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Tu as
trouvé quelque chose ?
— Non.
Regarde
encore.
— Mais ça fait
une demi-douzaine de fois que je regarde !
Recommence.
— On va
continuer encore longtemps ?
Aussi
longtemps qu’il faudra. Regarde
encore.
Quelle tête de mule, ce
Julian ! Assis à même le sol, les
jambes allongées devant lui, Aden laissa retomber sa tête contre la
faïence de la baignoire. Depuis près
d’une heure, il n’avait pas bougé de la salle de bains.
Aucun bruit ne lui parvenait de la pièce d’à
côté, à l’exception de ce qui ressemblait à un froissement de
tissu, de temps en temps.
Une nouvelle fois, il se mit
à parcourir les papiers donnés par Tonya Smart. Pas d’indice. Il saisit
alors un livre au hasard. Le titre sur
la tranche était clair : Traité de Magie
Noire.
Pas les
livres. Ils me font
peur.
Peur ? Une réaction. C’était déjà
un début, comme lorsque Julian parlait de l’hôpital…
Montre-moi les photos, plutôt.
Mais on
n’a pas arrêté de les regarder ! gémit Caleb.
Derrière la cloison de la
salle de bains, il y eut un nouveau bruit léger, mais Aden n’y
prêta pas attention. Il préférait se
concentrer sur la série de photos qui représentaient les frères
Smart, depuis leur plus jeune âge jusqu’à leur maturité.
Au début, on aurait pu les prendre pour des
jumeaux, mais plus ils grandissaient plus ils se
différenciaient. Robert semblait
vieillir plus vite que Daniel. Et plus
le temps passait, plus l’expression sur leur visage était
triste. Le dernier cliché aurait pu
représenter un quadragénaire au visage fermé aux côtés d’un
trentenaire tout aussi abattu.
Ainsi, ce dernier était le
mari de Tonya Smart ? Un homme
qu’elle avait aimé si fort que, dix-sept ans plus tard, elle ne
s’en était toujours pas remise ? C’était étrange. Obsessionnel.
Celle-ci, celle-ci ! clama soudain Julian.
Aden s’immobilisa.
La photo qu’il tenait entre ses doigts ne
représentait pas les frères Smart, mais Tonya elle-même — une
Tonya plus jeune et souriante, assise à l’ombre d’un arbre par une
belle journée d’été, les yeux dans le vague.
— Cette
photo-ci ? Eh bien, qu’a-t-elle de
particulier ?
Je ne
l’ai pas bien regardée jusqu’ici, parce qu’elle représente une
femme. Tonya. Mais en la voyant, je me dis que… j’étais là, ce
jour-là. En tout cas je
crois.
— C’est
peut-être toi qui as pris la photo ?
Ce qui
voudrait dire que je suis Daniel, non ? On voit que le photographe est amoureux !
Le beau-frère de Tonya n’aurait pas pris un
tel cliché.
Sauf s’il l’aimait lui
aussi, intervint Elijah.
Non, pardon, je n’ai rien
dit. Faites comme si vous n’aviez pas
entendu.
C’était trop tard : Aden
s’était redressé, tous sens en éveil.
Ça ne
peut pas être moi ! reprit
Julian. Je ne
perdais pas mes cheveux !
C’est ce
que disent tous les chauves, à un moment ou un autre,
ricana Caleb.
— Très bien, résuma
Aden. Nous revoilà au travail, tous les
quatre, comme au bon vieux temps. Continuons comme ça.
Et si
nous retournions dans le passé, comme l’a suggéré Mary
Ann ? Si nous revenions le jour où
cette photo a été prise ? proposa Julian plein d’entrain. Vous verrez bien que je n’étais pas
chauve. Quand Aden ouvrira les yeux, je
serai dans la tête de Daniel. Une tête
qui, juste histoire de vous le rappeler, sera couverte de
cheveux.
Respirer calmement.
Se calmer.
— Avez-vous oublié
toutes les fois où nous nous sommes réveillés chez des parents
adoptifs pires que ceux que nous avions quittés ?
Ou dans des institutions que nous ne
connaissions pas ? Ou plus
récemment, quand remonter dans le temps nous a forcés à suivre une
thérapie avec un psychologue qui n’était pas un humain, mais une
fée déguisée qui cherchait à nous tuer ?
Mais…
— Il n’y a pas
de mais. J’ai dit non quand Mary Ann et
les autres en ont parlé, et je le maintiens.
D’accord, le présent n’était
pas parfait, et de loin, mais il refusait de courir le risque de
l’aggraver. Combien de fois faudrait-il
le leur répéter à tous ?
— Alors n’insistez pas, conclut Aden.
A présent, reparlons de cette photo.
L’important n’est pas de savoir qui l’a
prise.
C’est ce
que tu penses…
— Julian, tu es
mort en décembre. Or, cette photo a été
prise en été. Donc, elle n’a pas grande
importance. Nous savons que tu dois
seulement te souvenir du jour de ta mort pour retrouver qui tu as
été vraiment.
Mais
rien ne me vient ! Aucun
souvenir ! grogna l’âme,
dépitée. Nous
devons tenter quelque chose…
— Eh bien,
retournons voir Tonya, alors. Je la
ferai parler, cette fois !
Non. Je ne veux pas.
Tu vas l’agresser. Enfin, je veux dire… Je sais bien tu ne lui ferais pas
de mal. Mais je veux qu’on la laisse
tranquille : elle a assez souffert !
La voix de Julian était
précipitée, pleine d’inquiétude. Plutôt
étrange… Ses vieux sentiments refaisaient-ils surface ?
Avait-il été, comme le soupçonnait Elijah,
amoureux de Tonya Smart ?
— Elle a
assez
souffert, tu as dit ? C’est bien le mot que tu as utilisé ?
Donc, tu te souviens de quelque
chose ?
Je… je
ne sais plus.
Peut-être que tu le pousses trop,
intervint Caleb. Peut-être que la meilleure solution,
ce serait de se détendre un peu, pour faire venir les
idées…
— Facile à
dire ! Je ne vois pas
comment…
La voix d’Elijah, précipitée,
l’interrompit brutalement.
Aden ? Victoria est en
danger !
— Comment ?
Le cœur battant, il bondit
sur ses pieds, les yeux rivés sur la mince cloison qui le séparait
de la chambre. Si, au manoir, il était parvenu à
voir à travers des murs de verre, ce n’était pas le cas pour ceux
de bois.
— Que se
passe-t-il ?
Je vais
rompre mon serment de ne plus te parler, mais la situation est trop
grave : Tucker est dans la pièce à côté, avec un couteau dont
il a bien l’intention de se servir. Et
il tient Mary Ann et Riley.
Tucker, ce sale
traître ! Il n’aurait jamais dû le
laisser en vie.
— Ils vont
bien ?
Pour
l’instant, oui.
Pour l’instant… Ces mots
étaient chargés de menaces. Ainsi, Aden
ne pouvait pas tout simplement se ruer dans la chambre, car qui
sait comment réagirait Tucker. Non, il
lui fallait un plan d’action, et vite. Peu importe sa dispute avec Victoria, il tenait à
elle. A elle et à Riley.
Hors de question de les mettre en
danger.
Il tendit l’oreille, mais pas
moyen d’entendre autre chose que ce froissement de tissus.
Que se passait-il ?
— Elijah, es-tu capable
de me dire comment ils sont disposés dans la
pièce ?
Il y eut un silence, troublé
seulement par ce bruit de tissu, encore et toujours.
Puis, le médium répondit, d’une voix
alarmée :
Riley et
Tucker sont en train de se battre. A
coups de couteau. Il y a du sang
partout ! Non !
Elijah avait
hurlé.
Victoria ! Elle a
voulu s’interposer, et… Elle ne bouge plus ! Et Mary Ann…
Mais déjà, il n’écoutait
plus. Victoria était blessée
— rien d’autre ne comptait. Dans
un rugissement sauvage, Junior prit les commandes, et Aden
bondit dans la
chambre sans même prendre la peine d’ouvrir la porte, l’arrachant
de ses gonds d’un simple coup d’épaule. Il fit irruption dans la pièce dans un déluge de bois
et de fer… et s’immobilisa, incapable d’en croire ses yeux, ou plus
précisément ses oreilles.
Devant lui, en effet, la
chambre était sens dessus dessous. Les
tables de chevet avaient volé en éclats, les lampes gisaient au
sol, renversées et brisées tout comme le téléphone et tous les
petits accessoires. Riley affrontait
Tucker comme un lion, bondissant et frappant avec une détermination
sauvage. Pourtant, tout cela se
déroulait sans le moindre bruit — juste ce froissement de
tissu qu’avait entendu Aden depuis la salle de bains.
Ainsi, Tucker avait à présent
le pouvoir de contrôler le son… Autre détail intrigant : Aden
avait déjà vu le démon se battre, et là il était clair qu’il ne
cherchait pas à gagner ce combat. La
plupart du temps, il se contentait de parer les attaques de Riley,
et ne ripostait que rarement.
Chaude et métallique, l’odeur
du sang régnait sur la scène. Junior,
surexcité, hurlait de toutes ses forces. C’était comme si la bête déchirait de ses griffes les
parois de l’esprit d’Aden, comme s’il allait se frayer un chemin à
travers son crâne pour se libérer enfin.
Mary Ann évitait les
assaillants tant bien que mal. Elle se
plaqua contre le mur et ses yeux affolés balayèrent la pièce, sans
doute à la recherche d’une arme utilisable. Victoria, elle, était allongée devant la porte.
Elle ne bougeait plus. Du sang coulait de son nez.
Victoria
est blessée ! Cette pensée
déclencha en Aden un véritable ouragan. La rage s’empara de lui, immense, incontrôlable.
Même pendant son combat contre Sorin, il
n’avait jamais ressenti une telle fureur.
Que se
passe-t-il ? demandait
Julian derrière les rugissements de Junior.
Aden se précipita en
avant. Il repoussa Riley d’une main,
de l’autre, il saisit Tucker par le col de sa chemise et, de toutes
ses forces, il le plaqua contre le mur.
Pour Junior, ce fut le
signal : s’extirpant de la peau d’Aden, il surgit devant
Tucker, crocs en avant. Il ne se
matérialisa pas tout de suite, pourtant, et ses morsures restèrent
sans effet.
Vaincu, Tucker ne bougeait
pas. Ses yeux étaient pochés, il
saignait abondamment et il lui manquait une ou deux
dents.
Riley voulut mettre cette
immobilité à profit et bondit de nouveau sur lui. Mais Junior en avait décidé autrement : d’un
claquement de mâchoire, il força l’ex-loup-garou à s’éloigner
— non sans le gratifier au passage d’un autre coup de dents, à
présent tout à fait réelles.
Tucker, à bout de souffle,
leva une main apaisante.
— Souviens-toi… ta
promesse… mon petit frère.
Un petit sourire naquit sur
ses lèvres, et ce furent ses derniers mots.
Junior, déchaîné, lui ouvrit
la carotide d’un seul coup de griffes.
Le démon ne chercha même pas
à se défendre. Au bout de quelques
secondes, sa tête retomba, inerte, les yeux sans
expression.
Aden restait immobile, trop
stupéfait pour réagir. La bête s’était
déjà précipitée sur sa proie : goulûment, il buvait le sang de
Tucker, dévorait sa chair. Très vite,
son corps perdit toute apparence humaine.
Avec
une explosion, le son revint soudain. Quelqu’un hurlait — une voix d’homme, glacée,
terrifiante. Mais de qui
s’agissait-il ? Pas de Riley, qui
haletait, à genoux, dans un coin de la chambre. Ni de Junior, dont on n’entendait que les bruits de
mâchoires. Mary Ann, elle,
sanglotait. Quant à Victoria, on ne
percevait que sa respiration, saccadée et
superficielle.
Aden aurait voulu se
précipiter vers elle, mais c’était impossible : Junior était
encore en liberté, et s’il lui venait l’envie de s’en prendre à
eux…
— Riley, fais sortir
les filles, ordonna Aden tout en saisissant sa bête à
bras-le-corps.
— On se retrouve quand
et où ?
— Je t’appellerai dès
que je le saurai. Et maintenant, pars,
avant qu’il ne soit trop tard.
Pendant que l’ex-loup-garou
et Mary Ann emportaient avec eux le corps inanimé de Victoria, Aden
se concentra sur Junior. Il pouvait
partager les sensations de sa bête — sa faim, son plaisir de
manger, puis, quand il eut terminé, un malaise proche de
l’indigestion.
— Que t’est-il arrivé,
Junior ? Comment ai-je pu te
laisser faire ça ? murmura-t-il
tout en le caressant derrière les oreilles.
Tucker
voulait en finir, fit Elijah
d’une voix débordante de tristesse. En mourant, il libérait son petit
frère de la menace de Vlad.
— Je le sais,
dit Aden. Et nous devions l’arrêter,
de toute façon… Mais ça ? Ce qui
lui est arrivé est horrible.
Oui,
mais nous ne pouvons rien y changer, affirma Caleb. C’est la vie. Nulle trace de chagrin ou de remords dans sa
voix : simplement de la colère.
Aden ne dit rien.
Il continuait de serrer Junior dans ses
bras. La bête se laissait faire sans
la moindre résistance, comme un animal de compagnie.
Très vite, il s’endormit, et se dématérialisa
pour retourner dans le corps de son maître.
Celui-ci resta immobile un
long moment, nageant littéralement dans le sang de Tucker.
Junior était dangereux, il l’avait toujours
su, mais là c’était pire : la bête pouvait devenir totalement
incontrôlable, et cela le paniquait.
Cela ne devait plus jamais
se reproduire.
Tu peux
te faire tatouer une protection, comme les autres
vampires, lui suggéra Elijah
d’une voix résignée. Un sort pour contrôler Junior et le garder à
l’intérieur de toi.
Pourquoi dis-tu cela sur ce ton
lugubre ? intervint
Julian. Ce serait
une bonne chose, non ?
Oui…
sauf que le tatouage aurait les mêmes effets sur
nous.
Pardon ? demanda Julian.
Quoi ? fit
Caleb en écho.
Nous
serons toujours là, comme Junior, mais nous n’aurons plus de
voix. Ne dites rien,
ajouta-t-il comme les autres faisaient mine
de protester, je
savais que nous en viendrions là. Je
voulais m’assurer qu’Aden pouvait vivre sans nous. Et il le peut, je le sais à présent. Il est suffisamment fort et intelligent pour s’en
sortir.
Donc,
on va simplement disparaître ? Se
fondre dans le décor ? reprit Caleb, entre colère et
incrédulité.
C’est
injuste ! s’écria
Julian.
La vie
est injuste.
Ainsi donc, Aden devait
choisir entre contrôler sa bête — qui pouvait à tout moment surgir hors de
lui et détruire ceux qu’il aimait — et conserver les âmes près
de lui ? Non, ce n’était pas
juste.
Se relevant, il lança d’un
ton sec :
— Quoi qu’il en soit,
nous verrons cela plus tard. Pour
l’instant, Junior n’est plus agressif, et je pense même qu’il
risque d’avoir une indigestion.
Que
veux-tu dire par « nous verrons plus
tard » ? demanda
Caleb. Il n’y a
rien à décider, c’est tout vu !
Aden choisit de
l’ignorer. Qu’aurait-il pu
répondre ?
— Retrouvons les autres
et retournons voir Tonya.
Nous
n’avons pas de voiture, fit
remarquer Julian, à qui la perspective de retrouver sa belle-sœur
(ou sa femme ?) semblait faire tout oublier.
Nous
n’en avons pas besoin, répondit
Elijah. Plus
maintenant.