24
Agitée d’émotions
contradictoires, Mary Ann ne parvint pas à trouver le
sommeil. Les médicaments avaient cessé
de faire leur effet, et elle n’était plus en état de choc, aussi
ses pensées se mirent-elles à tourner et à retourner dans sa tête,
inlassablement, comme un tourbillon infernal. Aden et Victoria avaient quitté les lieux très tôt pour
s’isoler dans une autre chambre. Riley,
lui, était resté à ses côtés, mais il était tellement immobile,
tellement silencieux, qu’il aurait aussi bien pu être
mort.
Mort. Comme Shannon. Ou non,
justement ? Shannon était devenu un
zombie, et la seule façon connue de véritablement tuer un zombie
était de lui trancher la tête. Cette idée lui était
insupportable. Fin de l’histoire.
Quoi qu’il arrive, elle ne reverrait plus son
ami, ne pourrait plus jamais lui parler ? Epuisée, elle se mit à pleurer, en longs sanglots
brûlants. Pendant ce qui lui parut
des heures, elle laissa s’écouler son chagrin, jusqu’à ce que
ses larmes se tarissent et la laissent immobile, désespérée,
secouée de frissons.
Alors, Riley la prit dans ses
bras, ses bras puissants et chauds, et la tint serrée contre lui
jusqu’à ce que ses tremblements s’apaisent.
Mais son esprit repartit de
plus belle : et Tucker ? Il
faudrait aussi s’occuper de lui. Elle ne
lui avait jamais totalement fait confiance, car elle savait à quoi
s’attendre de sa part. Mais comment
avait-il pu s’enfuir et les planter là en ce moment
crucial ? C’était
inexplicable.
— Tu vas
mieux ? l’interrogea Riley sur un
ton bourru.
Sans attendre sa réponse, il
desserra son étreinte.
Elle se retourna pour lui
faire face. Il s’était rallongé sur le
dos, absorbé dans la contemplation du plafond comme pour y chercher
des réponses.
— Si je vais
mieux ? Tu veux dire, ai-je envie
de vomir tripes et boyaux depuis que j’ai mangé ce
hamburger ? Non.
— C’est une bonne
nouvelle.
— Tu vas me faire ce
tatouage ?
— Oui, si tu le veux
toujours. D’abord, je dois reprendre
celui que la flèche de la sorcière a endommagé. Ensuite, je te ferai celui qui t’empêchera de te
nourrir de l’énergie des autres.
— Merci.
Oui, mais… n’était-il pas un
peu trop enthousiaste par rapport à ce projet
dangereux ? Peut-être qu’au fond,
il lui était égal qu’elle survive…
— Puisque nous ne
dormons pas, pourquoi attendre ? proposa Riley.
Sur ces mots, il se redressa
et écarta les draps. C’est alors
qu’elle vit sa jambe et la blessure sur sa cuisse, la cicatrice
profonde, rouge et enflée. Elle devait
le faire terriblement souffrir !
Mary Ann tendit la main pour
l’arrêter avant qu’il ne se relève :
— Et toi, comment te
sens-tu ?
Mais, ignorant l’attention
qu’elle lui portait, il lui répondit d’un ton
brusque :
Et il repoussa sa
main. Quittant le lit, il se dirigea
vers un sac de sport rangé dans un coin de la chambre — sans
doute celui laissé par Nathan — et se mit à fouiller à
l’intérieur.
Mary Ann le regardait,
furieuse de nouveau. Pourquoi la
traitait-il avec tant de froideur ? Pour finir, Riley revint vers le lit, son matériel de
tatouage à la main, et entreprit de s’installer près
d’elle.
— Tourne-toi, lui
indiqua-t-il au bout d’un moment.
Elle obéit. Sans un mot, il fit glisser de l’épaule de Mary Ann la
blouse d’hôpital qu’elle portait encore, avant de se mettre à
travailler sur le tatouage que la flèche de la sorcière avait
ouvert. Chaque fois qu’il passait son
pistolet sur des tissus cicatriciels, elle retenait un
gémissement. La douleur était
intense. Quand il eut terminé, elle
tremblait de tout son corps.
— Où veux-tu ton nouveau
tatouage ? lui demanda-t-il sans
paraître remarquer qu’elle transpirait et souffrait.
Très bien. Ne plus penser à ça. Se
concentrer sur sa question. Ainsi, il y
avait une chance qu’elle redevienne humaine, et qu’elle le
reste. Ce qui signifiait qu’elle
pourrait, enfin, revoir son père… et que celui-ci bondirait quand
il verrait les tatouages sur ses bras. Aucune raison, donc, d’en ajouter un nouveau, à moins
de vouloir l’affoler encore plus.
— Sur ma jambe,
indiqua-t-elle donc.
Son dos lui cuisait encore,
aussi ne préféra-t-elle pas s’allonger sur le lit. Appuyée à un oreiller, elle passa un pied par-dessus
les couvertures.
Comme il l’avait fait plus
tôt, Riley écarta le pan de la blouse, puis il s’immobilisa et la fixa un instant,
comme hypnotisé. Se pouvait-il qu’il
ait… envie d’elle ?
— Riley ?
lança-t-elle.
Le son de sa voix sembla
l’arracher à ses pensées, quelle qu’ait été leur nature.
Avec un grognement, il se remit à
l’œuvre.
Quelques dizaines de minutes
plus tard, il s’écarta, et Mary Ann put contempler son nouveau
tatouage. Comparé au précédent,
celui-ci ne lui avait presque pas fait mal. En revanche, il était sacrément grand !
Il s’étendait de son genou à sa cheville en
volutes compliquées.
Pendant qu’elle en regardait
les détails, Riley éteignit son pistolet de tatoueur et entreprit
de ranger ses affaires, avant de lui panser la jambe avec une des
serviettes de toilette récupérée dans la salle de
bains.
— Je crois… Non, j’en
suis sûr… Victoria s’est trompée, tu sais, dit-il enfin.
Même si notre plan ne fonctionne pas, tu ne
risques pas de mourir de faim. Enfin,
ça n’a jamais été tenté avant, d’accord, mais…
— Que veux-tu
dire ?
— Que si jamais tu
t’affaiblis, ou que tu ne supportes plus la nourriture humaine, il
suffirait que je referme ce tatouage pour que tu redeviennes norm…
comme avant.
Normale. Il avait failli dire normale. Seulement voilà : s’il refermait le motif,
annulant ainsi les effets du sortilège, elle serait de nouveau un
Draineur. Du point de vue de leur
relation, cela signifiait deux choses : d’un côté, il tenait
encore à elle puisqu’il envisageait de la sauver quoi qu’il
arrive. D’un autre, s’il la
laissait de
nouveau aspirer l’énergie autour d’elle, tout serait terminé entre
eux.
— Hors de question,
répondit-elle. Je veux qu’il reste
ouvert. Qu’il fonctionne.
— Mais, Mary
Ann…
— J’insiste.
D’ailleurs, j’en veux un autre.
Riley plissa les yeux d’un
air buté mais ne protesta pas. Cependant, elle le connaissait bien. Il n’était pas du genre à abandonner aussi
facilement.
— Quel genre de
tatouage ?
— Tu le sais très
bien. Je veux le même symbole que celui
que tu as fait à Aden, celui qui empêche pour toujours qu’on touche
à mes autres tatouages.
Avant même qu’elle ait
terminé sa phrase, Riley secouait la tête énergiquement en signe de
refus catégorique.
— Tu ne peux pas le
nier, insista-t-elle : si tu me l’avais fait dès le départ,
les sorcières n’auraient pas cherché à me trouer la peau à
l’endroit exact où un sortilège me protège des blessures
mortelles.
C’était de la simple
logique : ces harpies avaient le pouvoir de sentir les
tatouages et leur signification. Celle
qui l’avait visée au motel avait compris le défaut de la cuirasse,
et l’avait mis à profit. Or, on pouvait
éviter que cela se reproduise.
— Très malin, concéda
Riley, mais que se passera-t-il si on te capture ?
Que se passera-t-il si on te tatoue de
force ?
— C’est simple : il
suffit que tu me dessines aussi le symbole qui empêchera tout
nouveau tatouage.
— Tu
plaisantes ? Personne de sain
d’esprit ne choisirait de se faire tatouer ce sortilège.
Tu imagines le nombre de sorts auxquels cela
te laisse exposée ?
— Mary
Ann ?
— Je veux ce tatouage,
Riley. Le premier, celui contre la
manipulation des tatouages.
— C’est trop
risqué.
— Aden le porte bien,
lui.
— Dans son cas, le jeu
en vaut la chandelle. Il attire
tellement de créatures qui cherchent à l’utiliser, à le manipuler
ou à lui nuire…
— Ah oui ?
J’ai une nouvelle pour toi : moi aussi,
on veut me nuire.
Il n’oserait tout de même pas
dire le contraire ? S’ils avaient
été au courant des pouvoirs de Draineur de Mary Ann, les propres
frères de Riley n’auraient pas hésité à la tuer. Elle ne pouvait oublier la façon dont lui-même, son
propre petit-ami, l’avait regardée, ce fameux soir où elle s’était
débarrassée des sorcières et des fées — l’expression dans son
regard, où se mêlaient horreur, dégoût et fureur. Seul l’amour qu’il lui portait l’avait poussé à la
sauver jusqu’à aujourd’hui.
Mais l’aimait-il
toujours ?
— Attends un peu,
reprit-il avec obstination. Sais-tu ce
qui se passera si les sorcières te prennent et découvrent que tu
portes un tatouage contre les blessures mortelles qu’elles ne
peuvent manipuler ? Parce que je
t’assure qu’elles vont chercher à te tuer de nouveau, ne serait-ce
que parce qu’elles te tiennent pour responsable du massacre des
« Robes Rouges ».
— Mais je…
Il ne la laissa pas
terminer.
— Je vais te dire ce qui
va se passer. Elles t’enfermeront dans
un lieu connu d’elles seules, sans lumière ni nourriture, et elles te
tortureront. Oh, elles ne pourront pas
te tuer, bien entendu. Mais elles te
feront souffrir atrocement tous les jours de ta vie jusqu’à ce que
tu meures de mort naturelle.
— Tu veux dire… jusqu’à
ce que je meure de vieillesse ?
Mais cela prendrait des
dizaines d’années. Quelle
horreur !
— Exactement.
Ce qui voulait dire que… non,
réalisa-t-elle brutalement. Elle était
en train de se laisser effrayer.
— Fais-moi ce tatouage,
ordonna-t-elle.
Car elle avait pris sa
décision : plutôt mourir, y compris dans de terribles
souffrances, que de voler de nouveau l’énergie d’un être
vivant. Rien de ce que dirait Riley ne
la ferait changer d’avis.
— Mais j’ai déjà rangé
mon équipement, tenta-t-il néanmoins.
— Et c’est si difficile
que ça de le ressortir ?
— Pas
vraiment.
— Riley, je ne veux plus
être un danger pour toi. Plus
jamais.
Son beau visage de mauvais
garçon se contracta.
— Tu n’es plus un danger
pour moi, Mary Ann.
Première nouvelle.
Alors allait-elle enfin savoir pourquoi il se
conduisait d’une manière aussi froide envers
elle ?
— Ah tiens ?
fit-elle avec autant de désinvolture que
possible. Et tu peux me dire ce qui a
changé ?
Riley se mordit la lèvre, et
son regard vert brilla d’une intensité renouvelée — non pas
l’intensité du désir, mais bel et bien celui de la colère.
C’était la première fois qu’elle lisait cette
expression dans ses yeux.
Pardon ?
Mais comment…
— Répète un
peu ?
— Je ne peux plus me
changer en loup. J’ai essayé.
Bon sang, je n’ai pas arrêté d’essayer depuis
que nous sommes sortis de l’hôpital. Je
n’y arrive plus, c’est tout.
— C’est depuis que…
depuis que je me suis nourrie de toi ?
— Tu ne l’as pas fait
exprès. C’est moi qui t’ai forcée à
aspirer mon énergie. Tu as résisté de
toutes tes forces.
Dans la voix de Riley, la
colère fit place au désespoir.
— Mais cela n’a plus
d’importance de toute façon, poursuivit-il. Le résultat est là.
Plus
d’importance ? Comment
pouvait-il dire ça ? C’était
terrible, tout simplement. Oh, il
pouvait prétendre l’avoir forcée à se nourrir de son énergie, cela
ne changeait rien au fait qu’elle était responsable.
Elle lui avait tout pris — jusqu’à sa
part animale, sa personnalité profonde, véritable. Elle lui avait enlevé ça, pour toujours.
Rien d’étonnant à ce qu’il la
haïsse…
— Je suis désolée,
Riley, tellement désolée… Je ne voulais pas, je…
Mais quels mots auraient pu
traduire son désarroi, son remords et sa tristesse ?
Elle n’y pouvait plus rien, à
présent.
L’horreur de ce qu’elle avait
commis la frappa de plein fouet, et les larmes — qu’elle
croyait pourtant avoir asséchées pour toujours — se mirent à
ruisseler de nouveau sur son visage.
— Nous savions tous les
deux que c’était un risque, affirma Riley, l’air
sombre.
— Ainsi, tu es devenu…
humain ?
— C’est à peu près ça,
oui.
De pire en pire.
Comment pouvait-il supporter une telle
infamie, lui qui avait été un changeforme toute sa
vie ?
Toute sa longue, très longue
vie. Et une existence humaine était si
ridiculement courte. Il allait
vieillir. Mourir. A cause d’elle, oui.
Tout ça c’était sa
faute.
Ses amis, sa famille,
étaient des loups-garous. Non
seulement son nouvel état l’éloignait d’eux mais, pire encore, il
le laissait vulnérable — ce qu’il haïssait par-dessus
tout.
Avec un soupir, Riley se
releva et s’éloigna en direction de la salle de bains.
— Je vais prendre une
douche, lança-t-il sans se retourner. Essaie de te reposer un peu.
Et il referma la porte
derrière lui.
Comme s’il avait refermé la
porte sur eux, pour toujours.
Mary Ann se roula en boule
et se mit à sangloter.
Entre ses dents, Aden poussa
un long juron.
— Tu as entendu,
Victoria ?
— Les horreurs que tu
viens de proférer ? répondit-elle
avec légèreté. Plutôt bien,
oui. J’ai eu l’impression que tu me
les susurrais directement dans l’oreille.
— Je ne te parle pas de
ça. Tu as entendu ce que Riley vient
de révéler à Mary Ann ?
— Euh, non… pourquoi,
tu as entendu quelque chose ?
— Oui.
Elle était étendue à côté de
lui, la tête posée sur son torse. De la main, il
caressait ses cheveux doux et soyeux. La chambre était plongée dans l’obscurité, mais Aden
parvenait néanmoins à en distinguer tous les détails, comme s’il
avait porté des lunettes à infrarouges.
— Comment est-ce
possible ? Que tu les entendes,
je veux dire ?
— Je ne sais
pas. Les murs sont peut-être très
fins ?
— Dans ce cas, je les
aurais entendus également.
— Ah. Alors, il s’agit peut-être d’un nouveau pouvoir
d’origine vampirique…
— Ça paraît un peu plus
logique, effectivement.
Il se tut un instant,
s’attendant à des commentaires de la part des âmes, mais rien ne
vint. Caleb était emmuré dans son
deuil depuis la mort des sorcières, Elijah s’en tenait à son vœu de
silence, et depuis qu’il avait appris l’existence de Tonya Smart,
Julian se préoccupait exclusivement de retrouver ses souvenirs à
son sujet, ce qui lui permettrait peut-être de comprendre quel
avait pu être son dernier souhait sur terre.
De fait, le seul à exprimer
ses sentiments en ce moment était Junior, bien décidé à faire des
siennes dans la tête d’Aden. Il avait
faim. Depuis des heures, ses
rugissements n’avaient cessé de gagner en intensité.
Oui, Elijah avait bien
choisi ses mots quand il avait comparé l’apparition de Junior à une
naissance. En ce moment, Aden se
sentait comme un jeune papa dont la progéniture réclame qu’on
change ses couches.
— Aden, reprit
Victoria. Qu’a dit
Riley ?
C’est vrai qu’ils avaient
commencé une conversation…
— Riley ne peut plus se
transformer.
Elle se redressa d’un bond,
les yeux écarquillés :
— Pardon ?
s’écria-t-elle d’un ton
incrédule.
— Hé, plaisanta Aden, je ne suis que le messager,
ne t’en prends pas à moi. Ecoute,
continua-t-il en l’attirant de nouveau contre lui, c’est ce qu’il
vient de dire à Mary Ann. D’après ce
que j’ai compris, elle a pris son énergie avant qu’ils arrivent à
l’hôpital.
De mauvaise grâce, Victoria
reposa sa tête sur le torse d’Aden. Il
ferma à demi les yeux, ravi de sentir de nouveau son
contact.
— Quelle voix avait-il
quand il a raconté ça ? poursuivit-elle après un court instant.
— Il avait l’air
parfaitement normal. Sous contrôle, je
dirais.
— Tu
plaisantes ? C’est comme ça qu’il
parle quand il est bouleversé. Je vais
la tuer ! s’exclama-t-elle en
cognant son point sur le torse d’Aden pour ponctuer ses
paroles.
Comme elle tentait de se
redresser de nouveau, il la retint contre lui.
— Reste là.
Riley est sous la douche. De toute façon, je ne crois pas que Mary Ann ait eu
l’intention de lui faire du mal.
— Ça m’est complètement
égal. C’est exactement pour cela que
depuis toujours les créatures surnaturelles ont tué tous les
Draineurs qu’ils rencontraient. Il
faut à tout prix empêcher que ce genre de choses se
produise.
— Il peut
guérir. Il peut…
— Elle lui a volé son
pouvoir. Il n’y a rien qui puisse
guérir de ça. Impossible.
— Impossible, tu
dis ? Comme de changer un humain
en vampire ?
Elle sembla hésiter.
Jusqu’à ce qui était arrivé à Aden,
Victoria avait toujours
prétendu qu’une telle transformation ne pouvait se produire.
Tout le monde ici en était convaincu, et
pourtant…
— Je… je… Ça m’est
égal ! Je vais lui lancer un
enchantement de sommeil éternel ! Riley m’a montré comment on faisait.
D’accord. Mieux valait laisser tomber pour l’instant, sans quoi
elle finirait par se mettre vraiment en colère, ce qui aurait pour
effet de réveiller Gobeur. Et si son
monstre se mêlait à la partie, Junior le rejoindrait… Quoi qu’il en
soit, Aden éprouvait la vague impression qu’il ne tarderait pas à
revoir Riley en loup. Peut-être
prenait-il ses désirs pour des réalités, mais il avait comme un
pressentiment. Et il faisait confiance
à son instinct.
N’avait-il pas su à l’avance
qu’il allait rencontrer Victoria ? Certes, Elijah en avait eu des visions à l’avance,
mais Aden le découvrait un peu plus chaque jour, les pouvoirs des
âmes se transmettaient à lui dans une certaine mesure, pouvoirs
qu’il conservait même quand ces esprits n’étaient plus avec
lui. Non, il n’y avait pas qu’un
médium dans sa tête : lui-même avait récemment développé un
véritable don de prescience.
Minute. Pouvait-il, consciemment,
examiner le futur ? Il aurait
aimé accorder plus d’importance à cette idée, mais Victoria
l’interrompit.
— Laisse-moi partir,
maintenant, Aden, fit-elle en secouant la tête.
Au passage, ses cheveux
caressèrent délicieusement son torse.
— Attends un
peu. Il y a autre chose dont nous
devons parler.
— Je sais que tu ne
veux plus que je boive ton sang, et je respecte ta
décision.
C’était vrai, même si au
fond de lui-même, il aurait tout donné pour se nourrir une fois
encore de ce délicieux liquide qui portait son odeur.
Il en aurait envie, lui semblait-il, jusqu’à
la fin de ses jours.
— Mais j’aimerais
savoir ce qui la motive, continua-t-il. As-tu peur que je redevienne un monstre assoiffé de
sang, comme dans la caverne ?
— Non. Si cela avait dû arriver, ça se serait produit quand
tu as bu mon sang dans le gobelet, au manoir.
Il avait déjà tiré cette
conclusion lui-même.
— Alors
quoi ? Tu crains que je voie le
monde à travers tes yeux ?
— Non. Ça ne s’est pas produit récemment, alors pourquoi cela
arriverait-il maintenant ? Et
quand bien même, ce ne serait pas bien grave. Tu sais déjà tout ce qu’il y a à savoir de
moi.
— Alors
explique-moi. Dis-moi ce que tu as
dans la tête.
Du bout des doigts, Victoria
se mit à tracer des dessins compliqués sur son torse.
Il savoura la sensation.
— D’accord, mais tu ne
vas pas aimer ce que j’ai à te dire.
— Tant pis.
Dis-le quand même.
Elle posa un baiser délicat
dans son cou, et il frissonna.
— Eh bien… nous le
savons, tu te transformes en vampire, n’est-ce
pas ?
— Oui,
acquiesça-t-il.
Et immédiatement, il comprit
où cette conversation les menait. Une onde
glacée lui parcourut l’échine. Il s’en
doutait depuis un moment, oui, et il craignait ce qu’il allait
entendre.
— De mon côté, je me
transforme aussi. En
humaine.
Evidemment.
— Ma peau est devenue
aussi fragile que celle que tu avais avant. Je ne peux plus me téléporter, ni utiliser ma voix
pour me faire obéir. Et je mange de la
nourriture humaine. Tu sais, le
hamburger que j’ai apporté à Mary Ann ? J’avais mangé le même, juste avant. Moi, manger un hamburger ! Et le pire, c’est que j’ai adoré ça.
Ainsi, elle avait énormément
changé. Trop ? Pouvait-il encore la comprendre ?
— As-tu toujours besoin
de sang ?
— Non. Pour moi, c’est terminé. Gobeur, lui… c’est différent. Il a beaucoup crié, tu sais. Mais c’est fini. Il ne
fait presque plus de bruit, maintenant. En fait, j’ai peur qu’il soit… tu me
comprends ?
Oui, il la
comprenait. Gobeur était peut-être à
l’agonie.
Respirer. Se concentrer. Faire le
point. Oui, il fallait qu’il se
calme. Mais pourquoi n’avait-il pas eu
le déclic plus tôt ? Tout se
mettait en place, comme les pièces d’un puzzle : sa peau
glacée, ses hésitations pour se téléporter ou utiliser sa Voix
Vaudou… Soudain, il réalisa à quel point, récemment, il lui avait
fait courir des risques. Rien que d’y
penser… Il avait mis sa vie en danger sans même le
savoir ! Il aurait pu se
frapper.
A défaut de ça, il y avait
autre chose dont il avait très envie.
— Ecoute, voilà ce
qu’on va faire. D’abord, tu vas boire
mon sang, et ensuite je ferai la même chose avec le tien.
Echangeons nos sangs, comme dans la
grotte.
— Mais nous ne savons
pas ce qui va se passer ! Nous ne
savons pas comment elles vont
réagir.
« Elles »
désignait les bêtes, bien entendu.
— Exactement.
Nous ne le savons pas, mais nous allons le
découvrir. Tu te souviens de ce que je
t’ai dit ? Fini de subir.
A présent, nous agissons. Nous verrons bien ce qui arrive.
Victoria soupira de
nouveau.
— D’accord.
Tu as raison. Je
suis certaine que tu as raison, répéta-t-elle, comme pour se
convaincre.
Ainsi, elle acceptait de lui
faire confiance. Tant mieux : il
avait déjà l’eau à la bouche. Il était
accro à son sang, au point qu’il se demandait s’il ne la poussait
pas à cet échange en dépit des risques simplement pour pouvoir y
goûter de nouveau. Mais au fond,
qu’importe ? Il la voulait, tout
simplement.
— Tu es
prête ?
— Oui.
Se retournant, Aden se colla
contre elle, et tout son corps se détendit, s’abandonnant à son
étreinte. D’un mouvement de la tête,
elle lui offrit son cou et la veine qui battait à sa base.
Ses mâchoires bougeaient d’elles-mêmes,
mordant le vide comme malgré lui. Passant la langue sur ses lèvres, il se piqua à ses
dents. Ses dents ?
Minute. Ce
n’étaient plus des dents, mais bien des crocs. Pas aussi longs que ceux de Victoria, certes, mais
effilés comme des rasoirs.
— Commence,
murmura-t-il, car il avait envie qu’elle le morde autant que de la
mordre.
Un frisson la
parcourut. L’instant d’après,
elle enfouissait
la tête dans son cou, le léchant, le mordillant, réchauffant son
sang avant de planter ses crocs dans sa jugulaire et d’y boire à
pleines gorgées. La sensation était
douloureuse : devenue presque humaine, Victoria ne produisait
plus la substance qui atténuait la sensation de morsure et vous
étourdissait délicieusement. Mais
quelle importance ? Elle prenait
ce qu’il lui offrait, il était là pour elle — comme il en
rêvait depuis leur toute première rencontre. Il la laissa faire jusqu’à ce qu’elle ait bu tout son
soûl. Alors, et alors seulement, ils
renversèrent les rôles.
Quand il la mordit, elle
gémit et planta ses ongles dans son cuir chevelu.
— C’est si bon,
murmura-t-elle dans un souffle.
Il étouffa un râle à son
tour. Dans sa gorge, le liquide se
déversait, sucré, délicieux, apaisant les cris de Junior et les
emportant tous deux. Mais qu’est-ce
qui lui prenait ? Il était en
train de se frotter à elle et, loin de s’en offusquer, elle
accompagnait chacun de ses mouvements.
Mais bientôt, cela ne leur
suffit plus. Aden releva la tête et
retira ses crocs de la gorge de Victoria — un véritable
crève-cœur, mais il devait prendre garde à ne pas la
blesser. Et pourtant, elle poussa un
grognement de dépit. Non, il ne
pouvait pas rompre leur étreinte.
— Aden, murmura-t-elle,
le souffle court.
— Oui ?
— Je te veux
encore.
— Tu veux que je te
morde encore ?
Elle lui sourit — un
sourire doux et tentateur à la fois.
— Je te veux.
Tout entier.
C’est au cours de ce nouveau
baiser que, comme par magie, leurs vêtements disparurent et leurs
mains se firent exploratrices. Toutes
les pensées d’Aden fondirent en un instant. Douleur et plaisir, peur et envie, tout se mélangeait
dans sa tête et son corps, si fort qu’il en avait le
vertige. Voilà, il y était — il
avait rêvé de ce moment depuis qu’il avait rencontré Victoria, et
la réalisation de ses désirs était encore plus belle et intense que
dans son imagination.
— Je ne vais pas trop
vite ? demanda-t-il dans un
souffle. Tu veux que
j’arrête ?
— Continue.
Plus vite encore.
— A…
attends ! souffla-t-il,
alarmé. Je n’ai pas de
préservatif !
C’était vrai.
Et hors de question qu’ils aillent plus loin
sans être protégés. Il ne voulait pas
risquer de la mettre enceinte, et on l’avait averti depuis
longtemps sur les risques de MST. Bon
d’accord, Victoria et lui-même en étaient probablement exempts,
sans compter que les systèmes immunitaires des humains et des
vampires devaient être très différents. Mais ils auraient été stupides de courir ce
risque.
— Je… j’en ai un,
murmura Victoria. Depuis notre
conversation dans la forêt, j’en ai un sur moi. Toujours.
Ainsi, ce bruit de papier
froissé dans sa poche qui l’avait tellement agacé l’autre fois,
c’était… Evidemment. Si seulement il
l’avait su avant !
Se tortillant pour se
dégager de son étreinte, Victoria sortit du lit. L’attente était terriblement frustrante, mais
bien vite elle revint,
et ils reprirent les choses là où ils les avaient
laissées.
Il n’y eut pas le moindre
commentaire de la part des âmes, pas le moindre rugissement du côté
de Junior. Ou bien Aden était-il trop
occupé pour s’en apercevoir ? Il
n’y avait plus qu’elle et lui, seuls au monde. C’était sa première fois. Leur première fois.
Et c’était
grandiose.