16
Avant même que les deux combattants soient de retour à l’intérieur du manoir, la fête battait son plein. On célébrait la victoire d’Aden. Chaque vampire tenait à présent son verre de sang, tandis que les loups-garous et les humains sirotaient du vin dans une atmosphère chaleureuse et détendue. On riait, on plaisantait. Le roi avait prouvé sa force et son intelligence, confirmant les attentes de ses partisans.
On murmurait beaucoup, aussi, et chacun d’y aller de son hypothèse au sujet de la transmutation d’Aden. Comment un humain avait-il pu se changer en vampire ? Et si c’était possible, allait-on transformer d’autres humains ?
Il y a si longtemps que nous n’avons plus essayé une telle conversion… peut-être que ce qui nous en empêchait a disparu ?
Mais nous ne savons toujours pas ce qui nous en empêchait.
Leur sang, peut-être. Ou le nôtre.
J’aimerais bien reprendre nos expériences !
Moi aussi, mais le nouveau roi le permettra-t-il ?
Pour être restés sous la pluie tout le temps que durait le combat, les vampires étaient trempés. Leurs cheveux et leur robe dégoulinaient. Mais ils s’en fichaient pas mal, à l’exception de Victoria qui était secouée de frissons. Ses dents claquaient si fort qu’on devait les entendre d’un bout à l’autre de cette immense salle de bal, où résonnaient les accords aériens d’une harpe.
Saleté de peau humaine !
Sur un plateau, elle saisit au passage un gobelet rempli de sang. Certes, à ce moment, l’idée de boire le liquide visqueux la révulsait, mais il le fallait : Gobeur était de plus en plus faible et elle devait le nourrir. Le verre à la main, elle observa les alentours. Le sol était de marbre, les murs recouverts de miroir. De hautes colonnes s’élevaient vers le plafond, où elles se perdaient dans un entrelacs de vitraux.
Au milieu de la vaste voûte, un gigantesque chandelier étendait ses branches qui traversaient la pièce de part en part, comme une araignée qui aurait tenu l’espace entre ses pattes. Un endroit charmant… si on aimait les atmosphères gothiques. Victoria, elle, préférait les couleurs depuis toujours. Du rose, du jaune, du bleu, et pourquoi pas du blanc ? Malgré les diktats de son père en matière de décoration, elle aimait les atmosphères multicolores. Car, pour Vlad l’Empaleur, le choix était simple : du noir, du noir, et encore du noir.
Il faut perpétuer les mythes, disait-il. Exagérer le côté macabre. Ainsi, les quelques humains qui avaient vent de l’existence des vampires ne les prenaient pas au sérieux. Ils étaient convaincus que c’était juste des gothiques en mal d’excentricités. Ce qui était le but recherché…
Depuis toute petite, son père l’avait à la fois fascinée et horrifiée. Par contre, elle avait toujours cru que Sorin lui vouait une adoration inconditionnelle. Or, ce n’était pas le cas. Mais pourquoi ?
Sorin… Elle ne comprenait pas ses motivations, sa personnalité. C’était un personnage bien trop complexe, comme un puzzle dont elle aurait perdu les pièces. Parviendrait-elle jamais à déchiffrer l’énigme que constituait son frère ? Elle savait au moins une chose : c’était un guerrier accompli — et Aden l’avait vaincu.
Encore plus surprenant, personne dans l’assistance n’avait fait mine d’aider Sorin d’une façon ou d’une autre — même Stephanie et Lauren, qui depuis la veille s’étaient ralliées à lui, n’avaient pas bougé, restant aux portes du manoir sans intervenir.
Et pour couronner le tout, Aden avait à présent toutes les caractéristiques d’un vampire — la peau, d’abord, mais aussi une bête qui vivait à l’intérieur de lui.
C’était comme s’il avait pris sa peau à elle. Et qu’avaient-ils échangé d’autre ? Elle avait perdu le pouvoir de faire obéir les humains par la voix et celui de se téléporter. Aden avait récupéré l’un, alors pourquoi pas l’autre ? Sans parler de sa rapidité de mouvements : pendant le combat, il avait bougé plus vite que jamais, avec une précision surnaturelle. Et justement, qu’était devenue sa propre force ? Quelques semaines auparavant, elle était encore capable de déraciner un arbre en le frappant du plat de la main. A l’heure actuelle, elle n’était même pas certaine d’avoir assez d’énergie pour écarter une mèche de cheveux de son visage.
Si, dans la grotte, elle avait su ce qui allait se produire, aurait-elle sauvé Aden comme elle l’avait fait ?
La réponse lui vint, immédiate : oui. Oui, et mille fois oui. Elle lui aurait tout donné, même sa vie.
Ce qui risque d’arriver un jour ou l’autre, remarqua une petite voix dans sa tête. En attendant, il faut survivre. Et nourrir Gobeur.
D’une main tremblante, elle porta le gobelet à ses lèvres et but une gorgée du liquide épais, presque froid à présent. Un goût âcre, métallique, se répandit dans sa gorge et elle grimaça. Beurk ! Que n’aurait-elle pas donné pour un… sandwich. Oui, c’était ainsi que s’appelaient ces choses, ces fines tranches de viande que l’on glissait entre des morceaux de pain, en les garnissant en général d’une sorte de crème blanche. Miam ! Rien que d’y penser, elle se mit à saliver et son estomac gronda.
Bientôt, très bientôt, il lui faudrait retourner dans les quartiers des esclaves et voler de la nourriture humaine, comme la dernière fois.
— V… V… Victoria ! lança une voix masculine par-dessus le vacarme.
Elle fit volte-face et aperçut de l’autre côté de la salle Shannon, accompagné de Seth et de Ryder. Autour d’eux veillaient deux gardes de son frère, l’air impénétrable.
Comment avait-elle pu oublier que Sorin les avait pris en otage ? Elle reposa son gobelet sur le plateau qu’un serviteur lui tendait et se dirigea vers le petit groupe.
— V… Victoria, fit Shannon, dont le bégaiement semblait empirer dans ces circonstances, f… fais quelque chose. S… s’il te plaît.
Elle croisa son regard un instant. Ses yeux verts étincelaient comme des émeraudes. L’anxiété le rendait un peu pâle, mais avec sa peau d’un noir profond, il était plutôt beau garçon. Sa silhouette élancée se détachait même de la masse des vampires. Dans de meilleures circonstances, Shannon affichait en général un sourire éclatant, radieux. Elle l’avait toujours beaucoup apprécié.
Il se tenait au centre du petit groupe, droit comme un I. N’empêche que, par le petit doigt, il tenait la main de Ryder, comme pour se réconforter. Lequel des deux était le soutien de l’autre ? C’était difficile à dire, car Ryder était lui aussi grand et musclé, mais en ce moment précis son visage arborait une expression terrifiée.
Seth, lui, souriait, saluant de la main quelqu’un qui se trouvait derrière Victoria avec un signe qui disait appelle-moi.
Elle jaugea les deux gardes. Ils avaient abandonné leur expression menaçante, et ils lui adressèrent un sourire — ou plus exactement dévoilèrent leurs crocs dans un semblant de sourire.
Tous deux avaient le crâne rasé et le visage couturé de cicatrices. Comment diable les avaient-ils reçues ? Comme Riley, à force de blessures répétées ? Et Victoria elle-même, avec sa nouvelle peau si fragile, ne serait-elle pas bientôt couverte de marques identiques ? Peut-être qu’alors, Aden cesserait de la trouver belle…
Ce n’est pas le moment de penser à ça. L’idée la déprimait… Concentre-toi.
Elle regarda de nouveau les gardes. Malgré le « sourire » qu’ils affichaient, celui de droite faisait peur à voir. Ce type devait dévorer des éclats de verre et des chatons vivants pour le déjeuner. Le garde de gauche était un peu moins terrifiant — lui il devait se contenter de manger des morceaux de verre… Elle décida de tenter sa chance avec ce dernier.
— Vous avez l’air plutôt de bonne humeur, pour quelqu’un dont le seigneur vient de perdre toute chance d’accéder au trône, lança-t-elle.
L’autre la regarda d’un air glacé et surpris.
— Qui a dit ça ?
Surprenant, comme réponse…
— Moi. Aden, évidemment. Et tous ceux qui ont assisté au combat. Vous avez remarqué qu’il y a foule autour de nous, non ? Alors voilà. Tout ce monde sait que Sorin a perdu.
L’autre secoua la tête, à peine déstabilisé par le sarcasme.
— Peut-être. Ou peut-être qu’il a simplement voulu tester ce que valait votre Aden.
Carrément nul, comme explication…
— Belle façon de se cacher la réalité, commenta-t-elle.
Mais l’autre se contenta de hausser ses épaules massives (exactement comme l’aurait fait Sorin, pensa-t-elle. Depuis combien de temps lui et son frère se connaissaient-ils ?).
— Vous pouvez croire ce que vous voulez, répondit le garde. La réalité est différente.
Mais que voulait-il dire ?
— D’après vous, Sorin a volontairement perdu le combat pour devenir le vassal d’Aden ?
— Votre frère ne truquerait jamais un combat. C’est un homme bon, princesse Victoria. Son but a toujours été de libérer ceux de notre race, et rien ne pourra le changer.
A présent, tout le monde autour d’eux les regardait sans se cacher. Très bien. Fin de la plaisanterie. Hors de question qu’ils aient cette discussion ici en public. Elle avait mieux à faire.
— Relâchez immédiatement ces garçons, sinon je…
— A vos ordres. Remarquez que nous vous les remettons en parfaite santé. Nous n’avons pas touché à un cheveu de leur tête.
Elle croisa les bras sur la poitrine, bien décidée à ne pas s’en laisser conter.
— Vous plaisantez ? Et ces marques sur leur poignet ? Ce ne sont pas à cause de leurs liens, peut-être ?
— Je peux vous affirmer qu’ils les avaient avant que nous les capturions, répondit l’autre garde.
Et, sans ajouter un mot, les deux hommes reculèrent d’un pas, libérant les trois amis d’Aden.
Facile. Trop facile, pensa Victoria. Elle resta interdite, ne sachant pas quoi répondre.
Mais Shannon et Ryder, eux, réagirent au quart de tour. La saisissant par la main, ils l’entraînèrent à l’écart. D’une bourrade, Shannon fit avancer Seth. Oui, mais où pouvait-elle bien les mettre en sécurité dans ce manoir ? Victoria fronça les sourcils. Déjà, il fallait les faire sortir d’ici. Elle passa devant le petit groupe pour se diriger vers l’extrémité de la salle.
Soudain, une vampire leur coupa le chemin. Plus âgée que Victoria, elle n’en était pas moins magnifique. Sa peau était lisse et ses traits parfaits. De ses grands yeux gris, elle regardait les garçons de façon appuyée, comme s’ils avaient été d’appétissantes friandises.
— Juste un mot, princesse, dit-elle en passant une langue rose sur ses crocs étincelants. Combien pour celui avec les tatouages ?
— Il n’est pas à vendre, répliqua Victoria.
Mais dans le même temps, Seth lança :
— Vous avez un prix en tête ?
Victoria se retourna vers lui et lui décocha une bourrade.
— Plus un mot. Je suis sérieuse.
— Aïe ! Ça fait mal ! Qu’est-ce que j’ai dit ? glapit Seth, furieux.
Sans lui répondre, Victoria revint à la vampire :
— Il n’est pas à vendre, répéta-t-elle. A aucun prix.
L’autre fit la moue :
— Vous en êtes sûre ?
— Oui.
A regret, les yeux gris quittèrent Seth pour se poser sur Shannon.
— Alors, combien pour le…
— Aucun des trois n’est à vendre.
Chez les vampires, on troquait facilement les esclaves de sang. Contre de l’argent, mais aussi contre des vêtements, et parfois simplement pour le plaisir de la nouveauté. Ces pratiques n’avaient jusque-là jamais gêné Victoria, mais à présent, l’idée que des humains, en particulier des amis d’Aden, puissent être échangés comme de vulgaires paquets de chips lui posait un vrai problème.
— Quel dommage, vraiment ! s’exclama la vampire.
Puis, elle s’en fut, rejetant ses cheveux blonds en arrière d’un mouvement dédaigneux.
A la tête du petit groupe, Victoria dut s’arrêter à trois reprises pour répondre à des demandes du même genre avant d’atteindre le passage secret (même s’il était connu de tous les habitants des lieux) qui se trouvait au fond de la salle de bal. D’un geste de la main, elle invita les garçons à y pénétrer.
Ils se retrouvèrent dans une pièce juste derrière, et dont une des cloisons était constituée de miroirs sans tain grâce auxquels on pouvait espionner ce qui se passait dans la grande salle. Un système acoustique permettait également d’entendre les conversations. Néanmoins — comme on pouvait s’y attendre dans une fête — un couple de jeunes vampires se trouvait déjà dans ces lieux, enlacés sur un canapé. Quand Victoria toussota pour attirer leur attention, ils bondirent sur leurs pieds, le feu aux joues, se hâtant d’arranger leurs tenues.
— Euh, bonjour, princesse, qu’est-ce que…, commença le garçon.
— Dehors ! ordonna Victoria sans attendre.
Le couple obtempéra précipitamment. Elle referma la porte sur eux puis, rassemblant tout son courage, elle se prépara à faire face au feu nourri des récriminations et des questions de ses trois amis humains.
— Je vous écoute…
Tous les trois se mirent à parler en même temps.
— Je d… dormais, d’accord ? Et v… voilà qu’un vampire géant…
— … ne demandais rien à personne, et là, je vois une paire de crocs. Des crocs, je te jure ! J’ai failli me faire pipi dessus. Ensuite, ils m’ont forcé à…
— … n’aurait pas un petit coin tranquille, une petite chambre où je pourrais m’installer ? Parce que j’en ai assez de faire les allers-retours, et je ne sais pas si tu as remarqué la rousse canon avec des énormes…
— … le t… le truc qui est sorti d’Aden, c’était quoi ? Un d… dragon ? C’est sorti comme ça, d’un c… coup, et…
— … les poignets avec leurs liens. Si j’ai des cicatrices, je leur fais un procès. D’ailleurs, je vais peut-être les mettre devant un tribunal de toute façon. Dan va me tuer — si tes amis buveurs de sang ne s’en occupent pas avant ! Il m’a juré qu’à la prochaine incartade, il me virait du ranch. Et dire que ce n’est même pas ma faute !
— … ou même la petite brune. Sérieusement, tu me dois un service, non ? Tu n’as pas arrêté de me casser le coup avec les autres…
Elle attendit patiemment que le silence revienne. Quand ce fut fait, elle prit une grande inspiration. Par où commencer ? Peut-être par le plus simple…
— Je suis une vampire.
C’était étrange de révéler ça à des humains. A vrai dire, il s’agissait d’une faute qui pouvait être punie de mort, ou au moins d’emprisonnement à vie, dans un cachot très sombre et complètement à l’écart du monde.
Le châtiment qu’avait subi la mère de Victoria, jusqu’à ce qu’Aden obtienne sa libération. Et est-ce qu’elle vient me rendre visite pour me témoigner de sa gratitude ? Même pas. Elle en concevait une amertume chaque jour plus vive, sans doute parce qu’elle ne pouvait pas s’empêcher de penser que, si sa mère ne la rejoignait pas, c’était parce qu’elle n’en valait pas la peine. Parce qu’elle ne l’aimait pas — qu’elle ne l’aimait plus. Parce qu’elle l’avait déçue.
Etait-ce ainsi qu’Aden se sentait quand il pensait à ses propres parents ? Abandonné, oublié, mal-aimé ? Sans doute. Encore une chose qu’ils avaient en commun.
— Vous avez pu vous en rendre compte, cette maison est pleine de vampires, poursuivit-elle. Ce que vous ne savez sans doute pas, c’est qu’Aden est notre roi. Il a affronté mon frère en duel pour conserver sa couronne. Et il a gagné.
— Trop fort, Aden ! s’exclama Seth, et il leva le poing bien haut, s’attendant sans doute à ce que tout le monde suive son exemple.
Les autres le regardèrent sans un mot.
— Oh, c’est bon ! fit-il, dépité.
Victoria poursuivit ses explications. Qui s’annonçaient de plus en plus compliquées.
— Le monstre que vous avez vu est… quelque chose que tous les vampires portent en eux.
— Attends une minute… Tu ne veux pas dire qu’Aden est un vampire ? fit Ryder, les yeux écarquillés de surprise.
— Si. C’est exactement ça. Enfin je crois.
Avec un sourire de triomphe, Shannon tendit la main en direction de Ryder.
— Je t… te l’avais dit. Tu me d… dois cinq dollars.
— Vous voulez dire que vous avez parié sur la race d’Aden ? s’étrangla Victoria.
— Pas sur la sienne. J… je me doutais que tu étais d… différente. Ta façon de m… marcher, de parler… Trop facile, je l’avais d… deviné. En p… particulier, poursuivit-il en lui décochant un sourire éclatant, quand tu t’es g… glissée dans notre chambre au ranch.
Rien de plus déprimant à entendre. Franchement, elle avait tout fait pour ne pas se faire remarquer, pour se comporter comme une humaine. De toute évidence, elle s’était bel et bien plantée.
— Qu’est-ce qu’elles ont, mes façons de marcher et de parler ?
— Tu ne marches pas, tu flottes, expliqua Seth avec une mimique d’appréciation. Et ton accent est… différent.
Différent ? Etait-ce une façon polie de dire « bizarre » ? Victoria préféra changer de sujet :
— Et Dan, comment va-t-il ?
Le propriétaire du ranch se reprochait-il encore le départ d’Aden ?
— Il est triste, dit Seth.
— Préoccupé, ajouta Ryder.
Shannon secoua la tête :
— On dirait qu’il se sent c… coupable de quelque chose.
Elle s’en était doutée.
— Vous savez quoi ? Peut-être qu’Aden retournera au ranch. Je crois que Dan serait soulagé s’il pouvait parler avec lui.
Comme elle le savait, Aden avait beaucoup de respect pour Dan. C’était pour lui qu’il voulait terminer le lycée coûte que coûte et décrocher son bac. Telle avait été son intention, en tout cas, jusqu’à ce que Victoria, en lui sauvant la vie après qu’il eut été poignardé, transforme radicalement sa personnalité.
Aden regretterait-il un jour ce qu’il avait accompli au cours de ces derniers jours ? Regarderait-il en arrière avec un sentiment de remords ? Elle espérait que non. Elle ne voulait que son bonheur, maintenant et pour toujours. Un « toujours » qui, si elle ne se trompait pas, serait à prendre au sens premier du terme. Pour le meilleur et pour le pire.
Perdue dans ses pensées, elle sursauta. Seth venait de se précipiter contre la cloison sans tain. Il s’exclama :
— Dites donc, qu’est-ce qui se passe là-dedans ?
Elle se retourna vers lui, surprise. Derrière le miroir, tous les occupants de la salle de bal étaient tombés à genoux et s’inclinaient avec respect. Le brouhaha avait considérablement décru. Victoria comprit sur-le-champ.
— Aden est arrivé, expliqua-t-elle avec un pincement au cœur.
Effectivement, à l’autre bout de la pièce, par les imposantes portes à doubles battants, Aden fit son entrée accompagné de Sorin.
Comme il n’avait plus de frange pour lui cacher la figure, elle put distinctement voir son œil poché et les marques sur sa peau. Pas très beau à voir, d’accord, mais les dégâts auraient pu être pires, bien pires si l’on songeait à tous les coups que lui avait portés son frère. Au moins Aden tenait-il sur ses jambes. Après un tel combat, bien peu auraient pu en dire autant.
Il parcourut la salle du regard, ne s’arrêtant ni aux vampires, ni aux loups, ni aux humains. Se pouvait-il qu’il la cherche ? Ces derniers temps, il s’était montré si différent, tour à tour distant et passionné… Au fond, que voulait-il ? Mieux valait penser à des choses moins inquiétantes — enfin, façon de parler. Par exemple à son frère. A son crétin de frère !
La plupart des blessures de celui-ci s’étaient déjà refermées, mais tout comme Aden, les marques en étaient encore visibles sur son visage et son cou, en particulier à l’endroit où le je-la-nune avait brûlé la peau et les chairs. Et au fond, à cet instant précis, une partie de Victoria aurait bien aimé plonger ses doigts dans la plaie et tirer de toutes ses forces. Son propre frère s’était servi d’elle ! Quelle ironie… Comme il ignorait qu’elle avait perdu sa faculté de téléportation, il l’avait droguée avant de l’utiliser comme otage, comme monnaie d’échange ! Certes, si elle avait bien compris ce qu’avait voulu dire le garde dans la salle de bal, Sorin n’avait agi de la sorte que pour tenter d’éviter un combat à mort — pour éviter, en fait, de tuer Aden. Mais quoi qu’il en soit, son plan n’avait pas fonctionné. Aden s’était battu, et à la loyale, sans tricheries ni otages. Voilà pourquoi il était roi !
Ryder, qui avait suivi le regard de Victoria, fixait lui aussi Aden qui, malgré ses blessures, se tenait fièrement au milieu de la foule.
— Dire que je lui ai cherché des crosses au ranch ! murmura-t-il, pensif. Il aurait pu me réduire en bouillie, et d’une seule main, encore !
— Faut dire que tu es quand même un peu débile, lâcha Seth en s’esclaffant.
— Débile ? Je ne suis pas débile !
— Tu rigoles ? Le seul truc où tu as la moyenne, c’est au réfectoire.
— Et dans la c… cour, qu… quand on est tous les deux, lança Shannon avec un grand sourire.
Ryder lui décocha une bourrade amicale. Seth leur jeta un coup d’œil et fit mine de s’étrangler de dégoût :
— Voilà qu’ils recommencent ! Les mecs, c’est pas bientôt fini de vous tripoter en public ? Vous êtes dégoûtants !
La plaisanterie ne fut pas du goût de Ryder, qui s’approcha de lui, poings fermés, mais Victoria s’interposa :
— Ça suffit, vous deux !
Oh, vraiment ? Si jamais les deux garçons décidaient d’en venir aux mains, que pouvait-elle bien faire pour les en empêcher ? Rien. Absolument rien — à part peut-être recevoir des coups et blessures qui pourraient ne pas guérir.
C’était bien la première fois qu’elle avait à se préoccuper de ça…
Soudain, l’attention d’Aden se porta dans leur direction. Il se mit à regarder fixement le miroir, comme s’il pouvait voir à travers. Sans même s’en rendre compte, elle plongea ses yeux dans les siens.
Comme ce regard lui avait manqué ! Il était si intense… Minute. La voyait-il réellement ? Cela paraissait impossible, mais…
— Vous pouvez vous relever, lança Aden à la foule.
Avec des froissements d’étoffe, les invités se remirent debout. Victoria perdit Aden de vue. Des murmures, puis des railleries à l’intention de Sorin s’élevèrent. Le vampire allait devenir la risée de la cour, et le resterait peut-être pendant une centaine d’années. Ou davantage.
Puis la foule se fendit comme une mer, et Victoria put de nouveau contempler Aden. Qui se dirigeait vers elle d’un pas décidé.
Il l’avait vue. Il devait l’avoir vue.
Sorin lui emboîtait le pas, la tête haute, ignorant les piques qui lui étaient adressées.
Mais, surgissant de la foule, deux mains délicates saisirent Aden au passage, agrippant son bras, le caressant presque, et le contraignant à s’arrêter. Hors d’elle, Victoria reconnut Draven. Draven, qui n’allait pas tarder à mériter le surnom qu’elle lui réservait depuis un moment : Celle-qui-va-mourir-dans-d’atroces-souffrances.
De nouveau, la foule fit silence — personne ne voulait manquer les paroles qui allaient s’échanger.
— Félicitations pour ta victoire, mon roi, fit Draven d’une voix suave.
— Je te remercie. Maintenant, si tu veux bien m’excuser…
Il tenta de la contourner pour continuer son chemin, mais elle s’interposa de nouveau avec aplomb.
— J’aimerais un peu de ton temps, s’il te plaît.
Il hésita quelques instants avant de répondre :
— Un tout petit peu, alors. Je t’écoute, mais fais vite.
Devant la rudesse de cette remarque, les yeux de Draven étincelèrent. Sous ses dehors doucereux, elle restait agressive et impatiente.
— Je vais aller droit au but, alors. Je ne sais pas si Riley le changeforme ou Victoria t’en ont parlé, mais il y a trois semaines, j’ai défié Victoria en duel. La gagnante devait remporter tous les droits sur toi.
Même de l’endroit où elle était, Victoria devina que tous les muscles d’Aden se tendaient. Il lança un regard très rapide en direction du miroir avant de revenir à son interlocutrice.
— Continue, Draven.
Cette garce ! Etait-elle trop stupide pour entendre la menace dans la voix de son souverain ? Oui, sans le moindre doute, car elle poursuivit :
— Eh bien, tu comprends, tu es un humain, et…
— J’étais un humain, la reprit-il d’une voix tranchante.
— Je viens de le réaliser, répondit-elle.
Sans blague, elle venait juste de comprendre ? Non, le mot stupide n’était pas assez fort. Elle avait le QI d’une huître, voilà la vérité.
— Néanmoins, poursuivit-elle, j’ai lancé ce défi il y a trois semaines, et Victoria l’a accepté. A ce moment-là, tu étais bel et bien humain. Notre loi est formelle : le défi est toujours valable. Victoria doit m’affronter, tout comme tu as affronté Sorin. C’est la tradition des vampires.
Les murmures reprirent de plus belle, s’amplifiant peu à peu. Ainsi, Aden avait bel et bien muté ? Plusieurs, dans l’assistance, osèrent poser la question à haute voix, avec ce que ça impliquait : allait-on transformer d’autres humains en vampires ?
— Il n’y aura aucun autre essai de transformation ! lança Aden à la cantonade.
Son visage avait pâli. De toute évidence, la question le perturbait.
Comment était-elle… ou plutôt étaient-ils parvenus, lui et elle, dans la grotte, à faire d’Aden un vampire ? Cela, Victoria elle-même l’ignorait. Tout ce qu’elle savait, c’est que les dernières transformations réussies remontaient au tout début du xve siècle. Bloody Mary, Mary la Sanguinaire — la vampire qui portait ce nom, pas la reine d’Ecosse — était apparue dans ces années-là.
D’après les rumeurs, Bloody Mary était une humaine qui avait entretenu avec Vlad l’Empaleur une liaison tumultueuse. Celui-ci avait choisi de la transformer elle, plutôt que son épouse légitime. Plus tard, lorsqu’il l’avait quittée pour une autre maîtresse, Mary avait pris la tête d’une faction rivale de vampires installés en Ecosse, en jurant qu’elle se vengerait.
Il y avait eu bien des batailles, bien des morts, sans qu’aucun des deux camps ne se déclare vaincu. Il s’était trouvé en revanche des vampires des deux côtés pour se lasser de ce conflit permanent. Ceux-là avaient quitté leur terre natale pour fonder, un peu partout dans le monde, de nouveaux clans dirigés par un roi ou une reine — voire les deux, quand un roi et une reine parvenaient à s’accommoder sans se déchirer. Au sens propre du terme.
C’est ainsi que les clans vampires avaient essaimé autour du monde, formant, au fil du temps, des trêves et des alliances. Pourtant, Sorin n’avait-il pas prétendu avoir liquidé tous les alliés de Vlad ? Et Victoria était bien tentée de le croire, car aucun de ces fameux alliés n’avait répondu à l’appel d’Aden.
Ce qui était plutôt inquiétant. Elle imaginait la rumeur : Hé, vous savez quoi ? Le nouveau roi des vampires n’a aucune armée pour le soutenir ! Si cette nouvelle se répandait, Aden serait encore plus en danger que maintenant.
— En tant que premier conseiller du roi, intervint Sorin en s’adressant à Draven, j’ai beaucoup à redire sur tout ceci.
Une expression de stupéfaction se peignit sur les traits d’Aden. Victoria ne put réprimer un sourire. Premier conseiller, vraiment ? Sorin ne manquait pas d’air.
— Et mon avis est le suivant : le combat aura lieu aujourd’hui même. Après la correction que je viens de recevoir, j’ai très envie à mon tour de voir quelqu’un mordre la poussière. Et ce sera toi, jeune arrogante. Car j’ai vu ma sœur se battre : elle est très forte.
Incroyable ! Il l’avait réellement vue ? Mais où ? Quand ?
Draven releva le menton, l’air bravache.
— La date me convient. Et à toi, Majesté ?
Victoria passa une main sur sa gorge. Sa gorge si fragile, si vulnérable à présent… Un frisson de terreur insidieuse lui parcourut l’échine.
— Tu trembles ? Mais pourquoi ? Elle est à ta portée, lança Seth. Elle a l’air coriace, mais je suis sûr que toi, tu es une vraie méchante — quand tu veux, ajouta-t-il en ponctuant sa remarque d’une petite tape sur les fesses.
— Merci. Enfin, je suppose que tu as raison, soupira Victoria.
Une vraie méchante ? Avant, peut-être. A présent, elle était surtout une vraie humaine. Draven ne ferait qu’une bouchée d’elle. Alors devait-elle se précipiter dans la salle de bal et tomber à genoux en implorant sa clémence ? De toute façon, il était trop tard : le défi avait été accepté, et il n’y avait plus moyen de l’éviter.
Aden le savait comme elle : le perdant d’un duel abandonnait tout au vainqueur : pas seulement tous ses biens, mais sa propre existence. C’était la raison pour laquelle ce type de combats restait rare. Sorin, par exemple, appartenait désormais corps et âme à Aden, pour le restant de sa très longue vie.
Et elle-même… Allait-elle appartenir pendant une éternité à Draven ? Non, elle ne le supporterait pas.
— Je refuse, fit Aden en réponse à la vampire. Aujourd’hui n’est pas un bon jour. Je veux d’abord fixer mes priorités avant de décider d’une date. Dès que ma décision sera prise, tu en seras informée. D’ici là, tiens-toi à l’écart de Victoria.
Puis, ignorant le regard assassin qu’elle lui lançait, il écarta Draven et se remit en marche, accompagné de Sorin. Arrivé devant le mur aux miroirs, il s’arrêta, cherchant des yeux la poignée secrète.
— Victoria, ordonna-t-il pour finir, laisse-moi entrer.
Il savait donc. Il savait qu’elle était là. Il avait le pouvoir de voir à travers les murs — un pouvoir qu’elle-même n’avait jamais possédé. Muette de stupeur, elle lui ouvrit la porte.
En le voyant, les garçons se jetèrent sur lui avec des exclamations de joie pour le congratuler. Aden, lui, ne dit rien, et resta stoïque, le rouge aux joues, les yeux rivés sur Victoria.
Malgré le chaos autour d’eux, elle lui sourit et il lui retourna son sourire comme s’ils étaient seuls au monde. Ce fut un instant de plaisir et de bonheur sans nuages, un de ces instants qu’on garde pour toujours dans sa mémoire.
— Alors, mon gars, tu as compris qui est le plus fort, hein ? lança Seth à Sorin qui se tenait dans l’encadrement de la porte.
Pour toute réponse, le vampire se contenta de lui envoyer un baiser accompagné d’un sourire narquois. Ryder gratifia alors Seth d’un coup de poing amical dans l’épaule :
— Tu vois, toi aussi tu as du succès avec les garçons !
Aden n’avait toujours pas bougé. Sans se retourner, il lança d’une voix puissante :
— Stephanie ? Viens ici. J’ai besoin de toi.
Pardon ?
Mâchonnant son éternel chewing-gum et jouant avec une mèche de cheveux, la sœur de Victoria fendit la foule dans leur direction.
— Présente.
— Je voudrais que tu ramènes les garçons au ranch, s’il te plaît.
— Moi ? demanda-t-elle, visiblement surprise.
— Oui, toi.
— Vraiment ? Super ! s’exclama-t-elle en sautant de joie et en battant des mains. Et je peux boire leur sang, aussi ? Oh allez, s’il te plaît s’il te plaît s’il te plaît, laisse-moi boire leur sang !
Une expression horrifiée se peignit sur le visage d’Aden.
— Non ! Certainement pas ! Je veux qu’ils rentrent chez eux en parfaite santé, comme ils sont maintenant.
Stephanie s’immobilisa et fit une bulle avec son chewing-gum.
— C’est tout ? Tu veux juste que je les ramène ? Ça craint. Ça craint à mort, franchement.
Aden lança un coup d’œil en direction de Victoria, comme pour l’appeler à la rescousse, mais elle haussa les épaules : sa sœur était comme ça, que pouvait-elle y faire ?
— C’est bien ça, tu les ramènes, point final, finit-il par répondre, visiblement lassé de ces discussions inutiles.
Bien entendu, il eut droit en guise de réponse à la fameuse Moue Spéciale de Princesse Stephanie.
— Bon, d’accord, soupira-t-elle de mauvaise grâce. Mais la prochaine fois, je veux une vraie mission. Si tu voyais ce que je sais faire avec des nunchakus…
— Elle a raison. C’est moi qui l’ai entraînée, confirma Sorin, et elle est très douée.
— C’est rassurant, répondit Aden sans se compromettre.
A ce moment-là, Stephanie s’approcha de lui. Se haussant sur la pointe des pieds et s’accrochant à ses épaules, elle déposa un baiser sur sa joue.
— Et au fait, Aden, merci de ne pas avoir tué mon grand frère…
Aden se tourna vers Sorin et sourit. Un poids s’envola de la poitrine de Victoria. Ce sourire indiquait qu’il accordait sa confiance à son frère.
— Je ne sais pas si j’ai pris une bonne décision en l’épargnant, répondit Aden à Stephanie, mais qu’est-ce que tu veux, j’ai bon cœur… Et on dirait qu’il s’est attaché à moi. Il me rappelle une maladie de peau que j’ai beaucoup aimée, d’ailleurs.
Stephanie se mit à rire aux éclats.
— Ce que tu peux être drôle ! Mais je vois bien que tu commences à l’apprécier vraiment.
Puis, se tournant vers les trois garçons, elle lança :
— Allez, les Pieds Nickelés, je vous ramène chez vous.
— Et vivants, hein ? plaisanta Aden.
— On verra, oui, lança Stephanie sans se retourner.
Avant de partir, Shannon posa une main sur l’épaule d’Aden. Ils se regardèrent quelques instants. Ils n’avaient pas besoin de parler pour se comprendre. Bientôt, dès que possible, ils auraient une grande discussion.
Puis le groupe quitta la pièce et fendit la foule fascinée sans cesser de discuter.
— On se fait une pizza, avant de rentrer ? proposa Seth.
— Et il faudra que tu convainques Dan que nous n’avons pas bougé du ranch, dit Ryder. Seth nous a raconté que vous autres les vampires, vous aviez un pouvoir trop génial avec votre voix.
— C’est vrai, répondit Stephanie, et ça ne pose pas de problème. Mais si vous préférez, je peux aussi lui exploser la tête au nunchaku et…
— La Voix seulement ! lança Aden par-dessus la foule.
On entendit un grognement frustré.
— Quel rabat-joie ! Plus moyen de s’amuser, alors ?
Aden se mit à rire, avant de reporter son attention sur Victoria.
— Une bonne chose de faite, commenta-t-il. Et maintenant…
Sans un mot de plus, il la saisit par la main et l’entraîna hors de la pièce, puis hors de la salle de bal. Ensemble, seuls, enfin.