26
D’un seul coup de pied, Riley ouvrit la porte, faisant voler le chambranle en éclats. Aucune alarme ne se fit entendre. Tout danger n’était pas pour autant écarté. D’un autre côté, un excès de précautions ne servirait pas à grand-chose : la dernière fois que Mary Ann et lui avaient fréquenté le quartier, ils s’étaient bien fait avoir quand même.
Ils avaient même failli y rester. Failli seulement ? Une partie de lui, son côté animal, était bel et bien mort !
Les poings serrés, l’ex-loup-garou pénétra dans la maison. Inutile de repenser au passé maintenant — la colère risquerait de l’aveugler.
— Nous n’avons que cinq minutes, lança-t-il à Mary Ann qui était entrée après lui. Ensuite, la police risque de débarquer. Alors faisons ça vite et bien.
— Je sais : on ramasse tout ce qu’on peut.
Cet échange ne servait qu’à tromper leur nervosité : ils avaient déjà mis au point ensemble les détails de leur plan d’action. Puisque Joe et Paula Stone étaient censés vivre dans cette maison, et que Riley et elle disposaient de peu de temps, il leur fallait aller au plus vite et emporter tout ce qui pouvait se révéler intéressant.
Le hall d’entrée donnait sur deux portes. Riley ouvrit la première au hasard. Une chambre. Sans doute celle des Stone, plutôt petite et sommairement meublée : un lit aux draps en bataille, une commode aux tiroirs ouverts, une table de chevet sur laquelle gisait un verre qui s’était renversé sur une pile de linge propre posée à même le sol. La seule fenêtre était recouverte d’une épaisse couche de peinture noire.
De toute évidence, ces lieux étaient déserts depuis un certain temps. Sans doute depuis la nuit que Riley et Mary Ann avaient passée dans la maison d’en face — cette fameuse nuit où ils avaient failli faire l’amour et où tout avait changé pour eux.
Ainsi, Joe et Paula Stone s’étaient enfuis. Ce qui voulait dire qu’ils savaient que quelqu’un était à leur recherche. Mais comment l’avaient-ils appris ? Et surtout, que craignaient-ils ?
Soudain, la voix de Mary Ann résonna dans le couloir.
— Riley, viens voir par ici.
Il la rejoignit dans la deuxième chambre. Mais… La moquette était jonchée de jouets.
— Ils ont un enfant ?
— Soit ça, soit Mme Stone est assistante maternelle.
— Je ne crois pas, non. Tu as déjà vu une assistante maternelle qui ne garde que des filles ?
Or, dans la pièce, la décoration était clairement féminine : ni couleur bleue, ni figurines, ni petites voitures, seulement des peluches et des poupées.
— Tu penses que…
Aden aurait-il une petite sœur ? C’était probable. Riley ne se souvenait pas d’avoir vu un siège enfant dans la voiture au moment où ils avaient croisé le couple, mais cela ne signifiait pas grand-chose.
Il regarda autour de lui, à la recherche d’une pendule. Combien de temps leur restait-il ?
— Trouve le salon, lança-t-il à Mary Ann, et fouille dans tous les tiroirs. Essaie de mettre la main sur une facture, quelque chose qui porte un nom.
Elle acquiesça, mais resta immobile, plantée devant lui.
— Riley, je voulais te dire que…
— Je n’ai pas envie de discuter maintenant. Fais ce que je t’ai dit, s’il te plaît.
Sans attendre de réponse, il tourna les talons et retourna dans la première chambre, où il entreprit de chercher quelque chose qui concerne Aden. Comme il s’en doutait, il ne trouva rien. Mais, au moins, cela lui permit pendant un temps d’oublier ses idées noires. Jusqu’à ce que…
— Riley, lança Mary Ann dans son dos d’une voix étranglée.
Entendant sa peur, il se redressa et se retourna prudemment. Et se figea.
— Mary Ann, marche jusqu’à moi. Lentement.
— Je… je ne peux pas.
— Ce n’est pas toi qui donnes les ordres, mon petit gars, fit une voix derrière elle.
Un homme pointait un revolver sur sa tempe.
Il était grand, blond et mince. Les manches de sa chemise de coton étaient retroussés sur une impressionnante série de tatouages. Des protections, mais contre quoi ? Pas facile à savoir, de loin. En revanche, l’homme était de toute évidence furieux : son aura émettait une vive lumière noire. Il n’hésiterait pas un seul instant à tirer et à abandonner leurs cadavres sur place.
Riley jura intérieurement. Pourquoi n’avait-il pas appris à Mary Ann comment agir dans ce genre de situation ?
— Si vous lui faites du mal, dit-il d’une voix parfaitement posée, je vous tue.
C’était un simple constat. Il avait fait bien pire dans sa vie, et même s’il n’avait recours à la violence qu’en dernier ressort, il n’hésiterait pas. Au contraire.
— Ah oui ? Ça risque d’être un peu difficile, si tu es mort, non ? Mais ne t’inquiète pas : ça ira vite.
Que répondre ? Il ne pouvait même pas se défendre. Avec ses sens de loup, il aurait pu entendre l’homme arriver dans la maison, ou le sentir. Au lieu de ça, il l’avait laissé prendre son ex-petite amie en otage sans rien faire. Bravo…
En dépit de son angoisse et de sa frustration, une partie tout à fait différente de son cerveau ne put s’empêcher de noter qu’il avait pensé à elle comme à son ex. C’était la première fois.
Avec le canon de l’arme, l’homme contraignit Mary Ann à avancer.
— Je suis désolée, Riley, lui fit-elle, les larmes aux yeux. Il est arrivé par surprise et…
— Tais-toi, gamine. Tu parles trop.
Quand elle fut assez près, Riley la saisit par le bras et la fit passer derrière lui pour lui servir de bouclier. Elle tremblait, mais il n’avait pas le temps de la consoler maintenant. Il lui lâcha la main.
Puis il fit face à l’homme qui tenait le revolver. Il s’agissait bien d’un humain, qui le regardait avec un air blasé. Tous deux mesuraient à peu près la même taille, soit environ un mètre quatre-vingt-dix.
— Etes-vous Joe Stone ? demanda Riley.
Une lueur de surprise traversa le regard de son interlocuteur, qui répondit par une autre question :
— Et vous, êtes-vous les gamins qui ont pénétré par effraction dans la maison de mon voisin et qui ont laissé des traces de sang partout ?
— Exactement, répondit Riley. Et alors ?
— Alors ? fit l’homme, visiblement désarçonné par tant de franchise. Alors vous allez me dire qui vous êtes, et ce que vous faites dans ma maison.
Qui était vraiment cet homme ? Fallait-il lui mentir ? Certes, il avait les cheveux blonds et la mâchoire carrée comme Aden, mais c’étaient des caractéristiques tellement communes…
L’inconnu avait un visage émacié, avec de nombreuses cicatrices. Son nez était légèrement de travers comme s’il avait déjà été cassé à plusieurs reprises. Rien à voir avec le visage d’ange d’Aden.
— Je t’ai posé une question, mon gars.
— Oui, et je n’y ai pas répondu.
Ne le provoque pas !
C’était un nouveau cas de figure pour Riley. En tant que loup-garou, il était non seulement beaucoup plus vieux, mais aussi plus fort que cet homme. Seulement voilà : il n’était plus un loup-garou. Il n’était plus rien du tout, en fait.
— Nous connaissons votre fils, fit Mary Ann d’une voix calme et posée. Aden. Haden, avec un H.
Mais l’autre conserva un visage de marbre. Malgré le poids de l’arme, sa main ne tremblait pas.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez.
— Pardon ? s’écria Mary Ann. Mais alors… peut-être que nous nous sommes trompés de maison ? Peut-être que…
— Ce n’est pas le cas, affirma Riley.
Mais elle continua, haussant le ton.
— Vous comprenez, monsieur ? Nous sommes désolés, vraiment, et…
Mary Ann, s’excuser et pleurnicher ? Cela ne lui ressemblait pas ! Etait-ce d’avoir frôlé la mort qui la rendait si fragile, ou bien la menace de l’arme ? Comme il détestait l’homme qui…
Un instant. Elle s’était déplacée de quelques centimètres. Elle passait devant lui. Elle voulait… lui servir de bouclier à son tour ! Fragile, mon œil.
Un mois plus tôt à peine, Riley aurait pu interpréter son geste comme un signe qu’elle l’aimait encore, mais la première idée qui lui vint, c’était qu’elle le voyait maintenant comme faible et incapable de se défendre seul. D’ailleurs, avait-elle vraiment tort ?
Joe Stone — si c’était lui — manifestait à présent des signes d’impatience.
— Mon gars, tu vas te mettre à parler, ou bien dans cinq minutes, je vais repeindre les murs avec ta cervelle.
Il fallait que ce soit Joe Stone. Rien d’autre n’avait de sens. Riley décida de le provoquer un peu.
— Ah oui ? Est-ce que vous pouvez compter à haute voix ? Comme ça, j’attendrai le tout dernier moment, ce sera plus dramatique… Vous savez très bien qui est Aden, enchaîna-t-il sans attendre. Votre fils.
Tout en parlant, il s’interposa de nouveau entre l’homme et Mary Ann, tentant de la repousser en direction de la fenêtre. Peut-être plongerait-elle au sol, lui laissant le champ libre pour se battre sans craindre les conséquences pour elle.
— Je n’ai pas de fils.
— Je ne vous crois pas.
— Ça m’est égal. Qu’est-ce qui vous fait croire que je suis ce Joe ?
— Si vous répondez à toutes les questions par d’autres questions, on ne va pas aller bien loin.
La désinvolture de son ton fit naître de la colère dans les yeux de l’autre.
— Fais un peu attention à ce que tu dis. Je te rappelle que c’est moi qui tiens une arme.
Le faire parler, c’était l’essentiel. Reculer d’un pas, de deux, en direction de la fenêtre, et…
— Je vois très bien ce que tu es en train de faire. Un pas de plus, et je tire, menaça Joe Stone, avant d’avancer sur Riley, le braquant à bout portant. Tu ne sortiras pas de cette pièce avant de m’avoir donné des réponses.
— Vous croyez vraiment me faire peur ? Ce n’est pas la première fois qu’on braque une arme sur moi. Si vous voulez des réponses, laissez partir la fille.
— Hors de question ! lança Mary Ann derrière lui. Je reste ici.
A l’aveuglette, Riley lui saisit la main pour la faire taire.
— Ne l’écoutez pas.
— Trop tard, répondit Joe avec un sourire ironique. C’est dit. Elle reste ici.
Comment allait-il s’en sortir ? Trouver une idée. Vite. Il leva une main apaisante.
— Très bien. Mais vous n’allez peut-être pas apprécier ce que je…
— Ça m’étonnerait.
Mais au moment où Joe Stone prononçait ces mots, Riley rabattit sa main sur le canon de l’arme. Le coup partit, mais la balle alla se ficher dans le sol.
En un éclair Riley l’agrippa fermement et le frappa au visage, une fois, deux fois, avant de lui arracher le revolver — non sans lui casser l’index au passage. A son tour, il braqua le canon sur son assaillant.
— Je vous l’avais dit, que vous n’alliez peut-être pas apprécier.
Pâle de douleur, jurant entre ses dents, Joe Stone leva les mains. Son index faisait un angle bizarre.
— Ne bougez plus, ou je vous descends.
Il était certain que l’homme cachait d’autres armes dans la maison, et il ne lui laisserait pas l’occasion de s’en saisir.
— Mary Ann, appelle Aden.
— Hein ? Mais pourquoi ?
— Il faut qu’il soit là.
Du coin de l’œil, il la vit sortir son téléphone portable et passer un appel. Il ne quittait pas des yeux Joe Stone, qui continuait de gémir et de respirer bruyamment.
— Si vous n’êtes pas Joe Stone, demanda Riley, déterminé à tirer la situation au clair avant l’arrivée d’Aden, qui êtes-vous ?
L’autre avala sa salive péniblement.
— Mettons que je sois Joe Stone, si ça vous fait plaisir. Alors, qu’est-ce que vous me voulez ?
Tout collait. Il était le père d’Aden, sûr et certain. Mais alors, pourquoi s’en défendre ?
— Je veux des excuses, d’abord.
— Des excuses pour avoir défendu ma maison ?
— Non. Pour avoir abandonné votre fils.
Un rictus de rage — ou de culpabilité ? — contracta le visage de Joe Stone.
— Mary Ann ? appela Riley. Tu peux venir ?
Elle le rejoignit.
— Aden arrive aussi vite que possible.
— Très bien. Maintenant, tiens le revolver à ma place, s’il te plaît.
— Pardon ?
— Prends ce revolver. Tu gardes ton doigt sur la détente, et tu appuies s’il bouge.
— D’accord. Pas de problème. O.K. D’accord.
Elle semblait terrifiée, mais elle fit néanmoins ce qu’il lui demandait. L’arme était trop lourde pour qu’elle puisse la tenir longtemps, aussi Riley se hâta-t-il de s’approcher de Joe Stone (tout en prenant garde de ne pas passer dans la ligne de tir de Mary Ann) pour le fouiller. Il récolta trois couteaux différents, une seringue et un pistolet électrique. En revanche, pas de trace d’une pièce d’identité.
Pendant toute la fouille, Joe Stone ne bougea pas. Et ça valait mieux pour lui.
— Riley ? Tu as bientôt fini ? lança Mary Ann, inquiète.
— Oui. Tu t’en sors très bien, continue.
Repoussant Joe sur le lit, Riley lui ordonna de s’y asseoir et de ne plus bouger. Mary Ann garda l’homme en joue jusqu’à ce que Riley lui reprenne l’arme. Alors seulement, elle poussa un soupir de soulagement.
— Va près de la porte et ramasse les couteaux, lui ordonna-t-il ensuite. Si qui que ce soit d’autre qu’Aden ou Victoria essaie d’entrer, sers-t’en.
— Il n’y a personne d’autre que moi, ici, fit Joe. Personne ne viendra à ma rescousse.
Encore ce ton neutre, dénué d’émotion… Ça devait être une habitude chez cet homme. Riley scruta son visage impassible.
— Donc, Paula, votre femme, ne risque pas d’arriver d’un instant à l’autre ?
Cette fois, Joe Stone pâlit.
— Non, elle ne viendra pas. Et ne cherchez pas à la retrouver. Elle est loin d’ici, en sécurité.
Là-dessus, ils se turent tous les trois. Environ une heure plus tard, Aden et Victoria arrivèrent sur les lieux, avec des vêtements froissés et l’air de sortir du lit. Deux petites marques de crocs ornaient le cou de Victoria, et elle avait les joues en feu. Quant à Aden, lui aussi portait des traces de dents, mais imprécises, mal délimitées, comme si elles provenaient de dents humaines.
Les dents de Victoria ? Etrange alors que la cicatrice soit aussi brouillonne. Quoi qu’il en soit, Aden et elle s’étaient mis dans le pétrin : non seulement ils échangeaient leur sang, mais en plus ils couchaient ensemble. Pas besoin d’être un loup-garou pour comprendre ça. Et, Riley pouvait en attester, rien de bon n’arrivait quand on mélangeait l’amour et le travail.
Les risques étaient énormes. Et si la bête d’Aden s’échappait ? Si Victoria se laissait emporter par sa soif de sang ? Aucun des deux n’en réchapperait !
Pour l’instant, toutefois, on n’en était pas là. Malgré la fatigue sur leur visage, ses deux amis semblaient être maîtres d’eux et avaient les idées au clair : ni regard appuyé sur leurs carotides, ni mouvements de dents inquiétants… Tant mieux. Les bêtes étaient en général excitées par la violence et l’agressivité, et on n’en manquait pas dans la pièce. La tension était si dense qu’elle en était presque palpable.
— J’ai vérifié les environs et l’intérieur de la maison, signala Victoria. Tout est calme, personne ne nous épie.
Riley et elle faisaient équipe depuis si longtemps qu’il n’avait pas besoin de se demander ce qu’ils voulaient savoir. Ils se comprenaient tout de suite.
Aden dévisageait Joe Stone. Celui-ci, assis sur le lit, raide et mal à l’aise, faisait tout pour éviter de croiser son regard.
— C’est vraiment lui ? demanda-t-il enfin.
Si son visage affichait une expression indéchiffrable, sa voix, elle, trahissait sa colère.
— Oui, confirma Mary Ann. C’est Joe Stone.
— Je ne suis pas celui que vous croyez, lança celui-ci.
— En tout cas, vous n’êtes pas un bon menteur, fit remarquer Riley. Il y a quelques instants, vous avez admis que vous connaissiez Paula Stone.
— J’ai peut-être fait semblant…
— Mais bien sûr.
Pendant leur conversation, Victoria avait rejoint Mary Ann dans le coin opposé de la pièce. Riley laissa retomber son bras, pointant l’arme vers le sol.
— Oh, et s’il vous venait à l’esprit de tenter de vous emparer d’une de nos camarades, n’hésitez pas : on verra bien qui est le plus rapide, de vous ou d’une balle.
Joe fit la grimace et se tint immobile.
— Ainsi, vous n’êtes pas celui que nous croyons, intervint alors Aden. C’est-à-dire ?
— Ton… père, articula-t-il avec difficultés, comme s’il lui en coûtait de dire le mot.
— Donc, vous n’êtes pas mon père ?
L’autre ne répondit pas tout de suite.
— Pour quelle raison cherches-tu ton père, jeune homme ?
— Je le lui dirai seulement quand je le verrai.
De nouveau, il y eut un long silence, chargé d’une tension palpable. Riley observait la scène, aux aguets. A sa grande surprise, Aden s’avança vers le lit et s’accroupit auprès de Joe, qui recula instinctivement.
— Dites-moi qui vous êtes, ordonna Aden.
Bon sang ! Il venait d’utiliser la Voix Vaudou, comme l’appelait Mary Ann, et avec une telle puissance que même Riley, en général imperméable à ce pouvoir, fut soudain pris de l’envie d’obtempérer.
En revanche, ce ne fut pas le cas de Joe Stone. Le visage décomposé par l’émotion, il fixa Aden droit dans les yeux.
— Je ne te dirai rien, affirma-t-il avec force. Ainsi, tu es l’un d’eux…
— De quoi parlez-vous ?
— Tu es un vampire, évidemment. Ne dis pas le contraire.
Ainsi, il connaissait l’existence des créatures surnaturelles et de l’outremonde ! Sa colère à présent faisait place à la peur.
— Etes-vous mon père ? insista Aden.
— En quoi ça te regarde ?
Aden hésita un instant avant de répondre :
— Il y a trois âmes coincées dans ma tête. J’ai des pouvoirs étranges, très étranges, comme voyager dans mon passé, réveiller les morts, posséder des corps et prédire l’avenir.
— Et alors ?
Aden partit d’un rire amer.
— Alors ? Alors ? Ça ne vous paraît pas évident ? Alors je tente de savoir si quelqu’un de ma famille est ou était comme moi. Je veux comprendre qui je suis. Je veux savoir pourquoi mes parents ont refusé de m’aider.
Joe plissa les yeux — des yeux de la couleur exacte de ceux d’Aden.
— Et tu crois que des réponses t’aideraient à mieux comprendre ?
— Elles ne pourraient pas me faire de mal, en tout cas.
— Tu espères que tes parents te présenteront des excuses ? Qu’ils te diront qu’ils regrettent et t’ouvriront grand les bras ?
Joe Stone eut à son tour un rire amer.
— Je peux t’assurer que tu vas être déçu !
Riley ne pouvait distinguer le visage d’Aden, mais il le savait : son souverain était profondément blessé. Car, oui, au fond de lui-même, sans même oser se l’avouer, il espérait toutes ces choses, et les paroles de Joe Stone constituaient sans doute un rejet aussi blessant qu’insurmontable.
Malgré tout, il parvint à masquer ses sentiments.
— Ces gens m’ont abandonné à mon sort, aux docteurs et aux familles d’accueil. A cause d’eux, j’ai été drogué et battu tellement de fois que je ne pourrais même pas les compter. Vous croyez vraiment que j’ai envie de faire dans le sentimental avec eux ?
— Ça ne devait pas se passer comme…
Joe s’interrompit en hâte, mais il s’était trahi : il venait d’admettre. Il était bel et bien le père d’Aden.
— Ça ne devait pas se passer comme ça, hein ? cracha ce dernier. Je devais mourir, c’est ça ? Ou pensiez-vous vraiment que l’assistance publique allait me sauver de ce que j’étais ?
Les yeux de Joe étincelèrent de colère.
— Exactement. Oui, je suis ton père. Et oui, il y avait quelqu’un comme toi : c’était mon père à moi. A cause de lui, à cause des créatures qu’il attirait, j’ai passé mon enfance ballotté d’un endroit du monde à un autre. Oh, tu me prends pour un monstre ? Tu n’as pas idée de ce qu’est vraiment un monstre ! J’en ai vu, moi, des monstres — des vrais, qui ont tué ma mère et mon frère.
— Et ça constitue une excuse pour la façon dont vous m’avez traité ?
Joe ignora cette attaque.
— Dès que j’ai eu l’âge, j’ai quitté la maison de mon père sans le moindre regret. Je ne l’ai jamais revu, même quand il a tenté de me joindre. Et puis il est mort, sans doute tué par des créatures surnaturelles. Mais ça m’était égal. La seule chose qui me préoccupait, c’était ma propre famille.
— Votre propre famille ? Et moi, alors ? s’écria Aden. Pourquoi avoir choisi de faire des enfants si vous saviez que vous risquiez de transmettre les pouvoirs de votre père ?
— Je l’ignorais. Comment aurais-je pu savoir qu’il s’agissait de pouvoirs héréditaires ? Mon père se les était créé lui-même !
— Mais comment ?
— En se mêlant de choses dangereuses. De science occulte et de magie, répondit Joe avec un soupir las. Et quant à t’abandonner… je n’ai pas pu faire autrement. Tu étais comme lui. Tu avais à peine une semaine quand les premières créatures sont arrivées : d’abord des gobelins errants qui essayaient de passer par les fenêtres, puis plus tard des loups-garous et des sorcières. Je savais que ce n’était qu’une question de temps avant que tu n’attires des groupes entiers… et que nous en mourrions, ta mère et moi.
— Et votre petite fille, alors ? intervint Riley.
— Un accident.
— Est-elle…
— Je refuse de parler d’elle.
Bien qu’il vienne d’apprendre l’existence d’une sœur, Aden ne montrait pas sa surprise. En revanche, il n’avait cessé de réfléchir aux réponses de Joe Stone.
— Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Comment se fait-il que je n’aie attiré aucune créature pendant plus de quinze ans ?
— A cause des tatouages, répliqua Joe.
— Mais mon premier tatouage remonte à une semaine ! objecta Aden, les poings serrés.
— Non. Nous t’avons tatoué une protection très tôt.
— Je l’aurais vue !
— Elle est cachée. Dissimulée par tes cheveux.
De l’autre côté de la pièce, Victoria poussa une exclamation de surprise.
— Mais bien sûr ! Aden, tu te souviens, quand tu t’es coupé les cheveux ? J’avais cru voir comme des grains de beauté. C’était donc ça !
— Mais alors, reprit Aden, perplexe, que s’est-il passé ? Pourquoi me suis-je mis à attirer les créatures ? Et d’ailleurs, si la protection fonctionnait, pourquoi ne pas m’avoir gardé avec vous ?
Les épaules de Joe Stone s’effondrèrent, et il poussa un soupir désespéré.
— Je ne sais pas ce qui s’est passé. Peut-être que l’encre s’est effacée, ou que le sortilège a cessé de fonctionner. Quant à la raison pour laquelle nous t’avons abandonné… Je ne pouvais pas prendre ce risque. Je voulais que ta mère soit en sécurité.
— Ma mère, fit Aden d’une voix où résonnaient tous les espoirs du monde. Où est-elle ?
— Je ne te le dirai pas. Jamais, affirma Joe avec une absolue fermeté. Je refuse que tu la retrouves.
— Alors pourquoi ne pas avoir changé de nom, tout simplement ? intervint Riley, que l’attitude de l’homme agaçait.
— Nous l’avons fait, pendant quelques années, mais… Paula a insisté pour que nous reprenions notre vrai nom.
Surprenant, pensa Riley. Paula Stone avait-elle volontairement laissé une trace pour que son fils puisse les retrouver ? Aden devait être arrivé à la même conclusion que lui, car il se redressa, l’air intrigué.
— Je crois que j’en ai assez entendu, conclut-il néanmoins.
Il ne s’agissait peut-être pas que d’une façon de parler. Riley tendit l’oreille. Face à ce père qui refusait de l’aider, de le reconnaître, Aden était peut-être au bord de la rupture.
— Qu’allons-nous faire de lui ? demanda l’ex-loup-garou en désignant Joe Stone.
— Le laisser ici. Il ne m’intéresse plus.
Sur ces mots, Aden quitta les lieux. D’un geste, Riley indiqua aux filles de le suivre. Quand elles furent sorties, il posa le revolver au sol. Joe Stone allait-il tenter de le récupérer ? Non, il ne bougea pas du lit.
— C’est quelqu’un de bien, vous savez, lança le loup-garou au père d’Aden. Il est même le souverain de ce monde que vous détestez tant, et les monstres dont vous parliez lui obéissent au doigt et à l’œil. Il aurait pu vous protéger mieux que n’importe quel tatouage, mais vous avez préféré le laisser tomber. Une fois de plus.
L’autre le regarda d’un air incrédule.
— Je… je ne comprends pas ce que tu dis.
— Il n’y a qu’une chose à comprendre : vous ne le méritez pas. Et de loin.
Mû par une révolte soudaine, Joe bondit sur ses pieds.
— Mon gars, tu n’as pas la moindre idée de ce que j’ai souffert quand…
— Vos excuses ne changeront rien. Vous n’avez pas été là pour protéger votre propre fils. Vous vous êtes montré égoïste et insensible. Un parfait salaud. Et maintenant, donnez-moi votre chemise.
Devant cet ordre qui n’avait rien à voir avec le reste, Joe Stone ouvrit des yeux ronds.
— Pardon ?
— Vous m’avez entendu. Votre chemise. Ne me faites pas répéter, ou vous le regretterez.
Joe obtempéra, faisant passer sa chemise par-dessus sa tête et la lançant dans sa direction.
— Voilà. Tu es content ?
— Peut-être.
Attrapant le vêtement au vol, Riley considéra le torse nu de Joe Stone, qui portait une imposante balafre en forme de griffes et de nombreux tatouages. Le plus étendu était une protection de vigilance, qui permettait à celui qui la portait de détecter le danger. Ainsi, voilà qui expliquait la fuite précipitée des Stone quand Mary Ann et Riley étaient arrivés près de chez eux.
Comme par réflexe, l’ex-loup-garou porta le tissu à son nez et le renifla. Bien sûr, il avait perdu ses sens d’animal, mais ses frères, eux, pourraient traquer la piste du père d’Aden.
— Ecoutez-moi bien, Joe Stone. A partir de maintenant, il n’y a nulle part où vous puissiez vous cacher. Je n’oublie jamais une odeur.
Et, sur ces mots, Riley quitta la pièce.