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Du point de vue d’un vampire
ou d’un loup-garou, l’idée qu’un humain puisse protéger d’autres
humains était absurde, un peu comme si un nourrisson avait été
chargé de la responsabilité d’autres bébés. Malheureusement, elle n’avait à présent plus aucun
doute : elle était devenue humaine, complètement.
Si, un peu plus tôt, elle
avait choisi de s’entailler le poignet et de verser son sang dans
un gobelet, c’était pour qu’Aden ne s’en aperçoive pas, et pour ne
pas qu’il risque de la transformer elle-même en esclave de
sang. Elle n’avait pas eu besoin
de je-la-nune pour que la
lame entaille sa peau, et la blessure semblait ne pas vouloir
guérir. Quant à Gobeur, il ne criait
plus. Pas même le moindre
gémissement.
Ryder, qui semblait s’être
enfin remis de la surprise provoquée par la transformation de
Nathan, la tira de ses rêveries :
— Est-ce que tu sors avec
Aden ?
Se laissant aller sur
l’appuie-tête, Victoria le regarda dans le
rétroviseur.
— Oui.
En tout
cas je crois. Depuis qu’il
s’était réveillé de son sommeil réparateur,
Aden se montrait gentil, tendre, doux et attentionné.
Comme avant. Il
fallait qu’elle se retienne constamment pour ne pas se jeter dans
ses bras et lui
confier toutes ses peurs, ses doutes… et son amour.
Mais la peur d’être rejetée la retenait comme
une malédiction.
— Et ça t’est égal qu’il
soit dingue ?
Après tout, c’était peut-être
un bien que Gobeur ait disparu. La
question de Ryder était si maladroite, elle lui faisait si mal, que
la créature n’aurait pas hésité à se jeter sur lui pour lui
arracher la langue.
— Aden n’est pas
fou.
— Il parle tout
seul. Ou plutôt, il parle aux âmes
qu’il prétend avoir dans la tête. Je ne
suis pas médecin, mais ça ressemble quand même beaucoup à de la
démence, non ?
Elle se retourna sur son
siège et le fusilla du regard. Ryder
n’avait aucune conscience du mal que pouvaient infliger ses
paroles. En cela, il lui faisait penser
à Draven.
— Je bois du sang, se
contenta-t-elle de répondre (même si, vu les circonstances
actuelles, elle aurait dû parler au passé). Et mes amis peuvent changer de forme à volonté.
Est-ce que ça fait de nous des
fous ?
Il releva un coin de sa
bouche en un sourire triste.
— Ce n’est pas
impossible.
— T… tais-toi, lui
intima Shannon. Tout de
suite.
— Pardon ?
explosa Ryder, ponctuant ses paroles d’un coup
de poing sur l’accoudoir. On nage en
plein délire, et tout le monde fait semblant de trouver ça
normal !
— Si tu n’es pas
content, demanda-t-elle, pourquoi es-tu venu avec
nous ?
— Parce que je
m’ennuyais, voilà tout, rétorqua-t-il avec une expression
butée.
Etrange, cette agressivité…
Mais que se passait-il ? Shannon
s’était d’ailleurs mis à regarder son ami avec une inexplicable expression
d’horreur. Victoria jeta un regard en
direction des chiffres lumineux du tableau de bord.
Les loups-garous étaient partis depuis
vingt-trois minutes, Aden depuis dix-neuf. Quand seraient-ils de retour ?
Shannon revint à la
charge.
— « J… je
m’ennuyais » ? Le t… type qui
adore rester s… seul ? Arrête. Je te c…
connais. Qu’est-ce que tu as fait, v…
vraiment ? demanda-t-il à
Ryder. P… pourquoi avais-tu besoin de
quitter Crossroads ?
— Je n’ai rien fait,
répondit celui-ci, mais son expression trahissait un certain
malaise. Et ce n’est pas moi qui ai
voulu partir, c’est Aden qui nous y a obligés.
Mais Shannon n’était pas
décidé à s’en laisser conter.
— Qu… qu’est-ce que tu
as fait ? D… dis-le.
Dis-le, même si je le s… sais déjà.
Je ne voulais pas le croire, mais j… je t’ai
vu sortir de la chambre hier soir, après…après, quoi.
Et quand tu es r… revenu, tu empestais
l’essence. Tu as dit que tu avais
travaillé sur le c… camion, et j’ai v… voulu te croire, mais avoue,
m… maintenant.
Sous le feu roulant des
questions, Ryder se plia en deux, se massant la poitrine comme s’il
avait un problème au cœur. Pourtant,
Shannon ne le quitta pas du regard. Il
attendait. Très vite, comme si la
douleur devenait de plus en plus intense, insupportable, Ryder se
mit à pousser des gémissements, avant d’avouer en
criant :
— Tu veux vraiment
savoir ce qui s’est passé ? Très
bien. C’est moi qui ai mis le feu au
ranch, d’accord ? C’est à cause de
cette voix dans ma tête, cette voix qui me disait de le faire… J’ai
voulu résister, mais je n’ai pas réussi. Jusqu’à ce
qu’il me dise de vous tuer tous. Je me
suis approché de ton lit, et j’allais le faire, mais je me suis mis
à trembler si fort que je n’ai pas réussi. A la place, je vous ai sortis du dortoir,
tous.
Victoria l’écoutait, de plus
en plus horrifiée.
— T… tu as
osé…
Shannon s’interrompit,
incapable d’ajouter un mot. Il laissa
tomber sa tête entre ses mains et se mit à pleurer.
— La voix me dit de
suivre Aden, où qu’il aille. Il m’a dit
de…
A cet instant, tout le corps
de Ryder se mit à trembler, comme s’il était frappé d’une crise
d’épilepsie. Ses orbites roulèrent en
arrière, découvrant le blanc de ses yeux.
— R… Ryder !
s’écria Shannon, et il se précipita en avant
pour retenir la tête de son ami qui s’effondrait sur la
banquette.
Il introduisit de force un
doigt dans sa bouche pour éviter qu’il n’avale sa langue et
s’étouffe. Les frissons qui secouaient
le jeune homme s’arrêtèrent aussi soudainement qu’ils avaient
commencé.
Au même moment, la portière
passager s’ouvrit en coulissant, et l’air glacial du dehors envahit
l’habitacle. La voiture s’actionnait
toute seule ? — oui, voilà
que la portière se refermait !
Un déclic se fit dans la tête
de Victoria. Tucker. Ce ne pouvait
être que lui.
Et effectivement, celui-ci se
matérialisa soudain sur le siège à côté d’elle. Il portait des vêtements déchirés et couverts de sang,
tout comme ses cheveux. Dans ses yeux
se lisait un désespoir sans fond — comme si pour lui tout
était fini.
— Je l’ai eu.
Et alors ?
Elle n’allait pas se laisser
intimider. Peut-être qu’elle était
devenue humaine, mais Riley avait été son maître d’armes, et même
si ses forces avaient diminué, elle savait encore se battre.
Sans compter les deux poignards qu’elle
dissimulait sous ses manches, petit hommage à la méthode Aden
Stone…
Au même moment, Ryder se
releva d’un seul mouvement fluide et repoussa Shannon loin de lui
avec une force surprenante.
— Ne me touche pas avec
tes mains impures, humain !
Malgré sa véhémence, il avait
parlé d’une voix cultivée, basse, et avec une pointe d’accent
roumain.
Cette voix, Victoria la
connaissait, elle l’aimait autant qu’elle la redoutait…
Non ! Impossible !
— Ryder ?
Est-ce que tout va bien ?
Bien que son ami ait avoué
être le responsable de l’incendie, Shannon, de toute évidence,
tenait toujours énormément à lui.
— Tout va très
bien. Et tout va aller encore mieux
dans un instant.
Sur ces mots, Ryder plongea
en avant, saisit un couteau caché dans ses bottes et poignarda
Shannon en plein cœur.
Son geste fut si rapide, si
inattendu, que Victoria ne comprit ce qui s’était passé qu’en
entendant le cri de Shannon. En voyant
le sang qui coulait. Trop tard, bien
trop tard. Ryder tournait et retournait
la lame, pour être certain d’achever sa victime.
Celui-ci ne parlait déjà
plus. Dans ses yeux, on pouvait lire la
question Pourquoi ? Comment
as-tu pu ? Mais tout ce qui
s’échappait de ses lèvres, c’étaient des bulles de
sang.
— Non !
Victoria plongea à son tour,
s’interposant entre Shannon et Ryder, repoussant celui-ci, faisant
un écran de son dos. Bien sûr, en
agissant ainsi, elle s’exposait elle-même, mais
qu’importe ? Tirant de toutes ses
forces sur le manche du couteau, elle le retira de la blessure et
tenta de faire pression pour arrêter l’hémorragie. Un flot de sang écarlate se mit à couler entre ses
jointures.
Ryder eut un rire bref et
satisfait.
— Ça sent bon, non, mon
petit Tucker ?
— Oui, répondit celui-ci
automatiquement.
Il n’y avait plus rien à
faire. Rien qui puisse sauver son
ami. Des larmes brûlantes, de haine et
de désespoir, se mirent à couler sur les joues de
Victoria.
— Shannon, je suis
désolée… J’aurais dû… J’aurais pu…
Quoi ? Elle n’en savait rien, en fait, mais elle se sentait
coupable.
Il suffoquait à présent,
cherchant l’oxygène de toutes ses forces. Un filet de sang coulait de la commissure de ses
lèvres. A l’expression de son visage,
elle comprenait à quel point il souffrait, et cette pensée était
encore plus insupportable que sa mort elle-même.
— Tu vois, mon
garçon ? lança Ryder à l’intention
de Tucker. Ça, c’est de la belle
ouvrage. Si tu avais travaillé comme
ça, ma fille n’aurait jamais pu sauver Aden.
Sa fille.
C’était donc bien ce qu’elle craignait.
Vlad avait pris possession de
Ryder.
Et il avait tué
Shannon. Comment avait-il
pu ? Comment avait-il osé faire
ça ? A travers Shannon, c’était
elle, et Aden, et tous les autres que son père atteignait.
Dire qu’elle avait un jour pleuré sur sa mort,
et qu’il revenait pour accomplir un acte aussi
abominable !
Victoria n’avait plus le
pouvoir de téléporter Shannon, et pas même assez de force pour le
sortir de la voiture. Attendre le
retour d’Aden signifierait laisser souffrir inutilement son
ami.
De penser à Aden, la nuit où
celui-ci s’était trouvé dans la même situation lui revint à la
mémoire. Cette souffrance sur son
visage… Il lui avait demandé d’y mettre un terme, de l’achever,
pour que tout s’arrête enfin. Oui, il
l’avait même suppliée de le faire.
Ce jour-là, elle n’avait pas
pu s’y résoudre. Aujourd’hui, elle
n’avait plus le choix. Même si elle
détestait ce qu’elle allait faire.
— Je suis désolée,
Shannon, murmura-t-elle.
Et elle plongea ses crocs
dans sa jugulaire — des crocs qui n’étaient plus aussi longs,
ni aussi aiguisés, mais qu’importe ? Les gémissements de Shannon augmentèrent d’abord
d’intensité, puis très vite s’affaiblirent et s’éteignirent.
Il ne chercha pas à lutter, s’abandonnant à sa
morsure pendant qu’elle se hâtait de pomper tout le sang qui lui
restait — un sang que la terreur du jeune homme teintait d’un
goût de cuivre. Victoria avait
l’impression terrible d’avaler tout son désespoir et sa souffrance…
et pas le temps de s’attarder sur cette sensation. Elle continua de boire jusqu’à ce qu’il ne reste plus
rien. La tête de Shannon roula sur le
côté, inerte.
C’était fini.
Un poids terrible lui tomba sur la
poitrine. Elle avait été contrainte de
faire une chose abominable, qu’elle ne pourrait jamais oublier,
jamais se pardonner. La tête posée sur la poitrine du cadavre de son ami,
elle se mit à pleurer.
Soudain, elle prit conscience
d’un bruit lointain — les pattes d’un chien, d’un loup…
Maxwell et Nathan !
Tremblante, elle se redressa,
et regarda autour d’elle malgré les larmes qui lui brouillaient les
yeux. Au début, elle ne distingua rien
— c’était comme si un voile lui masquait l’extérieur de la
voiture. Du revers de la manche, elle
s’essuya les yeux, mais l’impression de flou persista.
Toutefois, Victoria parvint à distinguer sur
le parking les silhouettes de Maxwell et Nathan, qui se cognaient
aux véhicules garés là comme s’ils étaient tous les deux
aveugles.
— Ils ne retrouveront
jamais la voiture, annonça Tucker. Je
m’en suis assuré.
— Tes illusions sont la
seule chose qui font que tu es encore en vie, lui fit remarquer
Ryder. J’espère que tu en as
conscience.
Tous deux parlaient d’un ton
calme, détaché. Après ce qui venait de
se passer, comment était-ce possible ? Des monstres sans cœur, voilà ce qu’ils
étaient !
Victoria se retourna vers son
père — le mot ne voulait plus rien dire, à présent — et
le garçon qui avait transformé sa vie en un champ de
ruines.
— Comment avez-vous
osé ? hurla-t-elle.
— Moi aussi, ça me fait
plaisir de te retrouver, mon trésor, rétorqua Vlad/Ryder avec un
sourire glacé qui semblait masquer bien des menaces.
Ça me fait plaisir, bien que tu m’aies trahi
au-delà de ce que je peux te pardonner. Non que j’aie l’intention de te pardonner quoi que ce
soit, d’ailleurs.
Une
lueur meurtrière illuminait ses yeux comme une étoile maléfique,
mais elle ne se laissa pas impressionner.
— Vous ne me faites pas
peur, Père. Plus
maintenant.
Celui-ci se tapota le menton
d’un doigt, faussement songeur.
— Qu’est-ce que je
pourrais bien faire pour changer ça ?
Puis, avec un sourire atroce,
il ajouta :
— Je vais trouver,
rassure-toi.
Comment
ai-je pu admirer un personnage aussi vil ?
— Shannon
n’avait rien fait pour mériter une telle mort.
Enfin, son père
réagit. Toute trace d’amusement
disparut de son visage. Plissant les
yeux et découvrant ses dents, il afficha une expression de colère
et de haine — l’expression d’un prédateur devant sa
proie.
— Il a aidé
Aden. Voilà ce qu’il a fait
pour…
Mais il n’eut pas le temps
d’ajouter quoi que ce soit : Victoria bondit sur lui.
Vlad possédait le corps de Ryder, certes,
mais c’était un corps humain. Ce qui
voulait dire vulnérable. Et dans cet
espace confiné, il n’avait nulle part où se réfugier.
Elle planta ses crocs dans
sa jugulaire.
En tant qu’humaine, elle
n’était pas complètement inefficace, après tout.