7
Aden pénétra dans la salle du
trône. Pieds nus, il avança en silence
sur le luxueux tapis rouge qui menait à l’estrade. Des symboles de protection y étaient tissés, et pour la
première fois il ressentit la puissance qui en émanait, comme si
elle entourait chacun de ses pas. Plus
il avançait, plus la magie se lovait, tel un serpent, autour de ses
jambes, de ses hanches, puis de ses épaules et de ses
bras.
Il inspira
profondément. Le tumulte permanent qui
s’était installé dans sa tête s’apaisa enfin. La magie devint un halo qui l’enveloppa complètement,
faisant se dresser les cheveux sur sa tête comme s’il avait mis les
doigts dans une prise de courant.
Soudain, ses pensées devinrent
claires et précises. D’un seul coup, il
se mit à éprouver… des émotions. Il était de
nouveau Aden, enfin, et non plus ce monstre au sang-froid, ce roi
vampire qu’il était devenu sans le vouloir. Il ressentait des choses
— culpabilité, joie, remords, excitation, chagrin… et
amour.
Il tendit le bras en arrière,
main ouverte. Il avait besoin de toucher
Victoria, même du bout des doigts. Elle
se trouvait derrière lui, il le savait. Chacune de ses cellules était consciente des mouvements
de sa compagne vampire, de son souffle, de chaque battement de son
cœur.
Il y
eut une pause. Elle poussa comme un
petit hoquet de surprise. Leurs doigts
se rejoignirent, dans un contact chaud et familier.
L’émotion était si forte.
— Aden ?
— Oui ?
Elle vacilla, et elle faillit
tomber sur lui. Il se retourna en un
éclair et lui ouvrit les bras pour la retenir — la serrer
contre lui, comme avant. Il retrouva
cette délicieuse sensation, celle d’être deux moitiés enfin
réunies.
— Tes yeux… ils sont
redevenus normaux !
La voix de Victoria vibrait
d’espoir.
Normaux ?
— Je suppose que c’est
plutôt une bonne chose, hasarda-t-il, sans trop bien saisir de quoi
elle parlait…
— Absolument ! s’exclama-t-elle.
Il regarda autour de
lui. En alternance avec les colonnes de
marbre, des candélabres noirs se dressaient devant les rangées de
gradins de part et d’autre de la salle.
— Je n’en reviens pas,
murmura-t-il en prenant conscience de l’endroit où il se
trouvait. Je n’ai pas tenu compte du
danger que j’encourais en soufflant dans le cor. J’ai convoqué tout le monde ici pour prouver quelque
chose, alors que ça pourrait me coûter la vie.
— Que voulais-tu
prouver ?
— J’ai trop honte pour
te le dire. J’ai… j’ai besoin de
m’asseoir un moment.
S’avançant jusqu’au trône, il
s’y laissa tomber. Autour de lui, les
flammes des chandelles vacillaient, produisant une fumée
âcre.
Un vrombissement s’éleva de
nouveau dans sa tête. Aussitôt après,
il entendit un grondement — un cri étouffé mais clairement
menaçant. A cet instant précis,
le voile des émotions se
déchira, et il se retrouva partagé entre un froid glacial et une
colère brûlante. Aucune de ces deux
sensations, néanmoins, ne surpassait sa volonté de mener les
vampires à la victoire dans son combat contre Vlad.
— Je suis tellement
heureuse que j’ai envie de pleurer…
Victoria esquissa un sourire
avant de poursuivre :
— Très humain de ma
part, non ? En fait, j’ai
l’impression de devenir plus humaine à chaque seconde qui
passe. Et c’est une bonne chose, tu ne
penses pas ?
Elle s’était agenouillée
devant lui et lui parlait, les mains posées sur ses
cuisses.
— Et si nous retournions
dans ma chambre ? poursuivit-elle. Nous avons
encore beaucoup à nous dire et…
Mais son sourire s’effaça
sur-le-champ et sa voix perdit son accent joyeux.
— Tes yeux.
— Qu’est-ce qu’ils
ont ?
— Ils sont de nouveau
violets. On dirait qu’ils sont
morts.
Il haussa les épaules,
indifférent.
— Est-ce que Gobeur se
trouve dans ma tête, en ce moment ? demanda-t-il sans émotion.
Le grondement qu’il avait
entendu avait cessé immédiatement, mais il savait que quelque chose
était là, aux confins de sa conscience — quelque chose qui
attendait, qui écoutait… et le contrôlait ?
Si ce n’était pas Gobeur, qui
était-ce alors ? Ou
plutôt : qu’était-ce ?
Avec une expression inquiète,
Victoria se redressa.
— Non. Gobeur est avec moi.
Aden la passa en revue de la
tête aux pieds. Elle portait
une longue robe noire à
fines bretelles. Il suffisait de tirer
dessus pour qu’elles se défassent et que Victoria se retrouve nue
devant lui. Alors, il pourrait lui
mordre le cou, la poitrine, ou même les cuisses. Qu’est-ce qui l’en aurait empêché ?
Il pouvait faire ce qu’il
voulait.
Il dut agripper les
accoudoirs en or massif du trône pour contrôler ses mains.
D’où lui venaient ces pensées ?
Il n’y a pas si longtemps, il se demandait
s’il appréciait seulement la compagnie de Victoria, et voilà qu’il
s’imaginait en train de la dévêtir et de boire son
sang ?
— Pour Gobeur, tu es
sûre ? lança-t-il d’une voix
rauque.
— Absolument.
Je me suis fait tatouer de la nuque aux
chevilles pour être certaine de le contrôler, mais je l’entends
tout de même.
De la nuque aux chevilles,
vraiment ? In extremis, il se
retint de vérifier par lui-même.
— On en parlera demain,
quand tes médicaments auront cessé de faire leur effet,
d’accord ? proposa-t-elle avec un
soupir inquiet.
Il ne pouvait cesser de la
dévisager. Ses lèvres étaient
vermeilles, pleines — il aurait voulu la mordre là
aussi.
Peut-être n’avait-il pas
suffisamment bu le sang de la jeune humaine, un peu plus
tôt. A la réflexion, c’était évident
— sans quoi, il n’aurait pas eu l’eau à la bouche en ce moment
même. Il n’aurait pas senti les muscles
de ses mâchoires se contracter aussi violemment.
— Aden ?
Il faillit bondir et se jeter
sur Victoria. Il regarda précipitamment
ailleurs, tentant de réprimer son envie.
— Mets-toi derrière moi,
commanda-t-il.
Je t’en
prie.
Elle parut peinée plus qu’en
colère. Elle plissa les yeux, piquée au
vif, avant de se placer à côté de lui — et non derrière comme
il venait de l’ordonner.
Dans cette position, Aden
percevait toujours la chaleur de son cœur, son souffle tiède sur sa
peau. D’accord. La simple proximité constituait donc, elle aussi, un
problème. Mais avant qu’il ait eu le
temps de lui demander de s’écarter, un gémissement de femme se fit
entendre, suivi d’un grognement plus masculin. Instinctivement, il se pencha pour saisir les poignards
qu’il portait attachés aux chevilles.
… Poignards qui ne s’y
trouvaient pas.
Aucune importance.
Il se leva, aux aguets, examinant toute
l’étendue de la salle du trône. Ses
sujets n’étaient pas encore entrés — au-dehors le brouhaha
s’amplifiait, ils se rassemblaient devant les portes, curieux de
savoir ce qu’il voulait leur dire. Combien de temps allaient-ils tenir avant
que…
Tout au fond, à gauche, un
couple enlacé en un fougueux baiser pénétra soudain dans la
pièce. Le garçon tournait le dos à
Aden, et cherchait tout en reculant à s’appuyer à une
colonne. Il entraînait la fille avec
lui en la serrant dans ses bras. Elle
avait les cheveux en désordre, et son T-shirt relevé dévoilait en
partie son ventre. Le jeune homme
portait un jean baggy que retenaient à peine ses hanches minces
— ou plutôt, celles de la fille, collée contre
lui.
En voilà deux qui ne devaient
pas avoir entendu parler de la réunion…
Bien qu’il ne l’ait jamais
vue, Aden reconnut la jeune femme. Ses cheveux
étaient blonds, et ses yeux — même si ses paupières étaient
fermées en ce moment — noisette. Ses crocs dépassaient, encore rouges de sang.
De toute évidence, elle s’était nourrie juste
avant.
Juste avant
ça.
Dans la salle du trône. Sa salle du trône. Et sans
permission.
Une bouffée de colère saisit
Aden. Mais, tout au fond, cela
l’amusait aussi. Voire même lui faisait
envie.
Victoria venait sans doute de
les apercevoir à son tour, car elle poussa une exclamation
étouffée. Sans même se retourner, il
savait qu’elle avait rougi : comme si un lien invisible les
avait reliés, il avait perçu la chaleur de son sang qui
montait.
Il attendit que le couple
interrompe son étreinte. Le garçon
remonta son pantalon, la fille remit de l’ordre dans sa
tenue. Elle portait une tenue très
facile à enlever. Ne pense pas à ça. Les deux avaient de la chance : les autres
vampires étaient restés à l’extérieur, poursuivant leurs
discussions.
Aden se racla la
gorge.
Le jeune homme se retourna
d’un bloc. La première chose que
remarqua Aden, ce fut les deux marques dans son cou, deux petits
points qui se fondaient parfaitement dans les yeux du serpent qu’il
portait tatoué à cet endroit. Deux
trous minuscules où perlait encore le nectar écarlate.
De nouveau, l’eau lui monta à
la bouche. Il n’allait tout de même pas
se mettre à baver ?
En le voyant, la jeune fille
poussa un hoquet horrifié. Elle tomba à
genoux, la tête baissée.
— Votre Majesté.
Je suis désolée. Je raserai mes cheveux, je me grifferai le
visage. Je me jetterai du haut
d’une falaise si tel est
votre souhait. Je ne voulais pas vous
offenser, je vous le jure.
— Silence !
Ah ce goût… Celui du
sang.
Sans doute s’était-il raidi
ou avait-il fait mine de se lever, car la main de Victoria se posa
sur son épaule et le força à se rasseoir. Il aurait pu la repousser, mais il n’en fit
rien. Aussi léger que soit ce contact,
il aimait sentir ce poids. Il aimait
savoir qu’il lui suffirait de saisir ce poignet et de tirer pour
qu’elle se retrouve sur lui, cou offert. Pour qu’il puisse boire son sang.
Inspirer à fond.
Expirer. Et
recommencer, encore et encore. L’envie
de sang s’atténua. Un tout petit peu,
mais suffisamment.
— Salut,
Aden ! lança le
garçon.
Malgré sa situation, il se
montrait bien familier ! Dans la
pénombre du fond de la salle, difficile de distinguer clairement
son visage. Aden dévisagea le nouveau
venu. Son visage se décrispa d’un seul
coup. Ces traits marqués, ces
cicatrices, il les connaissait bien, et pour cause.
— Bonjour, Seth.
Mais qu’est-ce que tu fais
ici ?
Son ami, qui tout comme lui
avait été pensionnaire du ranch D & M, lui renvoya un
sourire dénué de toute culpabilité.
— Je suis venu te
chercher. Dan se fait du souci.
Tout le monde est inquiet, en
fait.
Une vague d’émotion où
dominait le remords submergea de nouveau Aden — mais ce fut
pour disparaître aussitôt.
— Comment m’as-tu
trouvé ?
— Par Shannon.
Il a suivi ton copain Riley, qui s’était glissé dans votre
chambre pour récupérer des affaires à toi.
Shannon, son ex-colocataire
du centre. C’était quelqu’un de
bien. Visiblement, il avait aussi des
dons de pisteur qu’il ne lui connaissait pas.
— Mais bon, je dois dire
que je ne m’attendais pas à ça, poursuivit Seth avec un geste de la
main en direction de la salle au décor gothique. Je veux dire, des vampires ? Carrément incroyable,
non ?
Aden reporta son attention
sur la fille, qui était restée agenouillée et ne cessait de
pleurer, parcourue de frissons de terreur.
— Cela suffit.
Tu avais la permission d’être ici, puisque
j’avais convoqué tout le monde à une assemblée. A présent, relève-toi et prends place.
— Merci.
Merci infiniment, Votre Majesté.
Elle se redressa sans trouver
le courage de soutenir son regard, et s’exécuta.
Une partie d’Aden se
délectait de cette soumission, même si une autre part de lui-même
en était profondément affectée.
— Est-ce que quelqu’un
a voulu te prendre comme esclave de sang ? demanda-t-il à Seth.
— Tu
rigoles ? Je ne suis l’esclave de
personne, fanfaronna ce dernier en balayant de son épaule des
poussières imaginaires. Mais il y a
bien un type qui a essayé. Jusqu’à ce
que je lui raconte que toi et moi on était très copains.
Ça l’a calmé d’un coup. En revanche, ça a l’effet inverse sur les
filles : c’est journée portes ouvertes pour moi, elles en
veulent toutes à mon corps !
Quoi ? Seth avait dit qu’ils étaient copains ? Alors
que quelques semaines
plus tôt, il ne rêvait que de lui faire la peau ?
— Ça ne m’étonne pas
que tu n’aies rien dit à propos de cet endroit, continua Seth avec
un sourire moqueur. Tu as tout le
gibier qu’il te faut, ici. Et même
plus.
— Depuis combien de
temps es-tu ici ? l’interrompit
Victoria d’une voix glaciale. Combien
de fois as-tu été mordu ?
Les yeux sombres de Seth se
reportèrent sur elle. Et y restèrent,
la contemplant de bas en haut. Aden se
raidit. Garder son sang-froid.
Il devait à tout prix se maîtriser.
Il s’agrippa aux accoudoirs du trône pour ne
pas commettre un geste qu’il pourrait regretter. Comme arracher les yeux de Seth à mains
nues.
Avec un grincement de gonds,
les portes s’ouvrirent. Des bruits de
pas, très nombreux, se firent entendre. En revanche, toutes les conversations s’étaient
tues. Les vampires et les esclaves de
sang apparurent ensemble, prenant place sur les gradins comme il le
leur avait été ordonné.
Seth leur jeta un coup d’œil
et salua quelques têtes connues avec enthousiasme avant de reporter
son attention sur Aden.
— Ça ne fait pas très
longtemps que je suis ici, répondit-il enfin. Et on m’a mordu souvent.
— Aucun symptôme de
perte de sang trop importante ? demanda Aden au moment même où Victoria
interrogeait :
— Est-ce que tu deviens
accro aux morsures ?
— Qu’est-ce que c’est,
un interrogatoire ? s’amusa
Seth. Non, aucun symptôme, et oui, je
deviens un peu accro. Je n’aurais jamais
cru qu’une paire d’incisives puisse donner autant de
plaisir.
Derrière Aden, Victoria
inspira bruyamment. Elle était
inquiète, et perplexe aussi.
— Pourtant,
objecta-t-elle, tes yeux ne sont pas vitreux !
— Je sais, répondit
Seth. Je me sens en pleine
forme.
— Mais comment est-ce
possible ? s’étonna-t-elle en
enroulant une mèche de ses cheveux entre ses doigts.
Comment se fait-il que tu ne sois pas devenu
un esclave de sang ?
Seth leva un sourcil,
aguicheur.
— Peut-être que je n’ai
pas été mordu par la bonne vampire ? Ça te dirait d’essayer ?
Victoria leva les yeux au
ciel, et Aden grinça des dents. Flirter avec la princesse était strictement
interdit.
— Est-ce que Dan sait
que tu es ici ?
Seth se tortilla,
visiblement mal à l’aise — enfin !
— Pas
vraiment.
— Ce qui veut dire que
tu as disparu, comme
moi ? Qu’il se fait du souci à
ton sujet en ce moment ?
— Eh bien… Je ne vais
pas pouvoir lui dire ce que j’ai trouvé, non ?
De plus en plus nombreux,
les vampires se pressaient dans la salle. Leurs regards pleins de curiosité pesaient sur
Aden. Plus encore, le désir des bêtes
en eux était palpable. Celles-ci
voulaient être avec lui, le toucher. Il leur avait manqué.
— Et les autres
garçons, comment vont-ils ? reprit-il en s’adressant à Seth.
Continuer la conversation
était peut-être impoli, mais il faisait ce qu’il voulait :
après tout, il était roi !
— Terry et RJ s’en vont, comme prévu.
La semaine prochaine, en fait.
Oh, et Dan a surpris Shannon et Ryder
ensemble.
— Pardon ?
Aden n’ignorait pas que
Shannon était gay, et il savait que celui-ci pensait
— espérait — que Ryder l’était aussi. Mais sa première tentative lui avait valu une sacrée
veste et depuis lors, Ryder fuyait Shannon comme la
peste.
— Que s’est-il
passé ? Comment Dan a-t-il
réagi ?
— Plutôt bien.
Il leur a juste rappelé que, vu que les
autres pensionnaires du ranch n’avaient pas le droit d’amener leurs
petites copines, il ne devait rien se passer entre eux
là-bas. En fait, il leur a simplement
demandé de ne plus rester seuls ensemble.
Dan comprenait.
C’était quelqu’un d’intelligent.
L’espace d’un court instant, Aden eut un
pincement au cœur. Il n’aurait pas
voulu décevoir son moniteur — pour une fois que quelqu’un ne
l’avait pas traité comme un chien — mais il avait été forcé de
fuir sans explications.
— D’accord.
Maintenant, il faut que tu y
retournes.
— Non. Pas moyen. C’est trop
cool, ici. Les filles me sautent
dessus comme des abeilles sur du miel. Ou plutôt, corrigea-t-il avec un petit sourire
satisfait, comme des ours sur du miel…
Aden préféra ne pas demander
combien d’abeilles exactement avaient fait leur miel de
Seth.
— Est-ce que certaines
se sont battues à cause de toi ?
Seth bomba le torse, très
fier de lui.
— Je ne voudrais pas me
vanter, mais… ce n’est pas pour frimer, je ne fais que dire la vérité,
hein ? Alors oui, il y a eu un
duel. Il y a quelques heures à
peine.
Ce qui voulait dire que la
perdante était devenue une esclave.
— Tu retournes au
ranch, et c’est mon dernier mot, ordonna Aden.
En prononçant ces paroles,
une sensation de chaleur étrange l’envahit, comme si elle
s’échappait de sa bouche.
Seth se redressa d’un seul
coup, aussi raide qu’une planche, les yeux vitreux.
— Oui. Retourner au ranch.
Sans un mot de plus, il
tourna les talons et s’éloigna.
Incroyable !
— Attends ! lança
Victoria avec un accent de panique.
Seth ne s’arrêta
pas.
— Je t’ai dit de
t’arrêter ! cria-t-elle.
Il continua de marcher le
long du tapis rouge.
— Aden, fais-le obéir,
supplia-t-elle.
Au plus profond de lui, il
sentit son désespoir, et il réagit immédiatement.
— Arrête,
Seth ! ordonna-t-il.
La chaleur enveloppait de
nouveau ses mots.
Seth s’immobilisa sans se
retourner.
— Dis-lui d’oublier ce
qu’il a vu ici, dit Victoria. Dis-lui
que les vampires n’existent pas.
Sa main, qui n’avait pas
quitté l’épaule d’Aden, la serrait à présent de toutes ses forces,
ses doigts s’enfonçaient dans ses muscles.
— Tu penses qu’il va me
croire ?
— Oui.
Peu probable, mais bon… Aden
réfléchit un moment : à cet instant, il avait envie de faire plaisir à
Victoria. Mais pour quelle
raison au juste ?
— Seth, retourne au
ranch, finit-il par ordonner. Dis à
Dan que tu m’as retrouvé. Que je vais
bien, que je vis ailleurs. Mais ne
parle pas des vampires.
— Retourner au
ranch. Dan. Retrouvé. Va bien.
Pas de vampires.
C’est alors qu’Aden
comprit. Son cœur faillit
s’arrêter. La Voix Vaudou — c’était ainsi que Mary Ann appelait la capacité
de Victoria à manipuler l’esprit des gens par la simple
parole. Et à présent c’était lui qui
utilisait ce pouvoir. Sans savoir
comment cela fonctionnait, ni si cela durerait — mais
qu’est-ce que c’était bon !
Tu
détestais que Victoria utilise sa Voix
Vaudou !
Oui. Avant.
Avant
de devenir un salaud ? Le pouvoir
te monte à la tête, et si tu ne luttes pas, tu vas rester comme ça
toute ta vie.
Parfait. Il continuait à se parler tout seul. Intéressant, non ? La moitié de son être détestait l’autre moitié.
A ce rythme, il n’allait pas tarder à se
donner des coups de poing à lui-même…
— Dis-lui de nous
oublier, demanda Victoria. Je t’en
prie.
— Non.
— Pourquoi ?
Parce qu’il pouvait avoir
besoin d’un allié chez les humains. Parce que avoir des yeux et des oreilles à l’extérieur
du manoir était une bonne chose. Parce
qu’il l’avait décrété.
— Seth ?
Pars, maintenant.
Et il disparut, laissant
Aden face aux vampires. Les gradins
étaient à présent remplis d’hommes et de femmes, comme une mer de
visages blafards qui lui faisait face. Il scruta la foule. Draven était assise au premier rang, un sourire froid
plaqué sur le visage. Lauren et
Stephanie, les deux sœurs de Victoria, se trouvaient non loin
d’elle et lui décochaient des grimaces qui n’affectaient en rien la
beauté de leurs traits. Toutes deux
étaient blondes — l’une avec des yeux bleus, l’autre avec des
yeux verts. La première était une
guerrière et l’autre rêvait de devenir une
humaine.
Plus loin, il aperçut les
cheveux gris des conseillers. Leur
teint était encore plus pâle que celui des autres vampires, dans la
mesure où ils étaient plus âgés et ne pouvaient plus supporter la
lumière du soleil.
Tous portaient des robes
noires. Les esclaves de sang, quant à
eux, arboraient des tenues blanches. Cette alternance de couleurs produisait un effet
hypnotique.
A l’extrémité des rangées
étaient alignés les loups-garous sous leur aspect animal.
Ils se tenaient près de leurs chers vampires,
comme pour les protéger, et fixaient Aden d’un air méfiant.
Si les premiers semblaient prêts à suivre
aveuglément leur souverain, ce n’était pas le cas des
changeformes. Bien sûr, ils obéiraient
à leur roi, mais leur amitié ne lui était pas acquise, loin de
là.
Dans la mesure où les
loups-garous produisaient le je-la-nune, cette
substance corrosive qui pouvait venir à bout des sujets d’Aden, il
s’agirait de trouver un moyen de s’assurer de cette
amitié…
— Je vous ai convoqués
ici pour deux raisons, entama Aden sans même daigner se
lever.
Ses paroles résonnèrent dans
un silence attentif.
— En premier lieu, pour
vous informer que je suis en vie et en excellente
santé.
— En second lieu, pour
vous rappeler de quoi je suis capable. Bêtes, lança-t-il aussitôt pour appuyer ses dires,
venez à moi !
Dans la foule, les visages
se mirent à afficher des expressions horrifiées. Quelqu’un gémit. Derrière
Aden, un hurlement se fit entendre. Puis des volutes de fumée sombres s’élevèrent
au-dessus de l’assemblée — quelques-unes tout d’abord, puis de
plus en plus. L’air s’emplit de
battements d’ailes gigantesques.
Peu à peu, les ombres
prirent consistance pour devenir des monstres d’aspect
cauchemardesque — mufles écumants, yeux étincelants, abdomens
semblables à ceux de dragons, pattes terminées par des sabots… Les
créatures se matérialisèrent totalement et se mirent à descendre le
long des gradins.
Avec des hurlements de
terreur, les vampires tentèrent de s’écarter. Les bêtes leur appartenaient, et elles restaient en
général à l’intérieur d’eux, mais lorsqu’elles étaient libérées,
même leur propriétaire ne pouvait les maîtriser. Presque chaque fois, il était d’ailleurs la première
victime de leur fureur : elles se ruaient sur eux et, à coups
de griffes et de dents, réduisaient en bouillie les organes sous la
peau censée être indestructible. Cette
fois, pourtant, les créatures se contentèrent de se précipiter vers
Aden.
Se relevant, celui-ci jeta
un coup d’œil par-dessus son épaule pour s’assurer que Victoria
allait bien. Les yeux écarquillés
d’horreur, elle s’était réfugiée contre le mur du fond, acculée par
Gobeur dont les pattes griffaient avec impatience le tapis
rouge. De toute évidence, il se
retenait à grand-peine
de l’agresser. Il avait retroussé ses
naseaux et découvert ses crocs dégoulinant de bave.
— Ici, j’ai dit, lui
rappela Aden.
Le monstre tourna la tête
dans sa direction. Quand leurs yeux se
rencontrèrent, il réagit exactement comme un animal de compagnie
quand il voit une récompense : il perdit son air agressif et
se précipita vers Aden d’un pas maladroit, agitant la queue et
sortant la langue comme un bon gros toutou. En un instant, Aden se retrouva cerné de créatures qui
le léchaient et le poussaient du museau.
Gobeur se fraya un chemin
jusqu’à lui. Il s’ébroua une première
fois, puis une autre, il se mit à… froncer le museau.
— Il y a un
problème ? lui demanda
Aden.
La bête le renifla à
plusieurs reprises. Oui, elle avait
l’air surprise, perplexe.
— Qu’est-ce qui se
passe, mon gros ? Je ne sens pas
comme d’habitude ? J’ai l’odeur
d’un vampire ?
Gobeur hocha la
tête.
La partie froide et
inflexible d’Aden s’offusqua de cette réponse, mais l’autre moitié,
celle tout au fond de lui qui restait sensible, ressentit le besoin
d’arranger la situation.
— Allez, viens, dit-il
en grattant l’oreille de Gobeur. On va
tous aller jouer dehors. Ça nous
changera les idées.
Chez les vampires, aucune
protestation ne s’éleva tandis qu’Aden guidait les créatures à
l’extérieur de la salle du trône à travers le hall.
Le sol et les meubles tremblaient, et des
bibelots — sans doute des vases et autres antiquités d’une
valeur inestimable — tombèrent et volèrent en
éclats.
Aden ne s’arrêta pas, pas
plus qu’il ne demanda aux bêtes de faire attention.
Enfin, il déboucha à l’extérieur, dans le
matin gris, suivi de son armée de monstres qui, dans leur
empressement à le rejoindre, faillirent arracher les gigantesques
portes de leurs gonds.
Une fois dans le jardin, il
ramassa quelques bâtons et les leur lança. Les bêtes se mirent à courir dans tous les sens pour
les lui rapporter. Les voir jouer
ainsi avait quelque chose de surréaliste.
Pendant un instant de pur
bonheur, il put enfin oublier tous ses soucis. Pourtant, tout au fond de lui, il craignait que, dès
qu’il quitterait la clairière, sa vie soit de nouveau bouleversée
— pour le pire, comme d’habitude.