28
Tu as trouvé quelque chose ?
— Non.
Regarde encore.
— Mais ça fait une demi-douzaine de fois que je regarde !
Recommence.
— On va continuer encore longtemps ?
Aussi longtemps qu’il faudra. Regarde encore.
Quelle tête de mule, ce Julian ! Assis à même le sol, les jambes allongées devant lui, Aden laissa retomber sa tête contre la faïence de la baignoire. Depuis près d’une heure, il n’avait pas bougé de la salle de bains. Aucun bruit ne lui parvenait de la pièce d’à côté, à l’exception de ce qui ressemblait à un froissement de tissu, de temps en temps.
Une nouvelle fois, il se mit à parcourir les papiers donnés par Tonya Smart. Pas d’indice. Il saisit alors un livre au hasard. Le titre sur la tranche était clair : Traité de Magie Noire.
Pas les livres. Ils me font peur.
Peur ? Une réaction. C’était déjà un début, comme lorsque Julian parlait de l’hôpital…
Montre-moi les photos, plutôt.
Mais on n’a pas arrêté de les regarder ! gémit Caleb.
Elijah, comme il l’avait promis, ne desserrait pas les lèvres — enfin, façon de parler, bien sûr.
Derrière la cloison de la salle de bains, il y eut un nouveau bruit léger, mais Aden n’y prêta pas attention. Il préférait se concentrer sur la série de photos qui représentaient les frères Smart, depuis leur plus jeune âge jusqu’à leur maturité. Au début, on aurait pu les prendre pour des jumeaux, mais plus ils grandissaient plus ils se différenciaient. Robert semblait vieillir plus vite que Daniel. Et plus le temps passait, plus l’expression sur leur visage était triste. Le dernier cliché aurait pu représenter un quadragénaire au visage fermé aux côtés d’un trentenaire tout aussi abattu.
Ainsi, ce dernier était le mari de Tonya Smart ? Un homme qu’elle avait aimé si fort que, dix-sept ans plus tard, elle ne s’en était toujours pas remise ? C’était étrange. Obsessionnel.
Celle-ci, celle-ci ! clama soudain Julian.
Aden s’immobilisa. La photo qu’il tenait entre ses doigts ne représentait pas les frères Smart, mais Tonya elle-même — une Tonya plus jeune et souriante, assise à l’ombre d’un arbre par une belle journée d’été, les yeux dans le vague.
— Cette photo-ci ? Eh bien, qu’a-t-elle de particulier ?
Je ne l’ai pas bien regardée jusqu’ici, parce qu’elle représente une femme. Tonya. Mais en la voyant, je me dis que… j’étais là, ce jour-là. En tout cas je crois.
— C’est peut-être toi qui as pris la photo ?
Ce qui voudrait dire que je suis Daniel, non ? On voit que le photographe est amoureux ! Le beau-frère de Tonya n’aurait pas pris un tel cliché.
Sauf s’il l’aimait lui aussi, intervint Elijah. Non, pardon, je n’ai rien dit. Faites comme si vous n’aviez pas entendu.
C’était trop tard : Aden s’était redressé, tous sens en éveil.
Ça ne peut pas être moi ! reprit Julian. Je ne perdais pas mes cheveux !
C’est ce que disent tous les chauves, à un moment ou un autre, ricana Caleb.
— Très bien, résuma Aden. Nous revoilà au travail, tous les quatre, comme au bon vieux temps. Continuons comme ça.
Et si nous retournions dans le passé, comme l’a suggéré Mary Ann ? Si nous revenions le jour où cette photo a été prise ? proposa Julian plein d’entrain. Vous verrez bien que je n’étais pas chauve. Quand Aden ouvrira les yeux, je serai dans la tête de Daniel. Une tête qui, juste histoire de vous le rappeler, sera couverte de cheveux.
Respirer calmement. Se calmer.
— Avez-vous oublié toutes les fois où nous nous sommes réveillés chez des parents adoptifs pires que ceux que nous avions quittés ? Ou dans des institutions que nous ne connaissions pas ? Ou plus récemment, quand remonter dans le temps nous a forcés à suivre une thérapie avec un psychologue qui n’était pas un humain, mais une fée déguisée qui cherchait à nous tuer ?
Mais…
— Il n’y a pas de mais. J’ai dit non quand Mary Ann et les autres en ont parlé, et je le maintiens.
D’accord, le présent n’était pas parfait, et de loin, mais il refusait de courir le risque de l’aggraver. Combien de fois faudrait-il le leur répéter à tous ?
— Alors n’insistez pas, conclut Aden. A présent, reparlons de cette photo. L’important n’est pas de savoir qui l’a prise.
C’est ce que tu penses…
— Julian, tu es mort en décembre. Or, cette photo a été prise en été. Donc, elle n’a pas grande importance. Nous savons que tu dois seulement te souvenir du jour de ta mort pour retrouver qui tu as été vraiment.
Mais rien ne me vient ! Aucun souvenir ! grogna l’âme, dépitée. Nous devons tenter quelque chose…
— Eh bien, retournons voir Tonya, alors. Je la ferai parler, cette fois !
Non. Je ne veux pas. Tu vas l’agresser. Enfin, je veux dire… Je sais bien tu ne lui ferais pas de mal. Mais je veux qu’on la laisse tranquille : elle a assez souffert !
La voix de Julian était précipitée, pleine d’inquiétude. Plutôt étrange… Ses vieux sentiments refaisaient-ils surface ? Avait-il été, comme le soupçonnait Elijah, amoureux de Tonya Smart ?
— Elle a assez souffert, tu as dit ? C’est bien le mot que tu as utilisé ? Donc, tu te souviens de quelque chose ?
Je… je ne sais plus.
Peut-être que tu le pousses trop, intervint Caleb. Peut-être que la meilleure solution, ce serait de se détendre un peu, pour faire venir les idées…
— Facile à dire ! Je ne vois pas comment…
La voix d’Elijah, précipitée, l’interrompit brutalement.
Aden ? Victoria est en danger !
— Comment ?
Le cœur battant, il bondit sur ses pieds, les yeux rivés sur la mince cloison qui le séparait de la chambre. Si, au manoir, il était parvenu à voir à travers des murs de verre, ce n’était pas le cas pour ceux de bois.
— Que se passe-t-il ?
Je vais rompre mon serment de ne plus te parler, mais la situation est trop grave : Tucker est dans la pièce à côté, avec un couteau dont il a bien l’intention de se servir. Et il tient Mary Ann et Riley.
Tucker, ce sale traître ! Il n’aurait jamais dû le laisser en vie.
— Ils vont bien ?
Pour l’instant, oui.
Pour l’instant… Ces mots étaient chargés de menaces. Ainsi, Aden ne pouvait pas tout simplement se ruer dans la chambre, car qui sait comment réagirait Tucker. Non, il lui fallait un plan d’action, et vite. Peu importe sa dispute avec Victoria, il tenait à elle. A elle et à Riley. Hors de question de les mettre en danger.
Il tendit l’oreille, mais pas moyen d’entendre autre chose que ce froissement de tissus. Que se passait-il ?
— Elijah, es-tu capable de me dire comment ils sont disposés dans la pièce ?
Il y eut un silence, troublé seulement par ce bruit de tissu, encore et toujours. Puis, le médium répondit, d’une voix alarmée :
Riley et Tucker sont en train de se battre. A coups de couteau. Il y a du sang partout ! Non !
Elijah avait hurlé.
Victoria ! Elle a voulu s’interposer, et… Elle ne bouge plus ! Et Mary Ann…
Mais déjà, il n’écoutait plus. Victoria était blessée — rien d’autre ne comptait. Dans un rugissement sauvage, Junior prit les commandes, et Aden bondit dans la chambre sans même prendre la peine d’ouvrir la porte, l’arrachant de ses gonds d’un simple coup d’épaule. Il fit irruption dans la pièce dans un déluge de bois et de fer… et s’immobilisa, incapable d’en croire ses yeux, ou plus précisément ses oreilles.
Devant lui, en effet, la chambre était sens dessus dessous. Les tables de chevet avaient volé en éclats, les lampes gisaient au sol, renversées et brisées tout comme le téléphone et tous les petits accessoires. Riley affrontait Tucker comme un lion, bondissant et frappant avec une détermination sauvage. Pourtant, tout cela se déroulait sans le moindre bruit — juste ce froissement de tissu qu’avait entendu Aden depuis la salle de bains.
Ainsi, Tucker avait à présent le pouvoir de contrôler le son… Autre détail intrigant : Aden avait déjà vu le démon se battre, et là il était clair qu’il ne cherchait pas à gagner ce combat. La plupart du temps, il se contentait de parer les attaques de Riley, et ne ripostait que rarement.
Chaude et métallique, l’odeur du sang régnait sur la scène. Junior, surexcité, hurlait de toutes ses forces. C’était comme si la bête déchirait de ses griffes les parois de l’esprit d’Aden, comme s’il allait se frayer un chemin à travers son crâne pour se libérer enfin.
Mary Ann évitait les assaillants tant bien que mal. Elle se plaqua contre le mur et ses yeux affolés balayèrent la pièce, sans doute à la recherche d’une arme utilisable. Victoria, elle, était allongée devant la porte. Elle ne bougeait plus. Du sang coulait de son nez.
Victoria est blessée ! Cette pensée déclencha en Aden un véritable ouragan. La rage s’empara de lui, immense, incontrôlable. Même pendant son combat contre Sorin, il n’avait jamais ressenti une telle fureur.
Que se passe-t-il ? demandait Julian derrière les rugissements de Junior.
Aden se précipita en avant. Il repoussa Riley d’une main, de l’autre, il saisit Tucker par le col de sa chemise et, de toutes ses forces, il le plaqua contre le mur.
Pour Junior, ce fut le signal : s’extirpant de la peau d’Aden, il surgit devant Tucker, crocs en avant. Il ne se matérialisa pas tout de suite, pourtant, et ses morsures restèrent sans effet.
Vaincu, Tucker ne bougeait pas. Ses yeux étaient pochés, il saignait abondamment et il lui manquait une ou deux dents.
Riley voulut mettre cette immobilité à profit et bondit de nouveau sur lui. Mais Junior en avait décidé autrement : d’un claquement de mâchoire, il força l’ex-loup-garou à s’éloigner — non sans le gratifier au passage d’un autre coup de dents, à présent tout à fait réelles.
Tucker, à bout de souffle, leva une main apaisante.
— Souviens-toi… ta promesse… mon petit frère.
Un petit sourire naquit sur ses lèvres, et ce furent ses derniers mots.
Junior, déchaîné, lui ouvrit la carotide d’un seul coup de griffes.
Le démon ne chercha même pas à se défendre. Au bout de quelques secondes, sa tête retomba, inerte, les yeux sans expression.
Aden restait immobile, trop stupéfait pour réagir. La bête s’était déjà précipitée sur sa proie : goulûment, il buvait le sang de Tucker, dévorait sa chair. Très vite, son corps perdit toute apparence humaine.
Avec une explosion, le son revint soudain. Quelqu’un hurlait — une voix d’homme, glacée, terrifiante. Mais de qui s’agissait-il ? Pas de Riley, qui haletait, à genoux, dans un coin de la chambre. Ni de Junior, dont on n’entendait que les bruits de mâchoires. Mary Ann, elle, sanglotait. Quant à Victoria, on ne percevait que sa respiration, saccadée et superficielle.
Aden aurait voulu se précipiter vers elle, mais c’était impossible : Junior était encore en liberté, et s’il lui venait l’envie de s’en prendre à eux…
— Riley, fais sortir les filles, ordonna Aden tout en saisissant sa bête à bras-le-corps.
— On se retrouve quand et où ?
— Je t’appellerai dès que je le saurai. Et maintenant, pars, avant qu’il ne soit trop tard.
Pendant que l’ex-loup-garou et Mary Ann emportaient avec eux le corps inanimé de Victoria, Aden se concentra sur Junior. Il pouvait partager les sensations de sa bête — sa faim, son plaisir de manger, puis, quand il eut terminé, un malaise proche de l’indigestion.
— Que t’est-il arrivé, Junior ? Comment ai-je pu te laisser faire ça ? murmura-t-il tout en le caressant derrière les oreilles.
Tucker voulait en finir, fit Elijah d’une voix débordante de tristesse. En mourant, il libérait son petit frère de la menace de Vlad.
— Je le sais, dit Aden. Et nous devions l’arrêter, de toute façon… Mais ça ? Ce qui lui est arrivé est horrible.
Oui, mais nous ne pouvons rien y changer, affirma Caleb. C’est la vie. Nulle trace de chagrin ou de remords dans sa voix : simplement de la colère.
C’est la vie, vraiment ? rétorqua Julian. Personnellement, je n’ai jamais rien vu de tel.
Aden ne dit rien. Il continuait de serrer Junior dans ses bras. La bête se laissait faire sans la moindre résistance, comme un animal de compagnie. Très vite, il s’endormit, et se dématérialisa pour retourner dans le corps de son maître.
Celui-ci resta immobile un long moment, nageant littéralement dans le sang de Tucker. Junior était dangereux, il l’avait toujours su, mais là c’était pire : la bête pouvait devenir totalement incontrôlable, et cela le paniquait.
Cela ne devait plus jamais se reproduire.
Tu peux te faire tatouer une protection, comme les autres vampires, lui suggéra Elijah d’une voix résignée. Un sort pour contrôler Junior et le garder à l’intérieur de toi.
Pourquoi dis-tu cela sur ce ton lugubre ? intervint Julian. Ce serait une bonne chose, non ?
Oui… sauf que le tatouage aurait les mêmes effets sur nous.
Pardon ? demanda Julian.
Quoi ? fit Caleb en écho.
Nous serons toujours là, comme Junior, mais nous n’aurons plus de voix. Ne dites rien, ajouta-t-il comme les autres faisaient mine de protester, je savais que nous en viendrions là. Je voulais m’assurer qu’Aden pouvait vivre sans nous. Et il le peut, je le sais à présent. Il est suffisamment fort et intelligent pour s’en sortir.
Donc, on va simplement disparaître ? Se fondre dans le décor ? reprit Caleb, entre colère et incrédulité.
C’est injuste ! s’écria Julian.
La vie est injuste.
Ainsi donc, Aden devait choisir entre contrôler sa bête — qui pouvait à tout moment surgir hors de lui et détruire ceux qu’il aimait — et conserver les âmes près de lui ? Non, ce n’était pas juste.
Se relevant, il lança d’un ton sec :
— Quoi qu’il en soit, nous verrons cela plus tard. Pour l’instant, Junior n’est plus agressif, et je pense même qu’il risque d’avoir une indigestion.
Que veux-tu dire par « nous verrons plus tard » ? demanda Caleb. Il n’y a rien à décider, c’est tout vu !
Aden choisit de l’ignorer. Qu’aurait-il pu répondre ?
— Retrouvons les autres et retournons voir Tonya.
Nous n’avons pas de voiture, fit remarquer Julian, à qui la perspective de retrouver sa belle-sœur (ou sa femme ?) semblait faire tout oublier.
Nous n’en avons pas besoin, répondit Elijah. Plus maintenant.