21
Du point de vue d’un vampire ou d’un loup-garou, l’idée qu’un humain puisse protéger d’autres humains était absurde, un peu comme si un nourrisson avait été chargé de la responsabilité d’autres bébés. Malheureusement, elle n’avait à présent plus aucun doute : elle était devenue humaine, complètement.
Si, un peu plus tôt, elle avait choisi de s’entailler le poignet et de verser son sang dans un gobelet, c’était pour qu’Aden ne s’en aperçoive pas, et pour ne pas qu’il risque de la transformer elle-même en esclave de sang. Elle n’avait pas eu besoin de je-la-nune pour que la lame entaille sa peau, et la blessure semblait ne pas vouloir guérir. Quant à Gobeur, il ne criait plus. Pas même le moindre gémissement.
Ryder, qui semblait s’être enfin remis de la surprise provoquée par la transformation de Nathan, la tira de ses rêveries :
— Est-ce que tu sors avec Aden ?
Se laissant aller sur l’appuie-tête, Victoria le regarda dans le rétroviseur.
— Oui.
En tout cas je crois. Depuis qu’il s’était réveillé de son sommeil réparateur, Aden se montrait gentil, tendre, doux et attentionné. Comme avant. Il fallait qu’elle se retienne constamment pour ne pas se jeter dans ses bras et lui confier toutes ses peurs, ses doutes… et son amour. Mais la peur d’être rejetée la retenait comme une malédiction.
— Et ça t’est égal qu’il soit dingue ?
Après tout, c’était peut-être un bien que Gobeur ait disparu. La question de Ryder était si maladroite, elle lui faisait si mal, que la créature n’aurait pas hésité à se jeter sur lui pour lui arracher la langue.
— Aden n’est pas fou.
— Il parle tout seul. Ou plutôt, il parle aux âmes qu’il prétend avoir dans la tête. Je ne suis pas médecin, mais ça ressemble quand même beaucoup à de la démence, non ?
Elle se retourna sur son siège et le fusilla du regard. Ryder n’avait aucune conscience du mal que pouvaient infliger ses paroles. En cela, il lui faisait penser à Draven.
— Je bois du sang, se contenta-t-elle de répondre (même si, vu les circonstances actuelles, elle aurait dû parler au passé). Et mes amis peuvent changer de forme à volonté. Est-ce que ça fait de nous des fous ?
Il releva un coin de sa bouche en un sourire triste.
— Ce n’est pas impossible.
— T… tais-toi, lui intima Shannon. Tout de suite.
— Pardon ? explosa Ryder, ponctuant ses paroles d’un coup de poing sur l’accoudoir. On nage en plein délire, et tout le monde fait semblant de trouver ça normal !
— Si tu n’es pas content, demanda-t-elle, pourquoi es-tu venu avec nous ?
— Parce que je m’ennuyais, voilà tout, rétorqua-t-il avec une expression butée.
Etrange, cette agressivité… Mais que se passait-il ? Shannon s’était d’ailleurs mis à regarder son ami avec une inexplicable expression d’horreur. Victoria jeta un regard en direction des chiffres lumineux du tableau de bord. Les loups-garous étaient partis depuis vingt-trois minutes, Aden depuis dix-neuf. Quand seraient-ils de retour ?
Shannon revint à la charge.
— « J… je m’ennuyais » ? Le t… type qui adore rester s… seul ? Arrête. Je te c… connais. Qu’est-ce que tu as fait, v… vraiment ? demanda-t-il à Ryder. P… pourquoi avais-tu besoin de quitter Crossroads ?
— Je n’ai rien fait, répondit celui-ci, mais son expression trahissait un certain malaise. Et ce n’est pas moi qui ai voulu partir, c’est Aden qui nous y a obligés.
Mais Shannon n’était pas décidé à s’en laisser conter.
— Qu… qu’est-ce que tu as fait ? D… dis-le. Dis-le, même si je le s… sais déjà. Je ne voulais pas le croire, mais j… je t’ai vu sortir de la chambre hier soir, après…après, quoi. Et quand tu es r… revenu, tu empestais l’essence. Tu as dit que tu avais travaillé sur le c… camion, et j’ai v… voulu te croire, mais avoue, m… maintenant.
Sous le feu roulant des questions, Ryder se plia en deux, se massant la poitrine comme s’il avait un problème au cœur. Pourtant, Shannon ne le quitta pas du regard. Il attendait. Très vite, comme si la douleur devenait de plus en plus intense, insupportable, Ryder se mit à pousser des gémissements, avant d’avouer en criant :
— Tu veux vraiment savoir ce qui s’est passé ? Très bien. C’est moi qui ai mis le feu au ranch, d’accord ? C’est à cause de cette voix dans ma tête, cette voix qui me disait de le faire… J’ai voulu résister, mais je n’ai pas réussi. Jusqu’à ce qu’il me dise de vous tuer tous. Je me suis approché de ton lit, et j’allais le faire, mais je me suis mis à trembler si fort que je n’ai pas réussi. A la place, je vous ai sortis du dortoir, tous.
Victoria l’écoutait, de plus en plus horrifiée.
— T… tu as osé…
Shannon s’interrompit, incapable d’ajouter un mot. Il laissa tomber sa tête entre ses mains et se mit à pleurer.
— La voix me dit de suivre Aden, où qu’il aille. Il m’a dit de…
A cet instant, tout le corps de Ryder se mit à trembler, comme s’il était frappé d’une crise d’épilepsie. Ses orbites roulèrent en arrière, découvrant le blanc de ses yeux.
— R… Ryder ! s’écria Shannon, et il se précipita en avant pour retenir la tête de son ami qui s’effondrait sur la banquette.
Il introduisit de force un doigt dans sa bouche pour éviter qu’il n’avale sa langue et s’étouffe. Les frissons qui secouaient le jeune homme s’arrêtèrent aussi soudainement qu’ils avaient commencé.
Au même moment, la portière passager s’ouvrit en coulissant, et l’air glacial du dehors envahit l’habitacle. La voiture s’actionnait toute seule ? — oui, voilà que la portière se refermait !
Un déclic se fit dans la tête de Victoria. Tucker. Ce ne pouvait être que lui.
Et effectivement, celui-ci se matérialisa soudain sur le siège à côté d’elle. Il portait des vêtements déchirés et couverts de sang, tout comme ses cheveux. Dans ses yeux se lisait un désespoir sans fond — comme si pour lui tout était fini.
— Salut, Victoria, dit-il. Je vois que tu as eu mon message.
— Je l’ai eu. Et alors ?
Elle n’allait pas se laisser intimider. Peut-être qu’elle était devenue humaine, mais Riley avait été son maître d’armes, et même si ses forces avaient diminué, elle savait encore se battre. Sans compter les deux poignards qu’elle dissimulait sous ses manches, petit hommage à la méthode Aden Stone…
Au même moment, Ryder se releva d’un seul mouvement fluide et repoussa Shannon loin de lui avec une force surprenante.
— Ne me touche pas avec tes mains impures, humain !
Malgré sa véhémence, il avait parlé d’une voix cultivée, basse, et avec une pointe d’accent roumain.
Cette voix, Victoria la connaissait, elle l’aimait autant qu’elle la redoutait… Non ! Impossible !
— Ryder ? Est-ce que tout va bien ?
Bien que son ami ait avoué être le responsable de l’incendie, Shannon, de toute évidence, tenait toujours énormément à lui.
— Tout va très bien. Et tout va aller encore mieux dans un instant.
Sur ces mots, Ryder plongea en avant, saisit un couteau caché dans ses bottes et poignarda Shannon en plein cœur.
Son geste fut si rapide, si inattendu, que Victoria ne comprit ce qui s’était passé qu’en entendant le cri de Shannon. En voyant le sang qui coulait. Trop tard, bien trop tard. Ryder tournait et retournait la lame, pour être certain d’achever sa victime.
Celui-ci ne parlait déjà plus. Dans ses yeux, on pouvait lire la question Pourquoi ? Comment as-tu pu ? Mais tout ce qui s’échappait de ses lèvres, c’étaient des bulles de sang.
— Non !
Victoria plongea à son tour, s’interposant entre Shannon et Ryder, repoussant celui-ci, faisant un écran de son dos. Bien sûr, en agissant ainsi, elle s’exposait elle-même, mais qu’importe ? Tirant de toutes ses forces sur le manche du couteau, elle le retira de la blessure et tenta de faire pression pour arrêter l’hémorragie. Un flot de sang écarlate se mit à couler entre ses jointures.
Ryder eut un rire bref et satisfait.
— Ça sent bon, non, mon petit Tucker ?
— Oui, répondit celui-ci automatiquement.
Il n’y avait plus rien à faire. Rien qui puisse sauver son ami. Des larmes brûlantes, de haine et de désespoir, se mirent à couler sur les joues de Victoria.
— Shannon, je suis désolée… J’aurais dû… J’aurais pu…
Quoi ? Elle n’en savait rien, en fait, mais elle se sentait coupable.
Il suffoquait à présent, cherchant l’oxygène de toutes ses forces. Un filet de sang coulait de la commissure de ses lèvres. A l’expression de son visage, elle comprenait à quel point il souffrait, et cette pensée était encore plus insupportable que sa mort elle-même.
— Tu vois, mon garçon ? lança Ryder à l’intention de Tucker. Ça, c’est de la belle ouvrage. Si tu avais travaillé comme ça, ma fille n’aurait jamais pu sauver Aden.
Sa fille. C’était donc bien ce qu’elle craignait. Vlad avait pris possession de Ryder.
Et il avait tué Shannon. Comment avait-il pu ? Comment avait-il osé faire ça ? A travers Shannon, c’était elle, et Aden, et tous les autres que son père atteignait. Dire qu’elle avait un jour pleuré sur sa mort, et qu’il revenait pour accomplir un acte aussi abominable !
Victoria n’avait plus le pouvoir de téléporter Shannon, et pas même assez de force pour le sortir de la voiture. Attendre le retour d’Aden signifierait laisser souffrir inutilement son ami.
De penser à Aden, la nuit où celui-ci s’était trouvé dans la même situation lui revint à la mémoire. Cette souffrance sur son visage… Il lui avait demandé d’y mettre un terme, de l’achever, pour que tout s’arrête enfin. Oui, il l’avait même suppliée de le faire.
Ce jour-là, elle n’avait pas pu s’y résoudre. Aujourd’hui, elle n’avait plus le choix. Même si elle détestait ce qu’elle allait faire.
— Je suis désolée, Shannon, murmura-t-elle.
Et elle plongea ses crocs dans sa jugulaire — des crocs qui n’étaient plus aussi longs, ni aussi aiguisés, mais qu’importe ? Les gémissements de Shannon augmentèrent d’abord d’intensité, puis très vite s’affaiblirent et s’éteignirent. Il ne chercha pas à lutter, s’abandonnant à sa morsure pendant qu’elle se hâtait de pomper tout le sang qui lui restait — un sang que la terreur du jeune homme teintait d’un goût de cuivre. Victoria avait l’impression terrible d’avaler tout son désespoir et sa souffrance… et pas le temps de s’attarder sur cette sensation. Elle continua de boire jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. La tête de Shannon roula sur le côté, inerte.
C’était fini. Un poids terrible lui tomba sur la poitrine. Elle avait été contrainte de faire une chose abominable, qu’elle ne pourrait jamais oublier, jamais se pardonner. La tête posée sur la poitrine du cadavre de son ami, elle se mit à pleurer.
Soudain, elle prit conscience d’un bruit lointain — les pattes d’un chien, d’un loup… Maxwell et Nathan !
Tremblante, elle se redressa, et regarda autour d’elle malgré les larmes qui lui brouillaient les yeux. Au début, elle ne distingua rien — c’était comme si un voile lui masquait l’extérieur de la voiture. Du revers de la manche, elle s’essuya les yeux, mais l’impression de flou persista. Toutefois, Victoria parvint à distinguer sur le parking les silhouettes de Maxwell et Nathan, qui se cognaient aux véhicules garés là comme s’ils étaient tous les deux aveugles.
— Ils ne retrouveront jamais la voiture, annonça Tucker. Je m’en suis assuré.
— Tes illusions sont la seule chose qui font que tu es encore en vie, lui fit remarquer Ryder. J’espère que tu en as conscience.
Tous deux parlaient d’un ton calme, détaché. Après ce qui venait de se passer, comment était-ce possible ? Des monstres sans cœur, voilà ce qu’ils étaient !
Victoria se retourna vers son père — le mot ne voulait plus rien dire, à présent — et le garçon qui avait transformé sa vie en un champ de ruines.
— Comment avez-vous osé ? hurla-t-elle.
— Moi aussi, ça me fait plaisir de te retrouver, mon trésor, rétorqua Vlad/Ryder avec un sourire glacé qui semblait masquer bien des menaces. Ça me fait plaisir, bien que tu m’aies trahi au-delà de ce que je peux te pardonner. Non que j’aie l’intention de te pardonner quoi que ce soit, d’ailleurs.
Une lueur meurtrière illuminait ses yeux comme une étoile maléfique, mais elle ne se laissa pas impressionner.
— Vous ne me faites pas peur, Père. Plus maintenant.
Celui-ci se tapota le menton d’un doigt, faussement songeur.
— Qu’est-ce que je pourrais bien faire pour changer ça ?
Puis, avec un sourire atroce, il ajouta :
— Je vais trouver, rassure-toi.
Comment ai-je pu admirer un personnage aussi vil ?
— Shannon n’avait rien fait pour mériter une telle mort.
Enfin, son père réagit. Toute trace d’amusement disparut de son visage. Plissant les yeux et découvrant ses dents, il afficha une expression de colère et de haine — l’expression d’un prédateur devant sa proie.
— Il a aidé Aden. Voilà ce qu’il a fait pour…
Mais il n’eut pas le temps d’ajouter quoi que ce soit : Victoria bondit sur lui. Vlad possédait le corps de Ryder, certes, mais c’était un corps humain. Ce qui voulait dire vulnérable. Et dans cet espace confiné, il n’avait nulle part où se réfugier.
Elle planta ses crocs dans sa jugulaire.
En tant qu’humaine, elle n’était pas complètement inefficace, après tout.