10
S’agissait-il d’une promenade d’agrément, ou avait-il quelque chose à lui dire ?
Pendant un long moment, Victoria se contenta de cheminer en silence — si l’on exceptait le grondement constant qui résonnait au fond de son crâne — aux côtés d’Aden, main dans la main. Une promenade en amoureux, juste comme avant l’Incident — c’était ainsi qu’elle nommait ce qui s’était produit à la fin de leur séjour dans la grotte. Peu à peu, ils s’éloignèrent du manoir et de la sécurité qu’il représentait…
Victoria n’avait jamais eu peur d’Aden, et même maintenant, elle lui faisait confiance. Mais que lui réservait-il ? Il était tellement différent, en ce moment, indéchiffrable… Au moins, songea-t-elle en resserrant son col, elle avait eu la présence d’esprit de choisir une tenue d’hiver qui la protégeait un peu du froid. C’était bien la première fois qu’elle avait ce genre de préoccupation. De fait, elle avait été obligée d’emprunter cette robe raide et sans grâce à une esclave de sang humaine.
La météo avait toujours été le cadet de ses soucis, mais à présent, elle avait froid. Elle avait froid tout le temps. Elle avait passé la nuit à frissonner et à claquer des dents, tournant et retournant entre les draps trop fins à la recherche d’un peu de chaleur.
— J’aime bien cet endroit, finit par dire Aden d’un ton léger.
— Vraiment ? C’est surprenant.
Ils se trouvaient au milieu de bouquets d’arbres épars, aux branches tordues, offrant peu d’ombre. Cela faisait bien son affaire, car elle s’était mise à adorer la caresse du soleil sur sa peau. Elle en profitait autant que possible, même si cela ne suffisait pas encore à la réchauffer.
— Oui, reprit Aden. Nous sommes tranquilles, à l’écart, sans personne pour nous espionner… Qui pourrait se cacher, ici ?
Sa réflexion la prit de court :
— Aden ? Est-ce que je dois avoir peur ?
— Je n’en sais rien.
Son honnêteté la soulagea un peu. Elle parvint à se détendre et à sourire.
— D’accord. Si tu as envie de m’agresser, tu me préviendras, alors ?
— Pas de problème, répondit-il laconiquement.
Puis, après une pause :
— Je te préviens. J’ai faim.
Le répit avait été de courte durée. Victoria se raidit, s’attendant plus ou moins à ce qu’il se jette sur elle. Quand elle vit qu’il n’en faisait rien, elle l’interrogea, anxieuse :
— Tu as faim… de nourriture humaine ou de sang ?
— De sang.
La voix d’Aden était redevenue pâteuse, comme lorsqu’il avait fixé son cou, quelques instants plus tôt dans le jardin.
Etait-ce la raison pour laquelle il l’avait attirée ici ? Dans ce cas, il ne lui restait plus qu’à… qu’à faire quoi, au juste ?
S’efforçant de garder son calme, elle prit quelques profondes inspirations et tâcha de se concentrer sur le chant des oiseaux et le souffle du vent dans les arbres.
— Avant que tu ne boives le sang de qui que ce soit, il faut que je te montre comment on fait, dit-elle enfin d’une voix calme.
— Je sais très bien comment m’y prendre, répliqua sèchement Aden.
— Tu crois vraiment ? Tu crois que tu sais boire correctement ?
Ce qui s’était passé dans la grotte était loin de le prouver.
— Que sous-entends-tu ?
— Il y a des choses que tu ignores. Par exemple, le sang n’a pas le même goût dans les veines que dans les artères. Le sang artériel est meilleur, mais les artères sont profondes et cicatrisent difficilement. Tu ne dois les choisir que si tu as l’intention de tuer. Et chaque veine a un goût particulier. Celles du cou transportent davantage d’oxygène, ce qui donne au sang ce délicieux goût pétillant. Mais encore une fois, si tu ne sais pas ce que tu fais, tu risques de tuer, tu comprends ?
— Je le savais, acquiesça-t-il.
Il se tut un instant, comme pour réfléchir à ce qu’il venait de dire, puis il répéta : je le savais.
Cette connaissance lui venait-elle des souvenirs de Victoria, ou bien l’avait-il acquise par lui-même — cette nuit, par exemple, quand ils avaient été séparés ? Elle ignorait ce qu’il avait fait tout ce temps. Toutefois, elle préféra ne pas lui poser la question. Toute vérité n’est pas bonne à savoir.
— Très bien. Mais de toute façon, tu ne boiras pas mon sang.
Voilà, c’était dit !
Aden la dévisagea longuement, cherchant de toute évidence à l’intimider.
— Je sais qu’il est préférable que je ne le fasse pas, mais explique-moi pourquoi tu y es tellement opposée ?
Parce que dans ce cas, il se rendrait compte à quel point elle était devenue vulnérable. Parce que ses dents, même si elles étaient toujours humaines, transperceraient sans peine la peau de Victoria et lui occasionneraient certainement de graves blessures. En outre, il se pourrait qu’elle y prenne autant de plaisir que lui, sinon plus.
Oui, à présent, c’était elle qui risquait de devenir accro à sa morsure ! Quand, la veille, il s’était nourri de l’esclave de sang, la réaction de plaisir de celle-ci n’avait pas laissé place au moindre doute : même sans crocs, Aden produisait bel et bien le fluide que les vampires injectaient dans leur victime et provoquait leur dépendance.
— Victoria ?
La voix d’Aden la tira de ses pensées.
— Je n’ai pas envie que tu boives mon sang, c’est tout, mentit-elle pour changer définitivement de sujet. Alors, dis-moi, ajouta-t-elle sur un ton plus abrupt qu’elle ne l’aurait souhaité, est-ce que tu t’es nourri, ce matin ou la nuit dernière ?
Mais pourquoi poser une telle question. Elle comprenait enfin toute la jalousie qu’il avait dû endurer auparavant, toute la souffrance qu’il avait dû connaître à l’idée des lèvres de Victoria sur un autre cou que le sien. Oui, il avait dû détester qu’elle se nourrisse d’un autre, et néanmoins il l’avait accepté sans rien dire : il savait que c’était pour elle la seule façon de survivre.
Pourtant, l’imaginer, lui, en train boire le sang d’une autre fille lui était tout simplement insupportable. Y penser suffisait à faire naître en elle des idées de meurtre. Elle tuerait l’idiote qui se laisserait faire.
Il faudrait vraiment être débile pour la défier. Parce qu’une fille qui n’était pas assez maligne pour se tenir à l’écart de son petit ami à elle ne méritait que la mort.
Qui parle ? Qui pense cela ?
Dans sa tête, tout s’embrouillait.
Et Aden était-il encore son petit ami ?
— Non, je n’ai pas bu. Pas encore. Mais je trouverai quelqu’un, quand le moment sera venu, répondit-il, inconscient de la tempête qui se levait dans le cœur de Victoria.
Il lui jeta un regard en coin, un regard de prédateur — car c’était bien ce qu’il était devenu — qui se posa directement sur les veines de son cou.
Etait-elle stupide, elle-même ? En tout cas, elle écarta ses cheveux et les rejeta derrière son épaule, comme pour le provoquer.
Qu’est-ce que tu fais, Vic ? Tu essaies de le tenter ?
Bien sûr que non.
Ah, vraiment ?
Oh, d’accord, j’ai envie de le tenter. Parce qu’il est à moi !
Voilà qu’elle parlait toute seule, maintenant. Décidément, les choses ne s’arrangeaient pas…
— Et toi, tu as mangé, aujourd’hui ? reprit-il d’un ton détaché.
Il n’avait rien remarqué ? Quelle déception ! Elle l’avait aguiché pour rien.
— Oui, bien sûr.
Aden riva sur elle un regard plein de méfiance. Ses yeux plissés et ses iris violets lui évoquaient irrésistiblement un rayon laser.
Des iris violets ? De nouveau ?
— Et tu as mangé qui ?
Pour une fois, la question quoi aurait été plus appropriée. En effet, pour la première fois de sa vie, Victoria avait pris un repas. Un vrai repas, avec des aliments aux consistances et aux goûts surprenants pour elle qui ne les avait goûtés jusque-là qu’à travers le sang de ses victimes. La nuit dernière, son envie de sang avait décliné. Bien sûr, elle en ressentait toujours le besoin, mais elle avait également envie de nourriture solide.
Ainsi, elle avait été contrainte de se glisser dans les quartiers des esclaves de sang pour faire une descente en règle dans leur garde-manger. Les appartements des loups-garous auraient tout aussi bien pu faire l’affaire, mais ceux-ci auraient détecté son odeur, et elle préférait ne pas avoir à s’expliquer sur ses nouvelles habitudes alimentaires…
Que choisir, dans ce placard ? Elle s’était emparée au hasard de deux brioches qu’elle avait dissimulées dans le décolleté de sa robe — ce qui, avait-elle remarqué au passage, lui donnait une silhouette plutôt avantageuse — avant de retourner dans sa chambre en catimini. Là, elle avait goûté le produit de son larcin, méfiante au début, puis surprise par ce goût sucré et doux, qu’elle avait très vite adoré.
Et si son manque d’intérêt pour le sang était l’explication des hurlements permanents de Gobeur ? Après tout, c’était à cause de lui qu’elle avait toujours besoin de sa dose d’hémoglobine, et comme elle avait sauté son petit déjeuner, il était sans doute affamé, le pauvre…
Le pauvre ?
Quoi qu’il en soit, elle avait tous ses tatouages, et son monstre ne posait donc pas de problème pour l’instant. Jusque récemment, ses symboles, sur sa peau de vampire, n’avaient jamais tenu plus de quelques semaines, et il fallait les rafraîchir presque quotidiennement. Mais il y avait quatre jours que ses protections actuelles étaient en place, et elles n’avaient pas l’air de s’effacer le moins du monde.
— Victoria ? Je t’ai posé une question.
Elle sursauta. Il fallait qu’elle cesse de s’absorber ainsi dans ses pensées ! Il lui avait demandé quel sang elle avait bu… Mais que pouvait-elle bien lui répondre ?
— Eh bien… tu ne le connais pas.
Elle ne mentait pas. Les brioches étaient faites dans des boulangeries, et il était peu probable qu’Aden connaisse un boulanger.
— Dis-moi quand même son nom.
— Pour que tu le tues ? demanda-t-elle, pleine d’un espoir un peu déplacé.
Pour être honnête, elle ne tenait pas tant que ça à ce qu’il perpètre un massacre pour ses beaux yeux, mais s’il montrait un peu de jalousie, c’est qu’il tenait à elle, non ?
— Laisse tomber, répondit-il avec un geste dédaigneux de la main. Ça n’a pas d’importance.
Et tant pis pour ses belles espérances.
Une étrange vibration lui parcourut soudain le flanc, et elle poussa un petit cri. Aden tourna vivement la tête vers elle. Il semblait intrigué et — peut-être, oui — inquiet. Retour en force des grands espoirs.
Emotionnellement, elle avait l’impression d’être assise sur un yo-yo géant.
— Tu vas bien, Victoria ? lui demanda-t-il.
— Je crois que…
Une nouvelle vibration la fit sursauter. Mais qu’est-ce que… Mais ce qu’elle pouvait être bête : c’était son portable qui vibrait ! Elle n’était pas encore vraiment habituée à ce genre de moyen de communication humain. Elle poussa un soupir de soulagement et, avec un petit rire, répondit à Aden :
— Oui, tout va bien.
Plongeant la main dans l’unique poche de sa robe, elle en extirpa la petite coque de plastique. Depuis qu’elle avait rencontré Aden, elle utilisait un portable pour qu’il puisse la joindre en toutes circonstances… même s’il ne l’avait jamais fait. Riley, en revanche, ne se privait pas de l’appeler, ou plus précisément de lui envoyer des sms. Son numéro d’envoi changeait chaque fois — ce truand de loup-garou n’utilisait que des portables volés — mais les messages, jusqu’à présent, commençaient toujours de la même façon : c’est carrément la panique.
Elle ouvrit le clapet et lut le nom de l’expéditeur. Bingo.
— C’est un message de Riley, lança-t-elle à Aden. Tu m’excuses une seconde ? Je dois lui répondre.
C Kréman la panik. MA en sécurité, mais T risk 2 tt gâcher.
T. ? Oh, oui. Tucker. Victoria l’avait toujours détesté. Et elle avait bien eu raison. A regret, elle lâcha la main d’Aden pour répondre : Tue. Lentman. Elle eut un pincement au cœur à l’idée du nombre de règles d’orthographe qu’elle venait d’enfreindre, mais elle était vraiment pressée.
— Riley ? Comment va-t-il ?
Aden la serra contre lui et guida ses pas, car c’est vrai que, plongée comme elle l’était dans sa correspondance, elle risquait d’entrer en collision avec un arbre.
Génial ! D’abord, il lui avait pris la main, et maintenant il la tenait dans ses bras ! C’était comme de voir un arc-en-ciel, et trouver ensuite le trésor au bout de celui-ci. Le corps d’Aden était chaud, et c’était comme si cette douce chaleur se communiquait à chacune de ses cellules.
— Il va bien.
Au même moment, une nouvelle vibration agita le portable.
Lentman ? O.K. Bientôt. Très envie en tt k. Ct va NGS ?
NGS — notre gentil souverain. C’était le surnom que Riley donnait à Aden depuis qu’il avait commencé à envoyer des textos à Victoria, et il ne s’en lassait pas. Dommage, car c’était idiot comme nom.
Mieux.
Avant même qu’elle ait eu le temps de refermer le portable, une nouvelle question arriva :
Sk le nom de Tyson lui dit qc ?
Elle transmit la demande à Aden.
— Tyson ? demanda-t-il, pensif. Non, pas vraiment. Pourquoi, Riley pense que c’est important ?
— Je ne sais pas. Je le lui demande.
Nouveau texto au loup-garou. Nouveau bip, nouvelle réponse.
On en parle + tard. Appelle si besoin. Biz.
Un petit sourire aux lèvres, elle tapa sa réponse :
Dès que tu as tué T.
Puis elle rangea le téléphone dans sa poche.
Aden ne posa aucune question sur leur discussion. Au lieu de cela, il changea de sujet.
— Elijah prétend que, maintenant, je suis comme toi. Au niveau de la personnalité, je veux dire.
— Et je suppose qu’il m’en veut pour ça ? Qu’il me considère comme responsable ? Il ne m’aime pas, tu sais. Aucune de tes âmes ne m’apprécie beaucoup, en fait.
Mais comme elle disait ces mots, la portée de ce que venait de lui confier Aden lui apparut pleinement, et elle émit un hoquet de surprise :
— Attends un instant. Tu peux répéter ?
Elle s’arrêta net, décidée à obtenir des éclaircissements. Mais, lâchant sa taille, il continua de marcher comme si de rien n’était. Victoria resta plantée là, droite comme un I, furieuse à l’idée que la soudaine froideur d’Aden pouvait provenir d’elle-même. Oh, bien sûr, elle y avait déjà pensé, mais au final elle avait considéré que ce nouveau trait de caractère provenait de son père, non d’elle-même !
— Aden, appela-t-elle, très énervée.
Il se retourna, fronçant les sourcils avec un air surpris, comme s’il venait à peine de découvrir la distance qui s’était instaurée entre eux. En quelques pas, il la rejoignit. De nouveau, la douce chaleur de son corps irradia en elle et elle retint à grand-peine un frisson de plaisir. Elle se sentait si bien près de lui !
Partageait-il ce sentiment délicieux ? Elle tenta de sonder son regard, à la recherche d’une réponse, mais Aden détournait obstinément les yeux et gardait une expression impénétrable.
— Elijah dit que des traces de ta personnalité sont restées gravées en moi. En particulier quand les âmes sont passées dans ton esprit et que tu m’as donné Gobeur.
Inclinant la tête, il se tut un instant, le regard perdu dans le vague comme s’il écoutait une voix intérieure. Ce qui était sans doute le cas, d’ailleurs.
— Il dit que c’est arrivé quand nous avons bu le sang l’un de l’autre.
Mal à l’aise, Victoria se passa la langue sur les lèvres, effleurant au passage ses dents acérées qui ne lui servaient plus à rien.
— Tu es en train de me dire que si tu te conduis comme tu le fais en ce moment, si tu te montres parfaitement détestable, c’est à cause de moi ?
Mais tu pensais exactement la même chose ! se reprocha-t-elle intérieurement. Tu ne vas quand même pas te mettre en colère contre lui alors qu’il a probablement raison ?
Et pourtant, oui, elle était furieuse.
— Absolument, confirma Aden sans la moindre hésitation.
Mais alors… elle était comme ça ? Les gens la voyaient ainsi, froide, distante, hautaine ? D’accord, elle était plutôt du genre sérieuse, en général, mais à ce point…
— Mais si tu te comportes comme je le ferais, pourquoi n’en va-t-il pas de même de mon côté ?
— Peut-être est-ce le cas…
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— A ton avis ?
Elle releva le menton, piquée au vif.
— Tu veux parler du fait que je me comporte comme si je ne savais jamais quelle attitude adopter ? Que je me perds dans mes pensées même en plein milieu d’une conversation ? Que je suis distraite et que je pique des crises de jalousie pour un oui ou pour un non ?
Mais c’était vrai ! Elle agissait exactement ainsi ! Et dire qu’il lui avait fallu tout ce temps pour s’en rendre compte…
— C’est comme ça que tu me voyais ? demanda Aden en écho à ses préoccupations.
Son visage était devenu menaçant et il s’approcha encore d’elle. Victoria recula d’un pas, puis d’un autre, tentant de masquer de son mieux la crainte qu’il lui inspirait soudain. Elle se retrouvait partagée entre le désir de fuir et celui de sentir le contact de son corps. Le tremblement de ses mains devint un frisson qui la parcourut tout entière. Au fond, elle voulait qu’il la touche. Elle le voulait si fort qu’elle en avait mal.
Aden, pourtant, ne cessait d’avancer vers elle. Victoria recula jusqu’à ce que son dos heurte le tronc d’un arbre qui lui coupa toute retraite.
Oui, elle avait envie de lui, mais qui était cet Aden devant elle ? Comment allait-il réagir à ses paroles et ses gestes ?
Pour autant qu’Elijah ait raison, et qu’Aden agisse maintenant comme elle l’aurait fait à sa place, il tentait sans doute de combattre le désir qu’il ressentait… mais en vain. Car elle n’avait jamais pu résister à l’attirance d’Aden. Il essaierait aussi de se convaincre qu’il la détestait, pour pouvoir se détacher d’elle. Là aussi, échec assuré.
Un bien pour un mal, donc…
Elle avait rencontré Aden au cours de la mission que lui avait confiée son père, et qui tenait en trois mots : débusquer, interroger, tuer.
Pour le trouver, elle n’avait rencontré aucun problème. Et elle l’avait également interrogé… si l’on peut dire. Vlad avait certainement en tête un interrogatoire à l’ancienne, avec instruments de torture et cris de douleur à la clé. A la place, la session de questions/réponses s’était déroulée dans un étang paisible, où elle avait nagé aux côtés d’Aden. Oh, et elle l’avait embrassé, aussi.
Cette fois-là, Victoria se l’était juré : hors de question qu’elle tombe amoureuse de lui. Il lui suffisait de prendre du recul et de faire ce qu’elle avait à faire. Sans le savoir, Aden avait appelé son clan en Oklahoma, au moyen de cette étrange vibration magique qu’il émettait en permanence. Personne ne savait de quoi il s’agissait, mais de toute évidence les bêtes qui vivaient à l’intérieur des vampires étaient très attirées par cet appel, au point qu’elles auraient fait n’importe quoi pour le rejoindre. Ce qui mettait les siens en danger. Tuer Aden aurait donc été un service à leur rendre.
Pourtant, dès le début, Victoria s’était rendu compte qu’elle en serait incapable. Sa personnalité l’avait intriguée, elle s’était identifiée à lui. Comme elle, c’était un étranger au sein de son propre peuple, un paria, un incompris. Elle-même, sans être rejetée aussi violemment, était mise à part par les autres vampires, car elle était une princesse de sang. Et comme si cela ne suffisait pas, elle n’avait jamais été à la hauteur des attentes de son père. Elle n’était pas une guerrière comme sa sœur Lauren, et n’avait pas le caractère bien trempé de Stephanie.
Elle était juste… elle-même.
Lui saisissant le visage entre ses mains, Aden s’appuya contre elle, bassin en avant, lui arrachant un cri de surprise et de plaisir. Il la tenait prisonnière, occupant tout son champ de vision. Et elle adorait ça.
— Victoria, est-ce que tu te rends compte que tu te perds dans tes pensées en plein milieu de nos conversations ? reprit-il.
Sa voix était froide, mais elle crut y lire un soupçon de… oui, c’était ça, de l’amusement.
— Ça ne prouve rien, rétorqua-t-elle pour le simple plaisir de le provoquer. Ce n’est pas parce que je pense à autre chose que je deviens comme toi.
— Ah non ? Alors, testons ma théorie.
— De quelle façon ?
Aden approcha encore son visage de celui de Victoria. Leurs nez se touchaient presque et son souffle mentholé caressait ses joues et son cou.
— Comment aimerais-tu la tester, toi ? demanda-t-il.
Allait-il l’embrasser ? Son cœur se mit à battre à tout rompre et son corps se tendit, dans l’expectative. Se mordant les lèvres, elle soutint son regard.
— Je… Je ne sais pas.
— Moi, je sais, fit-il d’une voix rauque et sombre. Mais d’abord, je veux être certain que j’ai toute ton attention.
— D’accord. Quand tu veux.
— Très bien. C’était la première étape. Maintenant, passons à la deuxième.
Et sans un mot de plus, il posa ses lèvres sur les siennes, dans un baiser doux et fougueux à la fois. Le goût de sa bouche la fit frémir. Encouragé, il ouvrit les lèvres, et sa langue vint chercher la sienne, la goûter, se mêler à elle. Victoria fondit littéralement de plaisir. Elle fit remonter ses mains le long du torse et de la nuque d’Aden avant d’empoigner ses cheveux et de le tirer doucement en arrière.
— J’aime bien la deuxième étape, murmura-t-elle d’une voix troublée. N’empêche que, scientifiquement, ça ne prouve rien du tout.
Il l’embrassa de nouveau.
— Tant pis. On verra plus tard.
Un baiser, encore. Rendu moins facile par le fait qu’elle pouffait de rire. Il y avait longtemps qu’il ne l’avait pas taquinée ainsi, et cela lui avait manqué. Terriblement.
Pendant de longues minutes, ils restèrent ainsi enlacés, s’embrassant à pleine bouche et se caressant. Une douce chaleur envahit son corps. Elle adorait leurs baisers. Et, oui, elle en voulait davantage. Elle voulait que les mains d’Aden, si douces et si téméraires, entrent en action. Il était tellement doué pour les caresses…
Et son vœu fut exaucé. Malgré la robe qui empêchait le contact de leurs deux peaux, Aden promenait ses doigts le long du buste de Victoria, soulignant et explorant ses formes, parcourant son corps avec une lenteur délicieuse. Elle l’embrassa plus fort, le serrant contre elle en étouffant de petits gémissements. C’était si bon qu’elle le mordit.
Aden, fort heureusement, ne l’imita pas, mais ses caresses se firent plus précises, plus brusques aussi. Encore plus délicieuses.
— Aden, murmura-t-elle sans même savoir pourquoi elle disait son nom.
Et elle se sentit tomber, tomber doucement… jusqu’à ce que les feuilles mortes et la mousse deviennent un lit pour elle, avec le corps d’Aden pour toute couverture. Pas une seconde ils n’interrompirent leur baiser, ni ne cessèrent leurs caresses. Le corps de Victoria était comme une fusée en route vers… vers quelque chose, quelque chose qui approchait à chaque mouvement.
Enfin, Aden écarta sa tête et saisit le menton de Victoria entre ses mains. Il avait le souffle court lui aussi, et de la sueur perlait à son front.
— Est-ce que tu as déjà… été avec quelqu’un ? demanda-t-il d’une voix un peu rauque.
Comme elle aimait ce ton !
— Tu veux dire, est-ce que j’ai déjà fait l’amour avec un garçon ?
Il acquiesça, les yeux fixés sur la base de son cou, puis, posant les lèvres à cet endroit précis, il se mit à l’embrasser et à la lécher — sans toutefois la mordre. Oh ! La sensation était si intense ! Des fourmillements lui parcouraient le buste, réminiscences de toutes les fois où Aden avait bu son sang. Son corps semblait sur le point de prendre feu.
Victoria préféra lui retourner sa question plutôt que lui répondre.
— Et toi ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.
— Non.
Comment était-ce possible ? Il était tellement… beau. D’accord, les filles humaines l’avaient peut-être cru fou, mais ça ne les avait certainement pas retenues. Les mauvais garçons, après tout, sont encore plus attirants, non ? On se dit toujours qu’on peut les dompter…
Son ex-fiancé, Dmitri, avait souvent joué le rôle du vrai dur chez les vampires, et toutes les filles s’étaient jetées à ses pieds.
— Comment ça se fait ?
A son tour, elle se servit de ses mains, qui partirent en exploration le long du torse d’Aden et se glissèrent sous sa chemise. Sous le tissu, la peau était brûlante.
— Je n’ai jamais suffisamment eu confiance en quelqu’un pour ça, lui avoua-t-il finalement.
Lui faisait-il suffisamment confiance à elle ? Lui faisait-il confiance tout court, d’ailleurs ? Elle ne pouvait que l’espérer. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle ne l’aurait jamais, au grand jamais, trahi.
— Et toi ? demanda-t-il de nouveau en l’embrassant dans la nuque.
Elle prit tout son temps pour répondre, le caressant du bout des ongles. Il y avait encore des choses qu’elle n’osait pas lui révéler.
— C’est-à-dire…
Il releva la tête, et elle poussa un gémissement frustré. Les yeux d’Aden, à présent, étaient tout d’or et d’ambre, avec des étincelles de vert et de violet. Des yeux superbes, fascinants, hypnotiques.
— Oui, finit-elle par admettre. J’ai déjà fait l’amour.
Qu’allait-il penser d’elle ? Elle ne voulait pas qu’il la juge mal, aussi elle s’empressa de poursuivre.
— J’étais curieuse. Tu sais que j’étais fiancée à Dmitri. Et tu sais aussi que je le détestais de tout mon cœur. Du coup…
— Dmitri ? Tu as couché avec Dmitri ? Alors que tu le haïssais ? demanda-t-il d’une voix scandalisée.
Ce ton suffit à éveiller la colère de Victoria. Brutalement, les élans de sa passion retombèrent.
— Non. Ce n’était pas Dmitri. Et quand bien même… Si ça avait été avec lui, qu’est-ce que tu aurais eu à dire ?
— Rien, je suppose, répondit-il avec une honnêteté qui ne parvint pas à la calmer.
— N’importe. Je ne voulais pas que ma première fois soit avec lui. Parce que, je te l’ai dit, je le détestais.
Elle avait longtemps envisagé de rester pure jusqu’au mariage, non à cause de la tradition (qui n’existait pas chez les vampires), mais à cause de la jalousie de Dmitri, qui était du genre à s’en prendre à celui qu’elle aurait choisi comme premier partenaire.
Pourtant, quelques mois avant de déménager en Oklahoma, elle avait décidé de franchir le pas. D’en finir, en quelque sorte. Elle avait choisi quelqu’un que son fiancé ne risquait pas d’attaquer.
Ça avait été une lamentable erreur mais elle n’y pouvait plus rien, à présent.
— Et si tu veux tout savoir, poursuivit-elle, pour nous les vampires, ça n’a pas du tout la même importance que pour vous les humains. Mon père a eu plus d’une centaine d’épouses, tu sais.
Il la considéra d’un œil glacé.
— Alors, c’était avec qui ?
Comme si elle allait le lui révéler…
— Ça n’a pas d’importance.
— Ce qui veut dire qu’il est encore en vie et sans doute dans les parages. Et donc que je peux le…
Mais il s’interrompit soudain, se raidissant, aux aguets.
— Quelqu’un vient, lança-t-il à voix basse avant de renifler l’air autour de lui. Une femme. Une amie.
Victoria tendit l’oreille, mais n’entendit rien.
Aden se redressa sur les coudes, la libérant de son poids avant de se mettre debout. D’accord, la conversation s’était terminée de façon plutôt désagréable, mais cette séparation était pire encore…
Sans un mot, il tendit la main pour l’aider à se relever. Encore vacillante sur ses jambes, Victoria entreprit d’épousseter les brindilles sur sa robe. Elle ne parvenait pas à détacher ses yeux d’Aden, dont le visage s’était empourpré. Il semblait émaner de lui une tension palpable. Malgré son absence de crocs, ses dents étaient découvertes dans un rictus menaçant. Il avait les lèvres gonflées (l’avait-elle mordu trop fort ?) et les cheveux en bataille.
C’est alors qu’elle perçut le craquement des feuilles et des branches.
Oui, quelqu’un venait. Comment Aden avait-il pu l’entendre avant elle ? Encore une fois. Faisant volte-face, elle se retrouva pratiquement nez à nez avec Maddie la Douce qui arrivait vers eux en courant, ses longs cheveux blonds flottant derrière elle.
Dès qu’elle les vit, elle s’immobilisa pour lancer :
— Majesté !
Victoria constata qu’Aden se plaçait entre Maddie et elle. Voulait-il la défendre contre une possible menace ? Oh oui, faites que oui ! Aden, le Aden qu’elle aimait, pas celui qui agissait comme elle, était peut-être de retour. Enfin !
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.
— Tu as des visiteurs, répondit Maddie, l’air inquiet. Les conseillers te suggèrent de te hâter.
Dans le cœur de Victoria, l’inquiétude se fraya un chemin comme un serpent venimeux. Des visiteurs ? Alliés ou ennemis ?
Dans un cas comme dans l’autre, ils constituaient un danger. Aden, en effet, était affamé : il n’avait rien mangé depuis la veille. Tant qu’il ne serait pas rassasié, personne au manoir ne serait en sécurité. Et plus il attendrait, plus sa volonté faiblirait. Rendu fou par la faim, il finirait par attaquer n’importe qui, au hasard.
— Il faut d’abord que tu boives un peu de sang, lui indiqua-t-elle.
Et bien que les mots lui semblèrent terriblement durs à prononcer, elle ajouta :
— Celui de Maddie…
En effet, un vampire pouvait bel et bien se nourrir du sang d’un autre vampire. Bien sûr, cela n’allait pas sans quelques problèmes. Le premier était la question de la peau, difficile à transpercer. Le second était que celui qui avait bu le sang voyait pendant un certain temps le monde à travers les yeux de l’autre.
Un tel échange pouvait se révéler une faiblesse, et Aden risquait de mettre sa vie en danger. Néanmoins, il aurait quelques heures avant que son point de vue ne se mêle à celui de Maddie, ce qui lui laisserait suffisamment de temps pour s’occuper des visiteurs. Ensuite, Victoria pourrait toujours le mettre à l’abri dans sa chambre.
Mais Aden secoua la tête en signe de dénégation.
— Non, lança-t-il. Je ne toucherai pas à mes sujets. Victoria, téléporte-moi au manoir, et amène-moi un esclave de sang.
Ainsi, il ne la contredisait pas, ne contestait pas le fait qu’il ait besoin de sang… Mais devait-elle en éprouver de la joie ou de la peine ? De la colère, pourquoi pas ? Quoi qu’il en soit, ce fut d’une voix calme qu’elle lui répondit :
— Je ne peux pas.
Un peu plus tôt, lorsque les frères de Riley l’avaient informée qu’Aden la demandait, elle avait tenté de se téléporter jusqu’à lui. En vain.
C’était déprimant ! Elle n’était plus normale — en tout cas, pour une vampire. Elle était devenue un genre de monstre, un cas à part dans son espèce. Et franchement, il n’y avait rien de plus nul que de devoir marcher d’un point à un autre, sans la possibilité d’apparaître et disparaître à volonté.
Nul. Encore un mot qu’elle n’avait jamais utilisé avant de fréquenter les humains. C’était fou, tout de même !
— Tu ne peux pas te téléporter ? Mais pourquoi ? demanda Aden.
— Je ne sais pas. Je n’y arrive pas, c’est tout.
Il resta silencieux un instant, comme pour absorber le choc de la révélation. Que pensait-il d’elle, de ce qui lui arrivait et de ce que cela signifiait ? Elle-même n’en était pas certaine. Pour finir, il se contenta d’acquiescer.
— D’accord. Alors on va rentrer ensemble au manoir, à pied.
— Mais il faut que tu te…
— Maddie, l’interrompit-il, passe devant.
Hochant la tête, celle-ci obéit et, sans le moindre regard pour Victoria, il lui emboîta le pas. Elle resta là, immobile, interdite : que devait-elle faire ? Comment empêcher Aden de rejoindre le manoir et ses nouveaux visiteurs ? Elle devait à tout prix le protéger, mais comment ?
A mesure qu’Aden s’éloignait, le hurlement dans la tête de Victoria s’amplifiait. A la fin, le bruit devint insupportable.
— Silence, Gobeur !
Pour toute réponse, elle obtint un nouveau rugissement.
— D’accord…
Mince ! Voilà qu’elle se mettait à parler à la créature dans sa tête… exactement comme Aden.
Ulcérée, elle se mit en route à son tour.