12
Une heure plus tard, Mary Ann se reposait, confortablement assise au MidiNet Café. Ce nom ridicule mis à part, elle aimait bien l’endroit : avec ses canapés rassemblés autour de petites tables basses, c’était un endroit sympa et tranquille, mais aussi pratique car il mettait à disposition de sa clientèle une série de cabines équipées d’ordinateurs dernier cri disposant tous de connexions internet très haut débit.
Elle buvait un latte-moka, ou du moins, faisait mine d’y tremper les lèvres de temps à autre. Son goût pour la nourriture des humains avait disparu. La seule chose qui la mettait en appétit, maintenant, c’était la magie et les pouvoirs des autres. Etait-elle frustrée pour autant ? Eh bien… oui. Terriblement frustrée.
Tant pis. C’était Tucker qui avait « payé » son café.
Il avait une façon bien à lui de régler la note : royal, il lançait, un « c’est pour moi ! » retentissant, puis tendait à la serveuse — dans le cas présent, une jeune fille souriante qui avait une manière prodigieusement agaçante de flirter avec Riley et lui — une pleine poignée de… rien du tout. Grâce à ses pouvoirs d’illusionniste, la personne en question était persuadée d’avoir en main le montant de l’addition, qu’elle s’empressait d’encaisser.
Riley avait failli protester, mais Tucker l’avait arrêté d’un seul regard :
— Sérieux, Médor, tu as quelque chose à dire ? Tu viens de voler un ordinateur portable pour Mary Ann et tu te permets de me critiquer ?
— Absolument. Ça n’a rien à voir.
— Au moins, ma victime à moi ne va pas passer la nuit à pleurer sur ses dix pages de rapport perdues.
— Ah, pardon. Toutes mes excuses, monsieur le bon Samaritain.
Quelque temps auparavant — à peine une heure, en fait — leur dispute l’aurait horripilée. Maintenant, à vrai dire, elle s’en fichait. Elle avait du travail.
Bon, c’est vrai, leur dernier accrochage remontait à leur entrée dans le cybercafé. Ils s’étaient sentis obligés de se disputer la place à côté d’elle, ce qui aurait pu être flatteur si, au fond, ça n’avait pas été comme d’habitude un concours de celui-qui-fait-pipi-le-plus-loin. Cette fois-là, Riley avait gagné. D’une courte tête. Et uniquement parce qu’il avait fait un croche-patte en traître à Tucker, qui s’était vautré tête la première sur le carrelage.
Son loup-garou, à présent, était assis à ses côtés sur le canapé, étendant ses bras le plus loin possible — derrière elle, comme par hasard ! — tandis que, face à eux, Tucker boudait. Tant pis pour les deux. Mary Ann continuait à faire semblant de siroter, humant l’odeur du café tout en tapant sur le clavier. Elle devait pouvoir retrouver la trace du frère de Daniel Smart.
— Tu sais quoi, Fido ? reprit Tucker. Quand tu n’es pas là, quand il n’y a que Mary Ann et moi, je suis plutôt gentil, comme type. C’est ta présence qui me pousse à bout.
— Pas possible ?
— Il a raison, intervint Mary Ann sans même lever la tête de sur son écran. C’est comme pour Aden : quand je suis à côté de Tucker, je neutralise ses pouvoirs. Son côté démoniaque en particulier.
— Démoniaque ? Tu y vas fort ! protesta Tucker.
— Et toi, Riley, poursuivit-elle sans tenir compte de son intervention, tu neutralises mes pouvoirs neutralisants.
— Pauvre Tucker ! ricana Riley. Obligé d’assumer son mauvais côté…
— Ça ne me gêne pas. Pas plus que toi quand je t’appelle par des noms de chien. Pas vrai, Max ?
— Max n’est pas un nom de chien quand même ! Mon frère s’appelle comme ça, s’indigna Riley.
— Attends un peu, répliqua Tucker. Ton frère est un loup-garou, et il s’appelle Max ?
Un large sourire fendit son visage.
— Oui. Je ne vois pas le problème, répliqua Riley.
— Il ne serait pas né l’année des « M », par hasard ? Parce que, franchement, il doit y avoir 80 % des clébards nés cette année-là qui s’appellent Max.
— Tu es vraiment trop fort en statistiques, toi.
Le sourire disparut du visage de Tucker. A la place, il se pencha en avant, l’air suspicieux.
— Explique-moi un truc. Comment ça se fait que tu réagisses si bizarrement à mes insultes ? Je t’appelle Médor, et tu ne réponds rien, mais quand je t’appelle Max, tu me parles de ton frère. Tu sais quoi ? Tu es un gros nul. Ça ne vaut même pas la peine que je me fatigue.
Il se redressa et s’extirpa de la banquette.
— Si vous me cherchez, je suis dehors. Avec une cigarette, et peut-être une bière.
— On ne te retient pas. Essaie de ne pas poignarder quelqu’un, l’avertit Riley.
Tucker haussa les épaules :
— Mary Ann, tu as quelque chose à ajouter ?
— Non, non, c’est super, lança-t-elle distraitement.
Elle avait débranché de leur conversation un moment plus tôt. Avec un soupir, Tucker tourna les talons.
— Venez me chercher quand vous aurez fini, lança-t-il par-dessus son épaule.
— Mais bien sûr, répondit Riley d’un ton détaché.
Avec un bruit de carillon, la porte du café se referma sur Tucker.
— Quel abruti, murmura Riley. Je crois que je vais le tuer avant que tout ça soit fini, tu sais ?
— C’est super.
— Tu serais d’accord, Mary Ann ?
— C’est super.
— Tu n’écoutes absolument pas ce que je te raconte, c’est ça ?
— C’est super.
Dix-sept ans plus tôt, les gens n’avaient pas l’habitude de confier leurs moindres faits et gestes sur Facebook ou Twitter. Trouver la trace de Robert Smart n’était pas vraiment une partie de plaisir — son nom, c’était bien tout ce qu’elle avait réussi à glaner jusqu’à présent. Néanmoins, elle tenait une piste.
Elle avait trouvé un article de presse qui parlait peut-être de lui, article qui avait mené à un autre. Tous deux évoquaient la capacité d’un certain Robert Smart à retrouver les corps de personnes disparues, voire à communiquer avec l’au-delà. Toutefois, il n’était fait mention nulle part du pouvoir de réveiller les morts — pas plus que du décès de ce fameux Robert Smart. La piste, donc, semblait ne pas mener bien loin. A moins que…
Bingo ! Elle venait de trouver un article au sujet de sa disparition, le même soir que celle de son frère. Impatiente d’en savoir plus, elle parcourut les premières lignes à la hâte. Quelle ne fut pas sa déception de constater que, là encore, ses recherches ne débouchaient sur rien.
— On n’a jamais retrouvé son corps, annonça-t-elle à voix haute. Il n’avait ni femme ni enfants, Daniel et Tonya constituaient sa seule famille.
Ce qui signifiait qu’il ne restait aucun parent à qui parler. Tonya, si elle revoyait Mary Ann et les garçons, n’hésiterait sans doute pas à appeler la police.
— C’est super, l’imita Riley. Tu sais qu’en ce moment même, il est peut-être en train de parler aux fées ou aux sorcières ? ajouta-t-il d’un air inquiet.
Même si Robert Smart était bien Julian, quel avait pu être son dernier vœu dans la mesure où il n’avait aucune famille ? Certainement pas de prendre congé de ses proches, comme ça avait été le cas pour la mère de Mary Ann. Alors, en quoi pouvaient bien consister ses dernières volontés ?
Il fallait qu’elle l’apprenne à tout prix. Pour quitter le corps d’Aden, Julian devait se libérer de ce que son esprit humain regrettait de ne pas avoir accompli. Malheureusement, les âmes n’avaient gardé aucun souvenir de qui elles étaient avant leur mort, et il fallait le leur rappeler. A cet instant précis, elle seule pouvait les aider.
— Mary Ann, appela Riley.
Devait-elle noter tout ce qui concernait sa vie passée et lui lire à haute voix — enfin, le lire à Aden plutôt ? Cela suffirait-il à le faire se souvenir de tout ? A moins qu’il ne soit préférable de passer à autre chose et de se mettre à la recherche des parents d’Aden d’abord… Oui, c’était peut-être la meilleure solution. Elle avait trouvé à la bibliothèque le certificat de propriété d’une maison établi au nom de Joe Stone. Le nom de Paula, la mère, n’était mentionné nulle part. Vivaient-ils toujours ensemble, ou bien avaient-ils divorcé ?
— Mary Ann ? répéta Riley.
— Quoi ?
Ah oui. Riley venait de dire quelque chose. Au sujet de Robert. Qui parlait aux fées et aux sorcières.
— Mais non, voyons, ça n’a aucun sens. Il ne peut pas discuter avec nos ennemies, puisqu’il est mort !
Il poussa un long soupir résigné, parfumé au menthol.
— Je parlais de Tucker, Mary Ann.
— Ah, d’accord. Eh bien, suis-le, alors. Tue-le, si tu préfères. Ça m’est égal. Tout ce dont j’ai besoin, c’est de cinq minutes de calme. Je veux réfléchir.
Un silence buté lui répondit, puis :
— Tu cherches à te débarrasser de moi, c’est ça ?
— Exactement. Sauf que ça ne marche pas, on dirait.
La main à la peau délicieusement rêche de Riley se referma alors sur son menton, l’obligeant doucement à le regarder dans les yeux. Des yeux qui brillaient d’amusement.
— Mary Ann ?
— Quoi ?
— Tu sais que tu es très sexy quand tu es concentrée ?
Sans plus de commentaires, il se pencha vers elle et l’embrassa. Comme ça. Devant tout le monde. Il enfonça sa langue dans sa bouche — une sensation chaude et douce qu’elle n’avait jamais oubliée. Les démonstrations d’affection en public n’étaient pas du tout son genre, pourtant elle ne put s’empêcher de se pencher à son tour et de plonger sa main dans les cheveux de Riley.
Il savait très bien jouer de sa langue — caressant la sienne avec précision, jouant avec elle, avec leur souffle. Une douce chaleur envahit le ventre de Mary Ann. Elle se pressa contre lui, encore plus fort, encore plus près — si près qu’elle pouvait sentir les flux d’énergie qui passaient du corps de Riley au sien.
Cette sensation, elle la connaissait.
Non ! Une vague de panique glacée la frappa de plein fouet, et elle s’arracha brutalement à son étreinte. Tous deux avaient le souffle court. Les joues de Riley étaient en feu, et dans sa poitrine son cœur battait à tout rompre.
— J’ai failli me nourrir de toi.
— Je sais.
A sa grande surprise, aucune trace de colère n’était perceptible dans sa voix.
— Et tu ne t’es pas arrêté ? Tu es idiot, ou quoi ?
Un petit sourire naquit sur ses lèvres.
— C’est que… je trouvais cela plutôt agréable.
Non, mais elle rêvait ! Il ne plaisantait tout de même pas avec ça ? Auquel cas, le qualifier d’idiot était un euphémisme. C’était exactement pour cela qu’elle avait voulu s’éloigner de lui : il ne prenait pas sa propre sécurité au sérieux.
Avec une grimace, Mary Ann ramena ses jambes entre eux et le repoussa de toutes ses forces. Il tomba du canapé, atterrit sur le sol carrelé en envoyant promener la chaise derrière lui.
— Va-t’en. Va-t’en tout de suite avant que je te mette mon genou… où je pense.
Le sourire de Riley s’élargit. Comme pour mieux souligner le peu d’importance qu’il accordait à cette menace, il prit tout son temps pour se relever.
— Je vais te trouver une sorcière. Ainsi, si tu as faim, tu pourras te…
La colère de Mary Ann retomba comme un soufflé. Il essayait de prendre soin d’elle. Comment lui en vouloir, dans ces conditions ?
— Je n’ai pas faim.
C’était vrai. Ou presque. Pour le moment.
— Tu sais ce qui se passe quand tu te prives de… manger. Laisse-moi juste…
— Non, le coupa-t-elle. Tout ira bien.
Mais, bien entendu, elle savait de quoi il parlait. La sensation qu’elle éprouvait n’avait rien de commun avec une faim humaine. C’était une souffrance, une souffrance terrible. Néanmoins, elle refusait qu’il s’approche des sorcières. Il risquait qu’on lui lance un sort (même si, en l’occurrence, le sortilège d’impuissance dont il avait menacé Tucker aurait pu leur être utile à tous deux) et par-dessus tout, elle ne voulait pas être responsable d’une mort supplémentaire.
— Tu sais que les sorcières veulent s’en prendre à toi. Ce ne serait que justice si tu frappais la première.
D’une certaine façon, il avait raison. Elle avait maintenant le pouvoir de leur nuire. Quand la faim deviendrait trop forte, elle drainerait leur énergie, sans regrets, sans se poser de questions. D’abord les sorcières, ensuite les fées. Sauf qu’un jour ou l’autre, cela ne lui suffirait plus. Elle finirait immanquablement par avoir envie du pouvoir des autres races. Des vampires, des loups-garous. Puis des humains. Au stade où elle en était, pour drainer les pouvoirs d’une sorcière, elle avait besoin de la toucher, or elle ne tenait pas à les approcher d’aussi près, à moins d’y être obligée. Et puis, il y avait certaines « robes rouges » qu’elle aimait bien.
Deux d’entre elles, Jennifer et Marie, auraient eu l’occasion de la tuer une dizaine de fois et ne l’avaient pas fait. Elles s’étaient contentées de la mettre en garde et de disparaître. Ne leur était-elle pas redevable ?
— Va chercher Tucker avant que je décide de faire de toi mon déjeuner, lança-t-elle à Riley.
Puis, se ravisant :
— Non, attends un peu. Explique-moi d’abord ce que tu voulais dire quand tu m’as signalé que l’aura de Tonya était noire.
Reprenant son sérieux, Riley se rassit à ses côtés.
— En général, une aura noire signifie que la personne va bientôt mourir. Sauf que la sienne était d’un noir passé, qui tirait sur le gris. J’ai déjà vu des auras semblables, mais seulement autour de personnes qui avaient réussi à échapper à la mort par la ruse. Et aussi sur des gens qui étaient ensorcelés depuis très longtemps.
Etait-ce ce qui se produirait sur l’aura d’Aden ? Allait-elle devenir de plus en plus sombre, comme si elle pourrissait ?
— Je ne suis sûr de rien, continua Riley en secouant la tête. Je n’ai senti aucune vibration magique autour d’elle. Mais cela peut vouloir dire que la malédiction se situe au plus profond d’elle, un peu comme un organe dont elle ne peut se passer. Dans ce cas, on ne peut pas sentir la magie. Ou alors, c’est que le sortilège ne s’est pas encore réellement déclenché…
— Tu es en train de me dire qu’en fait, tu n’en sais rien ?
— Exactement. Et toi, tu étais en train de me dire que tu voulais que je te laisse ? Parce que je crois avoir entendu une remarque sur le fait de te servir de déjeuner, et il me semble que je ne suis pas du tout opposé à…
— Fiche le camp, obsédé !
Hilare, il se leva et, lui lançant un petit baiser du bout des doigts, il sortit sur une pirouette.
Bien. Elle reporta son attention sur l’ordinateur portable. Elle avait du mal à se concentrer : ses mains tremblaient quand elle tapait sur les touches, et elle avait la tête ailleurs. Elle dut faire un effort pour lancer une recherche sur les parents d’Aden, comme si son subconscient tentait de lui envoyer un message.
Tout en regardant défiler sur l’écran le résultat de ses recherches, elle pensa à son prochain tatouage. Ce serait une protection contre les garçons. Contre ceux qui gâchaient sa concentration et lui embrouillaient la tête.
Cela dit, ça ne suffirait sans doute pas à la protéger du sex-appeal de Riley.
***
Le comportement d’Aden ne cessait de surprendre Victoria. S’était-il rendu directement à la salle du trône, où l’attendaient ses « invités », pour s’enquérir de ce qu’ils voulaient ? Non. Avait-il préféré se nourrir du sang d’une esclave ? Pas davantage. Au lieu de cela, il avait passé de longues, d’exaspérantes heures — toute la matinée, en fait — à se préparer à l’éventualité d’un combat.
Pour commencer, elle avait assisté à la moitié de la conversation qu’il avait eue avec Elijah, et en avait conclu qu’Aden était furieux que celui-ci ne l’ait pas averti de ce qui se passait, ce qui lui aurait permis de gagner un peu de temps. Ensuite, elle avait assisté à la réunion du Conseil, puis à la discussion avec Maddie, auprès de qui Aden avait glané toutes les informations possibles au sujet des neuf guerriers qui l’attendaient. Quand elle l’avait vu placer des gardes dans toutes les pièces du manoir et dans ses alentours, elle avait poussé un soupir de soulagement. Elle était restée près de lui quand il avait revêtu son équipement de combat (juré, elle avait détourné les yeux au moment où il enfilait son jean et son T-shirt préféré !) et qu’il s’était installé pour attendre le retour des loups qui patrouillaient depuis des heures dans la forêt.
Leur baiser, leur dispute à propos de la virginité de Victoria ? Ce n’était plus le moment d’y penser. Aden — celui de maintenant ou le Aden « normal » — n’était pas du genre à juger les autres, et cette bouderie ne lui ressemblait pas. A moins qu’il ne se doute de l’identité de son premier amant ? Et quand ses soupçons seraient confirmés, est-ce qu’il la détesterait ?
Mais ce n’était pas le moment d’y penser. Non que le temps lui manque — à force d’attendre, elle finissait même par s’ennuyer — mais elle ne pouvait se permettre de s’abandonner à ses sentiments. Elle devait se concentrer, être au meilleur de sa forme physiquement et moralement. Au cas où Aden flanche. En effet, il ne s’était toujours pas restauré, et refusait de s’expliquer sur ce point.
Et pourquoi, au nom du ciel, avait-il stoppé net à deux reprises pour clamer haut et fort que, non, il ne danserait pas ?
A présent, ses pieds foulaient le tapis rouge, et elle le suivait de près, escortée par les loups-garous et une poignée de gardes recrutés parmi les meilleurs guerriers vampires. Le long des murs, les autres attendaient, immobiles, formant une sorte de haie d’honneur menant à la salle du trône.
La foule bruissait de murmures, et Victoria saisit au vol les mots « viennent juste d’apparaître », « conflit » et « guerre ». Plus elle avançait, plus la crainte gagnait son cœur.
Quels que soient les guerriers qui les attendaient, ils possédaient de toute évidence le don de télétransportation, puisqu’ils n’avaient pas pris le manoir d’assaut mais « venaient juste d’apparaître » dans la salle du trône. Or, en intérieur, on ne pouvait se matérialiser qu’à un endroit où l’on s’était déjà rendu. En d’autres termes, les nouveaux arrivants avaient déjà été reçus à la cour de Vlad.
Lorsque Aden arriva devant les portes à doubles battants, deux sentinelles les ouvrirent en grand. Sans même ralentir son pas, le nouveau roi des vampires fit son entrée dans la vaste pièce. Victoria s’était attendue à ce que son arrivée soit saluée par des exclamations étouffées, mais il n’en fut rien : le seul bruit qui résonnait sous le plafond voûté était produit par les bottes des guerriers et les griffes des loups-garous. Puis Aden s’arrêta, et il ne resta que le silence.
Face à lui, les nouveaux arrivants l’attendaient, encore plus grands et plus forts qu’elle ne l’avait imaginé — et pourtant, son imagination avait beaucoup travaillé à ce sujet ! Ils avaient adopté une formation en V renversé. Combien de fois avait-elle vu son père prendre position de la sorte, entouré de sa garde rapprochée ? Le but était d’impressionner l’adversaire en montrant l’unité de la troupe. Le message subliminal était : « Si tu t’en prends à l’un de nous, tu t’en prends à tous ».
L’homme qui se tenait à l’avant inclina la tête, non pas en signe de salut, mais plutôt comme l’aurait fait un scientifique pour examiner un rat de laboratoire particulièrement dégoûtant.
— Te voilà. Enfin.
Son visage resta impassible, mais le mépris transpirait dans ses paroles. Là encore, le sous-entendu était évident : Aden était un lâche de les avoir fait attendre.
Le Aden d’avant aurait sans doute choisi d’ignorer la remarque, mais le nouvel Aden releva le menton et, d’un ton hautain, lança :
— Je vous fais enfin l’honneur de ma présence.
Cette fois, l’homme ne put retenir un reniflement de mépris.
— Nous ne sommes pas tes sujets ! Ta présence n’est pas un honneur pour nous !
— Bien sûr que si !
— Non.
— Oh que si, je te l’assure.
— Espèce de petit…
Mais le guerrier qui se tenait juste derrière l’homme de tête plaça sur l’épaule de celui-ci une main conciliante. Toute son expression indiquait qu’il l’appelait au calme.
— Aden, dompteur des bêtes, annonça ce deuxième guerrier, nous ne sommes pas ceux qui souhaitent te parler.
Ainsi, ils reconnaissaient son pouvoir ? Chez les vampires, les noms étaient très importants. Ils définissaient leur personnalité, consacraient leurs capacités et leurs victoires. Comme Vlad l’Empaleur, Lauren la Sanguinaire (ce qui n’était pas une mince reconnaissance, au milieu d’un peuple assoiffé de sang), Stephanie l’Exubérante. Et Victoria la Médiatrice.
— Vraiment ? répondit Aden. Alors, qui souhaite s’adresser à moi ?
Il y eut un silence, suivi d’une sorte de tourbillon éblouissant. Soudain, un autre vampire se matérialisa à l’avant de la formation. La salle entière fut parcourue d’un cri de surprise. Seuls les nouveaux venus et Aden ne bougèrent pas.
— C’est moi.
— Sorin, murmura Victoria.
Elle avait toujours su qu’il viendrait. Pourtant, le voir en chair et en os lui coupait le souffle. Son frère ! Son frère était là !
Au plus profond de son cœur, il y avait une petite fille, une petite fille qui, à cet instant précis, aurait rêvé de courir se jeter dans les bras d’un grand frère adoré. A la vérité, ils ne s’étaient jamais touchés, jamais adressé la parole, et leurs regards n’avaient pas dû se croiser plus d’une demi-douzaine de fois. Pourtant, une partie oubliée d’elle-même brûlait de compenser toutes ces années d’éloignement.
— Tu le connais ? l’interrogea Aden.
Sans lui laisser le temps de répondre, il poursuivit, comme pour lui-même :
— Je crois que je le connais, moi.
Ses yeux s’assombrirent un instant, puis s’illuminèrent, passant du noir au violet et du violet au noir. Son regard se stabilisa enfin, plus perçant qu’un laser.
— Existe-t-il un moyen de l’arrêter ?
— D’arrêter… Sorin ?
Mais Aden, déjà, secouait la tête, comme s’il ne l’écoutait plus.
— Je ne te crois pas, Elijah.
Les âmes, évidemment. Les âmes qui lui parlaient sans cesse et l’importunaient, incapables de lui donner un bon conseil.
Victoria prit la main d’Aden dans la sienne. Peut-être, en le touchant, parviendrait-elle à le rassurer et à le ramener à la réalité. A son contact, il parut se réveiller. Ses pupilles reprirent une teinte noire, pour de bon cette fois. A son tour, il étreignit la main de Victoria — ce qui la rassura, elle.
Sorin eut une moue de dédain.
— On m’avait dit que tu étais fou à lier, humain. Je suis heureux de constater que, pour une fois, la rumeur était exacte.
Les doigts d’Aden se contractèrent, serrant plus fort encore la main de Victoria, mais il ne répondit rien.
— Est-ce qu’Elijah a prédit… des événements funestes ? lui demanda-t-elle dans un murmure.
Aden plissa les yeux, comme par réflexe, mais il resta silencieux, le regard vague. Etait-il en cet instant même à l’écoute d’une prédiction du médium ?
Tremblante, elle se retourna vers son frère.
— Il n’est pas fou, lança-t-elle. Et tu ne devrais pas le sous-estimer. Pas si tu tiens à rester en vie.
On l’avait surnommée Victoria la Médiatrice : parviendrait-elle à éviter que les deux hommes qu’elle aimait le plus au monde n’en viennent à s’affronter ?
Sorin planta ses yeux dans les siens. Pour la septième fois, se dit-elle. Comme avant, comme quand elle était enfant, elle comptait les fois où il la regardait. Et lui, se souvenait-il seulement d’elle ? Il était absent depuis si longtemps…
Le temps n’avait pas la même emprise sur les vampires que sur les humains. Les premiers ne vieillissaient pas aussi vite, loin de là. Victoria avait quatre-vingt-un ans et, pour une humaine, en paraissait dix-huit. Sorin, lui, avait un peu plus de quatre cents ans et semblait âgé de vingt-cinq ans tout au plus. Il avait les cheveux clairs, mais ses yeux étaient aussi bleus que les siens. Il dépassait Aden de presque une tête, et sa musculature était impressionnante.
— Ma sœur, lança-t-il en la saluant de la tête. On m’avait dit également que tu fréquentais le souverain fou. Mais avant de le voir de mes yeux, je refusais de le croire. Crois-tu vraiment que cet humain pourrait me faire quoi que ce soit ?
Sa première pensée — Il se souvient de moi ! — fut aussitôt suivie d’un sentiment de bonheur et d’excitation. Elle n’avait jamais été plus heureuse ! Oui, mais… Tout de suite après, elle comprit pourtant que la situation allait se révéler complexe.
Au moins il se souvient de moi !
— Ne provoque pas sa colère, l’avertit-elle.
Sa voix ne tremblait pas. Mieux, elle semblait parfaitement calme. Génial ! Continue ! Contrôle tes sentiments ! S’il y avait une chose qu’elle avait apprise durant ses leçons d’autodéfense auprès de Riley, c’était qu’il fallait à tout prix se garder de ses émotions, car elles mettaient en péril le jugement et le sens des réalités.
— Si tu le mets en colère, ta bête t’en voudra, et s’en prendra à toi. Violemment.
Le visage de Sorin se crispa, très distinctement — oui, exactement comme celui d’Aden, un peu plus tôt. Intéressant ! Ainsi, son frère avait déjà expérimenté la colère de son monstre intérieur…
Néanmoins, il reporta son regard sur Aden et le détailla de la tête aux pieds.
— Tu ne ressembles pas à un roi des vampires, remarqua-t-il.
— Je te remercie du compliment, rétorqua Aden avec un petit mouvement du menton.
Parfait : il était de nouveau parmi eux.
— Ce n’en était pas un !
Aden ne releva pas. Il se contenta de pousser un soupir résigné avant de poursuivre :
— Il faut que je te prévienne : ce que tu prévois de faire va mal se terminer.
De quoi parlait-il ? Un nœud douloureux serra le ventre de Victoria.
— Et qu’est-ce que je prévois, s’il te plaît ?
— Tu veux vraiment que je gâche la surprise devant tout le monde ? Ce serait dommage…
— Comme tu veux. Tant pis, nous verrons bien. Commençons, alors !
Et sur ces mots, Sorin s’avança. Portant les mains à ses épaules, il saisit la garde des deux épées entrecroisées dans son dos et les extirpa de leur fourreau dans un bruit de métal et de cuir. Les deux lames lancèrent des éclats argentés dans la lumière des chandeliers.
Aden demeura aussi impassible qu’une statue. Autour de lui, les loups se mirent à grogner de concert, menaçants. Il leva une main pour réclamer le silence. Ils obéirent, mais restèrent sur leurs gardes, le poil hérissé, prêts à bondir. Au même moment, bien qu’il n’ait donné aucun ordre en ce sens, les vampires de sa garde se précipitèrent sur Sorin.
Victoria savait ce qui les faisait agir ainsi. Leur bête. A l’intérieur de sa tête, Gobeur hurlait et se démenait. On aurait dit qu’il cognait directement contre les parois de son crâne, réclamant qu’elle le libère pour qu’il puisse protéger Aden. Elle devait lutter de toutes ses forces pour le retenir. Tout son corps se crispait dans cet effort comme si, faute de pouvoir en sortir, Gobeur menaçait d’en prendre le contrôle.
Pétrifiée, elle vit Sorin bondir de côté — et sa lame transperça un premier corps. Un autre bond, et une tête roula au sol. Un nouveau coup d’épée, et une jambe tomba à terre, coupée net sous le genou. La scène était effroyable, certes… mais ce sang, ce sang chaud et délicieux qui coulait à flots ! Oui, le sang lui faisait envie — à elle, et pas seulement à Gobeur, qui, à la vue de la délicieuse substance, avait cessé son raffut. Et si elle avait envie de sang, cela voulait dire que…
Elle jeta un coup d’œil à Aden. Avec une expression indéchiffrable, il passait et repassait sa langue sur ses lèvres. Ses yeux lançaient des étincelles. Le sang le rendait-il fou, lui aussi ? Dans ce cas, il était perdu…
J’aurais dû l’obliger à se nourrir avant de venir ici ! D’une seconde à l’autre, il risquait de se jeter avec avidité sur l’une de ces mares poisseuses, pour y boire jusqu’à plus soif — laissant du même coup son corps exposé à toutes les attaques.
— Emmenez leurs dépouilles loin d’ici ! cria Aden.
Le don de réveiller les morts ! Voilà ce qu’il devait penser : d’une seconde à l’autre, son pouvoir ramènerait ces cadavres à la vie, et ils attaqueraient sur-le-champ.
Les gardes se précipitèrent pour obéir à son ordre.
— N’as-tu pas peur ? demanda Sorin à Aden.
Les extrémités de ses deux épées étaient à présent pointées vers le sol. De longs filets de sang en dégoulinaient, plus appétissants que jamais. Il aurait suffi à Victoria de s’agenouiller et de tirer la langue pour goûter à la délicieuse saveur.
Mais qu’est-ce que tu fais ? Tremblante, elle s’obligea à reporter son attention sur les garçons. A quelques centimètres l’un de l’autre, ils se défiaient du regard. Elle avait dû étreindre la main d’Aden avec une force excessive, car tous les muscles de son bras lui faisaient mal, et ses doigts étaient terriblement crispés. Détends-toi. Respire.
Aden se racla la gorge et parut s’extirper de l’espèce de transe dans laquelle l’avait plongé la vue du sang — un véritable tour de force, digne d’un vampire expérimenté ! Il se redressa de toute sa hauteur pour répondre à Sorin.
— Peur ? De quoi, de toi ?
Un sourire carnassier fendit le visage du vampire.
— Peur de mourir.
— Pourquoi donc ? Je suis déjà mort.
Ce constat tranquille effaça le sourire des traits de Sorin.
— Qu’importe. Quoi qu’il en soit, on ne t’a pas prédit la vérité, n’est-ce pas ? Ce que j’avais prévu se déroule plutôt bien, tu ne trouves pas ?
Aden répondit sans broncher.
— Je n’ai jamais dit que tout cela se terminerait mal pour toi.
— Tu parlais de toi, alors ? interrogea le vampire, perplexe.
— Non plus.
— Alors, de quoi est-ce que… Ah, et puis cela n’a pas d’importance.
Il se tourna de nouveau vers Victoria. Huitième regard ! compta-t-elle.
— Est-ce qu’il s’exprime toujours de manière aussi énigmatique ?
Il lui parlait ! Il s’adressait à elle directement ! De nouveau, son cœur se mit à battre comme celui d’une petite fille. Elle était tellement excitée qu’aucune réponse intelligente ne lui venait en tête. Elle se contenta donc de le regarder, bouche ouverte, comme si les mots se bloquaient dans sa gorge. Elle devait avoir l’air tellement stupide…
— Dis ce que tu as à dire, lança Aden à Sorin, qu’on en finisse maintenant.
Qu’on en finisse ? Que voulait-il dire ? Le ravissement de Victoria disparut pour laisser place à la crainte.
Son frère prit une longue inspiration et leur fit face.
— Très bien, si tu y tiens. Je suis venu t’annoncer que tous tes alliés étaient morts. Je les ai tués moi-même, de mes mains.
Face au choc de cette révélation, Victoria retrouva enfin sa voix :
— Tu les as tous tués ? Mais Aden vient juste de monter sur le trône ! Comment as-tu trouvé le temps de…
Sorin balaya son objection d’un haussement d’épaules.
— Cela fait dix ans que je suis à leur poursuite. Dix ans que j’abats un à un les alliés de Vlad, dès que j’en ai l’occasion.
Mais… Père n’avait jamais dit que Sorin s’était retourné contre son propre clan ! Et ça te surprend ? pensa-t-elle avec une ironie amère. En réalité, il ne l’informait jamais de rien.
— Je ne comprends pas, finit-elle par avouer. Pourquoi as-tu agi ainsi ?
Au lieu de daigner lui répondre, Sorin s’adressa à Aden :
— Je connais ton secret.
— Je sais, répliqua Aden, imperturbable.
Mais quel secret, à la fin ?
— Sa force croît un peu plus chaque jour, tu sais. Il va revenir. Très bientôt. Il va t’attaquer.
Il… Ainsi, Sorin savait que Vlad était encore en vie. Aucun autre vampire, au manoir, n’était au courant, mais s’ils découvraient la vérité… Non. Impossible. Ils ne pourraient pas faire le rapprochement — en tout cas, c’était ce qu’elle voulait croire, pour ne pas céder à la panique. Pour la cour des vampires qui assistaient à la scène, Aden et Sorin devaient être en train de parler de Dmitri, ou de n’importe qui d’autre. Oui, c’était évident. S’il vous plaît, faites qu’ils croient cela !
— Cela aussi, je le sais, répondit Aden. Tout comme je sais que tu veux être roi. Tu veux être celui qui le détruira quand il refera surface. Et tu veux me défier pour obtenir tout cela, même si notre combat doit nuire au clan.
— Tu es fou, mais tu n’es pas stupide. Tu as raison sur tous les points, Aden Dompteur de bêtes !
— Non ! intervint Victoria, s’interposant avec violence. Nous pouvons parlementer. Nous devons trouver un compromis !
Entre vampires, les défis — surtout entre des combattants de cette trempe — étaient de véritables bains de sang, et l’idée que l’un ou l’autre soit blessé, ou pire, tué, lui était proprement insupportable. En outre, connaissaient l’étendue des pouvoirs de Sorin, elle n’était pas certaine qu’Aden puisse y résister.
Lui-même en était conscient : n’avait-il pas dès le départ annoncé que leur entrevue finirait mal ? Et pourtant, ce fut sans l’ombre d’une hésitation qu’il répondit :
— J’accepte ton défi, Sorin le Cruel. Demain, à l’aube, nous nous affronterons pour la couronne.