7
Aden pénétra dans la salle du trône. Pieds nus, il avança en silence sur le luxueux tapis rouge qui menait à l’estrade. Des symboles de protection y étaient tissés, et pour la première fois il ressentit la puissance qui en émanait, comme si elle entourait chacun de ses pas. Plus il avançait, plus la magie se lovait, tel un serpent, autour de ses jambes, de ses hanches, puis de ses épaules et de ses bras.
Il inspira profondément. Le tumulte permanent qui s’était installé dans sa tête s’apaisa enfin. La magie devint un halo qui l’enveloppa complètement, faisant se dresser les cheveux sur sa tête comme s’il avait mis les doigts dans une prise de courant.
Soudain, ses pensées devinrent claires et précises. D’un seul coup, il se mit à éprouver… des émotions. Il était de nouveau Aden, enfin, et non plus ce monstre au sang-froid, ce roi vampire qu’il était devenu sans le vouloir. Il ressentait des choses — culpabilité, joie, remords, excitation, chagrin… et amour.
Il tendit le bras en arrière, main ouverte. Il avait besoin de toucher Victoria, même du bout des doigts. Elle se trouvait derrière lui, il le savait. Chacune de ses cellules était consciente des mouvements de sa compagne vampire, de son souffle, de chaque battement de son cœur.
Il y eut une pause. Elle poussa comme un petit hoquet de surprise. Leurs doigts se rejoignirent, dans un contact chaud et familier. L’émotion était si forte.
— Aden ?
— Oui ?
Elle vacilla, et elle faillit tomber sur lui. Il se retourna en un éclair et lui ouvrit les bras pour la retenir — la serrer contre lui, comme avant. Il retrouva cette délicieuse sensation, celle d’être deux moitiés enfin réunies.
— Tes yeux… ils sont redevenus normaux !
La voix de Victoria vibrait d’espoir.
Normaux ?
— Je suppose que c’est plutôt une bonne chose, hasarda-t-il, sans trop bien saisir de quoi elle parlait…
— Absolument ! s’exclama-t-elle.
Il regarda autour de lui. En alternance avec les colonnes de marbre, des candélabres noirs se dressaient devant les rangées de gradins de part et d’autre de la salle.
— Je n’en reviens pas, murmura-t-il en prenant conscience de l’endroit où il se trouvait. Je n’ai pas tenu compte du danger que j’encourais en soufflant dans le cor. J’ai convoqué tout le monde ici pour prouver quelque chose, alors que ça pourrait me coûter la vie.
— Que voulais-tu prouver ?
— J’ai trop honte pour te le dire. J’ai… j’ai besoin de m’asseoir un moment.
S’avançant jusqu’au trône, il s’y laissa tomber. Autour de lui, les flammes des chandelles vacillaient, produisant une fumée âcre.
Un vrombissement s’éleva de nouveau dans sa tête. Aussitôt après, il entendit un grondement — un cri étouffé mais clairement menaçant. A cet instant précis, le voile des émotions se déchira, et il se retrouva partagé entre un froid glacial et une colère brûlante. Aucune de ces deux sensations, néanmoins, ne surpassait sa volonté de mener les vampires à la victoire dans son combat contre Vlad.
— Je suis tellement heureuse que j’ai envie de pleurer…
Victoria esquissa un sourire avant de poursuivre :
— Très humain de ma part, non ? En fait, j’ai l’impression de devenir plus humaine à chaque seconde qui passe. Et c’est une bonne chose, tu ne penses pas ?
Elle s’était agenouillée devant lui et lui parlait, les mains posées sur ses cuisses.
— Et si nous retournions dans ma chambre ? poursuivit-elle. Nous avons encore beaucoup à nous dire et…
Mais son sourire s’effaça sur-le-champ et sa voix perdit son accent joyeux.
— Tes yeux.
— Qu’est-ce qu’ils ont ?
— Ils sont de nouveau violets. On dirait qu’ils sont morts.
Il haussa les épaules, indifférent.
— Est-ce que Gobeur se trouve dans ma tête, en ce moment ? demanda-t-il sans émotion.
Le grondement qu’il avait entendu avait cessé immédiatement, mais il savait que quelque chose était là, aux confins de sa conscience — quelque chose qui attendait, qui écoutait… et le contrôlait ?
Si ce n’était pas Gobeur, qui était-ce alors ? Ou plutôt : qu’était-ce ?
Avec une expression inquiète, Victoria se redressa.
— Non. Gobeur est avec moi.
Aden la passa en revue de la tête aux pieds. Elle portait une longue robe noire à fines bretelles. Il suffisait de tirer dessus pour qu’elles se défassent et que Victoria se retrouve nue devant lui. Alors, il pourrait lui mordre le cou, la poitrine, ou même les cuisses. Qu’est-ce qui l’en aurait empêché ? Il pouvait faire ce qu’il voulait.
Il dut agripper les accoudoirs en or massif du trône pour contrôler ses mains. D’où lui venaient ces pensées ? Il n’y a pas si longtemps, il se demandait s’il appréciait seulement la compagnie de Victoria, et voilà qu’il s’imaginait en train de la dévêtir et de boire son sang ?
— Pour Gobeur, tu es sûre ? lança-t-il d’une voix rauque.
— Absolument. Je me suis fait tatouer de la nuque aux chevilles pour être certaine de le contrôler, mais je l’entends tout de même.
De la nuque aux chevilles, vraiment ? In extremis, il se retint de vérifier par lui-même.
— On en parlera demain, quand tes médicaments auront cessé de faire leur effet, d’accord ? proposa-t-elle avec un soupir inquiet.
Il ne pouvait cesser de la dévisager. Ses lèvres étaient vermeilles, pleines — il aurait voulu la mordre là aussi.
Peut-être n’avait-il pas suffisamment bu le sang de la jeune humaine, un peu plus tôt. A la réflexion, c’était évident — sans quoi, il n’aurait pas eu l’eau à la bouche en ce moment même. Il n’aurait pas senti les muscles de ses mâchoires se contracter aussi violemment.
— Aden ?
Il faillit bondir et se jeter sur Victoria. Il regarda précipitamment ailleurs, tentant de réprimer son envie.
— Mets-toi derrière moi, commanda-t-il.
Je t’en prie.
Sa voix était plus dure qu’il ne l’avait souhaité, mais il ne s’excusa pas.
Elle parut peinée plus qu’en colère. Elle plissa les yeux, piquée au vif, avant de se placer à côté de lui — et non derrière comme il venait de l’ordonner.
Dans cette position, Aden percevait toujours la chaleur de son cœur, son souffle tiède sur sa peau. D’accord. La simple proximité constituait donc, elle aussi, un problème. Mais avant qu’il ait eu le temps de lui demander de s’écarter, un gémissement de femme se fit entendre, suivi d’un grognement plus masculin. Instinctivement, il se pencha pour saisir les poignards qu’il portait attachés aux chevilles.
… Poignards qui ne s’y trouvaient pas.
Aucune importance. Il se leva, aux aguets, examinant toute l’étendue de la salle du trône. Ses sujets n’étaient pas encore entrés — au-dehors le brouhaha s’amplifiait, ils se rassemblaient devant les portes, curieux de savoir ce qu’il voulait leur dire. Combien de temps allaient-ils tenir avant que…
Tout au fond, à gauche, un couple enlacé en un fougueux baiser pénétra soudain dans la pièce. Le garçon tournait le dos à Aden, et cherchait tout en reculant à s’appuyer à une colonne. Il entraînait la fille avec lui en la serrant dans ses bras. Elle avait les cheveux en désordre, et son T-shirt relevé dévoilait en partie son ventre. Le jeune homme portait un jean baggy que retenaient à peine ses hanches minces — ou plutôt, celles de la fille, collée contre lui.
En voilà deux qui ne devaient pas avoir entendu parler de la réunion…
Bien qu’il ne l’ait jamais vue, Aden reconnut la jeune femme. Ses cheveux étaient blonds, et ses yeux — même si ses paupières étaient fermées en ce moment — noisette. Ses crocs dépassaient, encore rouges de sang. De toute évidence, elle s’était nourrie juste avant.
Juste avant ça. Dans la salle du trône. Sa salle du trône. Et sans permission.
Une bouffée de colère saisit Aden. Mais, tout au fond, cela l’amusait aussi. Voire même lui faisait envie.
Victoria venait sans doute de les apercevoir à son tour, car elle poussa une exclamation étouffée. Sans même se retourner, il savait qu’elle avait rougi : comme si un lien invisible les avait reliés, il avait perçu la chaleur de son sang qui montait.
Il attendit que le couple interrompe son étreinte. Le garçon remonta son pantalon, la fille remit de l’ordre dans sa tenue. Elle portait une tenue très facile à enlever. Ne pense pas à ça. Les deux avaient de la chance : les autres vampires étaient restés à l’extérieur, poursuivant leurs discussions.
Aden se racla la gorge.
Le jeune homme se retourna d’un bloc. La première chose que remarqua Aden, ce fut les deux marques dans son cou, deux petits points qui se fondaient parfaitement dans les yeux du serpent qu’il portait tatoué à cet endroit. Deux trous minuscules où perlait encore le nectar écarlate.
De nouveau, l’eau lui monta à la bouche. Il n’allait tout de même pas se mettre à baver ?
En le voyant, la jeune fille poussa un hoquet horrifié. Elle tomba à genoux, la tête baissée.
— Votre Majesté. Je suis désolée. Je raserai mes cheveux, je me grifferai le visage. Je me jetterai du haut d’une falaise si tel est votre souhait. Je ne voulais pas vous offenser, je vous le jure.
— Silence !
Ah ce goût… Celui du sang.
Sans doute s’était-il raidi ou avait-il fait mine de se lever, car la main de Victoria se posa sur son épaule et le força à se rasseoir. Il aurait pu la repousser, mais il n’en fit rien. Aussi léger que soit ce contact, il aimait sentir ce poids. Il aimait savoir qu’il lui suffirait de saisir ce poignet et de tirer pour qu’elle se retrouve sur lui, cou offert. Pour qu’il puisse boire son sang.
Inspirer à fond. Expirer. Et recommencer, encore et encore. L’envie de sang s’atténua. Un tout petit peu, mais suffisamment.
— Salut, Aden ! lança le garçon.
Malgré sa situation, il se montrait bien familier ! Dans la pénombre du fond de la salle, difficile de distinguer clairement son visage. Aden dévisagea le nouveau venu. Son visage se décrispa d’un seul coup. Ces traits marqués, ces cicatrices, il les connaissait bien, et pour cause.
— Bonjour, Seth. Mais qu’est-ce que tu fais ici ?
Son ami, qui tout comme lui avait été pensionnaire du ranch D & M, lui renvoya un sourire dénué de toute culpabilité.
— Je suis venu te chercher. Dan se fait du souci. Tout le monde est inquiet, en fait.
Une vague d’émotion où dominait le remords submergea de nouveau Aden — mais ce fut pour disparaître aussitôt.
— Comment m’as-tu trouvé ?
— Par Shannon. Il a suivi ton copain Riley, qui s’était glissé dans votre chambre pour récupérer des affaires à toi.
Shannon, son ex-colocataire du centre. C’était quelqu’un de bien. Visiblement, il avait aussi des dons de pisteur qu’il ne lui connaissait pas.
— Mais bon, je dois dire que je ne m’attendais pas à ça, poursuivit Seth avec un geste de la main en direction de la salle au décor gothique. Je veux dire, des vampires ? Carrément incroyable, non ?
Aden reporta son attention sur la fille, qui était restée agenouillée et ne cessait de pleurer, parcourue de frissons de terreur.
— Cela suffit. Tu avais la permission d’être ici, puisque j’avais convoqué tout le monde à une assemblée. A présent, relève-toi et prends place.
— Merci. Merci infiniment, Votre Majesté.
Elle se redressa sans trouver le courage de soutenir son regard, et s’exécuta.
Une partie d’Aden se délectait de cette soumission, même si une autre part de lui-même en était profondément affectée.
— Est-ce que quelqu’un a voulu te prendre comme esclave de sang ? demanda-t-il à Seth.
— Tu rigoles ? Je ne suis l’esclave de personne, fanfaronna ce dernier en balayant de son épaule des poussières imaginaires. Mais il y a bien un type qui a essayé. Jusqu’à ce que je lui raconte que toi et moi on était très copains. Ça l’a calmé d’un coup. En revanche, ça a l’effet inverse sur les filles : c’est journée portes ouvertes pour moi, elles en veulent toutes à mon corps !
Quoi ? Seth avait dit qu’ils étaient copains ? Alors que quelques semaines plus tôt, il ne rêvait que de lui faire la peau ?
— Ça ne m’étonne pas que tu n’aies rien dit à propos de cet endroit, continua Seth avec un sourire moqueur. Tu as tout le gibier qu’il te faut, ici. Et même plus.
— Depuis combien de temps es-tu ici ? l’interrompit Victoria d’une voix glaciale. Combien de fois as-tu été mordu ?
Les yeux sombres de Seth se reportèrent sur elle. Et y restèrent, la contemplant de bas en haut. Aden se raidit. Garder son sang-froid. Il devait à tout prix se maîtriser. Il s’agrippa aux accoudoirs du trône pour ne pas commettre un geste qu’il pourrait regretter. Comme arracher les yeux de Seth à mains nues.
Avec un grincement de gonds, les portes s’ouvrirent. Des bruits de pas, très nombreux, se firent entendre. En revanche, toutes les conversations s’étaient tues. Les vampires et les esclaves de sang apparurent ensemble, prenant place sur les gradins comme il le leur avait été ordonné.
Seth leur jeta un coup d’œil et salua quelques têtes connues avec enthousiasme avant de reporter son attention sur Aden.
— Ça ne fait pas très longtemps que je suis ici, répondit-il enfin. Et on m’a mordu souvent.
— Aucun symptôme de perte de sang trop importante ? demanda Aden au moment même où Victoria interrogeait :
— Est-ce que tu deviens accro aux morsures ?
— Qu’est-ce que c’est, un interrogatoire ? s’amusa Seth. Non, aucun symptôme, et oui, je deviens un peu accro. Je n’aurais jamais cru qu’une paire d’incisives puisse donner autant de plaisir.
Derrière Aden, Victoria inspira bruyamment. Elle était inquiète, et perplexe aussi.
— Pourtant, objecta-t-elle, tes yeux ne sont pas vitreux !
— Je sais, répondit Seth. Je me sens en pleine forme.
— Mais comment est-ce possible ? s’étonna-t-elle en enroulant une mèche de ses cheveux entre ses doigts. Comment se fait-il que tu ne sois pas devenu un esclave de sang ?
Seth leva un sourcil, aguicheur.
— Peut-être que je n’ai pas été mordu par la bonne vampire ? Ça te dirait d’essayer ?
Victoria leva les yeux au ciel, et Aden grinça des dents. Flirter avec la princesse était strictement interdit.
— Est-ce que Dan sait que tu es ici ?
Seth se tortilla, visiblement mal à l’aise — enfin !
— Pas vraiment.
— Ce qui veut dire que tu as disparu, comme moi ? Qu’il se fait du souci à ton sujet en ce moment ?
— Eh bien… Je ne vais pas pouvoir lui dire ce que j’ai trouvé, non ?
De plus en plus nombreux, les vampires se pressaient dans la salle. Leurs regards pleins de curiosité pesaient sur Aden. Plus encore, le désir des bêtes en eux était palpable. Celles-ci voulaient être avec lui, le toucher. Il leur avait manqué.
— Et les autres garçons, comment vont-ils ? reprit-il en s’adressant à Seth.
Continuer la conversation était peut-être impoli, mais il faisait ce qu’il voulait : après tout, il était roi !
— Terry et RJ s’en vont, comme prévu. La semaine prochaine, en fait. Oh, et Dan a surpris Shannon et Ryder ensemble.
— Pardon ?
Aden n’ignorait pas que Shannon était gay, et il savait que celui-ci pensait — espérait — que Ryder l’était aussi. Mais sa première tentative lui avait valu une sacrée veste et depuis lors, Ryder fuyait Shannon comme la peste.
— Que s’est-il passé ? Comment Dan a-t-il réagi ?
— Plutôt bien. Il leur a juste rappelé que, vu que les autres pensionnaires du ranch n’avaient pas le droit d’amener leurs petites copines, il ne devait rien se passer entre eux là-bas. En fait, il leur a simplement demandé de ne plus rester seuls ensemble.
Dan comprenait. C’était quelqu’un d’intelligent. L’espace d’un court instant, Aden eut un pincement au cœur. Il n’aurait pas voulu décevoir son moniteur — pour une fois que quelqu’un ne l’avait pas traité comme un chien — mais il avait été forcé de fuir sans explications.
— D’accord. Maintenant, il faut que tu y retournes.
— Non. Pas moyen. C’est trop cool, ici. Les filles me sautent dessus comme des abeilles sur du miel. Ou plutôt, corrigea-t-il avec un petit sourire satisfait, comme des ours sur du miel…
Aden préféra ne pas demander combien d’abeilles exactement avaient fait leur miel de Seth.
— Est-ce que certaines se sont battues à cause de toi ?
Seth bomba le torse, très fier de lui.
— Je ne voudrais pas me vanter, mais… ce n’est pas pour frimer, je ne fais que dire la vérité, hein ? Alors oui, il y a eu un duel. Il y a quelques heures à peine.
Ce qui voulait dire que la perdante était devenue une esclave.
— Tu retournes au ranch, et c’est mon dernier mot, ordonna Aden.
En prononçant ces paroles, une sensation de chaleur étrange l’envahit, comme si elle s’échappait de sa bouche.
Seth se redressa d’un seul coup, aussi raide qu’une planche, les yeux vitreux.
— Oui. Retourner au ranch.
Sans un mot de plus, il tourna les talons et s’éloigna.
Incroyable !
— Attends ! lança Victoria avec un accent de panique.
Seth ne s’arrêta pas.
— Je t’ai dit de t’arrêter ! cria-t-elle.
Il continua de marcher le long du tapis rouge.
— Aden, fais-le obéir, supplia-t-elle.
Au plus profond de lui, il sentit son désespoir, et il réagit immédiatement.
— Arrête, Seth ! ordonna-t-il.
La chaleur enveloppait de nouveau ses mots.
Seth s’immobilisa sans se retourner.
— Dis-lui d’oublier ce qu’il a vu ici, dit Victoria. Dis-lui que les vampires n’existent pas.
Sa main, qui n’avait pas quitté l’épaule d’Aden, la serrait à présent de toutes ses forces, ses doigts s’enfonçaient dans ses muscles.
— Tu penses qu’il va me croire ?
— Oui.
Peu probable, mais bon… Aden réfléchit un moment : à cet instant, il avait envie de faire plaisir à Victoria. Mais pour quelle raison au juste ?
— Seth, retourne au ranch, finit-il par ordonner. Dis à Dan que tu m’as retrouvé. Que je vais bien, que je vis ailleurs. Mais ne parle pas des vampires.
— Retourner au ranch. Dan. Retrouvé. Va bien. Pas de vampires.
C’est alors qu’Aden comprit. Son cœur faillit s’arrêter. La Voix Vaudou — c’était ainsi que Mary Ann appelait la capacité de Victoria à manipuler l’esprit des gens par la simple parole. Et à présent c’était lui qui utilisait ce pouvoir. Sans savoir comment cela fonctionnait, ni si cela durerait — mais qu’est-ce que c’était bon !
Tu détestais que Victoria utilise sa Voix Vaudou !
Oui. Avant.
Avant de devenir un salaud ? Le pouvoir te monte à la tête, et si tu ne luttes pas, tu vas rester comme ça toute ta vie.
Parfait. Il continuait à se parler tout seul. Intéressant, non ? La moitié de son être détestait l’autre moitié. A ce rythme, il n’allait pas tarder à se donner des coups de poing à lui-même…
— Dis-lui de nous oublier, demanda Victoria. Je t’en prie.
— Non.
— Pourquoi ?
Parce qu’il pouvait avoir besoin d’un allié chez les humains. Parce que avoir des yeux et des oreilles à l’extérieur du manoir était une bonne chose. Parce qu’il l’avait décrété.
— Seth ? Pars, maintenant.
Et il disparut, laissant Aden face aux vampires. Les gradins étaient à présent remplis d’hommes et de femmes, comme une mer de visages blafards qui lui faisait face. Il scruta la foule. Draven était assise au premier rang, un sourire froid plaqué sur le visage. Lauren et Stephanie, les deux sœurs de Victoria, se trouvaient non loin d’elle et lui décochaient des grimaces qui n’affectaient en rien la beauté de leurs traits. Toutes deux étaient blondes — l’une avec des yeux bleus, l’autre avec des yeux verts. La première était une guerrière et l’autre rêvait de devenir une humaine.
Plus loin, il aperçut les cheveux gris des conseillers. Leur teint était encore plus pâle que celui des autres vampires, dans la mesure où ils étaient plus âgés et ne pouvaient plus supporter la lumière du soleil.
Tous portaient des robes noires. Les esclaves de sang, quant à eux, arboraient des tenues blanches. Cette alternance de couleurs produisait un effet hypnotique.
A l’extrémité des rangées étaient alignés les loups-garous sous leur aspect animal. Ils se tenaient près de leurs chers vampires, comme pour les protéger, et fixaient Aden d’un air méfiant. Si les premiers semblaient prêts à suivre aveuglément leur souverain, ce n’était pas le cas des changeformes. Bien sûr, ils obéiraient à leur roi, mais leur amitié ne lui était pas acquise, loin de là.
Dans la mesure où les loups-garous produisaient le je-la-nune, cette substance corrosive qui pouvait venir à bout des sujets d’Aden, il s’agirait de trouver un moyen de s’assurer de cette amitié…
— Je vous ai convoqués ici pour deux raisons, entama Aden sans même daigner se lever.
Ses paroles résonnèrent dans un silence attentif.
— En premier lieu, pour vous informer que je suis en vie et en excellente santé.
Quelques murmures s’élevèrent. D’approbation ? De déception ? En fait, cela lui était égal.
— En second lieu, pour vous rappeler de quoi je suis capable. Bêtes, lança-t-il aussitôt pour appuyer ses dires, venez à moi !
Dans la foule, les visages se mirent à afficher des expressions horrifiées. Quelqu’un gémit. Derrière Aden, un hurlement se fit entendre. Puis des volutes de fumée sombres s’élevèrent au-dessus de l’assemblée — quelques-unes tout d’abord, puis de plus en plus. L’air s’emplit de battements d’ailes gigantesques.
Peu à peu, les ombres prirent consistance pour devenir des monstres d’aspect cauchemardesque — mufles écumants, yeux étincelants, abdomens semblables à ceux de dragons, pattes terminées par des sabots… Les créatures se matérialisèrent totalement et se mirent à descendre le long des gradins.
Avec des hurlements de terreur, les vampires tentèrent de s’écarter. Les bêtes leur appartenaient, et elles restaient en général à l’intérieur d’eux, mais lorsqu’elles étaient libérées, même leur propriétaire ne pouvait les maîtriser. Presque chaque fois, il était d’ailleurs la première victime de leur fureur : elles se ruaient sur eux et, à coups de griffes et de dents, réduisaient en bouillie les organes sous la peau censée être indestructible. Cette fois, pourtant, les créatures se contentèrent de se précipiter vers Aden.
Se relevant, celui-ci jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour s’assurer que Victoria allait bien. Les yeux écarquillés d’horreur, elle s’était réfugiée contre le mur du fond, acculée par Gobeur dont les pattes griffaient avec impatience le tapis rouge. De toute évidence, il se retenait à grand-peine de l’agresser. Il avait retroussé ses naseaux et découvert ses crocs dégoulinant de bave.
— Ici, j’ai dit, lui rappela Aden.
Le monstre tourna la tête dans sa direction. Quand leurs yeux se rencontrèrent, il réagit exactement comme un animal de compagnie quand il voit une récompense : il perdit son air agressif et se précipita vers Aden d’un pas maladroit, agitant la queue et sortant la langue comme un bon gros toutou. En un instant, Aden se retrouva cerné de créatures qui le léchaient et le poussaient du museau.
Gobeur se fraya un chemin jusqu’à lui. Il s’ébroua une première fois, puis une autre, il se mit à… froncer le museau.
— Il y a un problème ? lui demanda Aden.
La bête le renifla à plusieurs reprises. Oui, elle avait l’air surprise, perplexe.
— Qu’est-ce qui se passe, mon gros ? Je ne sens pas comme d’habitude ? J’ai l’odeur d’un vampire ?
Gobeur hocha la tête.
La partie froide et inflexible d’Aden s’offusqua de cette réponse, mais l’autre moitié, celle tout au fond de lui qui restait sensible, ressentit le besoin d’arranger la situation.
— Allez, viens, dit-il en grattant l’oreille de Gobeur. On va tous aller jouer dehors. Ça nous changera les idées.
Chez les vampires, aucune protestation ne s’éleva tandis qu’Aden guidait les créatures à l’extérieur de la salle du trône à travers le hall. Le sol et les meubles tremblaient, et des bibelots — sans doute des vases et autres antiquités d’une valeur inestimable — tombèrent et volèrent en éclats.
Aden ne s’arrêta pas, pas plus qu’il ne demanda aux bêtes de faire attention. Enfin, il déboucha à l’extérieur, dans le matin gris, suivi de son armée de monstres qui, dans leur empressement à le rejoindre, faillirent arracher les gigantesques portes de leurs gonds.
Une fois dans le jardin, il ramassa quelques bâtons et les leur lança. Les bêtes se mirent à courir dans tous les sens pour les lui rapporter. Les voir jouer ainsi avait quelque chose de surréaliste.
Pendant un instant de pur bonheur, il put enfin oublier tous ses soucis. Pourtant, tout au fond de lui, il craignait que, dès qu’il quitterait la clairière, sa vie soit de nouveau bouleversée — pour le pire, comme d’habitude.