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Assise devant un bureau au
fond de la bibliothèque, Mary Ann Gray parcourait une longue série
de microfiches. C’était sa seule
activité depuis une semaine, et elle avait l’impression que les
jours se mélangeaient les uns aux autres. Sa tête bourdonnait, son dos était noué, et elle était
prête à parier que ses cuisses garderaient jusqu’à la fin de ses
jours la marque de la chaise horriblement inconfortable qu’elle
s’était accaparée.
Tout le monde savait ça, la
règle d’or lorsqu’on voulait disparaître était d’éviter à tout prix
de se laisser aller à des comportements routiniers, le meilleur
moyen de se faire prendre — autant arborer un panneau avec
« en cavale » marqué dessus. Pourtant, cette routine-ci était
indispensable.
— Ils ferment à la demie,
tu sais.
Elle lança un regard irrité à
son compagnon. Ou plutôt au boulet dont
elle n’arrivait pas à se débarrasser. Elle avait tout essayé, vraiment tout : le planter
au restaurant juste avant l’addition, le coup du « attends-moi
ici, je reviens », et même le « oh, désolée, j’ai une
copine qui m’attend ». Elle avait
fini par lui dire clairement : « Tire-toi, je ne peux pas
t’encadrer et je ne veux plus jamais te voir. »
Tout cela en
vain.
— On ne va pas
recommencer à se disputer là-dessus, non ? Je te l’ai déjà dit, je reste avec toi.
Tucker Harbor restait assis
sur l’angle du bureau de Mary Ann. Il
s’amusait à empiler les livres et les journaux et à en corner
ostensiblement les pages, ce qui était bien entendu
interdit. Il faisait ça juste pour
l’énerver, elle le savait.
— Tu peux arrêter, s’il
te plaît ? C’est important, ce que
je fais.
— Justement, puisque tu
le demandes, je n’ai pas très envie de t’obéir, répondit-il sans
cesser son manège.
Mary Ann le fixa droit dans
les yeux. Ses cheveux blond foncé
tombaient en boucles autour de son visage, lui donnant un air de
chérubin. Ce qui était pour le moins
une apparence trompeuse quand on savait que Tucker était né d’un
démon. Si ce n’était du diable
lui-même…
— Vas-tu finir par me
dire ce que tu cherches ? l’interrogea-t-il.
— Oui, bien sûr, dès que
je n’aurai plus envie de te trancher la gorge. C’est-à-dire jamais.
Il secoua la tête, tentant
d’afficher une expression accablée — ce que démentait sa
bouche tordue en un sourire moqueur.
— Ce que tu peux être
cruelle, Mary Ann…
Il était parfaitement
insupportable. Elle était sortie avec
lui pendant plusieurs mois avant de le laisser tomber comme une
vieille chaussette. Ou plutôt comme un
vieux préservatif. Parce qu’il ne
valait pas mieux : il l’avait trompée avec Penny, sa meilleure amie.
Penny, qui était à présent enceinte de
lui.
Elle lui avait pardonné,
depuis, et elle l’appelait le plus souvent possible.
Elle lui avait parlé le jour même au
téléphone, entre deux nausées matinales. Malgré son état, Penny avait réussi à s’extirper de son
lit pour aller vérifier comment se portait le père de Mary
Ann.
Ses paroles raisonnaient
encore dans sa tête :
— Oh, Mary Ann, je ne sais pas comment
te le dire !
s’était-elle exclamée, si tu le voyais… On dirait un
zombie. Il ne va même plus au
travail. Il reste chez lui toute la
journée. Hier soir, je l’ai espionné
par la fenêtre. Il restait là, sans
bouger, à regarder une photo de toi. Tu
sais que je ne suis pas du genre sentimental, mais ça m’a fendu le
cœur.
Et moi
donc, pensa Mary Ann.
Mais je ne peux rien y
faire. En restant à l’écart, je lui
sauve la vie.
Mieux valait qu’il soit
désespéré plutôt que de finir assassiné par sa faute.
Ne pas penser à ça et changer
de sujet. Elle était en train de
réfléchir à quelque chose, un instant plus tôt, mais à
quoi ? Ah oui, à Tucker, qui lui
reprochait d’être cruelle.
Elle se mordait les doigts
d’avoir insisté pour qu’Aden, Riley et Victoria sauvent la vie de
son ex quand il avait été choisi comme hors-d’œuvre par un groupe
de vampires. Elle aurait dû
l’abandonner à son sort, il n’aurait pas planté un couteau dans le
cœur d’Aden.
Etrangement, Tucker lui avait
confessé ce crime de but en blanc. En
pleurant, qui plus est. Ce n’est pas
pour autant qu’elle allait lui pardonner ses actes.
Cela viendrait peut-être, une fois le choc
passé. Ou jamais.
Il blêmit, mais ne bougea
pas.
— Je t’ai dit que c’est
Vlad qui m’y a forcé.
— Ah oui ?
Et moi, comment puis-je savoir qu’en ce moment
même tu n’es pas sous son influence ? Que tu ne m’espionnes pas pour son
compte ?
— Parce que je te l’ai
juré.
— Oh, alors je suis
tranquille. Tu es célèbre pour ton
honnêteté et la valeur de ta parole.
— Pas la peine d’être
cynique, Mary Ann. Ecoute, j’ai fait ce
qu’il m’a obligé à faire, et je me suis enfui. Je ne l’ai pas revu depuis. Je n’ai plus eu aucun contact avec lui.
Aucun contact.
Une drôle de façon de parler, pensa Mary
Ann. Vlad, où qu’il soit, avait le
pouvoir de s’adresser à Tucker comme s’il se trouvait à l’intérieur
de sa tête. Il se pouvait donc que ce
dernier dise la vérité, mais rien ne le prouvait.
L’Empaleur pouvait par la
simple pensée reprendre le contrôle de Tucker à tout moment, et
s’il lui ordonnait de s’en prendre à elle et de la ramener à
Crossroads — ou même de la tuer et de l’enterrer sur place —,
son ex obéirait sans hésitation. C’était un risque qu’elle refusait de
prendre.
Mieux valait couper
court :
— Je me fiche
complètement de ce qui t’a poussé à agir. Je me fiche que tu veuilles le fuir. Tout ce que je sais, c’est que tu as fait du mal à
Penny, à Aden, et que tu es un vrai boulet. Je serais idiote de te faire confiance.
— Je ne te demande pas
de me faire confiance. En revanche, je peux t’être
utile. Et pour ma défense, je te répète
qu’Aden est encore en vie. Je sens son
appel.
Tout comme lui, Mary Ann
pouvait ressentir la présence d’Aden, un signal qui attirait vers
lui toutes les énergies magiques. C’était la seule raison qui l’avait empêchée de mettre
à exécution sa menace d’étrangler Tucker. Enfin, l’une des deux raisons — l’autre étant que,
par nature, elle détestait la violence.
Ou qu’elle croyait la
détester.
Aden était comme elle, elle
le savait, mais la vie s’était chargée de les modeler
différemment. Elle avait grandi dans un
foyer stable, entourée de l’amour de ses proches, tandis que lui
s’était retrouvé enfermé entre les murs froids de plusieurs asiles,
gavé par des médecins de médicaments qu’il détestait et qu’il
refusait de prendre.
Les spécialistes le prenaient
pour un fou. Ils n’avaient pas cherché d’autres
explications. Et surtout pas la vérité,
l’insupportable vérité : Aden était un aimant pour tout ce qui
concernait le paranormal. Toutes les
créatures animées de pouvoirs surnaturels étaient inexorablement
attirées vers lui, et leurs pouvoirs, quels qu’ils soient, se
trouvaient décuplés en sa présence.
Mary Ann était son exact
opposé : elle repoussait les créatures fantastiques et
neutralisait leur énergie.
Pour cette raison, Tucker ne
la quittait pas d’une semelle. Quand il
se trouvait à ses côtés, les pulsions malignes dues à sa nature
démoniaque devenaient moins fortes, voire disparaissaient.
Il adorait ça. Au
fond, c’était même à cause de cela qu’il était sorti avec elle
— pas parce qu’elle l’attirait, mais parce qu’il aimait le
sentiment de normalité qu’il éprouvait à ses côtés.
Ce qui pour une fille était
tout sauf flatteur…
Même si elle avait beaucoup
de mal à l’admettre, il s’était montré très utile, ces derniers
jours. Mais ce n’est pas pour autant
qu’elle allait cesser de le détester.
— Riley allait te
rattraper, insista-t-il, et grâce à l’illusion que j’ai projetée,
tu as pu te cacher et lui échapper.
Ne mords
pas à l’hameçon. Et ne pense pas à
Riley ! Car Riley, en ce
moment, devait… Zut ! Elle se
mordit la lèvre pour ne pas répondre.
Tucker
soupira :
— Tu es vraiment têtue,
comme fille…
Malgré tous ses efforts, elle
ne put s’empêcher de penser au loup-garou. Les images défilaient devant ses yeux : Riley qui
l’empoignait et l’emmenait à sa voiture. Riley qui l’embrassait. Qui
la réconfortait. Car, même maintenant,
il aurait pris soin d’elle — si elle l’avait laissé
faire. Mais c’était impossible, malgré
tout le désir qu’elle avait de le retrouver. Elle lui aurait fait du mal. Elle risquait de le tuer.
Le revoir, cette fameuse fois
où il était passé tout près d’elle et de Tucker cachés sous une
illusion, lui avait fait l’effet d’un coup de poignard.
Elle était amoureuse, vraiment — elle
l’aimait si fort qu’à deux occasions elle avait failli lui offrir
sa virginité. Les deux fois, c’était
lui qui les avait arrêtés, car il voulait être certain qu’elle y
était vraiment prête, qu’elle ne regretterait rien par la
suite. S’ils le faisaient, ce serait
parce qu’elle le désirerait vraiment.
Aujourd’hui, le seul regret
de Mary Ann était de ne pas avoir sauté le pas.
Elle avait été obligée de le
quitter, et cette rupture — ou plus exactement, cette fuite
effrénée — lui avait brisé le cœur. Sa
souffrance ne s’était pas apaisée, pire, elle semblait même
s’accroître. Il aurait été si simple de
l’appeler, de lui demander de venir la chercher… Riley serait
venu. Il aurait accouru à son aide,
l’aurait emportée avec lui et mise à l’abri. Parce qu’il était comme ça.
Mais, comme lui, elle devait
faire passer la sécurité avant tout — même si cela impliquait
d’être séparés l’un de l’autre pour toujours.
— Ça n’a pas été facile
de te cacher, reprit Tucker, apparemment imperméable à la tempête
de sentiments qui agitaient Mary Ann. Il fallait que je ne sois pas trop près de toi, sans
quoi tu pouvais perturber mon mojo.
Tu sais, le parasiter.
— Non, je ne sais
pas. Je suis trop bête.
Je ne sais même pas ce qu’est un
mojo.
— Je te l’ai déjà dit,
tu es trop mignonne pour être cynique. Bref, il fallait que je ne sois pas trop près de toi,
et en même temps pas trop loin pour pouvoir te dissimuler aux yeux
de Riley. Je te le répète, ce n’était
pas facile.
Mary Ann en avait plus que
marre d’entendre Tucker frimer. Elle
fit mine de se plonger dans la lecture de l’écran devant
elle. En réalité, elle avait du mal à
distinguer les mots qui y étaient affichés. Le manque de sommeil commençait à se faire
sentir. Depuis quelques jours, elle se
sentait constamment fatiguée. Elle
avait l’impression de ne pas avoir dormi depuis des
années.
Chaque nuit, au moment où
elle s’allongeait — sur le lit d’un motel miteux ou bien,
faute de mieux, à même le sol d’un bâtiment abandonné — elle
se tournait et se retournait, harcelée par les images de ce qu’elle
venait de vivre, et qui lui semblaient remonter à une
éternité.
En réalité, cela faisait deux
semaines à peine. Elle ne cessait de
revoir l’horrible scène : des corps qui se tordaient de
douleur autour d’elle — à cause d’elle. Des cris, des
appels à la pitié qui lui étaient adressés, parce qu’elle avait
absorbé les pouvoirs, la chaleur et l’énergie de ces créatures,
parce qu’elle les avait entièrement drainées pour les laisser
pareilles à des enveloppes vides.
— En fait, tu aurais
aimé voir le loup-garou, non ? demanda Tucker en inclinant la tête comme pour mieux
jauger sa réaction.
— Oui.
La réponse lui avait échappé
sans qu’elle y prenne garde. Riley… il
était passé devant elle dans la forêt, si grand, si fort, si
décidé, et en même temps frustré, paniqué, effrayé — il avait
peur pour elle.
Tucker leva les bras au ciel,
exaspéré :
— Alors pourquoi est-ce
que tu cherches à lui échapper ?
Mais parce qu’elle était
dangereuse ! Et même si cela se
produirait contre sa volonté, un jour ou l’autre elle finirait par
drainer Riley de toute son énergie. Sans même le toucher. En
réalité, elle n’avait pas besoin d’un contact physique avec les
gens pour les tuer — c’était plus facile ainsi, mais pas
nécessaire : il lui suffisait de se tenir près d’eux pour que,
comme par mégarde, elle commence à absorber leur force
vitale.
Une force qui était devenue
sa seule nourriture.
Elle n’avait pas encore
drainé celle de Tucker. Elle avait
essayé, pourtant, mais il semblait posséder une barrière qui l’en
empêchait. A moins qu’elle n’ose pas
— pas encore ! — s’en
nourrir à cause de leur relation passée.
Tout de même, elle aurait
peut-être dû se sentir coupable d’avoir tenté de le faire.
Si elle y était parvenue, il ne s’en serait
pas remis. Pas plus que les sorcières
et les fées. Seules celles qui avaient
déserté avaient survécu au combat.
Mary Ann soupira.
Même s’il ne se passait rien avec Tucker, elle
craignait que sa faim resurgisse. Ce
n’était qu’une question de temps. Plusieurs fois par jour, elle ressentait déjà de petits
élancements. D’expérience, elle savait
qu’ils allaient s’accroître pour finir par devenir incontrôlable
— comme si elle abritait dans son ventre un monstre pourvu de
tentacules qui s’empareraient de la première créature surnaturelle
venue.
Avec un peu de chance, ce
serait Tucker.
Mais quel goût pouvaient bien
avoir les démons ? Mary Ann
sursauta. Mais qu’est-ce qui lui
passait par la tête ? Elle ne
parvenait pas à contrôler ce nouvel aspect d’elle-même.
Un reflux de bile lui emplit la bouche.
Il fallait absolument qu’elle pense à autre
chose.
Se laissant aller en arrière
sur sa chaise, elle posa les mains sur ses genoux puis regarda son
ex-petit ami par en dessous.
— Tucker, tu n’as rien à
gagner en restant avec moi, au contraire. Tu devrais t’en aller tant que c’est encore
possible.
Voilà, elle l’avait
prévenu. Il n’aurait pas d’autre
avertissement.
Il fronça les sourcils,
perplexe :
— Qu’est-ce que tu veux
dire ?
C’était un constat, pas une
question. Et il était inutile de
préciser de quelle nuit elle parlait.
— Oui, répondit-il, et
son expression perplexe fut remplacée par un sourire
éclatant. C’était carrément
impressionnant.
Impressionnant ?
C’était tout ce qu’il trouvait à
dire ? Les joues de Mary Ann
s’empourprèrent sous l’effet de la colère.
— Si tu restes avec
moi, c’est ce qui va t’arriver. Même
si je ne le fais pas exprès — enfin, c’est ce que je dirai si
on me pose la question — je finirai par te faire la même
chose.
Une étudiante qui était
assise au bureau le plus proche lui adressa un regard de
reproche.
— Un peu moins fort,
s’il vous plaît ! Il y en a qui
essaient de travailler, ici.
— Et il y en a qui
essaient d’avoir une discussion ! lui rétorqua Tucker avec un regard noir.
Si tu n’es pas contente,
dégage !
La jeune fille ne se le fit
pas dire deux fois et, secouant la tête d’un air offusqué, elle se
leva et s’éloigna.
Mary Ann tenta de réprimer
un élan de jalousie. Elle avait
toujours rêvé de se montrer aussi autoritaire et décidée, et elle
faisait beaucoup d’efforts dans ce sens. Chez Tucker, c’était une disposition
naturelle.
Il la regardait d’un air
amusé.
— Tu as aimé ça,
hein ?
Au prix d’un effort
surhumain, elle parvint à conserver une expression
neutre.
— Non.
— Menteuse, lança-t-il
en roulant des yeux avant de poser son menton entre ses mains. Revenons-en à notre discussion. On va dire que j’aime vivre dangereusement, et l’idée
que tu puisses t’en prendre à moi et me blesser a tendance à
m’exciter plus qu’autre chose. Mais ce
n’est pas le problème, parce que tu sais quoi ?
Tu as besoin de moi. Je vais te faire une confidence : Riley n’était
pas ton seul poursuivant.
— Quoi ?
Voilà qui était
nouveau !
— Tu as bien
entendu. Il y avait aussi deux
filles. Blondes. Tu t’es déjà battue contre elles. Et d’ailleurs, elles étaient troooooop
canon ! acheva-t-il en mimant le
loup de Tex Avery.
De nouveau ce goût de bile
dans la bouche de Mary Ann…
— Est-ce qu’elles
portaient de longues robes ? Des
robes rouges ?
— Oui. Tu les as vues, toi aussi ?
— Non.
Des jeunes femmes en robe
rouge, avec qui elle s’était battue… Non, elle ne les avait pas
vues, mais elle savait exactement de qui parlait Tucker.
Des sorcières. Le goût de bile s’accentua encore, presque jusqu’à la
nausée.
— C’est dommage, reprit
Tucker. Sinon, tu aurais pu leur
parler de moi. Parce que je me les
taperais bien.
— Leur parler de
toi ?
Elle émit un rire forcé,
mais intérieurement elle bouillait.
— Tu
plaisantes ? poursuivit-elle. De toute
façon, tu sauterais sur n’importe qui.
Ces deux blondes ne
pouvaient être que des sorcières qui avaient échappé à la
destruction et qui devaient la haïr d’avoir tué leurs
sœurs. Des créatures dotées de
pouvoirs défiant l’imagination.
Oh oui,
des pouvoirs…
La peur la quitta,
supplantée par une sensation de gourmandise. Les « robes rouges » avaient une saveur
délicieuse…
Elle sursauta.
Oh, mon Dieu, mais qu’est-ce qui lui passait
par la tête ? De colère, elle
faillit s’administrer une claque, comme à une gamine.
Méchante Mary
Ann ! C’est
mal !
Remarquant son trouble,
Tucker lui lança :
— Qu’est-ce qui
t’arrive ?
Elle l’ignora pour se
concentrer sur le problème qui venait de lui tomber dessus :
il lui fallait de nouveaux tatouages. Si les sorcières étaient sur ses talons, elle devait
se préparer au combat, car elles attaqueraient sous peu, c’était
certain. Or, seules de nouvelles
protections magiques lui permettraient de se défendre contre leurs
sorts — en particulier ceux de mort, de destruction et de
manipulation mentale dont ces harpies en robes rouges étaient
capables.
— Dis donc, tu es
devenue toute pâle, ma grande. Mais tu
n’as aucune raison de t’inquiéter : je les ai semées, tout
comme j’ai semé le loup, ainsi que l’autre groupe qui était à ta
poursuite, d’ailleurs — il y avait des hommes et des femmes,
avec une peau scintillante…
Oh, non. Non, par pitié.
— Des fées, poursuivit
Tucker, confirmant sa crainte. Oui, ça
ne peut être que ça.
Voilà qui n’arrangeait pas
son cas. Vu le nombre de Faés qu’elle
avait drainés, ceux-ci devaient lui en vouloir au moins autant que
les sorcières. Et Tucker avait
beau les avoir
leurrés avec ses illusions, ils reviendraient à la charge, les uns
après les autres.
— Au fait, qu’est-ce
que tu cherches exactement dans toutes ces fiches ?
demanda Tucker.
Changeait-il de sujet pour
lui laisser le temps de se calmer, ou pour la
distraire ?
— Dis-le-moi.
On ne sait jamais, je pourrais peut-être
t’aider. Enfin, t’aider encore plus
que maintenant, je veux dire.
Quelle
subtilité…
— C’est en rapport avec
Aden et les secrets qu’il m’a confiés, rétorqua-t-elle, et il est
hors de question que je les partage avec toi.
Tucker se tut un instant
avant de lancer :
— Des secrets…
Laisse-moi réfléchir… J’en ai tellement en tête que je ne sais pas
par où commencer.
— Qu’est-ce que tu veux
dire ?
— Vlad m’avait demandé
de me renseigner sur Aden avant de m’obliger à le
poignarder. Et tu sais
quoi ? Tu n’es pas la seule à
pouvoir faire des recherches.
Mary Ann se redressa
vivement, le cœur battant à tout rompre.
— Qu’est-ce que tu as
appris ?
Aden n’aimait pas que l’on
en sache trop sur son passé. Non
seulement parce qu’il le trouvait gênant, mais aussi parce qu’il
était prudent. Si une personne
malintentionnée apprenait qui il était réellement, il risquait
d’être manipulé, enfermé, testé comme un cobaye, ou même
tué.
Tucker avait levé une main
pour faire mine de cocher des cases sur une liste
imaginaire.
— Il a trois âmes
prisonnières dans sa tête. Avant,
il en avait
quatre, et l’une d’elles, Eve, était ta mère — ta mère
biologique, pas la tante qui t’a élevée — mais elle est
partie. Quoi d’autre ?
Ah oui. Il est
devenu roi des vampires. En tout cas,
jusqu’à ce que Vlad n’en décide autrement et revienne chercher ce
qui lui appartient.
Rigoureusement exact.
D’un seul coup, la bouche de Mary Ann devint
toute sèche, et elle dut faire un effort pour articuler sa
question :
— Comment as-tu appris
tout ça ?
— Mon chou, je peux
écouter toutes les conversations que je veux, quand je veux, sans
que personne ne sache que je suis dans les parages.
Et j’aime tout particulièrement écouter ce
que tu racontes avec tes amis.
— Tu m’as
espionnée.
— C’est bien ce que je
voulais dire.
Combien de fois était-ce
arrivé ? Qu’avait-il vu et
entendu, au juste ? Elle le
dévisagea, bouche bée. Après tout, si
elle ne parvenait pas à le drainer de son énergie, elle pourrait
toujours lui planter un couteau dans le cœur, ce serait un juste
retour des choses, non ?
— Et qu’est-ce qui te
fait penser que l’Empaleur réussira à reprendre sa
couronne ?
Tucker lui lança un regard
dédaigneux.
— Voyons, Mary Ann,
comme s’il pouvait y avoir une autre issue ! Je me suis aussi renseigné sur Vlad, tu
sais ? C’est un véritable
guerrier qui a gagné un nombre incalculable de combats à travers
les siècles. Il est féroce, vicieux,
et il n’a aucun sens de l’honneur. Pour lui, un type comme Aden n’est qu’un morceau de
viande ambulant, et il n’a pas l’ombre d’une chance face à
lui. Tu sais pourquoi ?
Parce qu’Aden voudra un combat propre, et
qu’il veillera à ce qu’il n’y ait pas de dommages collatéraux.
Ce qui constitue deux handicaps face à
Vlad.
Dit comme ça… C’était la
vérité, pure et simple. Du coup, elle
aurait besoin de toute l’aide qu’elle pourrait trouver pour
accomplir sa mission. Même si cette
aide devait venir de Tucker.
Mary Ann se laissa retomber
contre le dossier de sa chaise. Fermant les yeux, elle se força à respirer posément,
inspirant et expirant avec force pour se détendre, afin d’analyser
froidement la situation et de prendre une décision.
Si Tucker la trahissait, cela rejaillirait
sur ses amis à elle : en fuyant, elle leur aurait alors fait
plus de mal que de bien. Mais s’il
était réellement à ses côtés, elle pourrait aider Aden à rester en
vie.
Très bien. Elle n’avait pas le choix.
— D’accord,
lâcha-t-elle en le fixant sans ciller. Alors voilà la vérité.
Avec un air de jubilation,
Tucker se frotta les mains, ce qui n’était pas très rassurant en
soi. Tant pis. Elle se lança :
— Il y a quelques
semaines, Victoria et Riley nous ont donné une liste, à Aden et à
moi. Parce que le douze décembre, il y
a dix-sept ans…
— Une seconde.
Le douze décembre, c’est bien ton
anniversaire ?
Surprise, elle le regarda,
bouche bée. Il s’en
souvenait ? Incroyable !
— C’est ça, oui.
Bref, ce jour-là, cinquante-trois personnes
sont mortes à St Mary, l’hôpital où Aden et moi nous sommes
nés.
Comme il l’observait avec
une expression perplexe, elle ajouta :
— Non. Mais je le savais.
— D’accord.
Je continue. La
plupart de ces gens sont morts des suites d’un accident de
bus. Ma mère, elle, est morte en me
mettant au monde.
Comme Aden, sa mère avait
été quelqu’un d’exceptionnel, capable de prodiges dont les gens
« normaux » n’avaient pas idée, mais enfanter Mary Ann
l’avait vidée de son pouvoir et lui avait coûté la vie.
Ne pense pas à ça
maintenant, parce que sinon, tu vas…
Pleurer.
— Et sur la liste de
ces morts doit se trouver le nom des trois autres âmes qu’Aden a
laissés entrer dans sa tête.
C’est en tout cas ce qu’ils
espéraient.
— Tu en es
certaine ? C’étaient peut-être
des gens qui sont morts ailleurs, et dont le nom ne figure pas sur
la liste.
— C’est en effet une
possibilité.
Une option à laquelle elle
préférait ne pas songer en ce moment.
— Grâce à mes
recherches, j’ai pu éliminer plus de la moitié des noms sur cette
liste.
— Ça me paraît
beaucoup, non ?
— Ça correspond au
nombre de femmes décédées ce jour-là. Les âmes qui vivent dans l’esprit d’Aden sont des
hommes, donc…
Tucker leva un sourcil,
dubitatif.
— A moins que ce ne
soient des trans. Non, mais je suis
sérieux. Je trouve qu’Aden est
typiquement le genre de type à se balader en sous-vêtements roses
et…
— Et alors
quoi ? Je n’ai pas
raison ? Et son copain Shannon,
il n’est pas homo, peut-être ?
— Tais-toi,
maintenant ! Bien.
Ces âmes mâles, donc, possédaient les mêmes pouvoirs quand elles
étaient vivantes. Je le sais, parce
que c’était le cas de ma mère. Donc,
avec la liste des noms, j’ai essayé de trouver des mentions de
personnes capables de ressusciter les morts, de posséder les corps
ou de prédire l’avenir. J’ai cherché
le moindre détail qui allait dans ce sens.
Il resta silencieux un
moment, pensif.
— Attends une
seconde. En premier lieu, pourquoi
est-ce que tu cherches à savoir qui sont ces
âmes ?
— Parce qu’il leur faut
se souvenir de ce qui a constitué leur ultime volonté et accomplir
celle-ci. Alors, elles quitteront
l’esprit d’Aden et il deviendra plus fort, parce qu’il pourra se
concentrer et se défendre contre Vlad.
— Tu crois vraiment que
ça suffira à l’aider ?
— C’est pas un peu
fini, toutes ces questions ? Oui,
c’est ce que je pense. J’en mettrais
ma main au feu.
Ne serait-ce que parce que,
sans cela, les chances de survie de son ami étaient
nulles.
Tucker grimaça.
— Ne dis pas ce genre
de choses, s’il te plaît.
— Quoi donc, mettre ma
main au feu ? Et
pourquoi ?
— Ça ne me plaît
pas.
— Parce que tu as peur
de brûler en enfer pour l’éternité, c’est ça ?
répliqua-t-elle d’un ton acerbe.
Le sourire de Tucker
s’effaça.
— Quelque chose comme
ça, oui.
Il avait l’air tellement
abattu qu’elle s’en voulut presque de sa remarque.
— Tu sais quoi ? Vu ce que j’ai fait, quand tout cela sera terminé, j’y
aurai peut-être une place juste à côté de la tienne.
On pourra se tenir compagnie, sur le
grill…
Il laissa échapper un éclat
de rire. C’était l’effet recherché,
mais cela leur valut un nouveau regard irrité de l’étudiante qu’ils
avaient dérangée et qui s’était installée un peu plus loin.
Tucker leva un majeur dans sa direction avant
de reprendre :
— Tu aimerais bien,
hein, rester pour l’éternité avec moi ? Et sinon, tu as déjà des pistes ?
— Avant que tu ne
viennes m’interrompre, j’étais en train de lire un article au sujet
d’un médecin, le Dr Daniel Smart, qui travaillait au service
médico-légal de l’hôpital. Apparemment, c’est là qu’il a été assassiné.
On a retrouvé des traces de lutte sur ses
bras et ses jambes, comme s’il avait tenté de se protéger contre
quelqu’un — ou « quelque chose », comme c’est écrit
dans l’article — qui l’a frappé et mordu.
— Chouette
histoire. Mais quel rapport avec les
âmes d’Aden ?
— L’une d’entre elles
est capable de ressusciter les morts. Et si c’était ce qui était arrivé au
Dr Smart ? S’il avait
réveillé un cadavre à la morgue, et que celui-ci l’avait
tué ?
— Et ça lui serait
arrivé pour la première fois ? Parce que, dans le cas contraire, pourquoi aurait-il
continué à travailler à côté de zombies potentiels ?
Il aurait été constamment en danger, et on
aurait très vite découvert son secret. Tu n’as rien trouvé là-dessus, non ?
Ce qui signifie que ça ne peut pas être
lui.
— Peut-être savait-il
contrôler son pouvoir ?
— Peut-être.
Ou peut-être pas.
— Ton avis ne m’intéresse pas,
grommela-t-elle. C’est la meilleure
piste que j’aie trouvée pour l’instant.
Mary Ann était
furieuse : une fois de plus, il avait sans doute
raison.
— Ça dépend de ce qu’on
entend par le mot « meilleure », répondit Tucker d’un ton
léger. Mais je suis d’accord : il
y a quelque chose à creuser.
— Je sais.
Ce qu’il pouvait être
agaçant ! Comme si elle avait
besoin de sa permission…
— C’est le prochain
objectif que je me suis fixé, reprit-elle.
— Et ses
parents ?
— Les parents de
qui ? Du
Dr Smart ?
Tucker leva les yeux au
ciel.
— Mais non,
idiote ! Les parents
d’Aden.
— Eh bien
quoi ?
Elle avait leur adresse en
poche, et elle redoutait de s’en servir. Les retrouver avait constitué sa première mission
— une tâche qui s’était révélée étonnamment facile.
Il lui avait suffi d’un moteur de recherche,
d’une carte de crédit volée que lui avait fournie Tucker, et
hop ! Elle avait obtenu son
résultat.
Les parents d’Aden
habitaient toujours dans la région. Visiblement, la honte d’avoir abandonné un enfant
alors qu’ils étaient sans doute les seuls à pouvoir l’aider ne les
avait pas fait fuir. Que pensaient-ils
aujourd’hui de leur décision ? La
regrettaient-ils ? L’assumaient-ils pleinement ?
Elle hésitait entre deux
options : appeler Aden pour tout lui dire, et garder cette
information pour elle. Elle avait fini
par opter pour la deuxième solution. Pour l’instant il avait fort à faire, et si elle pouvait
rencontrer le couple au préalable — d’accord, pas vraiment les
rencontrer, les espionner plutôt
— il lui serait plus facile de prendre une
décision.
— Tu devrais laisser
tomber pour aujourd’hui, fit Tucker, interrompant sa
réflexion. Il faut qu’on se trouve un
endroit où dormir. Après quoi nous
mettrons le cap sur…
Il laissa la fin de sa
phrase en suspens, attendant qu’elle la termine pour
lui.
— La femme du
Dr Smart vit toujours ici, à Tulsa. Près de St Mary, l’hôpital où travaillait son
époux.
Tulsa, en Oklahoma.
A deux heures de route de Crossroads, là
où vivait Riley — et oui, cela faisait au moins cent fois
qu’elle rêvait qu’il franchisse cette distance pour venir la
retrouver.
— Parfait, approuva
Tucker. Est-ce que tu as lu l’avis de
décès du type ?
— Oui.
— Vérifié s’il avait de
la famille dans le coin ?
— J’ai fait de mon
mieux.
Daniel Smart laissait une
veuve, mais Mary Ann n’avait trouvé mention d’aucun autre
parent.
— Et tu as une adresse
exacte ?
— Non. Je me suis dit qu’on allait se promener en voiture
dans le quartier et attendre qu’un rayon de lumière divine nous
indique quelle était la bonne maison.
— Encore du
cynisme. Tu devrais arrêter, ça
t’enlaidit.
— Alors toi, arrête de
poser des questions stupides.
Il poussa un soupir résigné,
comme s’il était le seul être raisonnable dans toute la
bibliothèque.
Sans lui laisser le temps de
répondre, il lui fit signe de se lever.
— Allez, on y
va.
Ce fut au tour de Mary Ann
de pousser un soupir. Elle lui tendit
la main, et il l’aida à se relever de son siège. Avec une galanterie exagérée, il lui présenta ensuite
son manteau pour qu’elle l’enfile et l’entraîna loin du rayon des
microfiches. Au moment même où ils
pénétraient dans le couloir central de la bibliothèque, un cri
strident s’éleva derrière eux. Un
hurlement féminin. L’étudiante de tout
à l’heure ? Une attaque de fées,
de sorcières ? Craignant le pire,
Mary Ann tenta de se retourner pour voir de quoi il s’agissait,
mais Tucker la saisit par les épaules pour l’en
empêcher.
— Crois-moi, tu n’as
pas envie de voir ce qui se passe.
Le cri ne signifiait donc
pas que des ennemis se ruaient sur eux.
— Qu’est-ce que tu as
fait ? siffla-t-elle entre ses
dents.
Car elle savait que ce
chacal de Tucker y était pour quelque chose.
— Pour te la faire
courte, il y a sous le bureau de Mlle Bouche Cousue un serpent
qui a des choses à lui dire, répondit-il avec un sourire
torve. Petit cadeau de ma
part.
Quel crétin,
pensa-t-elle.
Ils débouchèrent à l’air
libre. La nuit était tombée et il
faisait froid. Mary Ann resserra les
pans de son manteau, avant de lancer un coup d’œil curieux à son
compagnon.
Le sourire de Tucker
s’élargit, au point que ses dents étincelèrent dans
l’obscurité. Elle dut détourner le
regard avant que l’envie de le gifler à toute volée devienne trop
forte. Des voitures passaient dans la
rue, bourdonnant comme de gros insectes. Ils étaient seuls sur le trottoir, et aucune ombre
suspecte ne se cachait dans les recoins. Depuis peu, Mary Ann avait pris l’habitude d’inspecter
systématiquement les alentours.
— Eh bien ?
insista-t-elle.
Tucker se pencha vers elle,
comme pour partager un secret ou une blague salace.
— On dirait bien que
mes pouvoirs deviennent de plus en plus forts !
A moins que ce ne soit la
capacité de Mary Ann de neutraliser la magie qui
diminuait ? Cette pensée alluma
en elle un espoir nouveau. Oh
oui ! Faites que ce soit
cela ! Car si c’était le cas, son
pouvoir de Draineur pouvait disparaître lui aussi, ce qui
signifierait que plus rien ne l’empêcherait de revoir Riley.
Qu’elle pourrait l’embrasser de nouveau, et
même — enfin ! — aller
plus loin avec lui, sans se soucier de le blesser.
— Attends un
peu. Qu’est-ce qui te rend si joyeuse,
d’un seul coup ? l’interrogea
Tucker avec un air suspicieux.
Et en quoi cela le
regardait-il ?
— Rien du
tout.
— Menteuse.
— Démon.
Il se racla la gorge, comme
pour étouffer un éclat de rire.
— Oui, je le
sais.
Mary Ann avança sur le
trottoir, avec l’impression de danser bien plus que de
marcher. La seule pensée de retrouver
Riley la mettait en joie.
— Et si on se
contentait de profiter de cet instant ? lança-t-elle.
Tucker dut hâter le pas pour
rester à sa hauteur.
— De quoi tu
parles ?
— De ce moment.
Ici et maintenant.
— Et
pourquoi ? Il n’a rien de
particulier, ce moment.
— Il pourrait
l’être. Si tu la fermais.
Cette fois, il se mit à rire
ouvertement.
— Tu veux bien me
rappeler les raisons pour lesquelles je suis sorti avec
toi ?
— Non. Ça me donne envie de vomir rien que d’y
penser.
— Sympa, Mary Ann,
répondit-il sans se départir de son sourire narquois.
— Je fais de mon
mieux.