
Il tomba du canapé, atterrit sur le sol
carrelé en envoyant promener la chaise derrière lui.
— Va-t’en.
Va-t’en tout de suite avant que je te mette
mon genou… où je pense.
Le sourire de Riley
s’élargit. Comme pour mieux souligner
le peu d’importance qu’il accordait à cette menace, il prit tout
son temps pour se relever.
— Je vais te trouver une
sorcière. Ainsi, si tu as faim, tu
pourras te…
La colère de Mary Ann retomba
comme un soufflé. Il essayait de
prendre soin d’elle. Comment lui en
vouloir, dans ces conditions ?
— Je n’ai pas
faim.
C’était vrai.
Ou presque. Pour
le moment.
— Tu sais ce qui se
passe quand tu te prives de… manger. Laisse-moi juste…
— Non, le
coupa-t-elle. Tout ira
bien.
Mais, bien entendu, elle
savait de quoi il parlait. La sensation
qu’elle éprouvait n’avait rien de commun avec une faim
humaine. C’était une souffrance, une
souffrance terrible. Néanmoins, elle
refusait qu’il s’approche des sorcières. Il risquait qu’on lui lance un sort (même si, en
l’occurrence, le sortilège d’impuissance dont il avait menacé
Tucker aurait pu leur être utile à tous deux) et par-dessus tout,
elle ne voulait pas être responsable d’une mort
supplémentaire.
— Tu sais que les
sorcières veulent s’en prendre à toi. Ce ne serait que justice si tu frappais la
première.
D’une certaine façon, il
avait raison. Elle avait maintenant le
pouvoir de leur nuire. Quand la faim
deviendrait trop forte, elle drainerait leur énergie, sans
regrets, sans se poser
de questions. D’abord les sorcières,
ensuite les fées. Sauf qu’un jour ou
l’autre, cela ne lui suffirait plus. Elle finirait immanquablement par avoir envie du
pouvoir des autres races. Des vampires,
des loups-garous. Puis des
humains. Au stade où elle en était,
pour drainer les pouvoirs d’une sorcière, elle avait besoin de
la toucher, or elle ne tenait pas à les approcher d’aussi près, à
moins d’y être obligée. Et puis, il y
avait certaines « robes rouges » qu’elle aimait
bien.
Deux d’entre elles, Jennifer
et Marie, auraient eu l’occasion de la tuer une dizaine de fois et
ne l’avaient pas fait. Elles s’étaient
contentées de la mettre en garde et de disparaître.
Ne leur était-elle pas
redevable ?
— Va chercher Tucker
avant que je décide de faire de toi mon déjeuner, lança-t-elle à
Riley.
Puis, se
ravisant :
— Non, attends un
peu. Explique-moi d’abord ce que tu
voulais dire quand tu m’as signalé que l’aura de Tonya était
noire.
Reprenant son sérieux, Riley
se rassit à ses côtés.
— En général, une aura
noire signifie que la personne va bientôt mourir. Sauf que la sienne était d’un noir passé, qui tirait
sur le gris. J’ai déjà vu des auras
semblables, mais seulement autour de personnes qui avaient réussi à
échapper à la mort par la ruse. Et
aussi sur des gens qui étaient ensorcelés depuis très
longtemps.
Etait-ce ce qui se
produirait sur l’aura d’Aden ? Allait-elle devenir de plus en plus sombre, comme si
elle pourrissait ?
— Je ne suis sûr de
rien, continua Riley en secouant la tête. Je n’ai senti aucune vibration magique autour
d’elle.
Mais cela peut vouloir dire que la
malédiction se situe au plus profond d’elle, un peu comme un organe
dont elle ne peut se passer. Dans ce
cas, on ne peut pas sentir la magie. Ou alors, c’est que le sortilège ne s’est pas encore
réellement déclenché…
— Tu es en train de me
dire qu’en fait, tu n’en sais rien ?
— Exactement.
Et toi, tu étais en train de me dire que tu
voulais que je te laisse ? Parce
que je crois avoir entendu une remarque sur le fait de te servir de
déjeuner, et il me semble que je ne suis pas du tout opposé
à…
— Fiche le camp,
obsédé !
Hilare, il se leva et, lui
lançant un petit baiser du bout des doigts, il sortit sur une
pirouette.
Bien. Elle reporta son attention sur l’ordinateur
portable. Elle avait du mal à se
concentrer : ses mains tremblaient quand elle tapait sur les
touches, et elle avait la tête ailleurs. Elle dut faire un effort pour lancer une recherche sur
les parents d’Aden, comme si son subconscient tentait de lui
envoyer un message.
Tout en regardant défiler
sur l’écran le résultat de ses recherches, elle pensa à son
prochain tatouage. Ce serait une
protection contre les garçons. Contre
ceux qui gâchaient sa concentration et lui embrouillaient la
tête.
Cela dit, ça ne suffirait
sans doute pas à la protéger du sex-appeal de Riley.
***
Le comportement d’Aden ne
cessait de surprendre Victoria. S’était-il rendu directement à la salle du trône, où
l’attendaient ses « invités », pour s’enquérir de ce
qu’ils voulaient ? Non.
Avait-il préféré se nourrir du sang d’une
esclave ? Pas davantage.
Au lieu de cela, il avait passé de longues,
d’exaspérantes heures — toute la matinée, en fait
— à se préparer à l’éventualité d’un combat.
Pour commencer, elle avait
assisté à la moitié de la conversation qu’il avait eue avec Elijah,
et en avait conclu qu’Aden était furieux que celui-ci ne l’ait pas
averti de ce qui se passait, ce qui lui aurait permis de gagner un
peu de temps. Ensuite, elle avait
assisté à la réunion du Conseil, puis à la discussion avec Maddie,
auprès de qui Aden avait glané toutes les informations possibles au
sujet des neuf guerriers qui l’attendaient. Quand elle l’avait vu placer des gardes dans toutes
les pièces du manoir et dans ses alentours, elle avait poussé un
soupir de soulagement. Elle était
restée près de lui quand il avait revêtu son équipement de combat
(juré, elle avait détourné les yeux au moment où il enfilait son
jean et son T-shirt préféré !) et qu’il s’était installé pour
attendre le retour des loups qui patrouillaient depuis
des heures dans la forêt.
Leur baiser, leur dispute à
propos de la virginité de Victoria ? Ce n’était plus le moment d’y penser. Aden — celui de maintenant ou le Aden
« normal » — n’était pas du genre à juger les
autres, et cette bouderie ne lui ressemblait pas. A moins qu’il ne se doute de l’identité de son premier
amant ? Et quand ses soupçons
seraient confirmés, est-ce qu’il la détesterait ?
Mais ce n’était pas le
moment d’y penser. Non que le temps
lui manque — à force d’attendre, elle finissait même par
s’ennuyer — mais elle ne pouvait se permettre de s’abandonner
à ses sentiments. Elle devait se
concentrer, être au meilleur de sa forme physiquement et
moralement. Au cas où Aden
flanche. En effet, il ne s’était toujours pas
restauré, et refusait de s’expliquer sur ce point.
Et pourquoi, au nom du ciel,
avait-il stoppé net à deux reprises pour clamer haut et fort que,
non, il ne danserait pas ?
A présent, ses pieds
foulaient le tapis rouge, et elle le suivait de près, escortée par
les loups-garous et une poignée de gardes recrutés parmi les
meilleurs guerriers vampires. Le long
des murs, les autres attendaient, immobiles, formant une sorte de
haie d’honneur menant à la salle du trône.
La foule bruissait de
murmures, et Victoria saisit au vol les mots « viennent juste
d’apparaître », « conflit » et
« guerre ». Plus elle
avançait, plus la crainte gagnait son cœur.
Quels que soient les
guerriers qui les attendaient, ils possédaient de toute évidence le
don de télétransportation, puisqu’ils n’avaient pas pris le manoir
d’assaut mais « venaient juste d’apparaître » dans la
salle du trône. Or, en intérieur, on
ne pouvait se matérialiser qu’à un endroit où l’on s’était déjà
rendu. En d’autres termes, les
nouveaux arrivants avaient déjà été reçus à la cour de
Vlad.
Lorsque Aden arriva devant
les portes à doubles battants, deux sentinelles les ouvrirent en
grand. Sans même ralentir son pas, le
nouveau roi des vampires fit son entrée dans la vaste pièce.
Victoria s’était attendue à ce que son
arrivée soit saluée par des exclamations étouffées, mais il n’en
fut rien : le seul bruit qui résonnait sous le plafond voûté
était produit par les bottes des guerriers et les griffes des
loups-garous. Puis Aden s’arrêta, et
il ne resta que le silence.
Face à
lui, les nouveaux arrivants l’attendaient, encore plus grands et
plus forts qu’elle ne l’avait imaginé — et pourtant, son
imagination avait beaucoup travaillé à ce sujet !
Ils avaient adopté une formation en V
renversé. Combien de fois avait-elle
vu son père prendre position de la sorte, entouré de sa garde
rapprochée ? Le but était
d’impressionner l’adversaire en montrant l’unité de la
troupe. Le message subliminal
était : « Si tu t’en prends à l’un de nous, tu t’en
prends à tous ».
L’homme qui se tenait à
l’avant inclina la tête, non pas en signe de salut, mais plutôt
comme l’aurait fait un scientifique pour examiner un rat de
laboratoire particulièrement dégoûtant.
— Te voilà.
Enfin.
Son visage resta impassible,
mais le mépris transpirait dans ses paroles. Là encore, le sous-entendu était évident : Aden
était un lâche de les avoir fait attendre.
Le Aden d’avant aurait sans
doute choisi d’ignorer la remarque, mais le nouvel Aden releva le
menton et, d’un ton hautain, lança :
— Je vous fais
enfin l’honneur de ma
présence.
Cette fois, l’homme ne put
retenir un reniflement de mépris.
— Nous ne sommes pas
tes sujets ! Ta présence n’est
pas un honneur pour nous !
— Bien sûr que
si !
— Non.
— Oh que si, je te
l’assure.
— Espèce de
petit…
Mais le guerrier qui se
tenait juste derrière l’homme de tête plaça sur l’épaule de
celui-ci une main conciliante. Toute son
expression indiquait qu’il l’appelait au calme.
— Aden, dompteur des
bêtes, annonça ce deuxième guerrier, nous ne sommes pas ceux qui
souhaitent te parler.
Ainsi, ils reconnaissaient
son pouvoir ? Chez les vampires,
les noms étaient très importants. Ils
définissaient leur personnalité, consacraient leurs capacités et
leurs victoires. Comme Vlad
l’Empaleur, Lauren la Sanguinaire (ce qui n’était pas une mince
reconnaissance, au milieu d’un peuple assoiffé de sang), Stephanie
l’Exubérante. Et Victoria la
Médiatrice.
— Vraiment ? répondit Aden. Alors, qui
souhaite s’adresser à moi ?
Il y eut un silence, suivi
d’une sorte de tourbillon éblouissant. Soudain, un autre vampire se matérialisa à l’avant de
la formation. La salle entière fut
parcourue d’un cri de surprise. Seuls
les nouveaux venus et Aden ne bougèrent pas.
— C’est
moi.
— Sorin, murmura
Victoria.
Elle avait toujours su qu’il
viendrait. Pourtant, le voir en chair
et en os lui coupait le souffle. Son frère ! Son frère était là !
Au plus profond de son cœur,
il y avait une petite fille, une petite fille qui, à cet instant
précis, aurait rêvé de courir se jeter dans les bras d’un grand
frère adoré. A la vérité, ils ne
s’étaient jamais touchés, jamais adressé la parole, et leurs
regards n’avaient pas dû se croiser plus d’une demi-douzaine de
fois. Pourtant, une partie oubliée
d’elle-même brûlait de compenser toutes ces années
d’éloignement.
Sans lui laisser le temps de
répondre, il poursuivit, comme pour lui-même :
— Je crois que je le
connais, moi.
Ses yeux s’assombrirent un
instant, puis s’illuminèrent, passant du noir au violet et du
violet au noir. Son regard se
stabilisa enfin, plus perçant qu’un laser.
— Existe-t-il un moyen
de l’arrêter ?
— D’arrêter…
Sorin ?
Mais Aden, déjà, secouait la
tête, comme s’il ne l’écoutait plus.
— Je ne te crois pas,
Elijah.
Les âmes, évidemment.
Les âmes qui lui parlaient sans cesse et
l’importunaient, incapables de lui donner un bon
conseil.
Victoria prit la main d’Aden
dans la sienne. Peut-être, en le
touchant, parviendrait-elle à le rassurer et à le ramener à la
réalité. A son contact, il parut se
réveiller. Ses pupilles reprirent une
teinte noire, pour de bon cette fois. A son tour, il étreignit la main de Victoria — ce
qui la rassura, elle.
Sorin eut une moue de
dédain.
— On m’avait dit que tu
étais fou à lier, humain. Je suis
heureux de constater que, pour une fois, la rumeur était
exacte.
Les doigts d’Aden se
contractèrent, serrant plus fort encore la main de Victoria, mais
il ne répondit rien.
— Est-ce qu’Elijah a
prédit… des événements funestes ? lui demanda-t-elle dans un murmure.
Aden plissa les yeux,
comme par réflexe, mais il resta silencieux, le regard
vague. Etait-il en cet instant même à
l’écoute d’une prédiction du médium ?
— Il n’est pas fou,
lança-t-elle. Et tu ne devrais pas le
sous-estimer. Pas si tu tiens à rester
en vie.
On l’avait surnommée
Victoria la Médiatrice : parviendrait-elle à éviter que les
deux hommes qu’elle aimait le plus au monde n’en viennent à
s’affronter ?
Sorin planta ses yeux dans
les siens. Pour
la septième fois, se
dit-elle. Comme avant, comme quand
elle était enfant, elle comptait les fois où il la
regardait. Et lui, se souvenait-il
seulement d’elle ? Il était
absent depuis si longtemps…
Le temps n’avait pas la même
emprise sur les vampires que sur les humains. Les premiers ne vieillissaient pas aussi vite, loin de
là. Victoria avait quatre-vingt-un ans
et, pour une humaine, en paraissait dix-huit. Sorin, lui, avait un peu plus de quatre cents ans et
semblait âgé de vingt-cinq ans tout au plus. Il avait les cheveux clairs, mais ses yeux étaient
aussi bleus que les siens. Il
dépassait Aden de presque une tête, et sa musculature était
impressionnante.
— Ma sœur, lança-t-il
en la saluant de la tête. On m’avait
dit également que tu fréquentais le souverain fou. Mais avant de le voir de mes yeux, je refusais de le
croire. Crois-tu vraiment que cet
humain pourrait me faire quoi que ce soit ?
Sa première pensée
— Il se
souvient de moi ! — fut
aussitôt suivie d’un sentiment de bonheur et d’excitation.
Elle n’avait jamais été plus
heureuse ! Oui, mais… Tout de
suite après, elle comprit pourtant que la situation allait se
révéler complexe.
Au
moins il se souvient de moi !
— Ne provoque
pas sa colère, l’avertit-elle.
Sa
voix ne tremblait pas. Mieux, elle
semblait parfaitement calme. Génial ! Continue ! Contrôle
tes sentiments ! S’il y
avait une chose qu’elle avait apprise durant ses leçons
d’autodéfense auprès de Riley, c’était qu’il fallait à tout prix se
garder de ses émotions, car elles mettaient en péril le jugement et
le sens des réalités.
— Si tu le mets en
colère, ta bête t’en voudra, et s’en prendra à toi.
Violemment.
Le visage de Sorin se
crispa, très distinctement — oui, exactement comme celui
d’Aden, un peu plus tôt. Intéressant ! Ainsi,
son frère avait déjà expérimenté la colère de son monstre
intérieur…
Néanmoins, il reporta son
regard sur Aden et le détailla de la tête aux pieds.
— Tu ne ressembles pas
à un roi des vampires, remarqua-t-il.
— Je te remercie du
compliment, rétorqua Aden avec un petit mouvement du
menton.
Parfait : il était de
nouveau parmi eux.
— Ce n’en était pas
un !
Aden ne releva pas.
Il se contenta de pousser un soupir résigné
avant de poursuivre :
— Il faut que je te
prévienne : ce que tu prévois de faire va mal se
terminer.
De quoi
parlait-il ? Un nœud douloureux
serra le ventre de Victoria.
— Et qu’est-ce que je
prévois, s’il te plaît ?
— Tu veux vraiment que
je gâche la surprise devant tout le monde ? Ce serait dommage…
— Comme tu veux.
Tant pis, nous verrons bien. Commençons, alors !
Et sur ces mots, Sorin
s’avança. Portant les mains à
ses épaules, il saisit
la garde des deux épées entrecroisées dans son dos et les extirpa
de leur fourreau dans un bruit de métal et de cuir.
Les deux lames lancèrent des éclats argentés
dans la lumière des chandeliers.
Aden demeura aussi
impassible qu’une statue. Autour de
lui, les loups se mirent à grogner de concert, menaçants.
Il leva une main pour réclamer le
silence. Ils obéirent, mais restèrent
sur leurs gardes, le poil hérissé, prêts à bondir. Au même moment, bien qu’il n’ait donné aucun ordre en
ce sens, les vampires de sa garde se précipitèrent sur
Sorin.
Victoria savait ce qui les
faisait agir ainsi. Leur bête.
A l’intérieur de sa tête, Gobeur hurlait et
se démenait. On aurait dit qu’il
cognait directement contre les parois de son crâne, réclamant
qu’elle le libère pour qu’il puisse protéger Aden. Elle devait lutter de toutes ses forces pour le
retenir. Tout son corps se crispait
dans cet effort comme si, faute de pouvoir en sortir, Gobeur
menaçait d’en prendre le contrôle.
Pétrifiée, elle vit Sorin
bondir de côté — et sa lame transperça un premier
corps. Un autre bond, et une tête
roula au sol. Un nouveau coup d’épée,
et une jambe tomba à terre, coupée net sous le genou.
La scène était effroyable, certes… mais ce
sang, ce sang chaud et délicieux qui coulait à flots !
Oui, le sang lui faisait envie — à elle,
et pas seulement à Gobeur, qui, à la vue de la délicieuse
substance, avait cessé son raffut. Et
si elle avait envie de sang, cela voulait dire que…
Elle jeta un coup d’œil à
Aden. Avec une expression
indéchiffrable, il passait et repassait sa langue sur ses
lèvres. Ses yeux lançaient des
étincelles. Le sang le rendait-il fou,
lui aussi ? Dans ce cas, il était
perdu…
J’aurais dû l’obliger à se nourrir
avant de venir ici ! D’une
seconde à l’autre, il risquait de se jeter avec avidité sur l’une
de ces mares poisseuses, pour y boire jusqu’à plus soif
— laissant du même coup son corps exposé à toutes les
attaques.
— Emmenez leurs
dépouilles loin d’ici ! cria
Aden.
Le don de réveiller les
morts ! Voilà ce qu’il devait
penser : d’une seconde à l’autre, son pouvoir ramènerait ces
cadavres à la vie, et ils attaqueraient sur-le-champ.
Les gardes se précipitèrent
pour obéir à son ordre.
— N’as-tu pas
peur ? demanda Sorin à
Aden.
Les extrémités de ses deux
épées étaient à présent pointées vers le sol. De longs filets de sang en dégoulinaient, plus
appétissants que jamais. Il aurait
suffi à Victoria de s’agenouiller et de tirer la langue pour goûter
à la délicieuse saveur.
Mais
qu’est-ce que tu fais ? Tremblante, elle s’obligea à reporter son attention
sur les garçons. A quelques
centimètres l’un de l’autre, ils se défiaient du regard.
Elle avait dû étreindre la main d’Aden avec
une force excessive, car tous les muscles de son bras lui faisaient
mal, et ses doigts étaient terriblement crispés.
Détends-toi.
Respire.
Aden se racla la gorge et
parut s’extirper de l’espèce de transe dans laquelle l’avait plongé
la vue du sang — un véritable tour de force, digne d’un
vampire expérimenté ! Il se
redressa de toute sa hauteur pour répondre à Sorin.
— Peur ?
De quoi, de toi ?
Un sourire carnassier fendit
le visage du vampire.
— Peur de
mourir.
— Pourquoi
donc ? Je suis déjà
mort.
— Qu’importe.
Quoi qu’il en soit, on ne t’a pas prédit la
vérité, n’est-ce pas ? Ce que
j’avais prévu se déroule plutôt bien, tu ne trouves
pas ?
Aden répondit sans
broncher.
— Je n’ai jamais dit
que tout cela se terminerait mal pour toi.
— Tu parlais de toi,
alors ? interrogea le vampire,
perplexe.
— Non
plus.
— Alors, de quoi est-ce
que… Ah, et puis cela n’a pas d’importance.
Il se tourna de nouveau vers
Victoria. Huitième regard ! compta-t-elle.
— Est-ce qu’il
s’exprime toujours de manière aussi énigmatique ?
Il lui parlait !
Il s’adressait à elle
directement ! De nouveau, son
cœur se mit à battre comme celui d’une petite fille.
Elle était tellement excitée qu’aucune
réponse intelligente ne lui venait en tête. Elle se contenta donc de le regarder, bouche ouverte,
comme si les mots se bloquaient dans sa gorge. Elle devait avoir l’air tellement
stupide…
— Dis ce que tu as à
dire, lança Aden à Sorin, qu’on en finisse maintenant.
Qu’on en
finisse ? Que voulait-il
dire ? Le ravissement de Victoria
disparut pour laisser place à la crainte.
Son frère prit une longue
inspiration et leur fit face.
— Très bien, si tu y
tiens. Je suis venu t’annoncer que
tous tes alliés étaient morts. Je les
ai tués moi-même, de mes mains.
— Tu les as tous
tués ? Mais Aden vient juste de
monter sur le trône ! Comment
as-tu trouvé le temps de…
Sorin balaya son objection
d’un haussement d’épaules.
— Cela fait dix ans que
je suis à leur poursuite. Dix ans que
j’abats un à un les alliés de Vlad, dès que j’en ai
l’occasion.
Mais… Père n’avait jamais
dit que Sorin s’était retourné contre son propre clan !
Et ça te
surprend ? pensa-t-elle
avec une ironie amère. En réalité, il
ne l’informait jamais de rien.
— Je ne comprends pas,
finit-elle par avouer. Pourquoi as-tu
agi ainsi ?
Au lieu de daigner lui
répondre, Sorin s’adressa à Aden :
— Je connais ton
secret.
— Je sais, répliqua
Aden, imperturbable.
Mais quel secret, à la
fin ?
— Sa force croît un peu
plus chaque jour, tu sais. Il va
revenir. Très bientôt.
Il va t’attaquer.
Il… Ainsi, Sorin
savait que Vlad était encore en vie. Aucun autre vampire, au manoir, n’était au courant,
mais s’ils découvraient la vérité… Non. Impossible. Ils ne
pourraient pas faire le rapprochement — en tout cas, c’était
ce qu’elle voulait croire, pour ne pas céder à la panique.
Pour la cour des vampires qui assistaient à
la scène, Aden et Sorin devaient être en train de parler de Dmitri,
ou de n’importe qui d’autre. Oui,
c’était évident. S’il vous plaît, faites qu’ils croient
cela !
— Cela aussi, je le
sais, répondit Aden. Tout comme
je sais que tu veux
être roi. Tu veux être celui qui le
détruira quand il refera surface. Et
tu veux me défier pour obtenir tout cela, même si notre combat doit
nuire au clan.
— Tu es fou, mais tu
n’es pas stupide. Tu as raison sur
tous les points, Aden Dompteur de bêtes !
— Non !
intervint Victoria, s’interposant avec
violence. Nous pouvons
parlementer. Nous devons trouver un
compromis !
Entre vampires, les défis
— surtout entre des combattants de cette trempe — étaient
de véritables bains de sang, et l’idée que l’un ou l’autre soit
blessé, ou pire, tué, lui était proprement insupportable.
En outre, connaissaient l’étendue des
pouvoirs de Sorin, elle n’était pas certaine qu’Aden puisse y
résister.
Lui-même en était
conscient : n’avait-il pas dès le départ annoncé que leur
entrevue finirait mal ? Et
pourtant, ce fut sans l’ombre d’une hésitation qu’il
répondit :
— J’accepte ton défi,
Sorin le Cruel. Demain, à l’aube, nous
nous affronterons pour la couronne.