26
D’un seul coup de pied, Riley
ouvrit la porte, faisant voler le chambranle en éclats.
Aucune alarme ne se fit entendre.
Tout danger n’était pas pour autant
écarté. D’un autre côté, un excès de
précautions ne servirait pas à grand-chose : la dernière fois
que Mary Ann et lui avaient fréquenté le quartier, ils s’étaient
bien fait avoir quand même.
Ils avaient même failli y
rester. Failli seulement ?
Une partie de lui, son côté animal, était bel
et bien mort !
Les poings serrés,
l’ex-loup-garou pénétra dans la maison. Inutile de repenser au passé maintenant — la colère
risquerait de l’aveugler.
— Nous n’avons que cinq
minutes, lança-t-il à Mary Ann qui était entrée après lui.
Ensuite, la police risque de débarquer.
Alors faisons ça vite et bien.
— Je sais : on
ramasse tout ce qu’on peut.
Cet échange ne servait qu’à
tromper leur nervosité : ils avaient déjà mis au point
ensemble les détails de leur plan d’action. Puisque Joe et Paula Stone étaient censés vivre dans
cette maison, et que Riley et elle disposaient de peu de temps, il
leur fallait aller au plus vite et emporter tout ce qui pouvait se
révéler intéressant.
Le hall d’entrée donnait sur
deux portes. Riley ouvrit la première au
hasard. Une chambre. Sans doute celle des Stone, plutôt petite et sommairement meublée :
un lit aux draps en bataille, une commode aux tiroirs ouverts, une
table de chevet sur laquelle gisait un verre qui s’était renversé
sur une pile de linge propre posée à même le sol. La seule fenêtre était recouverte d’une épaisse couche
de peinture noire.
De toute évidence, ces lieux
étaient déserts depuis un certain temps. Sans doute depuis la nuit que Riley et Mary Ann avaient
passée dans la maison d’en face — cette fameuse nuit où ils
avaient failli faire l’amour et où tout avait changé pour
eux.
Ainsi, Joe et Paula Stone
s’étaient enfuis. Ce qui voulait dire
qu’ils savaient que quelqu’un était à leur recherche.
Mais comment l’avaient-ils
appris ? Et surtout, que
craignaient-ils ?
Soudain, la voix de Mary Ann
résonna dans le couloir.
— Riley, viens voir par
ici.
Il la rejoignit dans la
deuxième chambre. Mais… La moquette
était jonchée de jouets.
— Ils ont un
enfant ?
— Soit ça, soit
Mme Stone est assistante maternelle.
— Je ne crois pas,
non. Tu as déjà vu une assistante
maternelle qui ne garde que des filles ?
Or, dans la pièce, la
décoration était clairement féminine : ni couleur bleue, ni
figurines, ni petites voitures, seulement des peluches et des
poupées.
— Tu penses
que…
Aden aurait-il une petite
sœur ? C’était probable.
Riley ne se souvenait pas d’avoir vu un siège
enfant dans la voiture au moment où ils avaient croisé le couple,
mais cela ne signifiait pas grand-chose.
— Trouve le salon,
lança-t-il à Mary Ann, et fouille dans tous les tiroirs.
Essaie de mettre la main sur une facture,
quelque chose qui porte un nom.
Elle acquiesça, mais resta
immobile, plantée devant lui.
— Riley, je voulais te
dire que…
— Je n’ai pas envie de
discuter maintenant. Fais ce que je
t’ai dit, s’il te plaît.
Sans attendre de réponse, il
tourna les talons et retourna dans la première chambre, où il
entreprit de chercher quelque chose qui concerne Aden.
Comme il s’en doutait, il ne trouva
rien. Mais, au moins, cela lui permit
pendant un temps d’oublier ses idées noires. Jusqu’à ce que…
— Riley, lança Mary Ann
dans son dos d’une voix étranglée.
Entendant sa peur, il se
redressa et se retourna prudemment. Et
se figea.
— Mary Ann, marche
jusqu’à moi. Lentement.
— Je… je ne peux
pas.
— Ce n’est pas toi qui
donnes les ordres, mon petit gars, fit une voix derrière
elle.
Un homme pointait un revolver
sur sa tempe.
Il était grand, blond et
mince. Les manches de sa chemise de
coton étaient retroussés sur une impressionnante série de
tatouages. Des protections, mais contre
quoi ? Pas facile à savoir, de
loin. En revanche, l’homme était de
toute évidence furieux : son aura émettait une vive
lumière noire. Il n’hésiterait pas un
seul instant à tirer et à abandonner leurs cadavres sur
place.
Riley jura
intérieurement. Pourquoi n’avait-il
pas appris à Mary
Ann comment agir dans ce genre de situation ?
— Si vous lui faites du
mal, dit-il d’une voix parfaitement posée, je vous
tue.
C’était un simple
constat. Il avait fait bien pire dans
sa vie, et même s’il n’avait recours à la violence qu’en dernier
ressort, il n’hésiterait pas. Au
contraire.
— Ah oui ?
Ça risque d’être un peu difficile, si tu es
mort, non ? Mais ne t’inquiète
pas : ça ira vite.
Que répondre ?
Il ne pouvait même pas se défendre.
Avec ses sens de loup, il aurait pu entendre
l’homme arriver dans la maison, ou le sentir. Au lieu de ça, il l’avait laissé prendre son ex-petite
amie en otage sans rien faire. Bravo…
En dépit de son angoisse et
de sa frustration, une partie tout à fait différente de son cerveau
ne put s’empêcher de noter qu’il avait pensé à elle comme à
son ex. C’était la première fois.
Avec le canon de l’arme,
l’homme contraignit Mary Ann à avancer.
— Je suis désolée,
Riley, lui fit-elle, les larmes aux yeux. Il est arrivé par surprise et…
— Tais-toi,
gamine. Tu parles trop.
Quand elle fut assez près,
Riley la saisit par le bras et la fit passer derrière lui pour lui
servir de bouclier. Elle tremblait,
mais il n’avait pas le temps de la consoler maintenant.
Il lui lâcha la main.
Puis il fit face à l’homme
qui tenait le revolver. Il s’agissait
bien d’un humain, qui le regardait avec un air blasé.
Tous deux mesuraient à peu près la même
taille, soit environ un mètre quatre-vingt-dix.
— Etes-vous Joe
Stone ? demanda
Riley.
Une
lueur de surprise traversa le regard de son interlocuteur, qui
répondit par une autre question :
— Et vous, êtes-vous les
gamins qui ont pénétré par effraction dans la maison de mon voisin
et qui ont laissé des traces de sang partout ?
— Exactement, répondit
Riley. Et alors ?
— Alors ?
fit l’homme, visiblement désarçonné par tant
de franchise. Alors vous allez me dire
qui vous êtes, et ce que vous faites dans ma maison.
Qui était vraiment cet
homme ? Fallait-il lui
mentir ? Certes, il avait les
cheveux blonds et la mâchoire carrée comme Aden, mais c’étaient des
caractéristiques tellement communes…
L’inconnu avait un visage
émacié, avec de nombreuses cicatrices. Son nez était légèrement de travers comme s’il avait
déjà été cassé à plusieurs reprises. Rien à voir avec le visage d’ange d’Aden.
— Je t’ai posé une
question, mon gars.
— Oui, et je n’y ai pas
répondu.
Ne le
provoque pas !
C’était un nouveau cas de
figure pour Riley. En tant que loup-garou, il était non
seulement beaucoup plus vieux, mais aussi plus fort que cet
homme. Seulement voilà : il
n’était plus un loup-garou. Il n’était
plus rien du tout, en fait.
— Nous connaissons votre
fils, fit Mary Ann d’une voix calme et posée. Aden. Haden, avec un
H.
Mais l’autre conserva un
visage de marbre. Malgré le poids de
l’arme, sa main ne tremblait pas.
— Je ne sais pas de quoi
vous parlez.
— Pardon ?
s’écria Mary Ann. Mais alors… peut-être que nous nous sommes trompés de
maison ? Peut-être
que…
— Ce n’est pas le cas,
affirma Riley.
Mais elle continua, haussant
le ton.
— Vous comprenez,
monsieur ? Nous sommes désolés,
vraiment, et…
Mary Ann, s’excuser et
pleurnicher ? Cela ne lui
ressemblait pas ! Etait-ce d’avoir
frôlé la mort qui la rendait si fragile, ou bien la menace de
l’arme ? Comme il détestait
l’homme qui…
Un instant. Elle s’était déplacée de quelques centimètres.
Elle passait devant lui. Elle voulait… lui servir de bouclier à son
tour ! Fragile, mon
œil.
Un mois plus tôt à peine,
Riley aurait pu interpréter son geste comme un signe qu’elle
l’aimait encore, mais la première idée qui lui vint, c’était
qu’elle le voyait maintenant comme faible et incapable de se
défendre seul. D’ailleurs, avait-elle
vraiment tort ?
Joe Stone — si c’était
lui — manifestait à présent des signes
d’impatience.
— Mon gars, tu vas te
mettre à parler, ou bien dans cinq minutes, je vais repeindre les
murs avec ta cervelle.
Il fallait que ce soit Joe
Stone. Rien d’autre n’avait de
sens. Riley décida de le provoquer un
peu.
— Ah oui ?
Est-ce que vous pouvez compter à haute
voix ? Comme ça, j’attendrai le
tout dernier moment, ce sera plus dramatique… Vous savez très bien
qui est Aden, enchaîna-t-il sans attendre. Votre fils.
Tout en parlant, il
s’interposa de nouveau entre l’homme et Mary Ann, tentant de la
repousser en direction de la fenêtre. Peut-être plongerait-elle au sol, lui laissant le champ libre
pour se battre sans craindre les conséquences pour
elle.
— Je n’ai pas de
fils.
— Je ne vous crois
pas.
— Ça m’est égal.
Qu’est-ce qui vous fait croire que je suis ce
Joe ?
— Si vous répondez à
toutes les questions par d’autres questions, on ne va pas aller
bien loin.
La désinvolture de son ton
fit naître de la colère dans les yeux de l’autre.
— Fais un peu attention
à ce que tu dis. Je te rappelle que
c’est moi qui tiens une arme.
Le faire parler, c’était
l’essentiel. Reculer d’un pas, de deux,
en direction de la fenêtre, et…
— Je vois très bien ce
que tu es en train de faire. Un pas de
plus, et je tire, menaça Joe Stone, avant d’avancer sur Riley, le
braquant à bout portant. Tu ne sortiras
pas de cette pièce avant de m’avoir donné des
réponses.
— Vous croyez vraiment
me faire peur ? Ce n’est pas la
première fois qu’on braque une arme sur moi. Si vous voulez des réponses, laissez partir la
fille.
— Hors de
question ! lança Mary Ann derrière
lui. Je reste ici.
A l’aveuglette, Riley lui
saisit la main pour la faire taire.
— Ne l’écoutez
pas.
— Trop tard, répondit
Joe avec un sourire ironique. C’est
dit. Elle reste ici.
Comment allait-il s’en
sortir ? Trouver une idée.
Vite. Il leva une
main apaisante.
— Très bien.
Mais vous n’allez peut-être pas apprécier ce
que je…
Mais au moment où Joe Stone
prononçait ces mots, Riley rabattit sa main sur le canon de
l’arme. Le coup partit, mais la balle
alla se ficher dans le sol.
En un éclair Riley l’agrippa
fermement et le frappa au visage, une fois, deux fois, avant de lui
arracher le revolver — non sans lui casser l’index au
passage. A son tour, il braqua le canon
sur son assaillant.
— Je vous l’avais dit,
que vous n’alliez peut-être pas apprécier.
Pâle de douleur, jurant entre
ses dents, Joe Stone leva les mains. Son index faisait un angle bizarre.
— Ne bougez plus, ou je
vous descends.
Il était certain que l’homme
cachait d’autres armes dans la maison, et il ne lui laisserait pas
l’occasion de s’en saisir.
— Mary Ann, appelle
Aden.
— Hein ?
Mais pourquoi ?
— Il faut qu’il soit
là.
Du coin de l’œil, il la vit
sortir son téléphone portable et passer un appel. Il ne quittait pas des yeux Joe Stone, qui continuait
de gémir et de respirer bruyamment.
— Si vous n’êtes pas
Joe Stone, demanda Riley, déterminé à tirer la situation au clair
avant l’arrivée d’Aden, qui êtes-vous ?
L’autre avala sa salive
péniblement.
— Mettons que je sois
Joe Stone, si ça vous fait plaisir. Alors, qu’est-ce que vous me
voulez ?
Tout collait.
Il était le père d’Aden, sûr et
certain. Mais alors, pourquoi s’en
défendre ?
— Je veux des excuses,
d’abord.
— Des excuses pour
avoir défendu ma maison ?
Un rictus de rage — ou
de culpabilité ? — contracta
le visage de Joe Stone.
— Mary
Ann ? appela Riley.
Tu peux venir ?
Elle le
rejoignit.
— Aden arrive aussi
vite que possible.
— Très bien.
Maintenant, tiens le revolver à ma place,
s’il te plaît.
— Pardon ?
— Prends ce
revolver. Tu gardes ton doigt sur la
détente, et tu appuies s’il bouge.
— D’accord.
Pas de problème. O.K. D’accord.
Elle semblait terrifiée,
mais elle fit néanmoins ce qu’il lui demandait. L’arme était trop lourde pour qu’elle puisse la tenir
longtemps, aussi Riley se hâta-t-il de s’approcher de Joe Stone
(tout en prenant garde de ne pas passer dans la ligne de tir de
Mary Ann) pour le fouiller. Il récolta
trois couteaux différents, une seringue et un pistolet
électrique. En revanche, pas de trace
d’une pièce d’identité.
Pendant toute la fouille,
Joe Stone ne bougea pas. Et ça valait
mieux pour lui.
— Riley ?
Tu as bientôt fini ? lança Mary Ann, inquiète.
— Oui. Tu t’en sors très bien, continue.
Repoussant Joe sur le lit,
Riley lui ordonna de s’y asseoir et de ne plus bouger.
Mary Ann garda l’homme en joue jusqu’à ce que
Riley lui reprenne l’arme. Alors
seulement, elle poussa un soupir de soulagement.
— Va près de la porte
et ramasse les couteaux, lui ordonna-t-il ensuite. Si qui que ce soit d’autre qu’Aden ou Victoria essaie
d’entrer, sers-t’en.
Encore ce ton neutre, dénué
d’émotion… Ça devait être une habitude chez cet homme.
Riley scruta son visage
impassible.
— Donc, Paula, votre
femme, ne risque pas d’arriver d’un instant à
l’autre ?
Cette fois, Joe Stone
pâlit.
— Non, elle ne viendra
pas. Et ne cherchez pas à la
retrouver. Elle est loin d’ici, en
sécurité.
Là-dessus, ils se turent
tous les trois. Environ une heure
plus tard, Aden et Victoria arrivèrent sur les lieux, avec des
vêtements froissés et l’air de sortir du lit. Deux petites marques de crocs ornaient le cou de
Victoria, et elle avait les joues en feu. Quant à Aden, lui aussi portait des traces de dents,
mais imprécises, mal délimitées, comme si elles provenaient de
dents humaines.
Les dents de
Victoria ? Etrange alors que la
cicatrice soit aussi brouillonne. Quoi
qu’il en soit, Aden et elle s’étaient mis dans le pétrin : non
seulement ils échangeaient leur sang, mais en plus ils couchaient
ensemble. Pas besoin d’être un
loup-garou pour comprendre ça. Et,
Riley pouvait en attester, rien de bon n’arrivait quand on
mélangeait l’amour et le travail.
Les risques étaient
énormes. Et si la bête d’Aden
s’échappait ? Si Victoria se
laissait emporter par sa soif de sang ? Aucun des deux n’en réchapperait !
Pour l’instant, toutefois,
on n’en était pas là. Malgré la
fatigue sur leur visage, ses deux amis semblaient être maîtres
d’eux et avaient les idées au clair : ni regard appuyé
sur leurs carotides, ni mouvements de dents inquiétants… Tant
mieux. Les bêtes étaient en général
excitées par la violence et l’agressivité, et on n’en manquait pas
dans la pièce. La tension était si
dense qu’elle en était presque palpable.
— J’ai vérifié les
environs et l’intérieur de la maison, signala Victoria.
Tout est calme, personne ne nous
épie.
Riley et elle faisaient
équipe depuis si longtemps qu’il n’avait pas besoin de se demander
ce qu’ils voulaient savoir. Ils se
comprenaient tout de suite.
Aden dévisageait Joe
Stone. Celui-ci, assis sur le lit,
raide et mal à l’aise, faisait tout pour éviter de croiser son
regard.
— C’est vraiment
lui ? demanda-t-il
enfin.
Si son visage affichait une
expression indéchiffrable, sa voix, elle, trahissait sa
colère.
— Oui, confirma Mary
Ann. C’est Joe Stone.
— Je ne suis pas celui
que vous croyez, lança celui-ci.
— En tout cas, vous
n’êtes pas un bon menteur, fit remarquer Riley. Il y a quelques instants, vous avez admis que vous
connaissiez Paula Stone.
— J’ai peut-être fait
semblant…
— Mais bien
sûr.
Pendant leur conversation,
Victoria avait rejoint Mary Ann dans le coin opposé de la
pièce. Riley laissa retomber son bras,
pointant l’arme vers le sol.
— Oh, et s’il vous
venait à l’esprit de tenter de vous emparer d’une de nos camarades,
n’hésitez pas : on verra bien qui est le plus rapide, de vous
ou d’une balle.
Joe fit la grimace et se
tint immobile.
— Ainsi, vous n’êtes
pas celui que nous croyons, intervint alors Aden. C’est-à-dire ?
— Donc, vous n’êtes pas
mon père ?
L’autre ne répondit pas tout
de suite.
— Pour quelle raison
cherches-tu ton père, jeune homme ?
— Je le lui dirai
seulement quand je le verrai.
De nouveau, il y eut un long
silence, chargé d’une tension palpable. Riley observait la scène, aux aguets. A sa grande surprise, Aden s’avança vers le lit et
s’accroupit auprès de Joe, qui recula instinctivement.
— Dites-moi qui vous
êtes, ordonna Aden.
Bon sang !
Il venait d’utiliser la Voix Vaudou, comme
l’appelait Mary Ann, et avec une telle puissance que même Riley, en
général imperméable à ce pouvoir, fut soudain pris de l’envie
d’obtempérer.
En revanche, ce ne fut pas
le cas de Joe Stone. Le visage
décomposé par l’émotion, il fixa Aden droit dans les
yeux.
— Je ne te dirai rien,
affirma-t-il avec force. Ainsi, tu es
l’un d’eux…
— De quoi
parlez-vous ?
— Tu es un vampire,
évidemment. Ne dis pas le
contraire.
Ainsi, il connaissait
l’existence des créatures surnaturelles et de
l’outremonde ! Sa colère à
présent faisait place à la peur.
— Etes-vous mon
père ? insista Aden.
— En quoi ça te
regarde ?
Aden hésita un instant avant
de répondre :
— Il y a trois âmes
coincées dans ma tête. J’ai des
pouvoirs étranges, très étranges, comme voyager dans mon passé, réveiller les
morts, posséder des corps et prédire l’avenir.
— Et
alors ?
Aden partit d’un rire
amer.
— Alors ?
Alors ? Ça
ne vous paraît pas évident ? Alors je tente de savoir si quelqu’un de ma famille
est ou était comme moi. Je veux
comprendre qui je suis. Je veux savoir
pourquoi mes parents ont refusé de m’aider.
Joe plissa les yeux
— des yeux de la couleur exacte de ceux d’Aden.
— Et tu crois que des
réponses t’aideraient à mieux comprendre ?
— Elles ne pourraient
pas me faire de mal, en tout cas.
— Tu espères que tes
parents te présenteront des excuses ? Qu’ils te diront qu’ils regrettent et t’ouvriront
grand les bras ?
Joe Stone eut à son tour un
rire amer.
— Je peux t’assurer que
tu vas être déçu !
Riley ne pouvait distinguer
le visage d’Aden, mais il le savait : son souverain était
profondément blessé. Car, oui, au fond
de lui-même, sans même oser se l’avouer, il espérait toutes ces
choses, et les paroles de Joe Stone constituaient sans doute un
rejet aussi blessant qu’insurmontable.
Malgré tout, il parvint à
masquer ses sentiments.
— Ces gens m’ont
abandonné à mon sort, aux docteurs et aux familles
d’accueil. A cause d’eux, j’ai été
drogué et battu tellement de fois que je ne pourrais même pas les
compter. Vous croyez vraiment que j’ai
envie de faire dans le sentimental avec eux ?
— Ça ne devait pas se
passer comme…
Joe
s’interrompit en hâte, mais il s’était trahi : il venait
d’admettre. Il était bel et bien le
père d’Aden.
— Ça ne devait pas se
passer comme ça, hein ? cracha ce
dernier. Je devais mourir, c’est
ça ? Ou pensiez-vous vraiment que
l’assistance publique allait me sauver de ce que
j’étais ?
Les yeux de Joe étincelèrent
de colère.
— Exactement.
Oui, je suis ton père. Et oui, il y avait quelqu’un comme toi : c’était
mon père à moi. A cause de lui, à
cause des créatures qu’il attirait, j’ai passé mon enfance ballotté
d’un endroit du monde à un autre. Oh,
tu me prends pour un monstre ? Tu
n’as pas idée de ce qu’est vraiment un monstre !
J’en ai vu, moi, des monstres — des
vrais, qui ont tué ma mère et mon frère.
— Et ça constitue une
excuse pour la façon dont vous m’avez traité ?
Joe ignora cette
attaque.
— Dès que j’ai eu
l’âge, j’ai quitté la maison de mon père sans le moindre
regret. Je ne l’ai jamais revu, même
quand il a tenté de me joindre. Et
puis il est mort, sans doute tué par des créatures
surnaturelles. Mais ça m’était
égal. La seule chose qui me
préoccupait, c’était ma propre famille.
— Votre propre
famille ? Et moi,
alors ? s’écria Aden.
Pourquoi avoir choisi de faire des enfants si
vous saviez que vous risquiez de transmettre les pouvoirs de votre
père ?
— Je l’ignorais.
Comment aurais-je pu savoir qu’il s’agissait
de pouvoirs héréditaires ? Mon
père se les était créé lui-même !
— Mais
comment ?
— En se mêlant de choses dangereuses.
De science occulte et de magie, répondit Joe
avec un soupir las. Et quant à
t’abandonner… je n’ai pas pu faire autrement. Tu étais comme lui. Tu
avais à peine une semaine quand les premières créatures sont
arrivées : d’abord des gobelins errants qui essayaient de
passer par les fenêtres, puis plus tard des loups-garous et des
sorcières. Je savais que ce n’était
qu’une question de temps avant que tu n’attires des groupes
entiers… et que nous en mourrions, ta mère et moi.
— Et votre petite
fille, alors ? intervint
Riley.
— Un
accident.
— Est-elle…
— Je refuse de parler
d’elle.
Bien qu’il vienne
d’apprendre l’existence d’une sœur, Aden ne montrait pas sa
surprise. En revanche, il n’avait
cessé de réfléchir aux réponses de Joe Stone.
— Il y a quelque chose
que je ne comprends pas. Comment se
fait-il que je n’aie attiré aucune créature pendant plus de quinze
ans ?
— A cause des
tatouages, répliqua Joe.
— Mais mon premier
tatouage remonte à une semaine ! objecta Aden, les poings serrés.
— Non. Nous t’avons tatoué une protection très
tôt.
— Je l’aurais
vue !
— Elle est
cachée. Dissimulée par tes
cheveux.
De l’autre côté de la pièce,
Victoria poussa une exclamation de surprise.
— Mais bien
sûr ! Aden, tu te souviens, quand
tu t’es coupé les cheveux ? J’avais cru voir comme des grains de beauté.
C’était donc ça !
— Mais alors, reprit
Aden, perplexe, que s’est-il passé ? Pourquoi me
suis-je mis à attirer les créatures ? Et d’ailleurs, si la protection fonctionnait, pourquoi
ne pas m’avoir gardé avec vous ?
Les épaules de Joe Stone
s’effondrèrent, et il poussa un soupir désespéré.
— Je ne sais pas ce qui
s’est passé. Peut-être que l’encre
s’est effacée, ou que le sortilège a cessé de fonctionner.
Quant à la raison pour laquelle nous t’avons
abandonné… Je ne pouvais pas prendre ce risque. Je voulais que ta mère soit en sécurité.
— Ma mère, fit Aden
d’une voix où résonnaient tous les espoirs du monde.
Où est-elle ?
— Je ne te le dirai
pas. Jamais, affirma Joe avec une
absolue fermeté. Je refuse que tu la
retrouves.
— Alors pourquoi ne pas
avoir changé de nom, tout simplement ? intervint Riley, que l’attitude de l’homme
agaçait.
— Nous l’avons fait,
pendant quelques années, mais… Paula a insisté pour que nous
reprenions notre vrai nom.
Surprenant, pensa
Riley. Paula Stone avait-elle
volontairement laissé une trace pour que son fils puisse les
retrouver ? Aden devait être
arrivé à la même conclusion que lui, car il se redressa, l’air
intrigué.
— Je crois que j’en ai
assez entendu, conclut-il néanmoins.
Il ne s’agissait peut-être
pas que d’une façon de parler. Riley
tendit l’oreille. Face à ce père qui
refusait de l’aider, de le reconnaître, Aden était peut-être au
bord de la rupture.
— Qu’allons-nous faire
de lui ? demanda l’ex-loup-garou
en désignant Joe Stone.
Sur ces mots, Aden quitta
les lieux. D’un geste, Riley indiqua
aux filles de le suivre. Quand elles
furent sorties, il posa le revolver au sol. Joe Stone allait-il tenter de le
récupérer ? Non, il ne bougea pas
du lit.
— C’est quelqu’un de
bien, vous savez, lança le loup-garou au père d’Aden.
Il est même le souverain de ce monde que vous
détestez tant, et les monstres dont vous parliez lui obéissent au
doigt et à l’œil. Il aurait pu vous
protéger mieux que n’importe quel tatouage, mais vous avez préféré
le laisser tomber. Une fois de
plus.
L’autre le regarda d’un air
incrédule.
— Je… je ne comprends
pas ce que tu dis.
— Il n’y a qu’une chose
à comprendre : vous ne le méritez pas. Et de loin.
Mû par une révolte soudaine,
Joe bondit sur ses pieds.
— Mon gars, tu n’as pas
la moindre idée de ce que j’ai souffert quand…
— Vos excuses ne
changeront rien. Vous n’avez pas été
là pour protéger votre propre fils. Vous vous êtes montré égoïste et insensible.
Un parfait salaud. Et maintenant, donnez-moi votre chemise.
Devant cet ordre qui n’avait
rien à voir avec le reste, Joe Stone ouvrit des yeux
ronds.
— Pardon ?
— Vous m’avez
entendu. Votre chemise.
Ne me faites pas répéter, ou vous le
regretterez.
Joe obtempéra, faisant
passer sa chemise par-dessus sa tête et la lançant dans sa
direction.
— Voilà.
Tu es content ?
— Peut-être.
Attrapant le vêtement au
vol, Riley considéra le torse nu de Joe Stone, qui portait
une imposante balafre en forme de griffes et de nombreux
tatouages. Le plus étendu était une
protection de vigilance, qui permettait à celui qui la portait de
détecter le danger. Ainsi, voilà qui
expliquait la fuite précipitée des Stone quand Mary Ann et Riley
étaient arrivés près de chez eux.
Comme par réflexe,
l’ex-loup-garou porta le tissu à son nez et le renifla.
Bien sûr, il avait perdu ses sens d’animal,
mais ses frères, eux, pourraient traquer la piste du père
d’Aden.
— Ecoutez-moi bien, Joe
Stone. A partir de maintenant, il n’y
a nulle part où vous puissiez vous cacher. Je n’oublie jamais une odeur.
Et, sur ces mots, Riley
quitta la pièce.