29
Quand il reçut le sms d’Aden lui fixant un lieu de rendez-vous, Riley avait déjà trouvé une nouvelle chambre, dans un autre motel. Il s’était douché et avait pansé ses plaies. Victoria avait également repris connaissance et, malgré les contusions qui recouvraient son corps, semblait plutôt en forme. Quant à Mary Ann, elle allait bien — si l’on exceptait son humeur de chien.
Elle était furieuse contre elle-même et contre le monde entier. Tucker était mort — mort dans des circonstances atroces ! — et pourtant, personne ne semblait s’en soucier. A part elle.
A sa propre surprise, elle regrettait son ex-petit ami. Oh, bien sûr, il avait répandu le mal et la souffrance autour de lui, mais il avait lui-même souffert, et elle se souvenait de celui qu’elle avait aimé, ou en tout cas avec qui elle était sortie quelques mois, ce garçon qui l’avait traitée avec respect et gentillesse. Ce garçon qui ne connaîtrait jamais son enfant.
Comment annoncerait-elle la nouvelle à Penny ? Elle devrait l’appeler, évidemment. Mais pour l’instant, elle en était incapable. Pas avant d’avoir pleuré Tucker elle-même.
Mary Ann ne reprochait pas sa mort à Aden. Celui-ci avait réagi comme il pouvait face à la menace. Il n’avait pas eu le choix. Comme souvent avec les démons et les créatures maléfiques, c’était tuer ou être tué. Malheureusement, la solution de l’enfermement pour l’éternité ne semblait pas exister.
Plus encore, la façon dont Riley la traitait ajoutait à sa colère. D’accord, elle avait annihilé l’animal en lui, mais c’était contre sa propre volonté, à un moment où elle n’était pas consciente de ce qu’elle faisait.
Il voulait rompre avec elle ? Qu’il le fasse ! Mais qu’il le fasse vraiment, et non en lui faisant le coup du silence. Surtout lorsque, juste après, il la défendait comme si elle avait encore de l’importance à ses yeux. Car il ne cessait d’alterner entre une distance glacée et des regards langoureux.
Elle avait besoin qu’il lui dise clairement les choses. Et en particulier si tout était fini entre eux.
L’aimait-elle ? Voulait-elle le voir tous les jours ? Oui, mille fois oui. Mais elle méritait le respect, et ne tolérait plus la façon dont il se comportait. Si elle avait rompu avec Tucker, quelques semaines plus tôt, c’était exactement pour les mêmes raisons. Sans doute qu’elle tenait bien plus à Riley, mais cela ne changeait rien : il devait la respecter.
Elle pouvait vivre sans lui. Moins bien, sans doute, et pas sans passer quelques semaines à pleurer sur son sort, mais elle s’en sortirait. De cela, elle était certaine.
Donc, à la première occasion, elle allait mettre les choses au point avec lui.
Pendant qu’elle se faisait ces réflexions, les trois amis étaient arrivés au lieu de rendez-vous, le parking d’un entrepôt désaffecté. La circulation était quasi nulle, ce qui constituait plutôt une bonne chose, et le soleil couchant créait un peu partout des zones d’ombre — un autre bon point pour rester discret.
— Je me demande si Aden…, commença Victoria avant de s’interrompre avec un hoquet de surprise.
Subitement, ce dernier venait de se matérialiser devant eux. Il pouvait se téléporter. Se té-lé-por-ter ! Mais depuis quand ?
Néanmoins, la chose ne semblait pas aisée : courbé en deux, il paraissait lutter pour retrouver son souffle.
— Aden ! s’écria Victoria en s’élançant vers lui.
Toussant et pleurant, il parvint à se redresser et lui ouvrit les bras. Ils s’enlacèrent longuement et avec ardeur — au point que, sans doute à cause de ses blessures récentes, Victoria grimaça.
— Tout va bien, mon amour ? s’inquiéta Aden en s’en apercevant.
Visiblement, sa colère de tout à l’heure dans le motel, dont Mary Ann ignorait la raison, s’était évanouie.
— Oui. J’ai juste une bosse sur la tête à l’endroit où Tucker m’a projetée contre le mur. Et toi, comment vas-tu ?
— Très bien. Je suis désolé de m’être mis en colère. J’aurais dû…
— Non, c’est ma faute. Si je te l’avais dit avant, j’aurais…
— J’étais jaloux, mais j’aurais pu…
Ils ne cessaient de s’interrompre et de parler en même temps. Dans ces conditions, comment comprendre le sujet de leur dispute ?
Pour finir, Victoria saisit le menton d’Aden entre ses mains, et d’une voix douce et passionnée lui lança :
— Tu n’as aucune raison d’être jaloux, je te le jure. C’était une aventure sans lendemain. Elle ne s’est jamais reproduite et ne se reproduira jamais. En plus, ce n’était même pas très bien.
Mais de quoi parlaient-ils ? Et pourquoi Riley s’était-il assombri ? Il murmura quelque chose qui ressemblait à « pas ma faute », puis à « mieux que bien ».
Alors, les rouages se mirent en place dans la tête de Mary Ann. Une aventure sans lendemain. Jamais reproduite. Pas très bien — mieux que bien.
Ils parlaient de sexe.
Furibarde, elle fit volte-face. Les cheveux battus par le vent, Riley la regardait, impassible, comme si rien de tout cela ne le concernait.
— Tu m’avais dit qu’il ne s’était rien passé entre vous ! siffla-t-elle entre ses dents.
A la décharge de son ex-loup-garou, il ne fit pas mine d’ignorer de quoi elle parlait.
— Nous avons couché ensemble. Une seule fois. Ce n’est pas ce qu’on appelle une relation.
Ah non ?
— Ça irait peut-être plus vite si tu me faisais une liste des filles avec qui tu n’as pas couché ?
Il conserva son expression blasée et, avec un haussement d’épaule :
— Si tu veux. Ça ira vite. Les quelques-unes qui n’ont pas eu cette chance sont celles que je n’ai pas encore rencontrées.
— Oh ! Et tu crois vraiment que c’est le bon moment pour faire de l’ironie ?
— Que veux-tu que je te dise ?
— Quand c’est arrivé, déjà.
— Avant que je te rencontre.
Ah oui ? Et cela excusait tout, peut-être ?
— Avant que tu sortes avec sa sœur, aussi ?
Riley hocha la tête, faisant mine d’ignorer le dégoût dans la voix de Mary Ann.
— Oui, avant ça. Je n’ai jamais trompé personne, ni menti. Et je n’ai pas l’intention de le faire, donc cette conversation n’a aucune raison d’être.
Ah vraiment ?
— Va te faire foutre. Oh, et même pas : ça te ferait trop plaisir.
Ainsi, sa jalousie instinctive envers Victoria, qui semblait si à l’aise en compagnie de Riley, était-elle fondée depuis le début. Il faut dire qu’ils s’étaient vus nus, et qu’ils avaient passé la nuit ensemble, au moins une fois. Une seule ? Une fois qu’on avait goûté au fruit défendu, on avait envie d’y retourner encore. Et encore.
Mary Ann elle-même en était la preuve : combien de fois, en dépit des promesses qu’elle s’était faites, avait-elle flirté avec Riley ?
— Que veux-tu que je te dise ? fit-il d’un ton terriblement dur. C’était un moment plutôt embarrassant, et comme elle l’a dit nous n’avons jamais renouvelé l’expérience.
Vraiment, on aurait cru que cela suffisait à tout expliquer et tout pardonner !
— Eh bien, je crois que je vais coucher avec Aden pour voir si…
Alors, Riley se précipita en avant et la saisit par les épaules.
— Tu n’as pas intérêt !
Toute trace de morgue avait disparu de sa voix. Il était furieux.
Tiens, tiens, quelle surprise ! Voilà une réaction à laquelle elle ne s’attendait pas. Ainsi, ce qu’elle faisait — et avec qui — comptait encore pour lui ?
— Et pourquoi, Riley ? Je suis toujours ta petite amie, d’après toi ?
Il y eut un long silence, pendant lequel il parut s’efforcer de retrouver son calme.
— Je ne sais pas, Mary Ann. Nous avons… tout a beaucoup changé, ces dernières semaines. Je ne sais plus où nous en sommes.
De la sincérité, à présent ? Voilà ce qu’elle attendait ! Et elle en voulait davantage.
— Avoue. Dis ce que tu penses, insista-t-elle.
Victoria et Aden ne perdaient pas une miette de leur dispute, mais qu’importe ? Elle n’allait pas le laisser filer maintenant.
— Alors ? J’attends.
Oh, je t’en prie, ne le dis pas. Ne dis pas que nous deux, c’est fini.
Sous les beaux yeux de Riley, un muscle se contractait. C’était un signe de nervosité chez lui, un signe qu’elle connaissait bien.
— Mary Ann, je suis plus ou moins devenu humain. Je ne peux plus te protéger, dorénavant.
C’était donc cela, son argument ? Franchement, cela ne suffirait pas à le débarrasser d’elle.
— Pourtant, au motel, tu t’en es très bien sorti.
— Contre Tucker, peut-être. Mais si une meute de loups décide de te prendre pour déjeuner, que pourrais-je faire pour lutter contre eux ?
— Tu veux dire que si tu avais encore ton pouvoir de changeforme, tu resterais près de moi chaque minute de ta vie ?
— Bien sûr que non !
— Alors quoi ? Tu m’enfermerais à double tour ?
— Non plus.
— Mais tu ne pourras pas me suivre partout, tu comprends ? Tu ne l’as jamais pu, même quand tu étais un loup, d’accord ? Donc, si quelqu’un veut s’en prendre à moi alors que tu n’es pas là, tes pouvoirs de loup-garou n’y changeront rien. Tu veux que je te dise ? Tu te cherches des excuses, voilà tout. Arrête ton cinéma, et dis-moi ce que tu veux vraiment me dire.
Ne m’écoute pas, s’il te plaît…
Face à elle, Riley, le visage contracté, respirait bruyamment.
— Mary Ann, finit-il par dire, toi et moi, c’est…
— Dis-le !
Non, je t’en prie…
Au même instant, une main s’abattit sur son épaule. Avec un cri de surprise, elle se retourna. Riley poussa un grognement rauque, avant de réaliser qu’il s’agissait d’Aden, son souverain. Il se reprit aussitôt et se mit au garde-à-vous.
— Nous retournons chez Tonya Smart. J’emmène Victoria avec moi. Riley, tu pars avec Mary Ann.
Le visage d’Aden était sévère, décidé. Le rouge monta aux joues de Mary Ann à l’idée qu’elle s’était plus ou moins donnée en spectacle.
— Pourquoi tiens-tu à retourner là-bas ? finit-elle par demander.
— Elle doit avoir des informations sur Julian que les documents ne nous ont pas données. Donc, retrouvons-nous là-bas dans, disons, une demi-heure.
C’est-à-dire qu’il leur laissait le temps de régler leur problème. Il ne manquait pas de tact.
Riley acquiesça, et Aden s’éloigna, tenant Victoria par la main. Ils avaient vraiment de la chance, tous les deux…
— Allons-y, lança Riley d’un ton revêche avant de s’éloigner en direction du parking.
Mary Ann le suivit. De toute évidence, il n’avait pas l’intention de reprendre la conversation où ils l’avaient laissée. La seule chose qui l’intéressait, c’était de trouver une voiture à voler.
Il en choisit une dont il ouvrit la portière au moyen d’un fil de fer avant de dénuder les fils pour allumer le contact. Pendant ce temps, elle resta à ses côtés sans protester, faisant le guet sur le parking. Quand il eut terminé, elle se glissa sur le siège passager, et ils démarrèrent en trombe. Riley roulait vite, et même un peu trop au goût de Mary Ann — il slalomait carrément entre les voitures sur l’autoroute.
— Ralentis, Riley. D’accord, il n’y a pas grand monde sur la route, mais il suffit d’une seule pour avoir un accident.
— Je sais ce que je fais.
Vraiment ? Pourtant, elle ne l’avait jamais vu conduire aussi brutalement.
— Si je dis ce que tu n’oses pas dire, tu rouleras moins vite ?
Les doigts de Riley se resserrèrent sur le volant, si fort que ses jointures en pâlirent.
— Tu n’as pas besoin de le dire. Je peux le faire tout seul, rétorqua-t-il.
Mary Ann ferma les yeux. Ne pas réagir. Ne pas réagir. Surtout, SURTOUT ne pas réagir !
— J’attends, alors. Dis que tu veux me quitter, lâcha-t-elle dans un seul souffle.
Très bien. Tu vois, ta voix n’a pas tremblé.
— Je… je ne peux pas, bredouilla-t-il. Une partie de moi le voudrait, mais une autre m’en empêche.
Voilà qui expliquait toutes ses contradictions… mais ne la réconfortait guère.
— Pourras-tu jamais me pardonner ce que je t’ai fait ? finit-elle par demander.
Riley ne répondit pas tout de suite, s’absorbant dans la contemplation de la route.
— Il n’y a rien à pardonner, Mary Ann, finit-il par dire. D’abord, c’est moi qui t’ai poussée à drainer mes pouvoirs. Et si tu ne l’avais pas fait, tu serais morte. Je préfère de loin que mon loup ait disparu et que tu sois en vie.
Elle en éprouva un certain soulagement, immédiatement suivi d’une bouffée de honte :
— Je sais ce que je t’ai pris, Riley. Je m’en veux, et j’aimerais pouvoir te le rendre. Mais…
Mais, si elle avait absorbé son énergie de loup, elle l’avait entièrement consumée. Jamais elle n’avait senti en elle le pouvoir de Riley autrement que comme la force qui l’avait maintenue en vie.
— C’est impossible, lui confirma-t-il.
— Je m’en doutais. Mais alors… pourquoi es-tu tellement en colère contre moi ?
— Je te l’ai dit : parce que je ne peux plus te protéger.
— Riley, je ne t’aime pas parce que tu me protèges. Je t’aime parce que tu es trop mignon dans tes jeans moulants.
— C’est malin ! lança-t-il d’un ton qui se voulait furibard — mais il ne put dissimuler un sourire, un de ses sourires ravageurs de mauvais garçon.
— Mais ce n’est pas faux. Je t’aime pour ce que tu es, pas pour tes pouvoirs.
Comme c’était doux de le retrouver enfin, de pouvoir lui dire toutes ces choses ! Très vite, pourtant, il s’assombrit.
— Mon peuple, et les vampires… ils veulent tous te tuer. Ils te craignent, tu sais. Pour eux, tu es un danger à éliminer absolument.
— Même si je ne draine plus les énergies ?
— Oui. Parce qu’il n’est jamais arrivé qu’un Draineur n’utilise plus ses pouvoirs. Ils ne peuvent pas croire que tu es devenue inoffensive.
Pas plus que lui, apparemment.
— Mais, il y a quelques semaines, ils n’auraient pas cru pouvoir obéir à un roi humain, et regarde-les à présent…
Lui jetant un regard oblique, Riley ralentit un peu — à peine ! — et lui lança la question qu’elle attendait et redoutait tout à la fois.
— Veux-tu toujours sortir avec moi ? Parce que depuis quelques jours, j’ai l’impression que tu me repousses.
Ils y étaient. Que lui répondre, sinon la vérité ? Après tout, c’était ce qu’elle exigeait de lui…
— Oui, Riley. Je t’aime et je veux être avec toi.
— Et si tu recommences à drainer, vas-tu t’enfuir de nouveau ?
Cela, elle ne s’y était pas attendue. Et elle n’avait pas de réponse à lui offrir. Si la situation se présentait, elle ignorait totalement comment elle réagirait. Pouvait-elle…
Des lumières clignotantes et le hurlement d’une sirène vinrent la tirer de ses réflexions.
— Je crois qu’on vient de se faire arrêter, remarqua Riley avec calme.
Et il ralentit pour immobiliser le véhicule sur la bande d’arrêt d’urgence.
Une vague de panique s’empara de Mary Ann.
— Tu crois qu’ils savent que c’est une voiture volée ?
— Ça m’étonnerait, sans quoi ils auraient déjà dégainé leurs armes. Reste calme, et ne dis rien.
Rester calme ? Facile à dire : son cœur battait à tout rompre…
Après quelques secondes d’attente, le policier qui les avait arrêtés sortit de sa voiture et se dirigea vers eux à pas lents. Arrivé devant la portière, il se campa sur ses deux jambes et lança d’un ton calme :
— Dis-moi, mon gars, tu sais à quelle vitesse tu roulais ?
— Pas la moindre idée.
Avait-il vraiment besoin de prendre une voix aussi insolente ?
— Cinquante km/h au-dessus de la limite.
— La limite ? Vous voulez dire que les panneaux ne constituent pas une simple suggestion ?
Mary Ann retint un juron. Mais à quoi jouait Riley ?
Le policier secoua la tête, médusé.
— Les papiers du véhicule. Tout de suite.
— Je ne peux pas, répondit Riley. Ce n’est pas ma voiture.
Bon sang de bonsoir ! Il voulait être arrêté, ou quoi ?
— Qu’est-ce que tu racontes, mon gars ?
— Je dis que ce n’est pas ma voiture. Je ne sais pas à qui elle appartient, précisa-t-il avec un sourire en coin. Nous l’avons « empruntée », vous voyez ?
Pour souligner ses propos, il fit même le geste des guillemets avec ses mains.
Alors, le policier dégaina son arme.
***
Où sont-ils passés ? se demanda Victoria pour la centième fois. La demi-heure était écoulée depuis longtemps, et Riley et Mary Ann n’étaient toujours pas là, pas plus qu’ils ne répondaient aux messages ou aux sms.
— Nous devrions peut-être partir à leur recherche, suggéra-t-elle à Aden. Ensuite, tu pourras nous téléporter où tu voudras.
Il lui avait fallu des années pour maîtriser la télétransportation. Même devenue presque adulte, cela restait pour elle une activité qui demandait beaucoup de concentration. Mais Aden, lui, les avait transportés d’un bout à l’autre de la ville presque sans effort, sans avoir besoin de s’arrêter pour s’orienter ou se reposer. Impressionnant ! Et, il faut le dire, de quoi la rendre jalouse…
Mais non. C’était un sentiment aussi mesquin qu’inutile. Aden avait abandonné beaucoup de lui-même pour être avec elle. Certes, elle avait dit adieu à ses pouvoirs de vampire, mais c’était une perte qu’elle apprendrait à accepter.
— Riley et Mary Ann sont probablement encore en train de se disputer, la rassura-t-il. Ils ont dû perdre la notion du temps. De toute façon, nous n’avons pas besoin d’eux pour ce que nous allons faire.
— Tu as sans doute raison.
C’était la première fois que Riley se trouvait confronté à une fille aussi décidée que Mary Ann. Cela ne pouvait lui faire que du bien. Victoria l’avait observé à la dérobée, et elle l’avait vu plusieurs fois lancer des regards énamourés en direction de sa petite amie. De toute évidence, même s’il s’en cachait, il tenait énormément à Mary Ann. Et il ne fallait pas en vouloir à celle-ci de ce qui était arrivé à ses pouvoirs de loup-garou : ces deux-là s’aimaient, point final.
Aden, pendant ce temps, s’était approché de la porte d’entrée, où il se mit à tambouriner. Il dut entendre la veuve du Dr Smart approcher, car il s’interrompit soudain pour dire :
— Vous allez nous ouvrir, Tonya.
Il avait utilisé le pouvoir de sa voix. La lourde porte s’entrebâilla sur le regard figé de la dame. Aden et Victoria pénétrèrent dans le salon. C’était une vaste pièce au mobilier suranné. La tapisserie à motifs floraux et les canapés étaient un peu passés, les tapis élimés. En fait, tout semblait vieux, y compris… oui, les magazines sur la table basse étaient jaunis et racornis. Victoria y jeta un œil, et tomba sur une date. Le magazine remontait à dix-sept ans !
— Julian est comme fou, l’informa Aden en s’asseyant dans le canapé. J’ai l’impression qu’il reconnaît les lieux. Il a dû souvent venir ici.
— Ça ne m’étonne pas. Tu as vu les magazines ? Je crois que rien n’a changé ici depuis sa mort.
— Intéressant…
Tonya avait pris place en face d’eux, sur un fauteuil. Elle avait le regard fixe de ceux qui étaient soumis à l’influence de la Voix Vaudou. Néanmoins, des ombres noires ondulaient dans ses prunelles, et quand elle parla, ce fut d’une voix tranchante :
— Que voulez-vous ?
— Tout d’abord, je tiens à vous assurer que nous ne vous ferons aucun mal, dit Aden. Vous me comprenez ?
— Je vous comprends, répondit-elle, l’air dur. Je vous comprends, mais je ne vous crois pas.
— Aucun problème. Vous verrez bien.
— Que voulez-vous ? répéta-t-elle, avec un soupçon d’hostilité en moins.
— Je veux des réponses. Je veux savoir la vérité sur votre mari et sur son frère. Dites-moi ce que je veux savoir, et je vous laisserai tranquille.
— Je n’aime pas parler de mon cher Daniel, ni de ce maudit Robert.
Dans sa voix, l’adoration se mêlait à la révulsion. Les ombres dans ses yeux s’étaient mises à danser à toute allure.
— C’est ainsi que je les appelle. Mon cher Daniel. Mon mari. Lui, je l’aimais. Quant à Robert, je le détestais. Quoique…
— Quoique ? la relança Victoria.
— Il n’en a pas toujours été comme ça… Je n’ai pas toujours haï Robert. Et je crois bien que je voulais divorcer de Daniel…
Elle fronça les sourcils comme si elle cherchait à retrouver un souvenir.
— Je ne sais plus. Peut-être que j’ai rêvé tout cela. Oui, j’ai toujours aimé Daniel, et je l’aime encore…
Aden se massa les tempes. Dans son crâne, Julian devait hurler.
— Dites-m’en plus.
— Ils étaient… jumeaux, expliqua-t-elle.
Son débit était haché, comme si elle avait eu trop de choses à dire.
— Daniel travaillait à la morgue de l’hôpital, et Robert n’était rien d’autre qu’un escroc. Un bon à rien. Oui, c’est ça, ajouta-t-elle d’une voix apaisée. Et mon cher Daniel n’était pas jaloux de son frère, ah ça non…
A présent, sa voix était monocorde. On aurait dit qu’elle récitait une leçon apprise depuis longtemps. Ce qui était peut-être le cas ? Les livres de magie… les ombres dans ses yeux… l’aura noire que Riley avait mentionnée…
Soudain, dans l’esprit de Victoria, tout se mit en place. Elle bondit sur ses pieds — exactement en même temps qu’Aden et, simultanément, ils s’écrièrent :
— J’ai compris !