23
Ténèbres.
Lumière.
Ténèbres.
Lumière.
Les ténèbres étaient un
refuge. La lumière n’offrait que
l’angoisse. Evidemment, elle préférait
les ténèbres, les ténèbres si douces. Pourtant, cette saleté de lumière ne cessait de la
harceler, pénétrant de force dans son esprit.
Comme maintenant.
Comme un battement. Boum, boum, boum — elle la frappait, la bousculait,
et chaque choc, chaque mouvement était une nouvelle agonie, une
nouvelle leçon dans l’art de la souffrance.
— Il va falloir que tu la
portes à ma place, Vic, lança une voix basse quelque part
au-dessous d’elle.
Un garçon. Elle connaissait cette voix. Trop bien, peut-être. Son
cœur se mit à battre plus vite.
— Ne m’appelle pas comme
ça. Et pourquoi veux-tu que je la
porte ?
Minute. Cette voix… On aurait dit celle de cette fille, la
copine d’Aden… Victoria ?
— Maxwell est parti avec
mes fringues, et vu que tout ce que j’ai trouvé comme vêtement,
c’est ce drap que j’ai pris sur le lit de mon petit frère, je
n’arrête pas de m’empêtrer dedans.
Oui,
elle connaissait cette voix aussi, mais sans pouvoir dire
exactement à qui elle appartenait. Tout
ce qu’elle savait, c’était qu’il n’était pas vraiment celui qu’elle
attendait.
— Mais si je la laisse
tomber, Riley va piquer une crise !
Riley ! Oui, c’était ça — la voix qu’elle aurait voulu
entendre, celle qu’elle espérait.
— Arrêtez de vous
plaindre, c’est quand même moi qui porte le gros.
Cette voix… Tucker,
oui.
— Sérieusement, ce type
a besoin de faire un régime.
— Taisez-vous, et
avancez, lança Victoria avec dans la voix un accent étrange,
presque paniqué.
Victoria,
inquiète ? Elle, d’habitude si
calme, si maîtresse d’elle-même ?
— Nous sommes presque
sortis, poursuivit la vampire. Tucker,
tu es certain qu’on ne peut pas nous voir ?
Celui-ci répondit en
grommelant à mi-voix quelque chose comme « déjà dit mille
fois », avant de confirmer.
— Les gardiens, les
infirmières ?
— Ils voient toujours
des corps dans les lits. En fait, ils
sont certains d’être en train de tout faire pour les sauver.
En vain. Snif,
snif, les pauvres sont en train de mourir.
— Et ils ne se doutent
vraiment de rien ? Ils ne peuvent
pas sentir…
— Rien du tout.
D’abord, mes illusions sont de plus en plus
puissantes. Ensuite, il faut savoir que
le cerveau humain a tendance à rajouter ce qui devrait être à ce
qu’il voit. Et quand il ne le fait pas,
c’est moi qui m’en occupe. Donc, le
temps que les médecins se rendent compte qu’ils travaillent sur
des illusions, nous serons loin. Mais
taisez-vous, tout de même, parce qu’ils peuvent nous
entendre.
Ce fut au tour de Victoria de
se mettre à grommeler.
— Je croyais que tu ne
pouvais pas lancer tes illusions quand Mary Ann était dans les
parages.
— Il faut croire que les
choses changent.
— C’est ça, oui,
soupira-t-elle. Il faut le
croire.
Ainsi, pensa Mary Ann, ils
devaient être en train de… la secourir, oui. Mais pourquoi ? La
dernière chose qu’elle se rappelait, c’était qu’elle était en train
d’embrasser Riley. Un baiser doux et
sensuel, malgré un environnement qui n’avait rien de
glamour. Ils allaient sauter le pas…
puis cette douleur insupportable dans son épaule, le sang chaud qui
coulait à flots, Riley lui disant de se nourrir de lui, puis…
Minute. Riley lui disant
quoi ?
Elle
avait drainé l’énergie de Riley !
Comment
allait-il ? Etait-il près
d’elle ? Il fallait qu’elle en ait
le cœur net. Elle se mit à s’agiter, à
se débattre, mais des bras la retinrent fermement.
— Arrête, Mary
Ann. S’il te plaît.
Encore cette voix masculine,
à la fois familière et étrangère.
A travers sa gorge tellement
sèche, elle parvint à laisser passer un seul mot.
— Riley ?
— Il va bien,
rassure-toi. Il est avec
nous.
Très bien. Génial. Cessant de lutter,
elle se relâcha enfin — tant et si bien que la lumière
disparut de nouveau, laissant place aux ténèbres
bienfaisantes.
LUMIERE.
Il y
eut un hurlement de pneus, suivi d’un fracas de musique rock qui
s’éteignit très vite pour laisser place à une discussion animée à
voix basse. Mary Ann reprenait peu à
peu ses esprits. Elle n’était plus
transportée comme un paquet, mais appuyée sur une surface molle
— même s’il y avait comme un objet long et dur qui lui
rentrait dans les côtes.
Une pensée mal placée lui
vint à l’esprit.
Avec un immense effort, elle
parvint à ouvrir les yeux. Sans doute
étaient-ils recouverts d’un gel quelconque, car elle ne vit rien
qu’un épais brouillard. Quelle idée
idiote ! Pourquoi lui avait-on
fait ça ? Ils allaient
l’entendre…
— … me va bien comme ça,
je t’assure, fit la voix de Tucker.
— Pas de problème, mais
tu comprends que je prenne mes précautions, non ?
répondit Aden.
Oui, c’était sa voix.
Il était donc là, lui aussi.
— Me mettre un couteau
sous la gorge quand ta petite amie est au volant, ce n’est pas une
précaution mais un risque majeur. Tu ne
veux pas me tuer, quand même ? De
toute façon, tu as encore besoin de moi, tu sais. Sans mes illusions, vous pourriez vous faire arrêter
par la police en route.
— Nous avons besoin de
toi, mais toi, tu as aussi besoin de moi. Penses-y.
Pendant le silence qui
suivit, Mary Ann parvint à organiser ses pensées. Ses amis étaient venus à leur rescousse.
Et Riley, où était-il ? Son cœur se mit à battre plus fort. Que se passait-il ? D’une main tremblante, elle essuya ses yeux.
Contrairement à ce qu’elle avait imaginé, ils
n’étaient pas recouverts de pommade. Toutefois, sa vision
s’améliora légèrement, et elle put enfin discerner ce qui
l’entourait. Elle se trouvait dans un
fourgon aménagé, allongée sur une banquette.
D’accord. Ainsi, la protubérance contre son dos était l’attache
d’une ceinture de sécurité, et non un garçon qui… Bon, très
bien.
Encore mieux : elle
distingua la silhouette de Riley sur la banquette en
vis-à-vis. Même endormi, il avait dû
sentir qu’elle bougeait, car il tourna la tête dans sa
direction. Ses yeux étaient fermés, les
sourcils froncés en une expression indéchiffrable.
Mais cela valait infiniment
mieux que pas d’expression du tout. Il
était vivant !
D’une main toujours aussi peu
assurée, elle lui saisit le bras et le serra. Aucune réaction de sa part, peut-être, mais
qu’importe ? Ils étaient ensemble,
à présent, et ils allaient s’en tirer vivants.
Avec un soupir, Mary Ann se
laissa de nouveau glisser dans les ténèbres — mais cette fois,
elle souriait.
Son estomac grondait quand
elle se réveilla de nouveau.
Ouvrant les yeux tant bien
que mal, elle tenta de se redresser et de chasser les courbatures
douloureuses de son corps — sans grand succès
toutefois. Où était-elle ?
Il lui fallut un peu de temps pour s’en rendre
compte. Elle ne se trouvait plus dans
le fourgon, mais dans le lit d’une petite chambre. La pièce avait dû être décorée par quelqu’un qui aimait
énormément le marron, car tout y était de cette couleur, de la
moquette à la tapisserie en passant par les draps et
l’édredon.
Comme elle reprenait peu à
peu conscience, elle saisit la fin d’une
conversation :
— Toi
aussi.
— Pour l’instant, je
n’en ai pas besoin.
— Et comment serait-ce
possible ? Je ne t’ai pas vu te
nourrir.
— Ce n’est pas parce que
tu ne m’as pas vu que je ne l’ai pas fait.
— Tu as vraiment
mangé ?
Qu’ils arrêtent donc de
parler de nourriture ! L’estomac
de Mary Ann criait famine — au sens littéral du terme, car il
produisit un miaulement si strident qu’Aden et Victoria, assis
ensemble dans un fauteuil marron de l’autre côté de la pièce,
tournèrent leurs regards vers elle. Oh,
la honte !
Sa vision revenait peu à peu
à la normale. Aden était là, Victoria
assise sur ses genoux. Aden.
Au cours de leurs précédentes rencontres, elle
avait souvent eu l’envie tout à la fois de se jeter dans ses bras
et de le fuir aussi vite que possible. Bien sûr, il était l’un de ses meilleurs amis mais,
d’un point de vue magique, ils étaient opposés : il
accroissait les pouvoirs quand elle les neutralisait.
Aussi se sentaient-ils mal à l’aise en
présence l’un de l’autre, comme les pôles identiques de deux
aimants qui se repoussent. Aujourd’hui,
toutefois, elle ne ressentait plus cette gêne, et elle se serait
précipitée dans ses bras si elle l’avait pu.
D’où pouvait bien provenir ce
changement ? Depuis qu’ils
s’étaient vus la dernière fois, tant de choses s’étaient déroulées
qu’elle aurait eu bien du mal à le savoir.
— Mary Ann, tu es
réveillée ! fit Aden avec un
soulagement visible.
Elle acquiesça sans le
quitter des yeux. Il avait
énormément
changé. Disparus les longs cheveux
noirs : il était à présent blond, avec une coupe très
courte. Son visage s’était fait plus
dur, ses épaules plus larges. On aurait
même dit que ses jambes s’étaient allongées… Avait-il tellement
grandi en deux semaines ? Après
tout, ce n’était pas impossible. Elle-même devait avoir beaucoup changé — plus
mince, et même maigre. Tatouée,
également. Probablement
méconnaissable.
— Où est
Riley ? demanda-t-elle en revenant
à ses préoccupations principales.
— Juste derrière toi,
répondit Victoria avec un mouvement de tête en direction du
lit.
A la fois surprise et
joyeuse, Mary Ann se retourna, faisant gémir au passage les
ressorts du matelas. Eh oui, c’était
vrai, Riley se trouvait là, allongé sur des oreillers.
Il était éveillé, et son visage semblait
exprimer une grande souffrance. Sa
peau, d’ordinaire si hâlée, avait pris une teinte livide, à
l’exception des cernes sombres sous ses yeux éteints.
Mary Ann tendit la main pour
le toucher, comme si elle avait pu effacer ses traces inquiétantes
avec les doigts, mais lui, au lieu de la laisser faire, écarta la
tête d’un mouvement brusque.
Mais… pourquoi ?
Il avait évité son contact, il l’avait fuie,
et il ne la regardait même pas, ne lui expliquait rien.
Les yeux fixés sur Aden et Victoria, il
serrait les dents, le visage dur.
Que se
passait-il ? Avait-elle dit ou
fait quelque chose qui lui déplaisait ? Ou avait-il simplement trop mal pour la laisser le
toucher ?
Mary Ann ne pouvait détacher
ses yeux de Riley. Il était étendu là,
torse nu, apparemment indemne. Ses jambes, en revanche,
étaient dissimulées sous les couvertures. Peut-être était-il blessé à cet endroit ?
Peut-être souffrait-il, ce qui aurait expliqué
qu’il ait du mal à supporter le moindre contact ?
Oh oui, faites que ce soit
l’explication !
Ou alors… ou alors il ne
l’aimait plus. Après tout, elle l’avait
bien cherché, non ?
Son cœur se serra.
Mieux valait penser à autre
chose.
— J’ai cru entendre
Tucker, tout à l’heure, non ? articula-t-elle péniblement en se retournant vers Aden
et Victoria.
Celle-ci était toujours
installée sur les genoux de son petit ami. Pourquoi aurait-elle bougé ? C’était sans doute le siège le plus confortable de
toute la pièce. Cela dit, elle ne se
laissait pas aller, comme l’aurait fait n’importe qui dans sa
position : malgré les mains d’Aden qui s’y promenaient, son
dos restait droit comme un I, et elle se tenait
assise les mains sur les genoux, comme une jeune fille de bonne
famille.
Aden et Victoria… ils avaient
tellement l’air d’un couple !
Ensemble, synchrones, si proches l’un de
l’autre. Riley avait déjà glissé dans
la conversation, une fois, que leur relation connaissait des hauts
et des bas, mais de toute évidence ils faisaient tout pour que ça
marche.
Ils en avaient de la
chance ! Parviendrait-elle jamais
à une telle harmonie avec Riley ? Le voulait-elle seulement ?
Question idiote.
Bien sûr qu’elle le voulait, même si ce désir
faisait courir des risques à son cher loup-garou. Elle avait voulu s’éloigner de lui, elle l’avait
rejeté, mais il l’avait suivie quand même et retrouvée.
Il avait su gagner son cœur — de
nouveau. A présent, elle ne le quitterait plus,
plus jamais… à condition que lui le veuille également.
Car que se passait-il dans son cerveau de
garçon ? Pourquoi avait-il évité
son contact ? Etait-ce en rapport
avec ses pouvoirs de Draineuse ? Pourtant, il avait toujours été certain qu’ils
trouveraient un moyen de contourner le problème, et à présent, plus
que jamais, elle voulait le croire aussi.
La voix d’Aden l’arracha à
ses pensées.
— Tu m’entends, Mary
Ann ? Tucker n’est plus
là.
Elle fronça les sourcils, les
idées pas très au clair, avant de se décider à
répondre :
— Où est-il
passé ?
— Nous n’en savons rien,
répondit Victoria, l’air soucieux. Mais
Riley a failli le tuer quand il s’est réveillé, aussi je suppose
que c’est un moindre mal.
— Tu aurais dû me
laisser l’achever, Majesté, lança Riley à Aden sur un ton de
reproche.
Le simple fait d’entendre sa
voix rauque la fit frissonner de plaisir. D’inquiétude aussi, c’est vrai. Ainsi, il n’avait pas perdu sa capacité à parler
— il refusait simplement de lui adresser la parole.
Mais pourquoi ?
— Et l’autre garçon, où
est-il ? demanda-t-elle.
Celui qui m’a portée, à
l’hôpital ?
Victoria la considéra avec
un air surpris.
— Tu te souviens de
ça ?
— Vaguement.
— Et tu te rappelles
aussi… non, laisse tomber. Le garçon
dont tu parles, c’était Nathan, le frère de Riley. Mais il ne nous a pas accompagnés. Tucker ne supportait pas sa présence.
Ah bon ?
Mais où était le problème ?
Depuis quand s’intéressaient-ils à ce que
pensait Tucker ? Etonnant.
Mais au même moment,
l’estomac de Mary Ann produisit un nouveau borborygme.
Elle piqua un fard.
— Tu as
faim ? lui demanda
Aden.
— Je… oui.
Pardon ?
Mais c’était vrai ! Elle avait faim — faim de vraie nourriture, pour
la première fois depuis des semaines ! Depuis le temps qu’elle se nourrissait exclusivement
de magie… A présent, elle aurait pu tuer pour un
hamburger.
Elle ferma les yeux
— l’image d’un hamburger était décidément très
tentante. Quand elle les rouvrit, ce
fut pour voir trois regards curieux braqués sur elle.
— Tu as
faim ? C’est… étrange, commenta
Victoria.
Nouvelle protestation de son
estomac. Etrange ou pas, elle était
réellement affamée.
— Tu
trouves ? En tout cas, je veux
manger !
— Je m’en occupe,
répondit la princesse avec un enthousiasme un peu excessif avant de
se lever d’un bond. Je vais te
chercher quelque chose.
— Non, fit Aden.
Hors de question. Tucker est en liberté, quelque part dehors, et je ne
veux pas que tu…
Mais Victoria le
coupa :
— Tout ira bien.
Et si j’ai le moindre problème, je t’enverrai
un texto. Je ne sais pas si tu as
remarqué, mais je deviens plutôt douée avec les nouvelles
technologies…
Sur ces mots, elle se pencha
et planta un baiser sur la joue de son petit ami, avant
d’ajouter :
— De toute façon, tu ne
peux pas y aller. Tu as beaucoup de
choses à expliquer à Mary Ann.
— Tu pourrais le faire,
non ?
— Menteuse,
rétorqua-t-il. Riley et toi, vous avez
échangé vos souvenirs en vous tenant la main, comme vous le faites
chaque fois. Ce qui veut dire que tu
en sais plus que quiconque ici.
— Peut-être, concéda
Victoria. Du coup, toi aussi tu
pourras en profiter pour apprendre de nouveaux
éléments !
Et sans attendre sa réponse,
elle sortit d’un pas léger. Un flot de
lumière se déversa dans la pièce quand elle ouvrit la porte,
qu’elle referma aussitôt derrière elle. Chose étrange, ni Riley ni Aden ne tentèrent de la
retenir, ce qu’ils auraient fait sans conteste quelques semaines
plus tôt. Deviendraient-ils moins
machos ?
— Quelle tête de mule,
murmura Aden.
— A qui le dis-tu,
renchérit Riley. Typiquement
féminin.
En paroles, en tout cas, ils
ne pouvaient pas s’empêcher de jouer les misogynes.
— Alors, qu’as-tu à me
raconter ? demanda Mary
Ann.
L’appréhension qu’elle
ressentait semblait se mêler à sa faim pour lui nouer
l’estomac.
— Accroche-toi bien, la
prévint Aden, avant de la mettre au courant de tout ce qui s’était
passé.
L’assassinat de tout un
groupe de sorcières. L’incendie qui
avait ravagé le ranch D & M. Vlad l’Empaleur possédant des humains et les forçant à
des actes monstrueux. La menace qui
pesait sur le petit frère de Tucker. Le meurtre de Shannon, ressuscité en
zombie…
Mary Ann n’en croyait pas
ses oreilles. Aden s’efforçait d’énumérer les
événements avec clarté, sur un ton neutre, mais à une ou deux
reprises, il parut sur le point d’éclater en sanglots.
Quand il acheva enfin, elle secoua la tête,
dans un état second, horrifiée.
— Tellement de
morts ! murmura-t-elle, au bord
des larmes.
Pauvre Shannon !
Le gentil Shannon condamné à errer entre la
vie et la mort, peut-être pour l’éternité — que pouvait-on
faire pour lui, sinon pleurer sur son sort, sur tout ce qu’il avait
perdu ? Existait-il un moyen pour
lui rendre la vie, pour le faire redevenir celui qu’il avait
été ? En ce moment de chagrin
terrible, Mary Ann n’avait que deux rêves : pouvoir le tenir
dans ses bras de nouveau — et se venger de Vlad, de façon
cruelle et brutale.
Un long soupir s’échappa de
ses lèvres. Si seulement Riley l’avait
prise dans ses bras, l’avait rassurée par la voix, par sa
présence. Mais rien, pas le moindre
mouvement de sa part. Au contraire, il
lui sembla que le silence autour d’elle devenait plus lourd, plus
oppressant. Riley, comme Aden, fuyait
son regard.
La porte grinça et la
lumière entra à flots dans la pièce. Victoria fit son entrée, aussi rapide et légère
qu’elle était partie. A la main, elle
tenait un sac de papier dont s’échappait l’odeur appétissante d’un
burger accompagné de frites bien grasses. L’eau lui vint à la bouche, et Mary Ann se sentit
presque coupable de ce réflexe animal. Les terribles nouvelles qu’elle venait d’entendre
auraient dû lui couper tout appétit, une bonne fois pour toutes,
mais non : elle était toujours aussi affamée.
Aussi, quand Victoria lui
tendit le sac maculé de taches de graisse, Mary Ann ne put se retenir d’y
plonger la main et de se jeter sur la nourriture. En quelques minutes, elle en dévora le contenu, ne
relevant finalement la tête que pour constater que tous, dans la
chambre, la regardaient en silence. Ah, bravo ! Elle
devait avoir l’air fin — sans compter qu’elle avait
probablement encore des morceaux de salade ou de viande coincés
entre les dents…
Elle s’essuya la bouche d’un
revers du poignet — pas très élégant non plus.
— Tu te sens
bien ? demanda Victoria.
Tu n’es pas malade ?
La princesse était de
nouveau assise sur les genoux d’Aden. En la regardant mieux, Mary Ann s’aperçut qu’elle
avait l’air moins pâle qu’avant, et… n’était-ce pas une tache de
ketchup sur sa robe noire ?
— Je ne crois pas,
non…, répondit-elle, la voix mal assurée.
Comment cela se
pouvait-il ? Quelques jours
auparavant le simple fait de penser à de la nourriture suffisait à
lui tordre l’estomac. A présent, au
contraire, elle se sentait agréablement rassasiée.
— Tu as une
explication ? reprit-elle.
Victoria joua un instant
avec une de ses boucles d’oreilles, pensive.
— Laisse-moi réfléchir…
Tu as reçu une flèche de sorcière dans la poitrine, et tu as perdu
beaucoup de sang, d’accord ? Et,
à l’hôpital, on t’a fait une transfusion…
— Oui, je suppose,
acquiesça Mary Ann.
La princesse se mordilla les
lèvres, un signe de réflexion et de nervosité chez
elle.
— Alors peut-être…
peut-être que le sang que tu as reçu, du sang humain, t’a retransformée.
Que tu es redevenue humaine, au moins pour un
certain temps. A moins que ce ne soit
la présence de Riley qui perturbe tes pouvoirs de
Draineuse ?
— Alors, en ce moment,
il me serait impossible de drainer quelqu’un ?
Et cela pourrait durer ?
— Si tu parviens à
garder ce hamburger dans ton estomac — et on dirait bien que
c’est parti pour — il est probable que les pouvoirs et
l’énergie magique ne font plus partie de ton menu
préféré.
— Ce qui veut dire que
tu n’as plus de raisons de fuir…, poursuivit Aden.
— … tant que je reste
dans cet état, conclut-elle.
Elle en aurait sauté de
joie ! Oui, il devait exister un
moyen de faire durer cette nouvelle transformation.
— J’ai une idée, fit
Victoria. Ne pourrions-nous pas lui
tatouer un sortilège pour l’empêcher de drainer les autres
créatures ? expliqua-t-elle avec
un regard interrogateur en direction de Riley.
Puis, se retournant vers
Mary Ann :
— Nous avons déjà
essayé cette technique sur d’autres Draineurs, mais jamais à un
moment où ils n’avaient plus ce pouvoir. A ma connaissance, c’est la première fois qu’une telle
chose se produit. Cela dit, tous ceux
sur qui nous avons tenté cela sont décédés : une fois le
tatouage effectué, ils sont morts de faim, tout
simplement.
Existait-il une mort plus
atroce ? Sans doute pas, mais
cela n’empêcherait pas Mary Ann de courir le risque.
— Ça m’est égal.
Je veux essayer. Faites-moi ce tatouage.
Même s’il n’y avait qu’une
chance sur un million que cela fonctionne, elle choisissait de la
courir. Pour retrouver son père, pour
pouvoir vivre aux côtés de Riley, elle aurait été prête à
tout. Elle aurait préféré mourir cent
fois que leur faire du mal à l’un ou à l’autre. Risquer sa vie pour les avoir de nouveau auprès d’elle
était donc parfaitement logique.
— Est-ce que vous avez
l’équipement à disposition ? demanda-t-elle à la cantonade.
Ce fut Victoria qui lui
répondit :
— Oui. Nathan a vu que ton dernier tatouage avait été abîmé
par ta blessure. Il a pensé que Riley
voudrait le refermer quand il se réveillerait, et il a donc mis la
main sur un set de tatouage avant de partir.
— Une minute, intervint
Aden. Ne devrions-nous pas y réfléchir
à deux fois avant de…
Mary Ann ne lui laissa pas
le temps de terminer sa phrase.
— Non, dit-elle en
secouant énergiquement la tête. Allons-y, maintenant, avant de quitter cet
endroit.
Aden et Riley échangèrent un
coup d’œil. Visiblement, ils étaient
tous les deux si surpris qu’ils ne cherchèrent même pas à
argumenter.
— Qu’est-il arrivé à
notre Mary Ann si docile ? s’étonna Aden, goguenard.
Elle se tourna vers Riley,
qui se contenta de hausser les épaules sans répondre, ce qui
l’agaça encore plus que la distance dont il avait fait preuve
jusque-là. Sans paraître s’en
apercevoir, celui-ci reprit néanmoins :
— Très bien,
Aden. Mais puisque tu nous as dit ce
que vous avez appris cette semaine, à notre tour d’en faire de
même. Nous nous occuperons du tatouage
ensuite.
Et,
pendant la demi-heure qui suivit, il raconta par le détail tout ce
que Mary Ann et lui avaient découvert, en particulier les nouveaux
indices sur l’identité des âmes et l’endroit où vivaient les
parents d’Aden.
Celui-ci écoutait en
silence. Dans ses yeux, les couleurs
alternaient à toute vitesse, bleu, doré, vert, noir, violet
— un violet intense, presque effrayant. Dans sa tête, les esprits devaient être comme
fous.
Enfin, Riley acheva son
récit. De nouveau, un silence pesant
s’installa dans la pièce. Aden laissa
retomber sa tête sur le dossier du fauteuil, massant ses tempes
comme pour en chasser une terrible migraine.
— Je ne sais pas
comment réagir à tout ça, finit-il par avouer. Je suppose qu’il va me falloir du temps pour m’y
habituer. Un an ou deux, par
exemple. Mais, ajouta-t-il après un
temps, vous savez ce qui m’énerve le plus ? C’est que depuis le début, nous subissons ce qui
arrive sans jamais prendre les devants.
— Je ne te comprends
pas, avoua Victoria.
— C’est vrai, renchérit
Mary Ann. Qu’est-ce que tu veux
dire ?
— Je veux dire que nous
avons laissé Vlad tirer les ficelles. Il est dans l’ombre, et il téléguide des gens pour
s’en prendre à nous. Mais nous ne
faisons rien pour l’arrêter, vous êtes bien d’accord avec
moi ? Nous attendons qu’il
frappe, et nous ne pouvons rien faire d’autre que subir ses
attaques et en pâtir, sans jamais frapper en retour.
Il n’a pas peur de nous parce que nous
n’avons jamais attaqué les premiers, vous
comprenez ?
— Tu as une idée en
tête, demanda Riley, la voix vibrante de colère et d’espoir, comme
un condamné à mort qui n’a plus rien à perdre.
— Je vais aller parler à Tonya Smart.
Et rendre visite à mes… parents,
poursuivit-il en hésitant sur le mot. Je vais essayer d’en apprendre autant que possible sur
moi et sur les âmes. Parce que quand
le moment sera venu, il faudra que je sois au mieux de ma forme
pour affronter Vlad. Ce qui n’est pas
possible si je suis constamment tiré de part et d’autre par des
esprits et par mes propres questions.
Aden conclut son discours
par un regard pénétrant en direction de ses amis. Comme ceux-ci ne lui répondaient pas, il
termina en s’adressant à Mary Ann et Riley :
— Vous deux, vous
n’êtes pas encore en état de vous déplacer. D’ailleurs, moi aussi, j’ai besoin de repos.
Restons ici. Nous nous mettrons en route à la tombée de la
nuit. L’heure de la rébellion a
sonné.