4
Assise devant un bureau au fond de la bibliothèque, Mary Ann Gray parcourait une longue série de microfiches. C’était sa seule activité depuis une semaine, et elle avait l’impression que les jours se mélangeaient les uns aux autres. Sa tête bourdonnait, son dos était noué, et elle était prête à parier que ses cuisses garderaient jusqu’à la fin de ses jours la marque de la chaise horriblement inconfortable qu’elle s’était accaparée.
Tout le monde savait ça, la règle d’or lorsqu’on voulait disparaître était d’éviter à tout prix de se laisser aller à des comportements routiniers, le meilleur moyen de se faire prendre — autant arborer un panneau avec « en cavale » marqué dessus. Pourtant, cette routine-ci était indispensable.
— Ils ferment à la demie, tu sais.
Elle lança un regard irrité à son compagnon. Ou plutôt au boulet dont elle n’arrivait pas à se débarrasser. Elle avait tout essayé, vraiment tout : le planter au restaurant juste avant l’addition, le coup du « attends-moi ici, je reviens », et même le « oh, désolée, j’ai une copine qui m’attend ». Elle avait fini par lui dire clairement : « Tire-toi, je ne peux pas t’encadrer et je ne veux plus jamais te voir. »
Tout cela en vain.
— Eh bien, je partirai à la demie, répliqua-t-elle. Dégage, maintenant.
— On ne va pas recommencer à se disputer là-dessus, non ? Je te l’ai déjà dit, je reste avec toi.
Tucker Harbor restait assis sur l’angle du bureau de Mary Ann. Il s’amusait à empiler les livres et les journaux et à en corner ostensiblement les pages, ce qui était bien entendu interdit. Il faisait ça juste pour l’énerver, elle le savait.
— Tu peux arrêter, s’il te plaît ? C’est important, ce que je fais.
— Justement, puisque tu le demandes, je n’ai pas très envie de t’obéir, répondit-il sans cesser son manège.
Mary Ann le fixa droit dans les yeux. Ses cheveux blond foncé tombaient en boucles autour de son visage, lui donnant un air de chérubin. Ce qui était pour le moins une apparence trompeuse quand on savait que Tucker était né d’un démon. Si ce n’était du diable lui-même…
— Vas-tu finir par me dire ce que tu cherches ? l’interrogea-t-il.
— Oui, bien sûr, dès que je n’aurai plus envie de te trancher la gorge. C’est-à-dire jamais.
Il secoua la tête, tentant d’afficher une expression accablée — ce que démentait sa bouche tordue en un sourire moqueur.
— Ce que tu peux être cruelle, Mary Ann…
Il était parfaitement insupportable. Elle était sortie avec lui pendant plusieurs mois avant de le laisser tomber comme une vieille chaussette. Ou plutôt comme un vieux préservatif. Parce qu’il ne valait pas mieux : il l’avait trompée avec Penny, sa meilleure amie. Penny, qui était à présent enceinte de lui.
Elle lui avait pardonné, depuis, et elle l’appelait le plus souvent possible. Elle lui avait parlé le jour même au téléphone, entre deux nausées matinales. Malgré son état, Penny avait réussi à s’extirper de son lit pour aller vérifier comment se portait le père de Mary Ann.
Ses paroles raisonnaient encore dans sa tête :
— Oh, Mary Ann, je ne sais pas comment te le dire ! s’était-elle exclamée, si tu le voyais… On dirait un zombie. Il ne va même plus au travail. Il reste chez lui toute la journée. Hier soir, je l’ai espionné par la fenêtre. Il restait là, sans bouger, à regarder une photo de toi. Tu sais que je ne suis pas du genre sentimental, mais ça m’a fendu le cœur.
Et moi donc, pensa Mary Ann. Mais je ne peux rien y faire. En restant à l’écart, je lui sauve la vie.
Mieux valait qu’il soit désespéré plutôt que de finir assassiné par sa faute.
Ne pas penser à ça et changer de sujet. Elle était en train de réfléchir à quelque chose, un instant plus tôt, mais à quoi ? Ah oui, à Tucker, qui lui reprochait d’être cruelle.
Elle se mordait les doigts d’avoir insisté pour qu’Aden, Riley et Victoria sauvent la vie de son ex quand il avait été choisi comme hors-d’œuvre par un groupe de vampires. Elle aurait dû l’abandonner à son sort, il n’aurait pas planté un couteau dans le cœur d’Aden.
Etrangement, Tucker lui avait confessé ce crime de but en blanc. En pleurant, qui plus est. Ce n’est pas pour autant qu’elle allait lui pardonner ses actes. Cela viendrait peut-être, une fois le choc passé. Ou jamais.
— Cruelle ? reprit-elle d’une voix douce. Non, Tucker. Ce que toi tu as fait à Aden était cruel.
Il blêmit, mais ne bougea pas.
— Je t’ai dit que c’est Vlad qui m’y a forcé.
— Ah oui ? Et moi, comment puis-je savoir qu’en ce moment même tu n’es pas sous son influence ? Que tu ne m’espionnes pas pour son compte ?
— Parce que je te l’ai juré.
— Oh, alors je suis tranquille. Tu es célèbre pour ton honnêteté et la valeur de ta parole.
— Pas la peine d’être cynique, Mary Ann. Ecoute, j’ai fait ce qu’il m’a obligé à faire, et je me suis enfui. Je ne l’ai pas revu depuis. Je n’ai plus eu aucun contact avec lui.
Aucun contact. Une drôle de façon de parler, pensa Mary Ann. Vlad, où qu’il soit, avait le pouvoir de s’adresser à Tucker comme s’il se trouvait à l’intérieur de sa tête. Il se pouvait donc que ce dernier dise la vérité, mais rien ne le prouvait.
L’Empaleur pouvait par la simple pensée reprendre le contrôle de Tucker à tout moment, et s’il lui ordonnait de s’en prendre à elle et de la ramener à Crossroads — ou même de la tuer et de l’enterrer sur place —, son ex obéirait sans hésitation. C’était un risque qu’elle refusait de prendre.
Mieux valait couper court :
— Je me fiche complètement de ce qui t’a poussé à agir. Je me fiche que tu veuilles le fuir. Tout ce que je sais, c’est que tu as fait du mal à Penny, à Aden, et que tu es un vrai boulet. Je serais idiote de te faire confiance.
— Je ne te demande pas de me faire confiance. En revanche, je peux t’être utile. Et pour ma défense, je te répète qu’Aden est encore en vie. Je sens son appel.
Tout comme lui, Mary Ann pouvait ressentir la présence d’Aden, un signal qui attirait vers lui toutes les énergies magiques. C’était la seule raison qui l’avait empêchée de mettre à exécution sa menace d’étrangler Tucker. Enfin, l’une des deux raisons — l’autre étant que, par nature, elle détestait la violence.
Ou qu’elle croyait la détester.
Aden était comme elle, elle le savait, mais la vie s’était chargée de les modeler différemment. Elle avait grandi dans un foyer stable, entourée de l’amour de ses proches, tandis que lui s’était retrouvé enfermé entre les murs froids de plusieurs asiles, gavé par des médecins de médicaments qu’il détestait et qu’il refusait de prendre.
Les spécialistes le prenaient pour un fou. Ils n’avaient pas cherché d’autres explications. Et surtout pas la vérité, l’insupportable vérité : Aden était un aimant pour tout ce qui concernait le paranormal. Toutes les créatures animées de pouvoirs surnaturels étaient inexorablement attirées vers lui, et leurs pouvoirs, quels qu’ils soient, se trouvaient décuplés en sa présence.
Mary Ann était son exact opposé : elle repoussait les créatures fantastiques et neutralisait leur énergie.
Pour cette raison, Tucker ne la quittait pas d’une semelle. Quand il se trouvait à ses côtés, les pulsions malignes dues à sa nature démoniaque devenaient moins fortes, voire disparaissaient. Il adorait ça. Au fond, c’était même à cause de cela qu’il était sorti avec elle — pas parce qu’elle l’attirait, mais parce qu’il aimait le sentiment de normalité qu’il éprouvait à ses côtés.
Ce qui pour une fille était tout sauf flatteur…
— Ecoute, reprit-il. Je t’ai aidée, oui ou non ?
Même si elle avait beaucoup de mal à l’admettre, il s’était montré très utile, ces derniers jours. Mais ce n’est pas pour autant qu’elle allait cesser de le détester.
— Riley allait te rattraper, insista-t-il, et grâce à l’illusion que j’ai projetée, tu as pu te cacher et lui échapper.
Ne mords pas à l’hameçon. Et ne pense pas à Riley ! Car Riley, en ce moment, devait… Zut ! Elle se mordit la lèvre pour ne pas répondre.
Tucker soupira :
— Tu es vraiment têtue, comme fille…
Malgré tous ses efforts, elle ne put s’empêcher de penser au loup-garou. Les images défilaient devant ses yeux : Riley qui l’empoignait et l’emmenait à sa voiture. Riley qui l’embrassait. Qui la réconfortait. Car, même maintenant, il aurait pris soin d’elle — si elle l’avait laissé faire. Mais c’était impossible, malgré tout le désir qu’elle avait de le retrouver. Elle lui aurait fait du mal. Elle risquait de le tuer.
Le revoir, cette fameuse fois où il était passé tout près d’elle et de Tucker cachés sous une illusion, lui avait fait l’effet d’un coup de poignard. Elle était amoureuse, vraiment — elle l’aimait si fort qu’à deux occasions elle avait failli lui offrir sa virginité. Les deux fois, c’était lui qui les avait arrêtés, car il voulait être certain qu’elle y était vraiment prête, qu’elle ne regretterait rien par la suite. S’ils le faisaient, ce serait parce qu’elle le désirerait vraiment.
Aujourd’hui, le seul regret de Mary Ann était de ne pas avoir sauté le pas.
Elle avait été obligée de le quitter, et cette rupture — ou plus exactement, cette fuite effrénée — lui avait brisé le cœur. Sa souffrance ne s’était pas apaisée, pire, elle semblait même s’accroître. Il aurait été si simple de l’appeler, de lui demander de venir la chercher… Riley serait venu. Il aurait accouru à son aide, l’aurait emportée avec lui et mise à l’abri. Parce qu’il était comme ça.
Mais, comme lui, elle devait faire passer la sécurité avant tout — même si cela impliquait d’être séparés l’un de l’autre pour toujours.
— Ça n’a pas été facile de te cacher, reprit Tucker, apparemment imperméable à la tempête de sentiments qui agitaient Mary Ann. Il fallait que je ne sois pas trop près de toi, sans quoi tu pouvais perturber mon mojo. Tu sais, le parasiter.
— Non, je ne sais pas. Je suis trop bête. Je ne sais même pas ce qu’est un mojo.
— Je te l’ai déjà dit, tu es trop mignonne pour être cynique. Bref, il fallait que je ne sois pas trop près de toi, et en même temps pas trop loin pour pouvoir te dissimuler aux yeux de Riley. Je te le répète, ce n’était pas facile.
Mary Ann en avait plus que marre d’entendre Tucker frimer. Elle fit mine de se plonger dans la lecture de l’écran devant elle. En réalité, elle avait du mal à distinguer les mots qui y étaient affichés. Le manque de sommeil commençait à se faire sentir. Depuis quelques jours, elle se sentait constamment fatiguée. Elle avait l’impression de ne pas avoir dormi depuis des années.
Chaque nuit, au moment où elle s’allongeait — sur le lit d’un motel miteux ou bien, faute de mieux, à même le sol d’un bâtiment abandonné — elle se tournait et se retournait, harcelée par les images de ce qu’elle venait de vivre, et qui lui semblaient remonter à une éternité.
En réalité, cela faisait deux semaines à peine. Elle ne cessait de revoir l’horrible scène : des corps qui se tordaient de douleur autour d’elle — à cause d’elle. Des cris, des appels à la pitié qui lui étaient adressés, parce qu’elle avait absorbé les pouvoirs, la chaleur et l’énergie de ces créatures, parce qu’elle les avait entièrement drainées pour les laisser pareilles à des enveloppes vides.
— En fait, tu aurais aimé voir le loup-garou, non ? demanda Tucker en inclinant la tête comme pour mieux jauger sa réaction.
— Oui.
La réponse lui avait échappé sans qu’elle y prenne garde. Riley… il était passé devant elle dans la forêt, si grand, si fort, si décidé, et en même temps frustré, paniqué, effrayé — il avait peur pour elle.
Tucker leva les bras au ciel, exaspéré :
— Alors pourquoi est-ce que tu cherches à lui échapper ?
Mais parce qu’elle était dangereuse ! Et même si cela se produirait contre sa volonté, un jour ou l’autre elle finirait par drainer Riley de toute son énergie. Sans même le toucher. En réalité, elle n’avait pas besoin d’un contact physique avec les gens pour les tuer — c’était plus facile ainsi, mais pas nécessaire : il lui suffisait de se tenir près d’eux pour que, comme par mégarde, elle commence à absorber leur force vitale.
Une force qui était devenue sa seule nourriture.
Elle n’avait pas encore drainé celle de Tucker. Elle avait essayé, pourtant, mais il semblait posséder une barrière qui l’en empêchait. A moins qu’elle n’ose pas — pas encore ! — s’en nourrir à cause de leur relation passée.
Tout de même, elle aurait peut-être dû se sentir coupable d’avoir tenté de le faire. Si elle y était parvenue, il ne s’en serait pas remis. Pas plus que les sorcières et les fées. Seules celles qui avaient déserté avaient survécu au combat.
Mary Ann soupira. Même s’il ne se passait rien avec Tucker, elle craignait que sa faim resurgisse. Ce n’était qu’une question de temps. Plusieurs fois par jour, elle ressentait déjà de petits élancements. D’expérience, elle savait qu’ils allaient s’accroître pour finir par devenir incontrôlable — comme si elle abritait dans son ventre un monstre pourvu de tentacules qui s’empareraient de la première créature surnaturelle venue.
Avec un peu de chance, ce serait Tucker.
Mais quel goût pouvaient bien avoir les démons ? Mary Ann sursauta. Mais qu’est-ce qui lui passait par la tête ? Elle ne parvenait pas à contrôler ce nouvel aspect d’elle-même. Un reflux de bile lui emplit la bouche. Il fallait absolument qu’elle pense à autre chose.
Se laissant aller en arrière sur sa chaise, elle posa les mains sur ses genoux puis regarda son ex-petit ami par en dessous.
— Tucker, tu n’as rien à gagner en restant avec moi, au contraire. Tu devrais t’en aller tant que c’est encore possible.
Voilà, elle l’avait prévenu. Il n’aurait pas d’autre avertissement.
Il fronça les sourcils, perplexe :
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu as vu ce que j’ai fait, cette nuit-là.
C’était un constat, pas une question. Et il était inutile de préciser de quelle nuit elle parlait.
— Oui, répondit-il, et son expression perplexe fut remplacée par un sourire éclatant. C’était carrément impressionnant.
Impressionnant ? C’était tout ce qu’il trouvait à dire ? Les joues de Mary Ann s’empourprèrent sous l’effet de la colère.
— Si tu restes avec moi, c’est ce qui va t’arriver. Même si je ne le fais pas exprès — enfin, c’est ce que je dirai si on me pose la question — je finirai par te faire la même chose.
Une étudiante qui était assise au bureau le plus proche lui adressa un regard de reproche.
— Un peu moins fort, s’il vous plaît ! Il y en a qui essaient de travailler, ici.
— Et il y en a qui essaient d’avoir une discussion ! lui rétorqua Tucker avec un regard noir. Si tu n’es pas contente, dégage !
La jeune fille ne se le fit pas dire deux fois et, secouant la tête d’un air offusqué, elle se leva et s’éloigna.
Mary Ann tenta de réprimer un élan de jalousie. Elle avait toujours rêvé de se montrer aussi autoritaire et décidée, et elle faisait beaucoup d’efforts dans ce sens. Chez Tucker, c’était une disposition naturelle.
Il la regardait d’un air amusé.
— Tu as aimé ça, hein ?
Au prix d’un effort surhumain, elle parvint à conserver une expression neutre.
— Non.
— Menteuse, lança-t-il en roulant des yeux avant de poser son menton entre ses mains. Revenons-en à notre discussion. On va dire que j’aime vivre dangereusement, et l’idée que tu puisses t’en prendre à moi et me blesser a tendance à m’exciter plus qu’autre chose. Mais ce n’est pas le problème, parce que tu sais quoi ? Tu as besoin de moi. Je vais te faire une confidence : Riley n’était pas ton seul poursuivant.
— Quoi ?
Voilà qui était nouveau !
— Tu as bien entendu. Il y avait aussi deux filles. Blondes. Tu t’es déjà battue contre elles. Et d’ailleurs, elles étaient troooooop canon ! acheva-t-il en mimant le loup de Tex Avery.
De nouveau ce goût de bile dans la bouche de Mary Ann…
— Est-ce qu’elles portaient de longues robes ? Des robes rouges ?
— Oui. Tu les as vues, toi aussi ?
— Non.
Des jeunes femmes en robe rouge, avec qui elle s’était battue… Non, elle ne les avait pas vues, mais elle savait exactement de qui parlait Tucker. Des sorcières. Le goût de bile s’accentua encore, presque jusqu’à la nausée.
— C’est dommage, reprit Tucker. Sinon, tu aurais pu leur parler de moi. Parce que je me les taperais bien.
— Leur parler de toi ?
Elle émit un rire forcé, mais intérieurement elle bouillait.
— Tu plaisantes ? poursuivit-elle. De toute façon, tu sauterais sur n’importe qui.
Ces deux blondes ne pouvaient être que des sorcières qui avaient échappé à la destruction et qui devaient la haïr d’avoir tué leurs sœurs. Des créatures dotées de pouvoirs défiant l’imagination.
Oh oui, des pouvoirs…
La peur la quitta, supplantée par une sensation de gourmandise. Les « robes rouges » avaient une saveur délicieuse…
Elle sursauta. Oh, mon Dieu, mais qu’est-ce qui lui passait par la tête ? De colère, elle faillit s’administrer une claque, comme à une gamine. Méchante Mary Ann ! C’est mal !
Remarquant son trouble, Tucker lui lança :
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
Elle l’ignora pour se concentrer sur le problème qui venait de lui tomber dessus : il lui fallait de nouveaux tatouages. Si les sorcières étaient sur ses talons, elle devait se préparer au combat, car elles attaqueraient sous peu, c’était certain. Or, seules de nouvelles protections magiques lui permettraient de se défendre contre leurs sorts — en particulier ceux de mort, de destruction et de manipulation mentale dont ces harpies en robes rouges étaient capables.
— Dis donc, tu es devenue toute pâle, ma grande. Mais tu n’as aucune raison de t’inquiéter : je les ai semées, tout comme j’ai semé le loup, ainsi que l’autre groupe qui était à ta poursuite, d’ailleurs — il y avait des hommes et des femmes, avec une peau scintillante…
Oh, non. Non, par pitié.
— Des fées, poursuivit Tucker, confirmant sa crainte. Oui, ça ne peut être que ça.
Voilà qui n’arrangeait pas son cas. Vu le nombre de Faés qu’elle avait drainés, ceux-ci devaient lui en vouloir au moins autant que les sorcières. Et Tucker avait beau les avoir leurrés avec ses illusions, ils reviendraient à la charge, les uns après les autres.
— Au fait, qu’est-ce que tu cherches exactement dans toutes ces fiches ? demanda Tucker.
Changeait-il de sujet pour lui laisser le temps de se calmer, ou pour la distraire ?
— Dis-le-moi. On ne sait jamais, je pourrais peut-être t’aider. Enfin, t’aider encore plus que maintenant, je veux dire.
Quelle subtilité…
— C’est en rapport avec Aden et les secrets qu’il m’a confiés, rétorqua-t-elle, et il est hors de question que je les partage avec toi.
Tucker se tut un instant avant de lancer :
— Des secrets… Laisse-moi réfléchir… J’en ai tellement en tête que je ne sais pas par où commencer.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Vlad m’avait demandé de me renseigner sur Aden avant de m’obliger à le poignarder. Et tu sais quoi ? Tu n’es pas la seule à pouvoir faire des recherches.
Mary Ann se redressa vivement, le cœur battant à tout rompre.
— Qu’est-ce que tu as appris ?
Aden n’aimait pas que l’on en sache trop sur son passé. Non seulement parce qu’il le trouvait gênant, mais aussi parce qu’il était prudent. Si une personne malintentionnée apprenait qui il était réellement, il risquait d’être manipulé, enfermé, testé comme un cobaye, ou même tué.
Tucker avait levé une main pour faire mine de cocher des cases sur une liste imaginaire.
— Il a trois âmes prisonnières dans sa tête. Avant, il en avait quatre, et l’une d’elles, Eve, était ta mère — ta mère biologique, pas la tante qui t’a élevée — mais elle est partie. Quoi d’autre ? Ah oui. Il est devenu roi des vampires. En tout cas, jusqu’à ce que Vlad n’en décide autrement et revienne chercher ce qui lui appartient.
Rigoureusement exact. D’un seul coup, la bouche de Mary Ann devint toute sèche, et elle dut faire un effort pour articuler sa question :
— Comment as-tu appris tout ça ?
— Mon chou, je peux écouter toutes les conversations que je veux, quand je veux, sans que personne ne sache que je suis dans les parages. Et j’aime tout particulièrement écouter ce que tu racontes avec tes amis.
— Tu m’as espionnée.
— C’est bien ce que je voulais dire.
Combien de fois était-ce arrivé ? Qu’avait-il vu et entendu, au juste ? Elle le dévisagea, bouche bée. Après tout, si elle ne parvenait pas à le drainer de son énergie, elle pourrait toujours lui planter un couteau dans le cœur, ce serait un juste retour des choses, non ?
— Et qu’est-ce qui te fait penser que l’Empaleur réussira à reprendre sa couronne ?
Tucker lui lança un regard dédaigneux.
— Voyons, Mary Ann, comme s’il pouvait y avoir une autre issue ! Je me suis aussi renseigné sur Vlad, tu sais ? C’est un véritable guerrier qui a gagné un nombre incalculable de combats à travers les siècles. Il est féroce, vicieux, et il n’a aucun sens de l’honneur. Pour lui, un type comme Aden n’est qu’un morceau de viande ambulant, et il n’a pas l’ombre d’une chance face à lui. Tu sais pourquoi ? Parce qu’Aden voudra un combat propre, et qu’il veillera à ce qu’il n’y ait pas de dommages collatéraux. Ce qui constitue deux handicaps face à Vlad.
Dit comme ça… C’était la vérité, pure et simple. Du coup, elle aurait besoin de toute l’aide qu’elle pourrait trouver pour accomplir sa mission. Même si cette aide devait venir de Tucker.
Mary Ann se laissa retomber contre le dossier de sa chaise. Fermant les yeux, elle se força à respirer posément, inspirant et expirant avec force pour se détendre, afin d’analyser froidement la situation et de prendre une décision. Si Tucker la trahissait, cela rejaillirait sur ses amis à elle : en fuyant, elle leur aurait alors fait plus de mal que de bien. Mais s’il était réellement à ses côtés, elle pourrait aider Aden à rester en vie.
Très bien. Elle n’avait pas le choix.
— D’accord, lâcha-t-elle en le fixant sans ciller. Alors voilà la vérité.
Avec un air de jubilation, Tucker se frotta les mains, ce qui n’était pas très rassurant en soi. Tant pis. Elle se lança :
— Il y a quelques semaines, Victoria et Riley nous ont donné une liste, à Aden et à moi. Parce que le douze décembre, il y a dix-sept ans…
— Une seconde. Le douze décembre, c’est bien ton anniversaire ?
Surprise, elle le regarda, bouche bée. Il s’en souvenait ? Incroyable !
— C’est ça, oui. Bref, ce jour-là, cinquante-trois personnes sont mortes à St Mary, l’hôpital où Aden et moi nous sommes nés.
Comme il l’observait avec une expression perplexe, elle ajouta :
— Je ne t’ai pas dit qu’Aden et moi étions nés le même jour ?
— Non. Mais je le savais.
— D’accord. Je continue. La plupart de ces gens sont morts des suites d’un accident de bus. Ma mère, elle, est morte en me mettant au monde.
Comme Aden, sa mère avait été quelqu’un d’exceptionnel, capable de prodiges dont les gens « normaux » n’avaient pas idée, mais enfanter Mary Ann l’avait vidée de son pouvoir et lui avait coûté la vie. Ne pense pas à ça maintenant, parce que sinon, tu vas…
Pleurer.
— Et sur la liste de ces morts doit se trouver le nom des trois autres âmes qu’Aden a laissés entrer dans sa tête.
C’est en tout cas ce qu’ils espéraient.
— Tu en es certaine ? C’étaient peut-être des gens qui sont morts ailleurs, et dont le nom ne figure pas sur la liste.
— C’est en effet une possibilité.
Une option à laquelle elle préférait ne pas songer en ce moment.
— Grâce à mes recherches, j’ai pu éliminer plus de la moitié des noms sur cette liste.
— Ça me paraît beaucoup, non ?
— Ça correspond au nombre de femmes décédées ce jour-là. Les âmes qui vivent dans l’esprit d’Aden sont des hommes, donc…
Tucker leva un sourcil, dubitatif.
— A moins que ce ne soient des trans. Non, mais je suis sérieux. Je trouve qu’Aden est typiquement le genre de type à se balader en sous-vêtements roses et…
— Tucker, s’il te plaît !
— Et alors quoi ? Je n’ai pas raison ? Et son copain Shannon, il n’est pas homo, peut-être ?
— Tais-toi, maintenant ! Bien. Ces âmes mâles, donc, possédaient les mêmes pouvoirs quand elles étaient vivantes. Je le sais, parce que c’était le cas de ma mère. Donc, avec la liste des noms, j’ai essayé de trouver des mentions de personnes capables de ressusciter les morts, de posséder les corps ou de prédire l’avenir. J’ai cherché le moindre détail qui allait dans ce sens.
Il resta silencieux un moment, pensif.
— Attends une seconde. En premier lieu, pourquoi est-ce que tu cherches à savoir qui sont ces âmes ?
— Parce qu’il leur faut se souvenir de ce qui a constitué leur ultime volonté et accomplir celle-ci. Alors, elles quitteront l’esprit d’Aden et il deviendra plus fort, parce qu’il pourra se concentrer et se défendre contre Vlad.
— Tu crois vraiment que ça suffira à l’aider ?
— C’est pas un peu fini, toutes ces questions ? Oui, c’est ce que je pense. J’en mettrais ma main au feu.
Ne serait-ce que parce que, sans cela, les chances de survie de son ami étaient nulles.
Tucker grimaça.
— Ne dis pas ce genre de choses, s’il te plaît.
— Quoi donc, mettre ma main au feu ? Et pourquoi ?
— Ça ne me plaît pas.
— Parce que tu as peur de brûler en enfer pour l’éternité, c’est ça ? répliqua-t-elle d’un ton acerbe.
Le sourire de Tucker s’effaça.
— Quelque chose comme ça, oui.
Il avait l’air tellement abattu qu’elle s’en voulut presque de sa remarque.
— Tu sais quoi ? Vu ce que j’ai fait, quand tout cela sera terminé, j’y aurai peut-être une place juste à côté de la tienne. On pourra se tenir compagnie, sur le grill…
Il laissa échapper un éclat de rire. C’était l’effet recherché, mais cela leur valut un nouveau regard irrité de l’étudiante qu’ils avaient dérangée et qui s’était installée un peu plus loin. Tucker leva un majeur dans sa direction avant de reprendre :
— Tu aimerais bien, hein, rester pour l’éternité avec moi ? Et sinon, tu as déjà des pistes ?
— Avant que tu ne viennes m’interrompre, j’étais en train de lire un article au sujet d’un médecin, le Dr Daniel Smart, qui travaillait au service médico-légal de l’hôpital. Apparemment, c’est là qu’il a été assassiné. On a retrouvé des traces de lutte sur ses bras et ses jambes, comme s’il avait tenté de se protéger contre quelqu’un — ou « quelque chose », comme c’est écrit dans l’article — qui l’a frappé et mordu.
— Chouette histoire. Mais quel rapport avec les âmes d’Aden ?
— L’une d’entre elles est capable de ressusciter les morts. Et si c’était ce qui était arrivé au Dr Smart ? S’il avait réveillé un cadavre à la morgue, et que celui-ci l’avait tué ?
— Et ça lui serait arrivé pour la première fois ? Parce que, dans le cas contraire, pourquoi aurait-il continué à travailler à côté de zombies potentiels ? Il aurait été constamment en danger, et on aurait très vite découvert son secret. Tu n’as rien trouvé là-dessus, non ? Ce qui signifie que ça ne peut pas être lui.
— Peut-être savait-il contrôler son pouvoir ?
— Peut-être. Ou peut-être pas.
— Ton avis ne m’intéresse pas, grommela-t-elle. C’est la meilleure piste que j’aie trouvée pour l’instant.
Mary Ann était furieuse : une fois de plus, il avait sans doute raison.
— Ça dépend de ce qu’on entend par le mot « meilleure », répondit Tucker d’un ton léger. Mais je suis d’accord : il y a quelque chose à creuser.
— Je sais.
Ce qu’il pouvait être agaçant ! Comme si elle avait besoin de sa permission…
— C’est le prochain objectif que je me suis fixé, reprit-elle.
— Et ses parents ?
— Les parents de qui ? Du Dr Smart ?
Tucker leva les yeux au ciel.
— Mais non, idiote ! Les parents d’Aden.
— Eh bien quoi ?
Elle avait leur adresse en poche, et elle redoutait de s’en servir. Les retrouver avait constitué sa première mission — une tâche qui s’était révélée étonnamment facile. Il lui avait suffi d’un moteur de recherche, d’une carte de crédit volée que lui avait fournie Tucker, et hop ! Elle avait obtenu son résultat.
Les parents d’Aden habitaient toujours dans la région. Visiblement, la honte d’avoir abandonné un enfant alors qu’ils étaient sans doute les seuls à pouvoir l’aider ne les avait pas fait fuir. Que pensaient-ils aujourd’hui de leur décision ? La regrettaient-ils ? L’assumaient-ils pleinement ?
Elle hésitait entre deux options : appeler Aden pour tout lui dire, et garder cette information pour elle. Elle avait fini par opter pour la deuxième solution. Pour l’instant il avait fort à faire, et si elle pouvait rencontrer le couple au préalable — d’accord, pas vraiment les rencontrer, les espionner plutôt — il lui serait plus facile de prendre une décision.
— Tu devrais laisser tomber pour aujourd’hui, fit Tucker, interrompant sa réflexion. Il faut qu’on se trouve un endroit où dormir. Après quoi nous mettrons le cap sur…
Il laissa la fin de sa phrase en suspens, attendant qu’elle la termine pour lui.
— La femme du Dr Smart vit toujours ici, à Tulsa. Près de St Mary, l’hôpital où travaillait son époux.
Tulsa, en Oklahoma. A deux heures de route de Crossroads, là où vivait Riley — et oui, cela faisait au moins cent fois qu’elle rêvait qu’il franchisse cette distance pour venir la retrouver.
— Parfait, approuva Tucker. Est-ce que tu as lu l’avis de décès du type ?
— Oui.
— Vérifié s’il avait de la famille dans le coin ?
— J’ai fait de mon mieux.
Daniel Smart laissait une veuve, mais Mary Ann n’avait trouvé mention d’aucun autre parent.
— Et tu as une adresse exacte ?
— Non. Je me suis dit qu’on allait se promener en voiture dans le quartier et attendre qu’un rayon de lumière divine nous indique quelle était la bonne maison.
— Encore du cynisme. Tu devrais arrêter, ça t’enlaidit.
— Alors toi, arrête de poser des questions stupides.
Il poussa un soupir résigné, comme s’il était le seul être raisonnable dans toute la bibliothèque.
— Si ça cadre avec ton emploi du temps, on y va demain matin.
Sans lui laisser le temps de répondre, il lui fit signe de se lever.
— Allez, on y va.
Ce fut au tour de Mary Ann de pousser un soupir. Elle lui tendit la main, et il l’aida à se relever de son siège. Avec une galanterie exagérée, il lui présenta ensuite son manteau pour qu’elle l’enfile et l’entraîna loin du rayon des microfiches. Au moment même où ils pénétraient dans le couloir central de la bibliothèque, un cri strident s’éleva derrière eux. Un hurlement féminin. L’étudiante de tout à l’heure ? Une attaque de fées, de sorcières ? Craignant le pire, Mary Ann tenta de se retourner pour voir de quoi il s’agissait, mais Tucker la saisit par les épaules pour l’en empêcher.
— Crois-moi, tu n’as pas envie de voir ce qui se passe.
Le cri ne signifiait donc pas que des ennemis se ruaient sur eux.
— Qu’est-ce que tu as fait ? siffla-t-elle entre ses dents.
Car elle savait que ce chacal de Tucker y était pour quelque chose.
— Pour te la faire courte, il y a sous le bureau de Mlle Bouche Cousue un serpent qui a des choses à lui dire, répondit-il avec un sourire torve. Petit cadeau de ma part.
Quel crétin, pensa-t-elle.
Ils débouchèrent à l’air libre. La nuit était tombée et il faisait froid. Mary Ann resserra les pans de son manteau, avant de lancer un coup d’œil curieux à son compagnon.
— Je croyais que, quand tu étais à côté de moi, tu ne pouvais pas lancer tes illusions ?
Le sourire de Tucker s’élargit, au point que ses dents étincelèrent dans l’obscurité. Elle dut détourner le regard avant que l’envie de le gifler à toute volée devienne trop forte. Des voitures passaient dans la rue, bourdonnant comme de gros insectes. Ils étaient seuls sur le trottoir, et aucune ombre suspecte ne se cachait dans les recoins. Depuis peu, Mary Ann avait pris l’habitude d’inspecter systématiquement les alentours.
— Eh bien ? insista-t-elle.
Tucker se pencha vers elle, comme pour partager un secret ou une blague salace.
— On dirait bien que mes pouvoirs deviennent de plus en plus forts !
A moins que ce ne soit la capacité de Mary Ann de neutraliser la magie qui diminuait ? Cette pensée alluma en elle un espoir nouveau. Oh oui ! Faites que ce soit cela ! Car si c’était le cas, son pouvoir de Draineur pouvait disparaître lui aussi, ce qui signifierait que plus rien ne l’empêcherait de revoir Riley. Qu’elle pourrait l’embrasser de nouveau, et même — enfin ! — aller plus loin avec lui, sans se soucier de le blesser.
— Attends un peu. Qu’est-ce qui te rend si joyeuse, d’un seul coup ? l’interrogea Tucker avec un air suspicieux.
Et en quoi cela le regardait-il ?
— Rien du tout.
— Menteuse.
— Démon.
Il se racla la gorge, comme pour étouffer un éclat de rire.
— Tu sais que, pour moi, ce n’est pas vraiment une insulte ?
— Oui, je le sais.
Mary Ann avança sur le trottoir, avec l’impression de danser bien plus que de marcher. La seule pensée de retrouver Riley la mettait en joie.
— Et si on se contentait de profiter de cet instant ? lança-t-elle.
Tucker dut hâter le pas pour rester à sa hauteur.
— De quoi tu parles ?
— De ce moment. Ici et maintenant.
— Et pourquoi ? Il n’a rien de particulier, ce moment.
— Il pourrait l’être. Si tu la fermais.
Cette fois, il se mit à rire ouvertement.
— Tu veux bien me rappeler les raisons pour lesquelles je suis sorti avec toi ?
— Non. Ça me donne envie de vomir rien que d’y penser.
— Sympa, Mary Ann, répondit-il sans se départir de son sourire narquois.
— Je fais de mon mieux.