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Aden Stone était tapi dans l’ombre de la grotte. Il ne pouvait détacher les yeux de Victoria, allongée près de lui à même le sol rocheux. Victoria. Sa longue chevelure tombait en cascade sur ses épaules fines, pareille à une nuit d’hiver, sombre, avec des reflets éclatants comme ceux de la lune sur la neige. Ses longs cils noirs posaient des ombres délicates sur ses pommettes hautes — ce qu’elle pouvait être belle — et sa bouche sensuelle brillait d’un éclat humide.
Elle se passa plusieurs fois la langue sur ses lèvres roses. Aussitôt, il comprit. Même plongée dans un profond sommeil, elle venait de détecter une odeur envoûtante dont elle rêvait de trouver la source.
Et d’y boire.
Sa peau diaphane se colorait par endroits d’un incarnat profond. Elle avait un visage parfait, sans la moindre flétrissure, alors qu’elle avait plus de quatre-vingts ans.
Ce qui, pour ceux de son espèce, était jeune.
Une robe chiffonnée l’enveloppait de la poitrine jusqu’à la pointe des pieds, sauf qu’en repliant l’une de ses jambes longues et galbées, elle l’avait relevée jusqu’à mi-cuisse. Cette peau mise à nue, si tentante, comme une invitation à s’abreuver à l’une des veines qui courait sous la peau à cet endroit…
Il devait résister.
Et il en était incapable.
C’était tout simplement la plus belle fille qu’il ait jamais vue. Son apparence fragile et délicate lui rappelait une œuvre d’art, l’une de ces miniatures qu’il avait tant admirées lors de son unique visite dans un musée. Ce jour-là, il avait voulu toucher un de ces objets, et le guide lui avait tapé sur la main.
­Cette sculpture-là n’a pas besoin de gardien, songea-t-il avec un petit sourire. Victoria était capable de briser la nuque d’un homme d’une seule main.
C’était une vampire. Sa vampire. Sa douleur et son apaisement.
Posant un genou sur la couchette improvisée, il se rapprocha d’elle. En guise de matelas, un simple T-shirt était disposé à même le sol. Délicatement, il la fit basculer vers lui. Elle ne poussa pas le moindre soupir, comme l’aurait fait un être humain. Elle resta étrangement impassible, conservant une expression sereine, innocente et pleine de confiance.
Tu ne devrais pas faire ça.
Tant pis. Il allait le faire quand même.
Aden portait un jean déchiré et taché de sang — le même que celui qu’il avait mis lors de leur première rencontre, cette fameuse nuit qui avait bouleversé sa vie. Victoria, quant à elle, n’avait que sa robe sur elle. Bien souvent, leurs vêtements étaient la seule barrière qui les retenait de faire davantage que boire réciproquement leur sang.
Boire le sang de l’autre. S’en nourrir. Les mots étaient bien loin de refléter la réalité. Pour rien au monde il n’aurait voulu la blesser, mais quand il était emporté par la rage — ou quand elle l’était — il n’était plus question de sentiments ou d’affection. Ils devenaient tous deux des animaux.
Tu ne devrais pas faire ça, lui répétait sa conscience — ou du moins ce qu’il en restait.
Juste une gorgée. Une toute petite gorgée, et je la laisse tranquille.
C’est ce que tu as dit la dernière fois. Et la fois précédente. Et celle d’avant, aussi.
D’accord, mais cette fois, je tiendrai parole.
En tout cas, il l’espérait.
Quelque temps plus tôt, il aurait sans doute mené cette conversation avec les trois âmes emprisonnées dans sa tête. Mais elles ne s’y trouvaient plus : à présent, elles s’étaient réfugiées dans l’esprit de Victoria, et Aden en était réduit à parler tout seul. En tout cas, tant que le monstre dormait.
La bête tapie tout au fond de lui, toujours prête à s’éveiller… Et ce n’était pas qu’une façon de parler. A la lisière de sa conscience rôdait une créature féroce, assoiffée de sang, un fauve que Victoria lui avait transmis sans le savoir, et qui était à l’origine de sa nouvelle activité favorite — le pompage de jugulaire. Quand la bête sortait de l’ombre, Aden devenait incapable de réfléchir.
Tout doucement, il se pencha jusqu’à ce que son torse touche la poitrine de Victoria. Entre leurs deux visages, il n’y avait plus que l’espace d’un soupir. Pourtant, il voulait être encore plus proche. Toujours plus proche.
Il saisit entre ses mains le doux visage à la chevelure de jais, et fit basculer la tête de sa petite amie pour exposer la courbe élégante de son cou. Là, juste en bas, une veine palpitait.
Contrairement à ce qu’affirmaient les légendes, elle n’était pas une morte-vivante, mais un être de chair et de sang qui bougeait et respirait. Elle n’avait pas été transformée en vampire, elle n’avait subi aucune métamorphose : elle était bel et bien née comme ça. C’était sa façon de vivre.
Du moins, tant qu’il ne la tuait pas accidentellement en suçant son sang.
Ça n’arrivera pas.
Et pourtant, c’est un risque. Ne fais pas ça.
Juste une gorgée.
Sa bouche s’emplit de salive. Il prit une profonde inspiration. C’était comme s’il respirait pour la première fois. Tout, pour lui, était si neuf, si magnifique… Se délectant par avance, il retint son souffle le plus longtemps possible.
Quand il expira, pourtant, il ne ressentit pas l’apaisement espéré, mais seulement une sensation accrue de faim ardente, ou plutôt de soif que rien ne pourrait éteindre. Il promena sa langue sur ses lèvres. Ses mâchoires crispées lui faisaient mal. Bien qu’il n’ait pas de crocs, il était taraudé par l’envie de la mordre. Oui, planter ses dents en elle et savourer le goût de son sang, le boire encore et encore !
Oh oui, il en était capable. Si elle avait été humaine, il aurait même pu la vider de son sang. Mais Victoria était une vampire, et elle avait une peau aussi dure que l’ivoire. Avec ses dents, Aden ne pouvait atteindre ses veines. Il lui fallait utiliser le je-la-nune, la seule substance capable de brûler et traverser son épiderme si particulier. L’ennui, c’est que leurs réserves étaient à sec. A présent, il n’avait plus qu’une seule façon d’obtenir ce qu’il voulait.
Victoria, supplia-il d’une voix rauque.
Elle n’avait pas dû récupérer ses forces depuis la dernière fois qu’il s’était nourri d’elle, car elle ne broncha même pas. Une pointe de remords détourna un instant son esprit de la faim qui le tenaillait. Il devait se relever et la laisser tranquille. Il fallait qu’elle se repose, qu’elle se régénère. Cela faisait des jours — ou bien étaient-ce des mois ? Des années peut-être ? — qu’il buvait son sang, et il ne lui en restait sans doute plus beaucoup.
Victoria.
Il ne pouvait s’empêcher de répéter son nom, encore et encore. Pour dire les choses clairement, la faim ne le quittait jamais. Elle ne faisait que croître, s’insinuant de plus en plus profondément en lui, enserrant son âme dans un étau de fer. Et pourtant… Il ne boirait qu’une goutte, une toute petite gorgée — il rêvait de sentir ce goût sur sa langue — puis, promis, il la laisserait tranquille. Victoria pourrait se rendormir.
Jusqu’à ce qu’il ait faim de nouveau.
C’est la dernière fois, d’accord ? Ensuite, tu ne recommenceras pas.
Réveille-toi, mon amour. C’est moi.
Il posa ses lèvres sur les siennes, presque avec violence. Mais pourquoi se montrait-il si brusque tout à coup ? Non, pas ça. Il l’aimait. C’était le baiser du prince à sa Belle au bois dormant.
Et comme dans le conte, Victoria ouvrit les paupières, battant à plusieurs reprises de ses longs cils. Deux yeux limpides comme le cristal et profonds comme des gouffres le fixèrent. Ils brûlaient de la même faim ardente.
Aden ?
Levant les bras bien haut au-dessus de sa tête, elle étira son dos comme un petit chaton. On aurait dit qu’elle allait se mettre à ronronner.
Tu te sens mal, de nouveau ?
La robe bâillait légèrement au niveau du buste — à peine, mais suffisamment pour dévoiler le motif à l’encre noire qui ornait sa poitrine, juste au-dessus du cœur. Déjà presque effacé, il ne tarderait pas à disparaître comme les précédents tatouages. Il représentait un tourbillon de cercles entrelacés. Loin de n’être qu’un ornement, il constituait une protection magique, un sort inscrit à l’encre indélébile pour la défendre contre la mort. Victoria n’était en vie que grâce à ce tatouage, qui lui avait permis quelque temps plus tôt de donner à Aden la plus grande partie de son propre sang — en le lui versant directement dans la gorge.
Si seulement il pouvait être plus précis sur la durée qui s’était écoulée depuis cet épisode… Mais le temps avait cessé d’exister pour lui. Il n’y avait plus, dans sa tête, qu’un ici et un maintenant. Et elle. Elle, encore et toujours. Sans compter cette faim, ce besoin impérieux et terrible qui lui brûlait le ventre.
Victoria bougea les jambes, ramenant son genou contre la hanche d’Aden. Celui-ci se raidit. La position était des plus intimes, mais il n’avait pas le temps de l’apprécier. Il ne leur restait qu’une minute, peut-être deux, avant que les voix ne viennent la perturber et la déconcentrer, et que les hurlements de la bête n’en fassent de même pour lui.
Un moment trop court avant d’être obligés de retourner à la noirceur de leur nature. Il ne parvint qu’à murmurer :
Je t’en prie…
C’était comme si des toiles d’araignées noirâtres venaient envahir son champ de vision, de plus en plus épaisses, de plus en plus proches, jusqu’à ce qu’il ne voie plus que le cou de Victoria. La douleur dans ses mâchoires était devenue insupportable. Aden réprima une grimace de dégoût. Il était en train de baver.
Vas-y.
Elle n’avait pas hésité. Elle l’enlaça et passa les mains dans ses cheveux. Les ongles plantés dans son cuir chevelu, elle attira son visage vers elle pour l’embrasser à pleine bouche.
Leurs langues se cherchèrent, se rencontrèrent, et pendant un instant il se perdit complètement dans sa douceur. Le baiser de Victoria évoquait le parfum d’un chocolat riche et crémeux mêlé de senteurs épicées.
Si seulement il avait été un garçon comme les autres, et qu’elle avait été une fille comme les autres… Il aurait prolongé cet instant, oui, et il aurait même tenté d’aller un peu plus loin, qui sait ? Peut-être l’en aurait-elle empêché, ou peut-être, au contraire, l’aurait-elle encouragé. Quoi qu’il en soit, tout ce qui se serait passé serait resté entre eux, rien qu’entre eux. Rien d’autre n’aurait compté. Mais dans les circonstances présentes, une seule chose importait à Aden : le sang de Victoria.
Tu es prêt ? demanda-t-elle.
Elle était son dealer, et il était accro. Sa drogue, c’était elle. Tout se mélangeait, et c’était si bon. Il aurait voulu pouvoir la détester pour cela. Et une part de lui-même — cette part nouvelle et inquiétante — la haïssait vraiment. Mais tout le reste de sa personne l’aimait au-delà des mots.
Un jour ou l’autre, c’était inévitable, les deux aspects de sa personnalité entreraient en guerre. Mais quel côté l’emporterait ?
— Tu es prêt ? s’assura-t-elle de nouveau.
— Vas-y, lança-t-il dans un grognement qui n’avait presque plus rien d’humain.
D’ailleurs, était-il encore humain ? L’avait-il seulement jamais été ? C’était vrai, après tout. Toute sa vie, il avait attiré le paranormal comme un aimant. Mais cette question, à ce moment précis, n’avait plus d’importance. Il voulait du sang…
Leur baiser se fit encore plus avide. Sans se dérober, elle passa sa langue sur ses incisives acérées, entaillant sa propre chair. Le nectar divin se mit à couler et, dans la bouche d’Aden, les saveurs de chocolat et d’épices furent aussitôt remplacées par un goût de champagne et de miel. Un vertige le prit, la température de son corps augmenta d’un seul coup.
Le plus rapidement possible, avant que la blessure ne se referme, il avala ce sang, jusqu’à la dernière goutte, poussant un grognement de plaisir à chaque gorgée. Au plus profond de lui la chaleur ne cessait de monter, comme un feu ardent qui le consumait et le réduisait en cendres.
Il connaissait cette sensation. Le pouvoir qu’il avait de posséder un corps comme le ferait un démon lui ouvrait les portes de la conscience de toute personne passant à sa portée. Il n’y avait pas si longtemps, il s’était retrouvé dans la tête d’un vampire. Un vampire allongé sur un bûcher funéraire. A présent, Aden avait l’impression d’avoir lui-même été jeté dans les flammes.
Peu après, il avait connu un moment semblable en entrant dans l’esprit d’une fée à qui on venait de planter un couteau dans le cœur. Avec elle, Aden avait connu les tourments de l’agonie.
Ces deux expériences lui en avaient beaucoup appris sur la douleur, mais elles n’étaient rien en comparaison de ce qu’il avait ressenti quand il avait été lui-même poignardé en plein cœur, quand son corps à lui avait été victime de la violence. Sans Victoria, qu’il serrait à présent entre ses bras, il serait mort.
Ils venaient juste de remporter un combat qui les avait opposés à une assemblée de sorcières et à un bataillon de fées. Ils avaient alors décidé de célébrer leur victoire ensemble, en privé. Mais, sorti des ténèbres, un démon à l’apparence humaine — Tucker — s’était précipité sur lui et lui avait enfoncé un couteau dans le cœur sans qu’il puisse réagir.
Victoria aurait dû le laisser mourir ce soir-là. Sa fin avait été prédite par l’une des âmes qui vivaient dans sa tête, et Aden s’y était préparé. Il refusait de se résigner, mais en même temps il savait depuis toujours que son existence s’achèverait ainsi.
Il fallait voir les choses en face. Il ne faisait aucun doute que Victoria s’en serait bien mieux tirée en le laissant mourir. Elle aurait été libérée de son fardeau — et lui du sien. On ne joue pas impunément avec le destin. Ça c’était en théorie. Mais la panique avait pris le dessus.
Il se souvenait des hurlements suraigus qu’elle avait poussés, et aussi de la façon dont ses mains l’agrippaient, cherchant à le retenir alors même que la vie s’échappait de lui à gros bouillons. Pire encore, il se rappelait nettement des larmes qu’elle avait versées sur son visage, brûlantes comme de l’acide.
A présent, elle payait pour lui avoir sauvé la vie, et elle allait continuer d’en subir les conséquences jusqu’à ce qu’Aden la tue par accident, ou jusqu’à ce qu’elle le tue, lui. Une vie pour une vie. N’était-ce pas ainsi que fonctionnait l’univers ?
Dans son corps, le sang de Victoria produisait des effets terrifiants : son ventre s’était transformé en une fournaise infernale. Peut-être allait-il en mourir — enfin ?
Pourtant, peu à peu, la douleur s’apaisa. Comment dire ? Aden se sentait plus calme, et même… oui, en pleine forme. Ses mouvements devenaient plus décidés, ses jambes plus fermes, et ses muscles semblaient emplis d’une énergie nouvelle, vibrante.
C’était la première fois qu’un tel phénomène se produisait. Quand ils buvaient mutuellement leur sang, ils se nourrissaient, et finissaient souvent par se battre avant de s’écrouler au sol, épuisés. Jamais encore Aden n’avait ressenti cette impression de s’être rechargé comme une batterie.
Sur la langue de Victoria, le sang se tarissait déjà — la plaie se refermait vite, bien trop vite — lui rappelant cruellement ce dont il avait maintenant besoin pour survivre, et éclipsant toute autre pensée.
— S’il te plaît, fit-il d’une voix enrouée.
— Encore ? demanda-t-elle doucement.
Les ongles de sa princesse vampire avaient laissé des traces rouges le long de la nuque et des épaules d’Aden. La faim commençait sans doute à la tenailler elle aussi.
Même débarrassée du monstre qui constituait le cœur de sa nature de vampire — et qui guidait à présent les nouveaux choix alimentaires d’Aden — Victoria continuait de vouloir boire du sang. Etait-ce parce que cela avait été, jusque-là, son seul régime, ou parce qu’elle était aussi accro que lui ?
— Oui, encore, confirma-t-il.
Elle s’entailla de nouveau la langue au moyen de ses crocs. Le sang se mit à couler en filet de la nouvelle blessure, plus lentement cette fois. Peu importe, il en avala tant qu’il put.
Pas assez. Pas assez. Il n’y en a jamais assez.
L’hémorragie se tarit en quelques minutes. Il ne voulait pas lui faire de mal, c’était hors de question. Et pourtant il était bien en train de lui mordre la langue, en ce moment même ? Contrairement à sa peau, cette partie de sa chair était molle et malléable. Victoria poussa un gémissement. De douleur ? Non. Aden lui-même s’était coupé la langue au contact des crocs de sa petite amie, et à présent son propre sang coulait dans la bouche de celle-ci. Et il n’avait pas mal, bien au contraire.
— Encore, intima-t-elle.
Cette fois, ce n’était plus une question.
Il empoigna à pleines mains sa chevelure soyeuse et la tordit pour l’obliger à incliner davantage la tête, afin que leurs langues aillent plus loin. Délicieux !
Un jour, elle lui avait confié que les humains mouraient lorsqu’un vampire tentait de les transformer. Elle avait ajouté que celui de son espèce qui cherchait à accomplir cette transformation périssait en même temps. A l’époque, Aden n’avait pas compris pourquoi.
A présent, il le savait — et il en payait le prix.
Victoria avait bu tout le sang restant dans le corps d’Aden avant de le remplacer par le sien propre, en le lui versant directement dans la bouche. Ce faisant, ils n’avaient pas seulement échangé leurs ADN ainsi que les âmes et le monstre qui les habitaient — non, ils avaient tout partagé. Souvenirs, goûts et dégoûts, inclinations et envies, tout était passé de l’un à l’autre, et cet échange se répétait à chaque morsure, dans un va-et-vient incessant, au point qu’Aden finissait par avoir du mal à savoir qui il était.
Etait-ce lui ou elle, encore enfant, qu’on avait fouetté avec un martinet ? Lui qui avait vidé un être humain de tout son sang ? Etait-ce lui ou elle qui, dans une forêt, avait rencontré une troupe de changeformes capables de se transformer en ours et sauvé un clan décimé par la maladie ?
Au fond de son esprit, un son étouffé, semblable à un bâillement, attira son attention. La bête. Encore que le mot démon aurait été plus juste pour décrire Gobeur. Celui-ci, en effet, avait le pouvoir de s’emparer complètement d’Aden. Pour avoir vécu toute sa vie avec des âmes prisonnières de son esprit, il était familier avec la sensation de possession, mais Gobeur n’avait pas la douceur de Julian, l’humour dépravé de Caleb ni les attentions permanentes d’Elijah. Gobeur ne pensait qu’au sang et à la souffrance. Le sang qu’il pouvait prendre et la souffrance qu’il pouvait infliger.
Quand la bête prenait le dessus, Aden devenait un véritable prédateur qui n’avait plus grand-chose d’humain. Il se détestait lui-même, et haïssait tout autant Victoria. Ce qui n’avait aucun sens, car Gobeur, en réalité, adorait Aden. Il lui était beaucoup plus agréable de se trouver dans son esprit que d’être prisonnier de celui de Victoria, dont il avait toujours cherché à s’échapper. Depuis qu’il vivait à l’intérieur de lui, Gobeur ne luttait plus pour s’enfuir. Néanmoins, il était d’un tempérament violent, un tempérament qu’il ne pouvait refréner et qui finissait toujours par réclamer son dû.
Il arrivait qu’Aden et Victoria inversent de nouveau les rôles : les âmes revenaient dans sa tête à lui, et le monstre retournait à l’intérieur d’elle. Dans tous les cas, cela ne durait jamais très longtemps. Il y avait chaque fois un nouveau changement, puis un autre, et ainsi de suite. Chacune de ces permutations les menait un peu plus près de la folie. Trop de souvenirs mélangés, trop de besoins qui s’opposaient… Tôt ou tard, ils finiraient par sombrer tous deux dans le gouffre de la démence.
— A… Aden, articula Victoria, le souffle court, il faut que je…
Il savait très bien ce qui allait suivre.
Comme Aden l’avait fait avec elle un instant plus tôt, Victoria le força à son tour à incliner la tête, rompant leur baiser à contrecœur, avant de planter ses crocs dans sa jugulaire. Il poussa un véritable feulement de douleur et de frustration. Pendant longtemps, la morsure de Victoria lui avait été agréable, voire délicieuse. Mais à présent, la faim privait sa petite amie de toute délicatesse, au point que ses dents faillirent lui sectionner un tendon. Pourtant, Aden ne chercha pas à l’arrêter. Elle avait besoin autant que lui de se nourrir.
Soudain, des pas résonnèrent dans la grotte. Quelqu’un venait !
Aden ne paniqua pas. Victoria avait le pouvoir de les téléporter en un clin d’œil vers n’importe quelle destination, à condition qu’elle l’ait visitée auparavant. Le soir de l’agression, elle les avait emmenés ici, dans ces cavernes. Aden ignorait où elles se situaient exactement, et à quelle occasion elle s’y était rendue. Tout ce qu’il savait, c’est que des randonneurs étaient déjà entrés une ou deux fois depuis qu’ils étaient là. Aucun, pourtant, ne s’était aventuré bien loin. Inutile de s’affoler. Le nouvel arrivant ne se montrerait pas plus téméraire que les autres.
A deux, ils auraient probablement pu trouver un lieu encore plus à l’écart. Plus ils se trouvaient loin de la civilisation, plus ils étaient en sécurité. Aden, après tout, était une véritable cible vivante depuis que le père de Victoria était revenu d’entre les morts pour réclamer son trône. Ou ce qu’il considérait comme son trône.
Aden avait beau être humain — en tout cas, pour l’instant, il se considérait encore comme tel — il n’en était pas moins le roi des vampires. Il avait gagné ce titre en tuant un ennemi en combat singulier. C’était donc à lui que revenait le trône, et à présent, il fallait le reconquérir. Dès qu’il serait parvenu à se sevrer du sang de Victoria.
Un instant. Etaient-ce là ses propres pensées, ou bien celles du monstre ?
Les siennes, décida-t-il. Il fallait que ce soit les siennes. Son désir de redevenir roi n’avait d’égal que son envie de sang.
Ce n’était pas le cas, avant. En fait, ce trône ne l’intéressait pas, et il avait passé beaucoup de temps à se chercher un remplaçant.
Avant, c’était avant. Et puis, à la fin, je m’étais mis à avoir des projets pour mon peuple.
Son peuple ?
C’est l’adrénaline qui parle.
Ah oui ? Eh bien, maintenant, c’est moi qui décide, et tu ferais mieux de la fermer.
Les pas, cependant, continuaient de se rapprocher. Extirpant ses crocs du cou d’Aden, Victoria pivota vers l’entrée de la grotte avec un grondement menaçant.
En temps normal, elle n’aurait pas pris cette peine : il lui aurait suffi de suggérer au visiteur de faire volte-face. Rien qu’en utilisant sa voix, elle avait le pouvoir de se faire obéir par n’importe quel humain — à l’exception d’Aden. Il était sans doute parvenu à s’immuniser d’une façon ou d’une autre contre cet envoûtement, car il ne fonctionnait plus sur lui. Ici, dans la caverne, elle avait tenté d’y recourir chaque fois que la folie s’était emparée d’elle. Penche la tête, offre-moi ton cou… Pourtant, ses conjurations étaient restées sans effet.
— Si cet humain s’approche encore, je lui dévore le foie et je lui arrache le cœur, lança-t-elle avec une expression féroce.
Une menace sans fondement, pensa Aden. Depuis des jours — mais tout paraissait si flou — elle n’avait plus d’appétit que pour son sang à lui, et réciproquement. Chaque fois qu’un visiteur s’aventurait dans le dédale rocheux qui menait à leur caverne, tous deux le sentaient venir à des kilomètres. Mais à la simple idée de se nourrir de son sang, l’estomac d’Aden se remplissait de bile. D’un autre côté, la présence occasionnelle de ces randonneurs justifiait leur séjour dans cette grotte : qu’ils le veuillent ou non, s’ils finissaient par avoir besoin d’une source de nourriture supplémentaire, les intrus leur seraient bien utiles…
Les pas étaient tout proches, à présent, rapides et déterminés. Une voix d’homme, teintée d’un léger accent — peut-être espagnol ? — s’éleva :
— Il y a quelqu’un, ici ? Je ne vous veux aucun mal. J’ai entendu des voix, et je me suis dit que vous aviez peut-être besoin d’aide.
Vive comme l’éclair, Victoria quitta leur couchette improvisée et Aden retomba lourdement sur le T-shirt qu’ils avaient étalé sur le sol en guise de matelas. Un homme d’une quarantaine d’années, grand et mince avec une chevelure sombre, venait de pénétrer dans leur retraite. Avant qu’Aden ne l’ait vue bouger, Victoria fut sur lui et le saisit au collet. La gourde de métal accrochée au sac à dos du randonneur heurta la paroi rocheuse. D’un simple mouvement du poignet, Victoria le propulsa au milieu de la caverne.
L’homme atterrit durement sur ses pieds. Perdant l’équilibre, il recula en titubant jusqu’à percuter le mur. Instinctivement, il se laissa tomber sur le sol et resta assis, immobile. Sur son visage, la peur le disputait à la surprise.
— Mais que…, commença-t-il en levant les mains pour se protéger.
Il y eut un nouveau tourbillon. L’instant d’après, Victoria se trouvait penchée sur l’homme, emprisonnant son menton dans sa main. Le sang d’Aden dégoulinait encore au coin de sa bouche, et ses crocs s’allongèrent au point de chevaucher sa lèvre inférieure. Sa chevelure sombre en bataille encadrait son visage comme la crinière d’un animal féroce. Elle était à la fois superbe et terrifiante, une vision de rêve et de cauchemar.
Les yeux écarquillés, l’homme s’était mis à transpirer abondamment. A présent, la peur l’avait emporté sur la surprise, et son regard était devenu presque absent. Il avait le souffle court et sa poitrine se soulevait par saccades, trahissant sa terreur.
— Je… Je suis désolé. Je ne voulais pas… Je vais vous laisser. Je ne dirai rien à personne, je le jure. Laissez-moi partir, je vous en prie. Je vous en prie !
Victoria n’avait pas cessé de scruter son visage, comme si elle avait face à elle un vulgaire animal de laboratoire.
— Dis-lui de partir, lança Aden. Dis-lui de tout oublier.
Plus tard, elle s’en voudrait à mort d’avoir blessé un humain innocent. Pas aujourd’hui, et peut-être pas demain non plus, mais cela arriverait tôt ou tard, dès qu’ils auraient retrouvé la raison.
S’ils la retrouvaient.
Il y eut un silence. Les doigts de Victoria se crispèrent sur le visage de l’inconnu, au point qu’il grimaça de douleur. Des bleus se formaient déjà le long de sa mâchoire.
Aden ouvrit la bouche pour lancer une nouvelle mise en garde mais du fond de son esprit un nouveau grondement s’éleva — beaucoup plus fort que le précédent. Tous les muscles de son corps se contractèrent par anticipation.
Gobeur s’était réveillé.
Un sentiment de panique envahit Aden.
— Victoria ! Laisse-le partir maintenant, ou je te jure que je ne te laisserai plus jamais boire mon sang.
Il y eut un instant de silence. Puis la voix de celle qu’il aimait retentit, enfin, pleine d’une puissance contenue, irradiant comme un sortilège.
— Va-t’en, lança-t-elle à l’homme. Tu n’as vu personne, tu n’as parlé à personne.
Etrangement, il fallut plusieurs secondes pour qu’il réagisse à ses ordres. Après un moment de flottement, ses pupilles se contractèrent et son regard se vida de toute expression.
— Pas de problème, fit-il d’une voix monocorde. Partir. Personne.
— C’est bien. Va-t’en avant qu’il ne soit trop tard, conclut-elle d’une voix où perçait la colère.
Puis elle lâcha le visage du randonneur. Celui-ci se leva péniblement et se dirigea tant bien que mal vers l’entrée de la grotte. Il sortit sans se retourner.
Il ne saurait jamais qu’il avait frôlé la mort de très près.
Dans le crâne d’Aden, le tumulte s’intensifia. D’une seconde à l’autre, le grondement allait devenir…
Un cri.
Un cri monstrueux, qui le transperça jusqu’aux tréfonds de son âme. Comme pour se protéger du bruit, même s’il savait très bien que c’était inutile, Aden plaqua ses mains sur ses oreilles. Le cri enfla, devint un hurlement strident, suraigu, semblable à la lame d’un rasoir qui tranchait à vif dans son cerveau, éparpillant ses pensées en tous sens jusqu’à ce qu’il ne reste plus dans sa tête que ces deux mots :
Manger.
Détruire.
Non ! Non et non ! Je n’ai plus faim, tenta-t-il de dire à Gobeur. Il ne faut pas…
MANGER. DETRUIRE.
De nouveau, sa vision fut envahie de toiles d’araignées ponctuées de lueurs écarlates, jusqu’à ce qu’il ne distingue plus que le cou de Victoria. Et elle restait là, accroupie, immobile, soutenant son regard. Elle savait ce qui allait se produire.
MANGER. DETRUIRE.
Oui. Se relevant péniblement, Aden avança sur ses jambes chancelantes. Poings serrés, souple et musclée comme une liane, Victoria se redressa à son tour de toute sa hauteur, indomptable et belle à se damner.
Certes, il venait juste de se nourrir, mais il lui en fallait plus. Absolument.
— Manger, s’entendit-il dire, et sa voix n’était plus la même.
Il s’y était mêlé une sonorité dure et rauque.
Il devait à tout prix lutter contre cette faim irraisonnée, et empêcher Gobeur de se servir de lui comme d’un pantin.
Soudain, se plaquant les mains sur les oreilles, Victoria poussa un gémissement. De toute évidence, les âmes venaient de s’éveiller, et elles faisaient autant de bruit que Gobeur.
— Protège-moi, supplia-t-elle.
La couleur de ses pupilles… Ses yeux étaient devenus un tourbillon de vert, de bleu et d’or. Oui, les âmes étaient bien là, et elles s’étaient mises à parler.
La protéger. Il devait la protéger, comme elle le lui demandait. Mais quand il ouvrit la bouche, ce fut pour crier :
— Détruire !
Malgré tous ses efforts pour ancrer ses pieds dans le sol et s’immobiliser, il se retrouva à avancer vers elle d’un pas menaçant, l’écume aux lèvres.
Détruiredétruiredétruire. DETRUIREDETRUIREDETRUIRE.
Gobeur s’était toujours montré pressant. A présent, il devenait incontrôlable, brutal et sauvage.
D’une seconde à l’autre, sa relation avec Victoria allait s’achever. Du fond de son cœur miraculé, Aden avait compris. Un seul d’entre eux sortirait vivant de cette grotte.