18
Perché sur la plus haute
branche d’un chêne, Tucker regarda Riley disparaître avec Mary
Ann. Ils laissaient derrière eux une
trace sanglante que même un aveugle aurait pu suivre.
Le loup boitait et zigzaguait et, sur son dos,
Mary Ann semblait de plus en plus inerte. Elle ne tiendrait pas longtemps.
Peut-être qu’un changeforme
pouvait lire les auras, mais Tucker, lui, savait reconnaître les
doigts de la mort. Il n’y avait pas le
moindre doute : Mary Ann ne tarderait plus à rencontrer la
Faucheuse. Rien ne pouvait arrêter
ça.
La sorcière avait visé
juste. Son trait avait atteint le centre
du tatouage censé protéger son ex-petite amie des blessures
mortelles. Même si aucun organe vital
n’avait été touché, l’hémorragie était telle que la fin était
proche.
Oui, les protections
fonctionnaient — sauf si on les refermait ou qu’on les
effaçait, en les brûlant ou par tout autre moyen sadique.
Pour éviter ceci, certains choisissaient un
tatouage qui protégeait l’intégrité des autres tatouages.
Mais cela restait très dangereux : que se
passait-il, en effet, si on vous tatouait un sort que vous n’aviez
pas choisi ? Eh oui, cela pouvait
arriver. Les créatures surnaturelles
étaient naturellement portées sur la cruauté.
Surnaturelles. Naturellement. Le jeu de mot
aurait pu le faire rire. S’il n’avait eu
une aussi furieuse envie de pleurer. Et
pleurer, c’était bon pour les bébés et les filles. Il n’était ni l’un ni l’autre.
Il était simplement un
menteur.
Il n’avait pas dit la vérité à
Mary Ann. Oui, le soir où il avait
poignardé Aden, il s’était enfui pour échapper à l’emprise de Vlad,
mais il n’était pas parvenu à éviter une « discussion »
avec le vampire, cette ordure qui l’avait menacé de le tatouer
lui-même s’il ne lui obéissait pas, s’il ne se « comportait
pas comme un homme ». Etrange,
comme formulation, de la part d’une créature aussi
monstrueuse…
Jusqu’à la veille, pourtant,
Tucker n’avait pas suivi les ordres du roi déchu. Il avait aidé Mary Ann au lieu de lui
nuire.
Il l’aimait. Il n’aurait pas dû. Cet
amour n’était bon ni pour lui ni pour elle. Et pourtant il l’aimait. Pourquoi donc avait-elle laissé le loup se joindre à
eux ? Si elle l’avait écouté,
s’ils avaient continué à se dissimuler, ou au moins s’ils l’avaient
semé en route, Tucker aurait continué à désobéir à
Vlad.
Car quand il se trouvait en
tête à tête avec elle, il était quelqu’un de bien, un garçon
honnête et droit. Un peu obsédé,
peut-être, mais comme tout le monde, non ? En revanche, dès que Riley avait pointé son museau…
D’un seul coup, tout avait changé. Vlad
lui avait parlé de nouveau, et Tucker, cette fois, n’avait pas pu
lui résister.
Pauvre Mary Ann.
Elle était la victime d’une guerre qui ne la
concernait pas vraiment.
Il attendit en
silence. Les sorcières qui venaient de
tuer celle qu’il aimait s’étaient rassemblées sous un arbre. Les PER, Pétasses En Rouge, voilà comment il les
appelait. Pour le moment, elles le
regardaient toutes avec un air de reproche. Elles avaient raté leur coup, mais c’était lui qu’elles
blâmeraient. Alors qu’il n’avait rien à
voir dans leur échec.
— Tu avais dit qu’on
pourrait les coincer tant qu’ils étaient dans la maison, commença
la blonde qui paraissait être leur chef.
Marie, sans doute.
Mignonne, mais méchante comme la gale, et
déterminée.
En fouillant dans les
affaires de Mary Ann, il avait trouvé une adresse griffonnée sur un
bout de papier, qu’elle avait tenté de cacher. Ainsi, il avait su où les retrouver. Et donc, dès que le loup-garou et elle avaient quitté
le cybercafé, il lui avait suffi de se dissimuler sous une illusion
et de les suivre.
Il reporta son attention sur
les sorcières.
— Je vous ai dit que
vous les coinceriez, parce que je pensais que vous en aviez les
compétences. Pourquoi ne les avez-vous
pas poursuivis ?
— Pour qu’elle draine
nos énergies ?
— Encore une fois, je
pensais que vous étiez de taille…
Elles lui lancèrent quelques
jurons.
Il bascula de sa branche et
se laissa tomber, en chute libre, avant d’atterrir souplement sur
ses pieds. Le don d’illusions n’était
pas le seul que lui offrait sa nature démoniaque… Voilà, il y
était. En plein centre du cercle des
PER. Il fit un demi-tour sur lui-même,
poings brandis, les mettant au défi de tenter quoi que ce soit
contre lui.
Oh, oui,
faites qu’elles tentent quelque chose !
D’accord, il méritait d’être puni pour toutes ses
mauvaises actions, et il le savait. Mais elles ? Les
sorcières se gargarisaient de la pureté de leurs intentions, de la
noblesse de leur cause, et bla-bla-bla… pourtant, au fond, elles ne
valaient pas mieux que lui.
Quand Riley avait tatoué Mary
Ann, les PER avaient perdu leur trace. Elles n’avaient pas perdu, en revanche, celle de
Tucker. Apparemment, elles le
surveillaient aussi, et comme Riley avait refusé de le tatouer à
son tour… bien fait pour lui, après tout. C’était la faute du loup-garou si elles avaient
retrouvé la fille.
Les fées étaient également
sur la piste de Mary Ann et Tucker, et elles auraient pris part à
la chasse en compagnie des sorcières si celles-ci ne leur avaient…
poliment demandé de partir. Ou plutôt
carrément renvoyées chez elles.
Tucker avait tenté une
nouvelle fois de s’en sortir grâce à ses illusions.
Il avait fait croire aux harpies qu’elles
voyaient Mary Ann et Riley en train de se disputer, en prenant bien
soin de leur faire dire tout et n’importe quoi sur leur destination
et leurs objectifs. Si tout s’était
passé comme il le souhaitait, ce petit numéro aurait envoyé les PER
aux quatre coins du pays, ce qui lui aurait laissé la paix… sauf
que Vlad l’avait appelé à ce moment-là.
Tucker…
mon Tucker…
Tel quel.
Et tout avait changé en un
clin d’œil.
Tucker…
Cette voix étrange, au
pouvoir maléfique, avait le don de le faire frissonner.
Elle s’introduisait au plus profond de son
être et le guidait comme un pantin. Non, c’était vrai, il ne résistait pas beaucoup : les ordres du
vampire étaient accueillis avec plaisir par toute une partie de son
être — la partie la plus sombre, celle qui aimait les
sarcasmes, les coups de poing, la destruction et la violence, celle
qui aimait tromper ses petites amies et qui avait ri quand celle
qu’il avait mise enceinte avait perdu l’estime de sa famille et de
ses proches.
Mais aussi, il existait une
autre partie de lui-même qui, dans ces moments, se roulait en boule
comme un animal blessé, et qui pleurait sur elle-même tel un
enfant. Cet autre moi était ravagé de
chagrin à l’idée de tout le mal qu’il avait commis et commettrait
encore. Mais Tucker détestait ce côté
fragile et sensible autant que l’autre. Au final, il n’y avait rien de lui-même qu’il ne
haïsse.
Tucker,
mon Tucker, il faut que tu en finisses avec cette
histoire.
La voix du souverain déchu
était de plus en plus présente, de plus en plus forte.
Elle envahissait tout. Bientôt, très bientôt, la guérison du vampire serait
achevée. Il redeviendrait le monstre et
le guerrier qu’il avait été.
C’était Vlad qui avait
ordonné à Tucker d’aller à la rencontre des sorcières, lui qui lui
avait indiqué quelles illusions leur montrer, quoi leur dire et
comment agir. Et Tucker avait
obéi. A la lettre. Il avait changé son apparence, avait rejoint leur
groupe, et elles l’avaient cru. Elles
avaient suivi toutes les instructions de Vlad sans
discuter.
— … m’écoutes, au
moins ?
C’était Marie, qui lui posait
une question.
— Non, pas du
tout.
— Tu ne peux pas me
reprocher votre échec, répondit-il. Je
vous les ai servis sur un plateau !
Quelque part au fond de
lui-même, ces mots lui déchiraient le cœur. Oui, il l’avait fait — il avait trahi ses amis,
les seuls qui lui aient montré un peu de respect. Ceux qui lui avaient sauvé la vie…
Tucker,
tu sais ce que tu dois faire. Tue les
sorcières, retrouve le loup et la Draineuse, et achève-les tous les
deux.
Tuer les
sorcières ? Aucun problème.
C’était facile, pour lui. Mais… Vous vouliez qu’on puisse mettre la mort du garou et de
Mary… de la Draineuse sur le dos des « Robes Rouges »,
non ? Il le savait :
il suffisait qu’il pense les mots pour que Vlad les entende.
Si les sorcières sont
mortes, votre plan ne marche plus…
Tu
trouveras quelque chose, j’en suis certain. Et maintenant, fais ce que je t’ai
dit.
Lutter contre
Vlad ? A quoi bon ?
Il ne pouvait que perdre. Tucker jeta un regard circulaire sur la troupe des
femmes autour de lui. Quelle bande
d’idiotes ! Il haussa les épaules,
secoua discrètement les bras. Le geste
était à peine perceptible, mais suffisant pour faire glisser au
creux de ses mains les deux poignards qu’il portait dissimulés dans
ses manches. Il assura sa
prise.
— Tu nous les as
apportés sur un plateau, hein ? reprit Marie sans se démonter. Eh bien, tu peux le refaire, alors. Retrouve-les pour nous, et cette fois nous nous en
occuperons à notre manière.
— Vraiment ?
Je ne crois pas.
La sorcière se redressa de
toute sa hauteur. Il était clair
qu’elle détestait qu’on la contredise.
— Non. Là où vous serez, vous n’y penserez même
plus.
Et, sans un mot de plus, il
frappa.
***
Riley dissimula Mary Ann près
du local à poubelles d’un motel avant de reprendre sa forme
humaine. Il était nu, mais peu lui
importait. Il se faufila dans le hall
et parvint à voler une bouteille de vodka et un passe qui ouvrait
les chambres, ainsi qu’une valise qui traînait là. Ensuite, il rejoignit son amie et la porta jusque dans
une chambre vide, toujours sans être vu — ce qui constituait
déjà un miracle en soi, car il était aussi agité et maladroit qu’un
drogué en manque.
Déposant son fardeau sur le
lit avec toute la délicatesse possible, il ouvrit le bagage qu’il
venait de s’approprier à la recherche de vêtements pour
lui-même.
Mary Ann remua un bref
instant sur le matelas.
— Ne bouge pas, mon
amour. Reste tranquille.
— … va ?
gémit-elle de façon indistincte.
— Oui, tout va
bien. Tu vas t’en tirer, je te le
promets, la rassura-t-il.
Il se détestait de lui mentir
ainsi.
En ce qui concernait les
vêtements, il n’avait pas eu la main heureuse : la seule chose
qu’il parvint à enfiler était un short en satin qui portait
l’inscription « princesse » en grosses lettres roses
brillantes à l’arrière. Mais ce n’était
pas le moment de penser au bon goût (ou plus précisément à
l’absence totale de celui-ci), ni au fait que ledit short était si
serré que Riley risquait de ne jamais avoir d’enfants.
Sans parler de ce qui se passerait si jamais il devait
de nouveau partir dans une course effrénée.
Qu’importe ?
Il fallait qu’il s’occupe de sa jambe.
Il avait reçu une flèche, qui était ensuite
tombée quand il s’était cogné à un arbre. Mais il pouvait encore sentir les échardes du bois dans
sa chair, fichées dans les muscles, provoquant une hémorragie qui
ne voulait pas s’arrêter. Pour guérir,
il devait enlever ces résidus de bois, tout de suite. C’était
absolument nécessaire pour pouvoir secourir Mary Ann.
Ignorant la douleur, il pressa de toutes ses
forces autour des bords de la blessure.
Il ne lui fallut que quelques
minutes pour s’occuper de sa cuisse. Avec un T-shirt trouvé
dans le sac, il confectionna tant bien que mal un pansement, avant
de s’agenouiller au chevet de Mary Ann. Celle-ci était pâle comme la mort, les veines bleues
ressortant horriblement sur sa peau. Ses lèvres étaient sèches et décolorées, ses yeux
marqués. Mais tout cela n’était rien en
comparaison de la blessure qu’elle avait à la poitrine.
Il y avait tellement de sang qu’on aurait cru
que le chemiser qu’elle portait était teint en rouge.
Pire encore, la flèche dépassait encore des
deux côtés de la plaie — de la poitrine et de son
dos.
— G… grave ?
demanda-t-elle dans un hoquet.
Elle était allongée sur le
côté, effondrée et tremblante, secouée de frissons.
Sa tête ne cessait de rouler, comme si elle
luttait contre le sommeil. Il ne
l’avait jamais vue si faible, si fragile — et cette vision lui
était insupportable.
Il savait ce qu’il devait
faire. Il le savait, et cela le
terrifiait. Mais il n’allait pas se
laisser emporter par la peur. Il fallait que
quelqu’un reste calme et, mauvaise nouvelle, il n’y avait que lui
aux côtés de Mary Ann…
— R…
Riley ?
Pourquoi mentir ?
Il devait se montrer honnête. C’est-à-dire brutal.
— C’est moche.
Très moche.
— Je… savais.
Je… je vais mourir ?
— Non !
Il avait crié sa
réponse. Il dut faire un effort sur
lui-même pour retrouver une voix plus calme :
— Non. Je ne te laisserai pas mourir.
Il posa un doigt à la base du
cou de Mary Ann et lui prit le pouls. Rapide, bien trop rapide : près de cent
soixante-dix pulsations à la minute. Oh
non, non, non ! Un rythme aussi
élevé signifiait qu’elle avait perdu beaucoup trop de sang.
Si son cœur dépassait les cent quatre-vingts
pulsations, il ne pourrait plus la sauver.
Il devait agir
vite.
— Je dois te laisser
seule un moment, d’accord ? Il
faut que j’aille chercher de quoi extraire cette
flèche.
Cela aurait pour résultat de
la faire saigner encore plus, mais il ne pouvait rien faire tant
que le carreau était dans la blessure.
— D…
d’accord.
Elle battit des paupières,
comme si elle tentait de faire le point sur lui sans y
parvenir. Il devait y aller.
Maintenant. Mais
s’il la lâchait, elle risquait de retomber sur le dos ou sur le
ventre, ce qui aurait des effets dévastateurs sur sa
blessure.
Avec des précautions
extrêmes, en se concentrant sur chacun de ses gestes, il entreprit
de rassembler des coussins autour d’elle pour la stabiliser.
Ensuite, il lui recouvrit les jambes
avec une couverture. Il ne fallait pas
qu’elle ait froid. Dans la salle de
bains, il nettoya rapidement le sang qui lui maculait les mains et
la poitrine avant de se précipiter dehors, muni des quelques
billets qu’il avait trouvés dans le sac de voyage volé.
De l’autre côté de la rue se trouvait un petit
centre commercial, qui abritait une pharmacie où il entra pour
acheter des pansements, des désinfectants et tout ce dont il avait
besoin. Inutile de préciser que son
accoutrement lui valut quelques regards stupéfaits… Quand la
vendeuse lui eut donné sa commande, il jeta les billets sur le
comptoir et sortit sans un mot.
Il revint dans la
chambre. Mary Ann n’avait pas
bougé. Ses yeux étaient fermés et elle
tremblait de tout son corps. Ça
s’annonçait mal. De nouveau, il lui
prit le pouls. Cent soixante-treize
pulsations à la minute.
Ses propres mains tremblaient
quand il déboucha la bouteille de vodka. Forçant la jeune fille à ouvrir la bouche, il y versa
ce qui restait de liquide, l’obligeant à en avaler le plus
possible.
Elle ne s’étouffa pas, pas
plus qu’elle ne protesta. En fait, elle
sembla ne rien remarquer. Tant mieux
pour elle : ce qui allait suivre serait plus douloureux que
tout ce qu’elle avait connu jusqu’ici. Mais c’était également mauvais signe, un très mauvais
signe : elle n’avait plus conscience de la
douleur.
— Je ne vais pas te
laisser mourir, lança-t-il entre ses dents. Tu m’as compris ? Pas
question. Je vais te
sauver.
Elle ne l’entendait sans
doute plus, mais il avait besoin de le dire. Pour se rassurer. Pour y
croire encore.
Il versa un peu de
désinfectant sur la blessure, puis, malgré les tremblements qui
l’agitaient, il saisit l’extrémité du carreau d’arbalète entre ses deux
mains. Il prit une inspiration profonde
et cassa le bois en deux d’un coup sec.
Ouf. Il laissa tomber la pointe métallique sur le
sol. La première partie de l’opération,
la plus simple, était terminée. A
présent, les choses sérieuses allaient commencer. Saisissant une lampe de chevet, il l’approcha de la
blessure. Comme il l’avait déjà vu, la
hampe de la flèche dépassait des deux côtés du corps de Mary
Ann. Bien. L’essentiel des dégâts était déjà fait. A présent,
il lui fallait extirper le carreau sans laisser d’échardes à
l’intérieur de la blessure. Il devait
donc agir de façon rapide et fluide.
Facile à dire, avec ses mains
qui tremblaient comme s’il avait la maladie de Parkinson… Il
restait un peu de vodka dans la bouteille. Il l’avala d’un trait. L’alcool lui brûla la gorge et l’estomac avant de se
répandre dans ses veines, lui fouettant le sang.
Du calme. Il avait déjà fait ça, non ? Pour lui, pour ses frères, ses amis. Pourquoi craquait-il justement
aujourd’hui ?
De nouveau, ses doigts
trouvèrent le pouls de Mary Ann. Cent
soixante-quinze.
Il laissa échapper une série
de jurons, mais l’alcool qu’il venait d’absorber lui permit de
retrouver un peu de calme. Il se plaça
derrière elle. Dans le miroir de la
commode, il pouvait voir son visage. Ses yeux étaient toujours fermés, et elle avait une
expression apaisée. Comme une
morte ! Il devait agir
sur-le-champ. Respirer,
profondément. Se calmer.
Tu peux le faire.
Ne pense pas. Agis.
Il tendit la main.
La laissa retomber. Mais
vas-y !
Il
aurait voulu prendre la hampe dans ses mains et la retirer d’un
coup, mais c’était impossible : le bois, imprégné de sang,
était bien trop glissant. Non, la
seule solution était de pousser de toutes ses forces sur le carreau
pour le faire ressortir de l’autre côté. En d’autres termes, et pour que l’opération ne dure
pas, il devait le faire d’un coup de poing.
Donner
un coup à Mary Ann… Impossible !
Tu
préfères qu’elle meure ? Tu
préfères rester là à gémir sans rien
faire ?
Avec un grondement, il ferma
le poing et frappa de toutes ses forces sur l’extrémité du carreau
qu’il venait de briser. Le bois blessa
ses phalanges. Il cogna de nouveau,
plus fort, pour que la flèche ressorte de l’autre côté.
Encore une dernière fois.
Voilà. C’était fait. Elle avait
à peine gémi, à peine bougé. Il avait
réussi, et le reste allait être facile. Alors pourquoi ses frissons qui le
secouaient ? Pourquoi se
sentait-il au bord de l’évanouissement ? Ses mains tremblaient pendant qu’il désinfectait et
pansait la blessure. Quand il eut terminé, il était de nouveau
couvert de sang. De sang frais, ce qui
voulait dire que l’hémorragie n’avait pas cessé.
Il lui fallait une
transfusion, et très vite. Si Mary Ann
était encore vivante, c’était grâce à la sorcière qu’elle avait
drainée en fuyant la maison, mais cela ne la maintiendrait pas
longtemps en vie. Sa respiration était
devenue rauque et sifflante. Elle
poussait des râles d’agonie.
Riley passa une main sur son
visage. Que faire ?
S’il tentait de la transporter dans un
hôpital, elle mourrait en route, c’était évident. Dans son état, elle ne devait plus être déplacée.
Il aurait fallu une ambulance équipée
— à condition qu’elle arrive à la vitesse de la
lumière.
Quel cauchemar !
Cette fois, il paniqua. Il se mit à faire les cent pas dans la chambre, jetant
des regards en coin sur le téléphone qui trônait sur la table de
nuit. La solution la plus sage aurait
été d’appeler les urgences. Mais
l’hôpital chercherait à contacter le père de Mary Ann.
Or, celui-ci était sans doute surveillé par
nombre de leurs ennemis. Ceux-ci
retrouveraient donc leur piste et s’en prendraient à elle pendant
qu’elle était au plus mal.
Mais ne valait-il pas mieux
être au plus mal et exposé au danger que simplement
mort ?
Il n’avait pas le
choix. Il décrocha le téléphone et
composa le 112. A la standardiste qui
lui répondit, il exposa le cas — jeune fille blessée,
hémorragie massive — et donna l’adresse, sans préciser de
nom. Puis il raccrocha et se laissa
tomber près de Mary Ann.
— Ne leur dis pas
comment tu t’appelles, murmura-t-il.
L’entendait-elle ? Sans doute pas, mais il ne devait pas perdre
espoir.
— Quoi qu’il arrive, ne
leur donne pas ton nom.
Elle ne réagit pas.
Pire encore, son aura était à présent
dépourvue de toute couleur.
Quelle que soit la rapidité
des secours, il fallait qu’elle se nourrisse de nouveau, ou elle ne
s’en sortirait pas. Plus le temps de
trouver une nouvelle sorcière. En
revanche, elle pouvait le drainer, lui.
Il suffisait de ne pas
penser à ce qu’il faisait. De ne pas
penser aux conséquences possibles. Se
positionnant contre elle, il posa les mains sur sa poitrine, juste
à côté du cœur qui battait si faiblement. Riley n’avait jamais rien fait de tel, et rien ne
disait que cela marcherait, mais il devait le tenter.
Il n’avait pas d’autre choix.
Vu l’état de choc dans lequel elle se
trouvait, son corps allait réagir automatiquement et elle le
drainerait. Du moins
l’espérait-il.
Fermant les yeux, il se
concentra. Au fond, tout au fond, il
était un loup. C’était sa nature
profonde, sa nature magique, celle avec qui il devait entrer en
contact. Il s’efforça de se la
représenter comme une couleur tapissant l’intérieur de son corps,
ses os, sa moelle épinière elle-même. Voilà. Il percevait les
étincelles d’or qui se mêlaient aux flux de son organisme.
Il n’avait plus qu’à les pousser, les
expulser hors de lui pour qu’elles se déversent dans Mary
Ann. Pousser… pousser
encore…
Son corps fut parcouru d’un
long frisson. Elle s’arqua avant de
retomber sur le matelas, inerte. Mais
sa respiration était devenue plus régulière — ou bien était-ce
seulement ce qu’il voulait croire ? Riley ne relâcha pas ses efforts, envoyant la magie
vers elle. Son cœur s’emballa, ses
muscles se tendirent à l’extrême, ils se nouèrent au point de lui
faire mal. Pour finir, il s’identifia
totalement à cette souffrance, il devint simplement un corps, un
corps meurtri, torturé, à vif.
Combien de temps s’écoula
ainsi ? Il ne le sut
jamais. Enfin, il se laissa retomber
de tout son poids sur le matelas, sans même la force de regarder
l’heure sur le réveil de la table de nuit. Il était épuisé. Plus
question de reprendre sa forme de loup malgré l’arrivée des secours
qui ne tarderait plus, qui…
Il n’entendit même pas la
porte s’ouvrir. Il la vit simplement
jaillir de l’encadrement, arrachée de ses gonds. Non, il ne percevait plus rien, plus un son.
Il vit trois silhouettes, trois hommes qui
s’approchaient du lit. Deux d’entre
eux s’occupèrent de Mary Ann, braquant une petite lampe sur ses
yeux, puis collant en hâte des capteurs sur sa poitrine.
L’autre humain s’adressa à lui.
Il le voyait agiter les lèvres, le regarder
d’un œil inquiet. Il devait poser des
questions, mais lesquelles ? Il
ne comprenait pas, n’entendait pas les mots.
Autour de lui, le monde
devint trouble, comme envahi de brume. Il sentit qu’on le soulevait, qu’on le plaçait sur une
surface froide et compacte. Un
brancard ? Il tenta de tourner la
tête, pour voir si Mary Ann était à ses côtés, si on la plaçait
elle aussi sur une civière, mais la brume était devenue si dense
qu’il ne distingua rien. Rien que du
blanc, partout.
On lui enfonçait quelque
chose de pointu dans le bras. Une
douce chaleur envahit ses veines. Douce chaleur ? Pas
pour longtemps ! Très vite, cela
devint brûlant, atroce, et ça se répandait dans tout son
corps ! Ses paupières étaient
devenues trop lourdes pour qu’il les soulève. L’obscurité régnait, profonde, omniprésente.
Non. Il devait
résister. Il devait savoir si Mary
Ann allait bien, s’ils étaient toujours ensemble. Encore une piqûre, encore une brûlure
— qu’importe ? Il devait
résister, résister encore !
Mais les ténèbres
avançaient, de plus en plus insistantes, et Riley finit par y
céder. Il ne pouvait plus bouger, à
peine respirer. Bientôt, il oublia
même contre quoi il luttait.
***
A bord d’une voiture volée,
Tucker suivit l’ambulance qui emmenait Mary Ann et le
loup-garou. Il les avait observés pendant qu’on les
transportait, tous deux inconscients, bardés de fils et de tuyaux,
à bord du fourgon. Il avait vu les
visages paniqués, la tension évidente dans les mouvements des
infirmiers qui tentaient de leur sauver la vie. Ce qui voulait dire… qu’ils n’étaient pas
morts. Hallucinant !
Les ambulanciers, eux, semblaient avoir du
mal à y croire. Leurs voix exprimaient
l’inquiétude. De toute évidence, ils
pensaient que leurs nouveaux patients ne tiendraient pas jusqu’à
l’hôpital.
Qu’en savaient-ils, au
fond ? Riley et Mary Ann
n’étaient pas des blessés comme les autres. S’ils avaient survécu jusque-là, ils pouvaient tenir
encore…
Et c’était bien là le
problème. D’une façon ou d’une autre,
il fallait qu’ils meurent. Comme les
sorcières.
Les sorcières.
Ne pense pas à
ça, s’exhorta-t-il.
Non, ne pas penser. Oublier les hurlements, les sanglots, les gémissements
de plus en plus faibles. Oublier, oh
oui ! Oublier le terrible silence
qui avait suivi. Quelques-unes,
néanmoins, s’étaient échappées. Il les
avait suivies, traquées dans les bois pendant de longues minutes,
le cœur battant, horrifié par les crimes qu’il venait de commettre,
et incapable pourtant de s’arrêter. N’empêche, elles lui avaient échappé. Vlad, dans sa tête, lui avait ordonné d’abandonner la
chasse. Il avait, martela-t-il, des
choses plus importantes à faire : trouver le loup et la
Draineuse ! Apparemment, pour
lui, éliminer ces deux-là était primordial, bien plus que de régler
leurs comptes aux sorcières survivantes. Qui néanmoins chercheraient bientôt à venger leurs
sœurs assassinées…
Qu’importe. Tucker avait échoué. La
faute retomberait sur lui, et il serait puni. Sans pitié.
A quoi
bon y penser maintenant ? Il
devait se concentrer sur l’ambulance qu’il suivait.
Tiens tiens, elle se dirigeait vers
St Mary. St Mary, l’hôpital
où Mary Ann était née. Tout comme
Aden. Et aussi où la mère de Mary Ann
était décédée…
L’ambulance s’engouffra dans
le portail des urgences. A voir la
vitesse à laquelle elle roulait, et les infirmiers qui se
précipitaient vers elle dès qu’elle s’arrêta, Tucker déduisit que
les deux étaient encore en vie. Oui,
c’était bien le cas : on transporta en hâte les civières dans
le bâtiment. Garant sa voiture, il
sortit sur le parking et resta un moment seul dans le vent
glacial. Personne ne le remarqua
— pas même les caméras de surveillance : il avait pris
soin de se camoufler au moyen de ses pouvoirs.
— Que voulez-vous que
je fasse ? fit-il à haute
voix.
Vlad l’entendrait, il en
était certain.
Ce fut aussi le cas d’un
humain vêtu d’un bleu de travail qui passait le balai sur le
parking, et qui s’arrêta, stupéfait. A
cause de l’illusion magique, il ne pouvait rien voir d’autre que
les voitures qui roulaient au pas et les quelques visiteurs à
l’entrée de l’hôpital, bien loin de lui. Dans d’autres circonstances, sa surprise aurait amusé
Tucker.
Pourtant, la réponse à sa
question lui arrivait déjà.
Ils
sont faibles. C’est le moment idéal
pour frapper.
L’homme à la salopette
murmura quelque chose d’inaudible et se remit au
travail.
Vous
voulez que je les… Il
s’arrêta. Même en pensée, il ne
pouvait se résoudre à prononcer le mot. Même après ce qu’il avait fait aux sorcières.
Quelque part au fond de lui, tout ce qu’il
avait d’humain hurlait. Pas Mary
Ann ! Plus
jamais !
Je veux
que tu les tues. Tous les deux.
Et je te préviens, Tucker : cette fois,
ne me déçois pas !
— Non,
Maître. Je ne vous décevrai pas,
murmura-t-il doucement, tandis qu’au plus profond de lui, il
pensait un jour,
je vous tuerai, je le jure.
Oh, et
j’allais oublier, Tucker. Tu sais ce
qui se produira si tu rates ton coup ? Non ? Un rire
démoniaque résonna dans sa tête. Alors je vais te le dire.
Je trouverai ton petit frère, et je
m’occuperai de lui. Longtemps.
Très longtemps.
Non. Non, il n’oserait pas… Impossible que…
Nous
nous sommes bien compris ?
Son petit frère.
La seule personne au monde qu’il aimait
vraiment. Et dont la vie était à
présent menacée à cause de lui. Non, pensa-t-il de nouveau, les dents serrées, la rage au
ventre. Pourtant, la seule chose qu’il
répondit fut :
— C’est très
clair. Je ne vous décevrai
pas.
Et il se mit au
travail.