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Riley-aux-mille-noms
courait. Il courait à travers les
forêts, sur les chemins de terre, les routes et les pistes.
Il courait à travers les villages, les allées
des centres commerciaux et les zones pavillonnaires, sans jamais
ralentir. Le soleil avait beau darder
sur lui ses rayons quand il sortait d’entre les nuages, l’air
glacial avait beau geler ses poumons quand l’astre disparaissait de
nouveau, quand il était remplacé par le croissant doré de la lune
— vers laquelle il aurait voulu hurler — il ne déviait
jamais, courait heure après heure, avalant les
kilomètres.
Pour se distraire, il
énumérait dans sa tête tous les noms qu’on lui avait donnés au
cours de sa vie. Ses frères l’avaient
surnommé « Riley le Cavaleur ». Ou bien « Riley Tais-toi-nom-d’un-chien »
(sans mauvais jeu de mot). Victoria,
depuis quelque temps, avait tendance à l’appeler
« Riley-qui-ne-me-laisse-jamais-rien-faire ».
Et accompagnait en général cette appellation
d’un trépignement aussi rageur que peu princier.
Pour s’inscrire dans le même
lycée qu’Aden, il avait pris le patronyme de Connall, qui
signifiait « loup puissant » ou « chef de
meute » dans la langue ancienne. Victoria lui avait suggéré Ulrich, qui désignait dans le
même langage une femme soldat. Il
s’agissait plus ou moins de la première plaisanterie de sa part, et
il était tellement
content qu’elle se déride enfin qu’il avait failli adopter sa
proposition. Mais Riley Ulrich sonnait
un peu trop exotique pour un lycée américain, alors que son but
était de se fondre dans la masse.
Peut-être aurait-il mieux fait
de choisir Riley Smith. Ou Riley
Jones.
Quelques-unes de ses anciennes
conquêtes lui avaient attribué le surnom de « Riley le
Salaud » — et même, pour l’une d’entre elles,
« Riley
J’espère-que-tu-vas-attraper-une-MST-abruti ».
Pour une raison ou pour une
autre, il semblait que ses relations finissaient toutes mal.
Et c’était toujours sa faute, il le savait
bien. Pour son bien comme le leur, il
tenait par-dessus tout à garder ses distances. Il faut dire qu’au fond de lui-même se cachait un
caractère très possessif et que, le jour où il déciderait qu’une
fille était à lui, il ferait tout pour la garder. Pour toujours.
Bien sûr, il se pourrait que
la demoiselle souhaite la même chose. Pendant un moment, en tout cas — quelques semaines,
quelques mois. Mais ensuite, elle
changerait d’avis. C’était
humain.
Riley, lui, ne changeait
jamais d’avis.
On ne peut pas apprendre de
nouveaux tours à un vieux chien, parce qu’il s’en fiche.
Il avait plus de cent ans. Pour les humains, il était âgé. Et il n’avait plus rien à apprendre d’eux.
Par rapport à son peuple, il
était encore un enfant, mais dans sa vie amoureuse cela ne
changeait rien à l’équation.
De plus, une petite amie qui
l’aurait connu un peu mieux aurait pu ne pas comprendre son mode de
vie, ne pas l’apprécier, et décider en conséquence de
rompre. Mais si
Riley, lui, s’était à ce moment-là davantage investi dans la
relation, ce serait trop tard. Car tous
ceux qui entraient dans le manoir de l’Empaleur y restaient
définitivement.
Certes, ce n’était plus Vlad
qui décidait, maintenant, mais Riley comprenait les raisons qui
l’avaient poussé à édicter cette loi : le secret.
La protection de l’espèce. Qui plus est, en ramenant quelqu’un au bercail, on
s’exposait à être défié par les autres vampires et
loups-garous.
C’est d’ailleurs ce qui se
passait entre Vic et Draven.
Riley détestait les
défis. Ce qui était à lui était à
lui. Il refusait de partager.
Peut-être ressentait-il cela parce qu’il avait
grandi au sein d’une meute où chaque repas, chaque vêtement, chaque
chambre, chaque lit et chaque femelle célibataire — sans même
parler des mâles dans le même cas ! — était considéré comme propriété commune.
Il en avait vite eu assez, et avait donc
décidé de garder ses distances avec ses petites amies en ne se
permettant jamais d’en considérer une comme réellement « son
officielle ».
Jusqu’à Mary
Ann.
Elle avait réussi à percer
ses défenses. A moins qu’elle ne les
ait neutralisées, comme elle annihilait tous les pouvoirs
magiques ? Peut-être bien.
Après tout, elle l’avait fasciné dès le
début. Et pas
qu’intellectuellement. Au premier coup
d’œil sur ses cheveux noirs, il avait voulu y passer la
main. Au premier regard, il avait rêvé
de se perdre pour toujours dans ses yeux aux reflets d’automne, de
passer sa langue (après tout, il était chien en partie !) sur
cette peau au teint clair…
Elle était grande et mince,
d’une beauté subtile, d’une grâce plus discrète encore.
Il lui arrivait, par exemple, de trébucher alors qu’elle
marchait perdue dans ses pensées, mais quand elle se redressait,
quand elle passait la main dans sa chevelure pour y remettre de
l’ordre, ses gestes étaient fluides, touchants, parfaits
— d’une sensualité unique.
Dès le début, Riley avait
compris qu’elle ne se rendait pas compte de son charme.
Il lui arrivait parfois de baisser les yeux,
fixant le bout de ses chaussures avec une expression de
gêne. Elle ne cherchait jamais à
attirer l’attention. Parfois même, elle
se mettait à rougir. Réservée et
nerveuse, Mary Ann montrait pourtant une détermination à toute
épreuve quand il s’agissait de surmonter les obstacles sur son
chemin.
Tout d’abord, il ne s’était
pas rendu compte de son intelligence. Il avait simplement pensé :
« Dis donc,
elle est mignonne. Et sympa.
Et plus préoccupée des autres que
d’elle-même. » Mais, très
vite, il avait compris. Le cerveau de
Mary Ann travaillait à toute vitesse. Elle ne tenait rien pour acquis, analysait tout ce qui
lui arrivait et ce qu’on lui disait et, malgré sa timidité
naturelle, n’hésitait jamais à dire avec force ce qu’elle pensait,
en tout cas lorsqu’elle se trouvait en compagnie de gens qu’elle
appréciait.
Qui plus est, elle disait la
vérité en toutes circonstances. Même
lorsque celle-ci était déplaisante. Riley admirait cette facette de sa personnalité, car
c’était ainsi que lui-même fonctionnait.
Elle savait aussi montrer ses
émotions, ce qui, en revanche, n’était pas son cas à lui.
Avant de la rencontrer, il n’avait jamais pris
conscience qu’il aimait aussi ce trait de caractère.
Elle n’avait pas peur de pleurer devant lui,
de se blottir dans ses bras — pas plus que de rire
et de sauter de
joie. Pour tout dire, elle ne se
retenait jamais. Exactement à l’inverse
de Riley, mais aussi de toutes celles avec qui il était
sorti.
Elle était vulnérable, mais
ne s’en inquiétait pas. Elle se
contentait… de vivre.
Elle ne l’avait pas quitté
pour se protéger. Cela, il le
savait. Elle l’avait quitté pour le
protéger lui.
Elle ne voulait pas le mettre en danger, et il
comprenait son point de vue, vraiment. Lui non plus ne voulait pas la blesser.
Pourtant, il ne parvenait pas à accepter cette
séparation. Cela ne pouvait pas être la
bonne solution.
Mary Ann était un
Draineur. Et alors ?
Ils s’en sortiraient. Tous les couples ont leurs problèmes, non ?
D’accord, celui-là en particulier pouvait le
tuer, mais ils allaient trouver une solution avant que ça
n’arrive. Il ferait tout pour
ça.
Un caillou roula sous ses
griffes, mais il ne trébucha pas. Il
continua de courir, la sueur ruisselant le long de ses yeux.
Contrairement aux véritables chiens, les
changeformes transpiraient — un trait emprunté aux
humains. Et Riley transpirait beaucoup,
il était même en nage, si bien que son pelage était trempé quand il
arriva aux portes de la grande ville menaçante.
C’est dans cet état qu’il
traversa les larges avenues, entre les hurlements de freins, les
aboiements des chiens en laisse, les sifflements des chats de
gouttière et les cris des passants effrayés de passer voir cet
imposant — cet énorme ! — animal.
Il pouvait voir leurs auras,
toutes ces couleurs entremêlées autour d’eux. Chaque couche représentait un aspect différent de la
personne : l’une le corps physique, une autre les émotions,
une troisième les sentiments à l’égard des autres, sans
oublier une pour l’esprit logique et pratique, et une
supplémentaire pour la créativité. Ces
lumières chatoyantes révélaient tout : la vérité et le
mensonge, l’amour et la haine, la passion, et enfin même, la paix
ou le chaos.
Les gens portaient ces
cercles de couleurs comme des superpositions de vêtements lumineux
qui indiquaient leurs états d’esprit. L’interprétation aurait été simple si chaque couche
avait eu une seule couleur, identique pour tout le monde.
Mais ce n’était pas le cas. Riley percevait des teintes différentes pour chacune,
des tons qui se juxtaposaient, se mélangeaient — des couleurs,
encore et encore, dans tous les sens.
Encore une chose qu’il aimait
chez Mary Ann. Son aura.
Il pouvait au premier coup d’œil comprendre ce
qu’elle ressentait sans avoir à interpréter les couleurs qui
l’entouraient : celles-ci étaient pures, fortes, nettement
délimitées. Rien de caché dans les
recoins de son âme.
Où
es-tu, mon amour ?
La dernière fois qu’il
l’avait vue — il y avait bien trop longtemps —, c’était en
Oklahoma, à Tulsa. Il ne savait
toujours pas comment elle avait pu lui échapper. Il était sur ses talons, il la voyait droit devant lui,
puis elle avait tourné à l’angle d’une rue, et soudain elle avait
disparu. Il sentait encore son odeur,
pourtant, ce mélange délicat de miel et de fleurs sauvages.
Mais celle-ci avait disparu à son tour, et il
avait perdu sa trace.
Riley aurait néanmoins
continué sa traque si, lorsqu’il avait appelé son frère pour
connaître la situation au manoir et l’état de santé de Vic et
d’Aden, les nouvelles ne l’avaient fait changer d’avis.
La princesse, qui était sous sa responsabilité
directe, « pleurait beaucoup » et restait « enfermée dans
sa chambre » en exigeant « des litres et des litres de
sang » tout en menaçant de s’en prendre à ceux qui oseraient
franchir sa porte. Alors, il avait
paniqué. Il avait volé une voiture et
fait demi-tour, enfreignant au passage toutes les limitations de
vitesse possibles et imaginables.
Pour revenir ici, il aurait
pu utiliser le même moyen de transport — ce qui ne lui aurait
pris que trois heures, mais il avait préféré courir sous sa
forme animale, afin de repérer grâce à son flair la piste de Mary
Ann et éventuellement de celui ou ceux qu’elle avait
rencontrés.
Riley atteignit enfin la rue
où il avait vu sa petite amie pour la dernière fois, en plein cœur
d’un quartier commercial. Alors
seulement il ralentit le pas. Ce fut un
nouveau concert de hurlements de klaxon et de crissements des pneus
des voitures qui cherchaient à l’éviter. Il se réfugia dans un recoin, à l’écart, à l’ombre des
grands murs. Il ne tenait pas à se
retrouver aux prises avec les services de la fourrière et leurs
fusils hypodermiques.
Un flot d’adrénaline le
frappa soudain de plein fouet, un torrent d’énergie et de force qui
allumait un brasier dans ses veines. Il
transpirait à grosses gouttes, au point qu’il avait laissé derrière
lui des traces de pattes sur le sol. Il
devait sentir mauvais. Tant
mieux. Du coup, les curieux se
tiendraient à l’écart.
Riley renifla l’air autour de
lui. Tant et tant d’odeurs mélangées…
Il les examina une à une. Là ! Un soupçon de
magie ! Malgré la transpiration
qui collait sa fourrure, ses poils se hérissèrent sur son
encolure. Qui disait magie disait
sorcières, et ces dernières vouaient à Mary Ann une haine
meurtrière.
Il se
pouvait qu’un groupe d’entre elles vive ici, sans avoir conscience
de la présence d’un Draineur dans les environs. Mais il y avait également un risque pour qu’elles
soient déjà sur les traces de Mary Ann.
Il continua à
renifler. Oui, voilà !
Son cœur se mit à battre férocement dans sa
poitrine. L’odeur de Mary Ann
— pas seulement une trace, un reste de la dernière fois :
non, elle était bien passée par ici plusieurs fois, et
récemment. Pourquoi ?
Etait-elle tombée par hasard sur les
« robes rouges » ? Si
c’était le cas, avait-elle absorbé leur magie, ou bien celles-ci
l’avaient-elles faite prisonnière… ou pire ?
D’un coup d’œil circulaire,
il examina les alentours. Des boutiques
de vêtements, une épicerie, plusieurs bars et un salon de
thé. Devant lui, au bout d’une avenue,
une petite colline aux rues décorées de guirlandes
lumineuses. Au fond, un grand parc où
trônait un immeuble imposant, un bâtiment ancien en briques, avec
des toits de tuile et un grand escalier de ciment. Une bibliothèque.
Bingo. Autant dire un refuge pour Mary Ann.
Se précipitant dans cette
direction, il gravit les marches en quelques bonds.
L’heure de la fermeture était passée, ce qui
voulait dire que l’endroit était vide pour la nuit.
Sans cesser de renifler, il pivota sur
lui-même. Oui, c’était ça.
L’odeur, la douce odeur de Mary Ann saturait
l’air du soir. Elle était venue ici, et
souvent. Sans doute pour y faire des
recherches, c’était sa façon d’agir naturelle.
Mais sur quel sujet au juste
voulait-elle se documenter ? Les
Draineurs ? A cette seule idée,
son estomac se remplit d’une bile acide. Laisser derrière soi des traces écrites, surtout dans
un bâtiment public, était toujours très dangereux. Les sorcières, comme tout le monde, pouvaient s’en
servir, et ne s’en privaient pas. Elles
seraient donc capables de retrouver Mary Ann en un rien de temps
— si ce n’était déjà fait.
Les narines palpitantes, il
se figea, perplexe. Il venait de capter
une autre odeur. Une odeur vaguement
familière — épaisse, légèrement citronnée. Familière, oui, mais pas assez pour évoquer
immédiatement un nom.
Soudain, il perdit trace des
deux à la fois. Un nuage de fumée de
cigarette l’entoura, masquant tout le reste. Riley poussa un grognement sourd et menaçant.
Il détestait cette cochonnerie, et dès qu’il
en aurait trouvé l’origine, il…
Un type aux vêtements sales,
une bouteille de whisky à la main, était assis par terre, appuyé
contre un mur.
— Bon chien-chien,
lança-t-il d’une voix pâteuse.
Tu
plaisantes ? Riley poussa
un nouveau grognement, dans sa direction cette fois — avec
pour seul résultat celui de lui attirer un rire
d’ivrogne.
— T’es un sale cabot,
c’est ça ? Un petit
dur ?
Petit ? Euh, pas vraiment. Mon gars, tu as de la chance que je
ne marque pas mon territoire directement sur
toi ! Riley se contenta de
découvrir ses crocs acérés avant de faire demi-tour pour contempler
la zone commerciale qu’il venait de quitter. Derrière celle-ci, il devinait les abords d’un quartier
mal famé, avec des rues entières d’appartements à l’abandon qui
servaient sans doute de squat à des drogués, comme semblaient
l’indiquer les multiples gyrophares de voitures de police
stationnées çà et là. Plus loin encore
commençait le centre-ville de Tulsa : des néons à
profusion, des immeubles immenses de verre et d’acier.
Mary Ann ne se serait sans
doute pas aventurée si loin de la bibliothèque, même dans le but de
se fondre dans la foule. D’une part,
elle n’en avait pas les moyens, et d’autre part, sa drogue à elle
était le savoir : comme une junkie incapable de s’éloigner de
son dealer, elle serait restée à proximité de la source
d’informations au cas où elle aurait eu besoin de vérifier une
nouvelle idée.
Et donc… En avant pour une tournée des motels
miteux ! Riley s’éloigna du
bâtiment en trottinant, reniflant à droite et à gauche jusqu’à ce
qu’il ait retrouvé la bonne piste. Voilà ! Un frisson
d’excitation le parcourut, et il accéléra le pas.
La première chose qu’il
ferait en la retrouvant serait de lui crier dessus.
La deuxième ? L’embrasser. La troisième,
lui crier dessus. La quatrième…
l’embrasser.
Oui, il y avait comme un
schéma récurrent.
Mary Ann lui avait sans doute
déjà coûté plusieurs dizaines d’années d’espérance de vie, et il
lui en voulait. Les changeformes
avaient beau avoir une longue, très longue existence, il voulait
profiter de chaque moment de la sienne.
Ses parents à lui étaient
morts bien trop tôt. Le chagrin avait
été terrible. Il ne voulait pas
connaître le même sort. Même si eux ils
avaient été tués dans un combat contre des Faés et non à cause
d’une petite humaine qui les faisait tourner en
bourrique.
Les fées… Elles avaient,
toutes, un vrai complexe de supériorité. Elles ne pouvaient s’empêcher de massacrer les
représentants des autres races surnaturelles sous prétexte de
protéger les humains — alors que leur véritable objectif était de
montrer l’étendue de leurs pouvoirs.
Un peu comme Vlad, qui avait
élevé Riley. Lequel l’avait servi
fidèlement en retour. Jusqu’à ce
qu’Aden lui ravisse la couronne. La
loyauté de Riley était alors revenue à ce dernier, même lorsqu’il
avait découvert que l’Empaleur était toujours en vie.
Hors de question de trahir Aden — leur
lien, bien que récent, était déjà beaucoup trop fort.
Mais ce nouvel Aden… Il avait
quelque chose de différent, quelque chose que Riley n’aimait
pas. Il ne savait pas au juste de quoi
il s’agissait. Pourtant, il ne
trahirait pas son nouveau souverain. Une fois qu’il aurait récupéré Mary Ann et qu’il
l’aurait mise en lieu sûr, il l’aiderait à retrouver sa vraie
personnalité. D’une manière ou d’une
autre.
Le parfum de magie devint
plus fort, et Riley ralentit. Son
regard se fit plus pénétrant, perçant les couleurs et les ombres de
la nuit. De l’autre côté de la rue, il
repéra deux lueurs qui ne trompaient pas : l’une dorée,
l’autre plus sombre. De la
magie.
Un maître et son
apprenti.
Il dressa les
oreilles. En les orientant, il
parvenait à entendre toutes les conversations à des centaines de
mètres de distance, même derrière des murs. Il était même capable de se concentrer sur un bruit
particulier au beau milieu d’un brouhaha.
— … devons attaquer
maintenant, tant qu’elle est sans protection.
Il connaissait cette
voix. Marie. Une sorcière. Le chef de
l’assemblée qui s’était réunie à Crossroads.
— Je sais.
Mais ses tatouages nous posent
problème.
— Notre plan devra en
tenir compte. Quand nous frapperons,
nous ne lui laisserons aucune chance.
Mary Ann portait actuellement
des protections contre les blessures physiques mortelles et le
contrôle de l’esprit. Pour les vaincre,
les sorcières devraient… devraient faire quoi ?
Trouver un moyen de lui infliger un coup fatal
au niveau mental ? Riley ignorait
si elles seraient capables d’un tel subterfuge et comment elles
pourraient s’y prendre.
Combien d’autres sorcières se
trouvaient dans les environs ? Avaient-elles déjà repéré Mary Ann ?
De toute évidence, elles ne l’avaient pas
encore attaquée. Déterminé à en savoir
plus, il se rapprocha d’elles en silence.
— Il nous faudra nous
occuper du garçon aussi, soupira Marie.
Quel garçon ?
Lui-même, ou quelqu’un d’autre ?
Une étincelle de jalousie jaillit dans sa
poitrine.
— Il n’a rien fait de
mal, argua Jennifer.
— Aucune
importance. Il est puissant.
Il pourrait nous poser des problèmes, répliqua
Marie.
Puissant. Cela
pouvait s’appliquer à Aden, mais aussi à lui. En revanche, le « il n’a rien fait de mal »
les éliminait tous les deux. Dans le
cœur de Riley, la jalousie prit son envol, tel un oiseau aux ailes
plus tranchantes que des rasoirs, qui lui déchiraient les
viscères…
Marie
poursuivit :
— Nous ne pouvons pas
prendre le risque de l’avoir à nos trousses. Il pourrait nous faire trop de mal. En particulier si nous décidons d’aider Aden, le nouveau
roi. Et comme Tyson est coincé à
l’intérieur de lui…
— Je sais, approuva
Jennifer d’une voix blanche.
Elle était
terrifiée.
Tyson ? S’agissait-il d’une des trois âmes — ou plutôt des
« aam », âmes ante mortem ?
Il devait garder ce nom à la
mémoire. Il en parlerait à Aden, au
cas où cela éveillerait un écho dans sa mémoire.
A pas furtifs, le loup-garou
s’était rapproché d’un immeuble, un grand bâtiment abandonné et en
mauvais état. Il s’arrêta en arrivant
devant la porte d’entrée. Les
sorcières étaient là, à l’intérieur. Il pouvait pratiquement voir leurs auras à travers les
murs de brique, tant celles-ci étaient puissantes. Il éprouvait d’ailleurs une envie irrépressible de
foncer dans le tas et de déchirer à coups de crocs et de griffes
tous ces pouvoirs magiques. Quiconque
s’en prendrait à Mary Ann périrait dans les pires
souffrances : c’était une leçon qu’elles devaient apprendre…
Mais sous sa forme animale, il ne portait aucune protection :
la peau des loups-garous ne les conservait pas. Les sorcières pouvaient donc lui jeter des centaines
de sorts — dont ceux de mort, de destruction, d’agonie
— face auxquels il était démuni.
C’était pour cette raison
que les loups-garous ne défiaient jamais de sorcière sans avoir au
moins un vampire à leurs côtés.
Il laissa échapper un
grognement sourd. Il détestait
abandonner sans combattre, et pourtant, il y était
contraint. A contrecœur, il se fondit
de nouveau dans l’obscurité.
De
l’autre côté de la rue se trouvait un motel — où brillaient
quatre auras révélatrices. Des auras
étincelantes, aux couleurs de l’arc-en-ciel.
Des fées.
Elles étaient là
aussi. Riley se crispa.
Une vague de panique monta en lui.
Il dressa de nouveau l’oreille pour mieux
écouter ce qu’elles disaient.
— … s’emparer d’elle
avant les sorcières, disait une voix, une voix
féminine.
Il s’agissait sans doute de
Brendal, la fée qui avait tenté de prendre le contrôle de l’esprit
d’Aden pour l’obliger à faire ce qu’elle voulait. C’était une princesse, la sœur de feu le prince Thomas
— ou plutôt de Thomas le fantôme — et elle était bien
déterminée à venger son frère.
— Elle est à
moi ! conclut celle qui
parlait.
— Oui, princesse,
répondirent d’autres voix.
C’était donc bien
Brendal.
Riley se dirigea dans cette
direction. Très vite, il retrouva
l’odeur de Mary Ann. Il s’approcha du
bâtiment. Une pancarte annonçait
« Mortel
Charleston » — un plaisantin avait ajouté un
« r » à Motel.
Hilarant…
Mary Ann se serait-elle
réfugiée dans un lieu aussi délabré ? C’était très surprenant de la part de quelqu’un qu’on
qualifiait parfois de petite fille sage, de béni-oui-oui.
(Quelle expression débile !
Et d’abord, qu’est-ce que Oui-Oui avait à
faire là-dedans ?) En revanche, c’était très malin pour semer
ses éventuels poursuivants.
Oui, elle devait se trouver
là. D’ailleurs, les fées et les
sorcières l’avaient vue, non ? Sans quoi elles ne seraient pas en train de parler
d’elle…
De
nouveau, l’inquiétude le ravagea. Il
fallait agir, maintenant. Retraversant
la rue à la hâte — faisceau de phares, coups de klaxon,
hurlements de pneus : il aurait peut-être dû regarder des deux
côtés — il s’approcha du motel. Celui-ci était constitué de chambres indépendantes qui
donnaient sur la rue. Pas de hall
d’entrée, pas de couloir. Très
bien. Riley renifla l’air autour de
lui, triant les odeurs à la recherche de celle de Mary
Ann.
Lorsqu’il la retrouva enfin,
un mélange d’euphorie et de plaisir le submergea.
Minute.
Ça ne faisait pas un peu trop fille, d’être
tout émoustillé comme ça ?
Elle était ici !
Dans cette chambre !
Dans sa gueule, Riley saisit
la poignée de la porte et tenta de la faire tourner, mais en
vain. Mary Ann ne s’était pas
contentée de fermer à clé, mais elle avait carrément bloqué la
porte, d’une manière ou d’une autre. Parfait. Néanmoins, ce
n’est pas ça qui arrêterait les fées ou les sorcières.
Pas plus que lui, d’ailleurs.
Il aurait pu reprendre sa
forme humaine pour tenter d’ouvrir, mais cela risquait de laisser à
Mary Ann le temps de fuir, de se cacher ou d’appeler à sa rescousse
ce fameux « garçon » dont avaient parlé les deux
harpies. Aussi Riley préféra-t-il se
jeter de tout son poids de loup-garou contre la porte, dont les
gonds cédèrent dans un déluge de morceaux de bois et de
fer.
Il resta un instant dans
l’entrée, le temps d’évaluer la situation. La première chose qui lui sauta aux yeux, ce fut un
garçon assis en tailleur à même le sol, et qui le regardait droit
dans les yeux. Tucker Harbor.
Et juste derrière lui, assise sur le lit, une
expression de surprise sur le visage, Mary Ann. Mary Ann et ses cheveux noirs, Mary Ann et son aura composée du rouge
sombre de la peur et du bleu de l’espoir.
Il comprit en un clin
d’œil. Tucker était donc le fameux
« garçon puissant » qui était censé n’avoir rien fait de
mal.
Soudain, la scène changea
sous ses yeux. Plus de Tucker assis
sur le sol, plus de Mary Ann terrifiée.
A présent, il y avait un
couple sur le lit. En train de faire
l’amour.
Riley poussa un grognement
sauvage. Il avait depuis longtemps
décidé de tuer cette ordure de demi-démon. Mieux que ça : il prendrait tout son temps pour
le faire, savourant chaque seconde.
Il reprit son apparence
humaine, se retrouvant nu et frissonnant dans l’air du soir
— et alors ? — pour
refermer la porte tant bien que mal. Les gonds étant arrachés, il ne put que remettre le
panneau de faux bois en place dans son encadrement.
Ensuite, il se retourna calmement et croisa
les bras sur sa poitrine.
— Je sais très bien ce
que tu es en train de faire, espèce d’enfoiré. Arrête tout de suite.
Tout était faux.
C’était une illusion lancée par Tucker, et il
n’allait pas se laisser prendre si facilement : aucun des deux
corps, éperdu de plaisir sur le lit, ne projetait la moindre
aura.
— Riley, souffla Mary
Ann d’une voix rauque.
Oh, son nom sur ses
lèvres. Son sang se mit à bouillir
— et ce n’était pas de colère.
— Tucker, reprit-elle
d’un ton irrité, cette fois, arrête ça ou je te tue.
Venant d’elle, c’était une
menace plutôt surprenante, mais elle produisit son effet.
Il cessa de projeter son leurre, et tous deux
réapparurent, lui sur le sol et Mary Ann sur le lit.
Le rouge aux joues, elle
détourna son regard de Riley et lança un drap dans sa
direction.
— Riley,
merde,
couvre-toi ! Tucker te
voit…
Elle avait dit
merde ? Incroyable… Et s’il n’obéissait pas, que
ferait-elle ? Il faillit le lui
demander, mais se retint au dernier moment. Il attrapa le drap au vol et le noua solidement autour
de sa taille avant de recroiser les bras sur sa
poitrine.
— Je suis certain que
Tucker s’est familiarisé avec le fait que tous les garçons qu’il
croise sont mieux outillés que lui, alors je ne crains pas qu’il se
suicide pour échapper à la honte. Mais
dis-moi tout, je t’écoute : qu’est-ce qui se
passe ?
Et
réponds-moi tant que j’ai la force de me retenir de
l’étriper.
— Tu n’as pas
compris ? demanda Tucker avec un
air d’autosatisfaction tellement insupportable que Riley faillit
céder à ses pulsions. On sort de
nouveau ensemble. C’est pour ça
qu’elle se tient à l’écart de toi.
Le loup-garou se passa la
langue sur les lèvres.
— Plus un mot,
démon. Mary Ann ?
Ainsi, elle l’avait quitté
pour s’enfuir avec son menteur et tricheur d’ex-petit
copain ? Riley n’avait jamais été
aussi surpris. Ni aussi
furieux.
— Il y a des sorcières
de l’autre côté de la rue et des fées ici même, et elles ont toutes
l’intention de te tuer. Tu peux me
dire ce qui se passe tout de suite, ou on attend que j’aie tué
Tucker ?
Elle déglutit avec
difficulté.
— On va plutôt dire
tout de suite.
— Bon
choix.
Comme
elle était belle ! Pas simplement
jolie, réalisa Riley : elle était belle à tomber.
D’accord, elle lui avait tellement manqué
qu’il la regardait peut-être autrement, mais en cet instant précis,
elle était tout simplement parfaite. Sauf que son ex était dans les parages.
C’était un accessoire qui ne s’accordait avec
aucune de ses tenues.
Tucker se leva.
Il portait un T-shirt et un caleçon qui,
selon Riley, auraient été encore plus seyants s’ils avaient été en
lambeaux. Et couverts de
sang.
— Tu veux te battre,
loup ? Je t’attends.
Allez, approche. Ta petite copine a été moins timide, tout à
l’heure.
Mary Ann poussa un hoquet,
choquée.
— Espèce de sale
menteur !
Puis, d’un ton narquois,
elle ajouta :
— Au fait, Riley, j’ai
changé d’avis. On parlera quand tu
l’auras tué.
Il lui lança un sourire
ravi, mais au même moment, il perçut au loin une voix qui
disait :
— … le loup est de
retour ! Qu’est-ce que nous
devons faire ?
C’était Jennifer.
Grâce à la magie, les sorcières pouvaient
épier qui elles voulaient, même à travers les murs.
Comment avait-il pu oublier un détail
aussi important ?
— Le massacre attendra,
décréta-t-il. Prends tes affaires, on
doit partir tout de suite. Les
sorcières te surveillent.
Et il devait se débrouiller
pour les arrêter.
— D’accord.
Très bien.
Elle quitta le lit.
Son visage était pâle et ses mains
tremblaient, mais son sac était déjà fait. C’était le sac à dos qu’elle avait quand elle
avait quitté sa maison. Elle n’eut
qu’à enfiler ses tennis pour être prête.
L’instant d’après, Riley et
elle fonçaient dans la nuit.
Ce pourri de Tucker les
suivait.
— Vous aurez besoin de
moi, lança-t-il avec son sourire prétentieux. Si vous voulez vous en tirer, évidemment.
— Faut dire que
jusqu’ici, tu t’es montré super-efficace, hein ?
rétorqua Riley.
— Elle est vivante, oui
ou non ?
Rien à répondre à
ça…
— Fermez-la, vous deux,
leur intima Mary Ann, exaspérée. On
pourra se disputer et se taper dessus quand on sera en sécurité,
d’accord ?
Riley décrypta la question
qu’elle n’osait pas formuler : parviendraient-ils, oui ou non,
à se mettre en sécurité, réellement ? Il faillit lui répondre, mais préféra se taire comme
elle l’avait ordonné. Il reprit sa
forme animale, et le drap glissa sur le sol.
Il parviendrait à la
sauver. Quoi qu’il arrive, il y
parviendrait.