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Victoria Tepes, fille de Vlad
l’Empaleur et princesse de Valachie, se prépara à l’impact.
Bien lui en prit : une fraction de seconde
plus tard, Aden la percutait de plein fouet, la projetant contre la
paroi rocheuse où, un peu plus tôt, elle avait plaqué le
randonneur. Elle en eut la respiration
coupée.
Pas le temps de retrouver son
souffle : la main d’Aden venait de se refermer sur sa gorge et
commençait à serrer. Pas suffisamment
pour la blesser vraiment, mais assez pour l’empêcher de
bouger. Il devait être en train de
combattre de toutes ses forces les pulsions du monstre qui
l’habitait — sans quoi il lui aurait déjà brisé la
nuque.
Mais il ne tiendrait pas
longtemps. C’était une bataille perdue
d’avance.
Sous l’effet de la colère,
elle serait sans doute parvenue à le repousser. Mais pour tout dire, elle ne parvenait pas à lui en
vouloir. C’était sa faute s’il en était
arrivé là. Les remords rongeaient
Victoria comme un cancer. Aden l’avait
suppliée de ne pas tenter de le sauver, il lui avait prédit qu’il
n’en découlerait que des conséquences désastreuses.
Mais quand elle l’avait vu agonisant, lui, son
premier amour, le seul garçon qui l’ait jamais aimée pour ce
qu’elle était vraiment, sans rien attendre en retour, elle avait
craqué. Le laisser mourir sans
rien faire ? Ça
jamais ! Une seule pensée lui avait
traversé l’esprit : il est à moi, j’ai besoin de lui.
Alors elle avait agi avant que
la mort ne prenne son dû. Même à
présent, elle ne regrettait pas son geste — comment
l’aurait-elle pu ? Il était
toujours vivant, toujours avec elle ! Et c’était précisément à cause de cela que les remords
la tenaillaient. Aden, son Aden à elle,
celui qu’elle aimait, devait haïr ce qu’il était en train de
devenir : une créature violente et agressive, un guerrier sans
âme.
En temps normal, il se
montrait d’une grande douceur avec elle. Il la traitait comme un objet précieux, la protégeait
comme si sa vie en dépendait, et ce, bien qu’elle soit capable de
lui arracher la tête d’un revers de la main. Dans le passé, en tout cas. En effet, Aden n’avait pas changé que dans sa
tête : physiquement, il était devenu en quelques jours plus
grand, plus fort et plus rapide.
La couleur de ses yeux avait
changé, elle aussi. A la place du
tournoiement de couleurs qui trahissaient auparavant la présence
des âmes dans son esprit, ses pupilles arboraient à présent une
teinte violette uniforme d’aspect effrayant.
— Boire !
grinça-t-il, et elle sentit, comme si elle
émanait réellement de son corps, la brûlure de la soif dans sa
gorge.
C’est
trop cool, non ? lança
soudain une voix dans sa tête. On est de nouveau dans la
vampire. C’était Julian, l’homme
qui murmurait à l’oreille des zombies. Il avait le pouvoir de réveiller les morts — même
si, jusqu’à présent, il n’avait réveillé que les instincts
sanguinaires de Victoria.
Génial ! Dis voir, Vic, renchérit immédiatement une autre voix,
tu devrais prendre une
douche. Tu sais, pour nettoyer tout ce
sang sur toi. Ce serait bien que tu te
savonnes très fort. Et partout.
La propreté du corps est le reflet de celle de
l’âme, tu sais. C’était Caleb,
qui avait le pouvoir de posséder les corps — et développait
une étrange obsession pour certaines parties de ces mêmes corps, en
particulier nues.
— Aidez-moi à prendre le
contrôle d’Aden, répliqua Victoria.
A plusieurs reprises, elle
l’avait vu se fondre dans d’autres personnes, disparaissant à
l’intérieur d’elles et prenant les commandes de leur corps.
C’était un processus instantané, grâce auquel
il parvenait à imposer sa volonté aux autres.
Aden n’avait d’ailleurs plus
besoin de Caleb pour accomplir ce tour de passe-passe.
Il maîtrisait à présent ce pouvoir, mais ce
n’était certainement pas le cas de Victoria, qui s’y était essayée
à plusieurs reprises, toutes soldées par des échecs
cuisants. Etait-ce parce que les âmes
n’appartenaient pas à son être depuis toujours ?
Y avait-il une façon particulière de les
traiter ? Quoi qu’il en soit,
elles semblaient toujours en lutte contre elle, et elle avait
besoin de leur permission pour utiliser leurs pouvoirs.
Ce qu’elle détestait franchement.
Pour toute réponse à sa
demande, elle eut droit au chœur habituel des non, non et
non !
— Je ferai attention,
insista-t-elle. Je l’obligerai juste à
rester assis jusqu’à ce que son accès de rage se
calme.
En tout cas, elle
essaierait. Parfois, la folie la
gagnait elle aussi, et elle oubliait ses intentions
premières.
Pas
moyen, désolé. Moi et les gars, on
préfère… attends, on dit « les gars et moi », c’est
ça ? Je ne sais plus ce qui est
correct…
— C’est
vraiment important ? rétorqua-t-elle d’une manière abrupte.
Peu
importe, reprit Caleb sans faire
cas de sa réponse, on en a parlé ensemble, et nous n’allons pas t’aider à
utiliser nos pouvoirs. Ça pourrait
créer une connexion permanente, tu comprends ?
Un genre d’esclavage. Note bien que c’est le genre de lien que j’adorerais
entretenir avec toi, et d’ailleurs j’ai voté pour, mais la majorité
l’a emporté et nous allons nous débrouiller pour ne pas rester ici
trop longtemps. Sinon, en ce qui
concerne cette douche…
— Vous avez
parlé entre vous, hein ? Félicitations, alors. Si
Aden est blessé, vous saurez à qui vous en prendre.
Oui,
nous saurons à qui nous en prendre. Parce que tu as raison : tout cela va se terminer
très mal.
C’était Elijah, le médium qui
ne prédisait que des catastrophes — et quand cela concernait
Victoria il semblait même y prendre un certain
plaisir.
Caleb émit un reniflement
méprisant. Tu
ferais mieux de te taire, Eli. Une
douche, ça se termine toujours bien, si tu t’y connais un
peu.
Resserrant son étreinte, Aden
se mit à secouer Victoria.
— Soif !
lança-t-il de nouveau.
Manifestement, il attendait
d’elle qu’elle l’aide à résoudre ce problème.
— Je sais.
D’accord. Elle était seule. Saleté
d’âmes. Non seulement elles lui
refusaient leur aide, mais elles l’empêchaient de se concentrer et
de trouver un moyen de se sortir de ce mauvais pas.
Sans compter que la dernière
fois remontait à seulement cinq minutes… Aden n’aurait pas dû se
trouver si rapidement en état de manque.
— Boire !
— Aden, écoute-moi,
martela-t-elle d’un ton ferme. Ce n’est
pas toi qui parles, c’est Gobeur (mais quel nom stupide pour une créature
aussi féroce !).
Tu dois lutter contre lui. De toutes tes forces.
Tu
n’arriveras pas à l’atteindre, intervint Elijah, aussi rabat-joie qu’à son
habitude. J’ai
déjà vu comment se termine ce genre de lutte. Aden ne sait plus où il en est.
— Oh, ferme-la,
d’accord ? répliqua-t-elle
sèchement. Je n’ai pas besoin de tes
commentaires. Et tu sais
quoi ? A toi aussi ça t’arrive de
te tromper : Aden n’est pas mort quand on l’a
poignardé. Aucune des deux
fois.
Pas
faux. Mais regarde où ça vous a menés,
tous les deux…
Un point pour lui.
Et un vrai coup bas en prime.
— Je t’ai dit de la
fermer. Maintenant,
ordonna-t-elle.
Elle crut distinguer une
lueur de compassion dans les yeux d’Aden avant qu’ils ne retrouvent
leur étrange couleur violette et cette expression de faim glacée et
terrifiante.
— Soif. Boire. Maintenant.
Découvrant ses dents, il
plongea vers son cou. A un certain
niveau de sa conscience, il devait se souvenir qu’il ne pouvait
atteindre les veines d’une vampire, mais maintenant cela ne
suffisait plus à l’arrêter.
Victoria parvint à le
repousser en le saisissant par les cheveux. Doucement. Doucement. Ouch ! Elle n’avait
pas réussi à maîtriser sa force : Aden vola à travers
la caverne et alla
percuter le mur du fond dans un nuage de débris et de poussière qui
se mit à flotter autour d’eux. Mais au
moins, elle put enfin inspirer l’air dont elle avait tant besoin
— avant de le recracher aussi sec en une quinte de toux
irritée.
Dis
donc, tu pourrais faire un peu attention à notre petit
gars ! se plaignit
Julian. J’ai bien
l’intention de retourner dans son esprit dès que
possible.
« Mais je n’arrête pas
de faire attention ! » aurait voulu crier
Victoria. Comment Aden pouvait-il vivre
avec ces âmes dans sa tête ? Elles
bavardaient sans arrêt, commentant tout ce qui se passait.
Julian lui reprochait la moindre de ses
actions, Caleb était incapable de sérieux, et Elijah était un
pessimiste de la pire espèce.
En vérité, Victoria aurait
préféré avaler une boîte de sédatifs plutôt que d’avoir une
conversation avec lui, mais impossible de trouver une pharmacie
dans le coin…
Aden se remit debout, les
yeux rivés sur elle.
Il faut
que je trouve un moyen de l’arrêter sans lui faire de mal.
Mais comment ? C’était au moins la centième fois qu’elle se posait la
question, sans trouver de solution. Il
devait pourtant exister une façon de…
Oh, je
sens un truc bizarre, s’exclama
soudain Caleb d’une voix tonitruante, comme s’il venait de faire la
découverte du siècle.
Fiche-nous la paix, d’accord ? On sait tous ce que tu vas dire : le truc bizarre
en question se situe en dessous de la ceinture que tu n’as même
pas, et tu dis ça uniquement pour que Victoria se déshabille, comme
d’habitude. Tu nous répètes ça en
permanence. Si tu voulais vraiment
aider notre Aden, tu arrêterais de proposer des rendez-vous sous la
douche à sa petite copine…
De nouveau, Victoria plaqua
ses mains sur ses oreilles. Elle aurait
voulu pouvoir les plonger à l’intérieur de son crâne, saisir les
âmes et les faire taire une bonne fois pour toutes.
Elles étaient bien trop présentes, comme des
ombres envahissantes et bruyantes, qui fuyaient dès qu’elle tentait
de les atteindre.
Non, ce
n’est pas ça. Je ne suis pas en
rut, poursuivit Caleb, avant de
se taire de nouveau comme s’il avait du mal à rassembler ses
idées. Enfin, si,
mais là, ce n’est pas de ça que je parle. Je me sens… j’ai la tête qui
tourne.
Il disait la vérité :
Victoria, à présent, sentait le malaise de Caleb la gagner.
Elle vacilla.
Eh, mais
moi aussi ! renchérit
Julian une seconde plus tard. Qu’est-ce que tu nous as fait,
princesse ?
Bien entendu, il s’en prenait
à elle, même si elle n’y était pour rien. Les âmes étaient toujours sujettes à des vertiges
quelques instants avant de retourner dans l’esprit d’Aden.
Pourtant, elles se laissaient surprendre
chaque fois.
Aden
arrive, la prévint
Elijah. J’espère
que tu t’es préparée au changement qui s’annonce. Moi, je n’arriverai jamais à m’y
faire.
Eh
là ! grogna Julian.
Tu ne vas pas aider
l’ennemi, non ?
— Je ne suis
pas votre…
Elle n’eut pas le temps de
terminer sa phrase : l’odeur du sang d’Aden venait de la
frapper de plein fouet, puissante, enivrante. L’eau lui monta à la bouche. Son corps, lui aussi, avait des besoins !
L’instant d’après, des mains la repoussèrent
brutalement, et elle tomba en arrière en se cognant à la paroi de
pierre.
Elle était allongée sur le
sol, le souffle coupé. Aden la
maintenait de tout son poids et tentait de plus bel de la mordre
dans le cou. De nouveau, elle le saisit
par les cheveux, mais elle fut incapable de le retenir et il
plongea ses dents dans une veine qui palpitait. A la grande surprise de Victoria, sa peau
céda.
C’était la première fois que
pareille chose arrivait. Elle poussa un
hurlement de douleur, qui s’étouffa dans sa gorge, comme si
celle-ci était soudain bloquée. Une
vague de vertiges la submergea soudain, accompagnée d’une fatigue
accablante qui la laissa secouée de frissons. Un gémissement se fit entendre.
C’était Caleb.
Peut-être qu’il pouvait… D’une voix épuisée,
elle tenta de l’appeler à l’aide.
— Laisse-moi
posséder…
Il gémit de nouveau, lui
coupant la parole. Qu’est-ce qui m’arrive ?
— Concentre-toi, s’il te plaît. Il faut que je…
Est-ce
que je suis en train de mourir ? Je ne veux pas mourir. Je
suis trop jeune pour…
Non, il ne l’aiderait
pas. Il était incapable de cesser son
babillage. Et les autres ne feraient
rien pour elle non plus. Julian et
Elijah, eux aussi, gémissaient à qui mieux mieux. Pourtant, ils ne semblaient pas sur le point de
quitter sa tête pour celle d’Aden. Leurs plaintes prirent de l’ampleur et se muèrent en
cris, en hurlements qui l’empêchaient de se concentrer et de
réfléchir.
Une série d’images
apparurent soudain dans sa tête, comme des flashes.
Riley, son garde du corps, grand et brun,
avec son petit sourire. Ses sœurs,
Lauren et Stephanie, toutes deux blondes et magnifiques, qui
aimaient tant se moquer
d’elle. Sa mère, Edina, ses cheveux
noirs de jais tourbillonnant autour d’elle pendant qu’elle
dansait. Son frère Sorin, parti il y a
bien longtemps — un guerrier impitoyable qu’on lui avait
ordonné d’oublier, et dont elle s’était efforcée d’effacer le
souvenir, en vain, depuis qu’il avait quitté le clan sans se
retourner.
D’autres images, encore,
comme les clichés en noir et blanc d’un vieil appareil
photo. Shannon, son compagnon de
chambre, un garçon doux et attentionné. Non ! Pas son
compagnon de chambre, celui d’Aden ! Puis Ryder, le garçon avec qui Shannon aurait voulu
sortir, et qui l’avait repoussé. Et
enfin Dan, ce bon vieux Dan, propriétaire du ranch
D & M qui était depuis quelques mois son unique
foyer.
Non. Pas le sien. Celui
d’Aden.
Ses pensées et ses souvenirs
se mélangeaient aux siens en un nuage tourbillonnant.
Puis les images disparurent. Elle se sentait si faible… Il lui fallait se battre,
lutter contre cette fatigue intense…
Allez,
Princesse ! Tu es de sang royal,
oui ou non ? Alors
bats-toi !
Elle s’exhorta à sortir de
sa torpeur. Se battre, il fallait se
battre !
Avec un regain de
détermination, elle resserra sa prise sur les cheveux d’Aden et
parvint à lui faire relever la tête. Cette fois, malheureusement, elle ne trouva pas la
force de le projeter contre le mur de la caverne. Tous deux se retrouvèrent face à face, se défiant du
regard. Les yeux d’Aden étaient
devenus rouges et brillants, purement démoniaques. Du sang — celui de Victoria ! — dégoulinait de sa
bouche, les maculant tous deux de traînées écarlates.
Tout ce précieux liquide
perdu !
Victoria aurait dû avoir
peur. Elle avait sous les yeux le
démon qu’elle avait elle-même créé, et qui incarnait une mort
certaine. Aucun doute à cela :
Elijah avait annoncé qu’Aden perdrait son combat contre le monstre
en lui, et l’esprit médium ne se trompait jamais. Pourtant…
Du sang. La faim qui revenait, qui s’emparait d’elle au point
de lui faire tout oublier. Au point de
lui rendre ses forces. Oh non, elle
n’allait pas se laisser faire. Pas
sans s’être délectée de son sang à lui.
A mesure que la soif de
mordre prenait le dessus, les canines de Victoria
s’allongèrent. Néanmoins, quand elle
pressa ses crocs contre la peau d’Aden, elle sentit une
résistance. Elle ne parvenait pas à
l’entamer. Quelque chose l’en empêchait, mais
quoi ? Reculant la tête, elle
chercha des yeux un obstacle, en vain. Elle ne voyait que la peau bronzée d’Aden, sous
laquelle battaient des veines palpitantes.
Il faut
que je goûte, il le faut. Cette
phrase, répétée en boucle comme un mantra, ne provenait pas des
âmes.
Poussant un rugissement,
Victoria lâcha les cheveux d’Aden et le griffa de sa main
libérée. Elle n’avait besoin que d’une
petite coupure, à peine d’une égratignure, pour pouvoir goûter son
sang. Pourtant, ses ongles
n’entamèrent même pas la peau, pas plus que ne l’avaient fait ses
dents.
— Manger !
Il la repoussa au sol, et
fondit aussitôt sur sa jugulaire — de toute évidence son
objectif favori.
Goûter
son sang ! Elle lutta pour
se redresser tout en cherchant à le mordre.
Ils roulèrent au sol, chacun
cherchant à prendre le dessus. Plusieurs fois, elle parvint à le repousser, mais il
revenait sans cesse à la charge et se retrouvait sur elle en un
clin d’œil. Ils se cognaient aux murs,
tombaient, se relevaient, se roulaient à même les flaques d’eau sur
le sol de la caverne.
Seul le vainqueur se
nourrirait. Le perdant, lui, était
voué à une mort certaine — il finirait vidé de son
sang. La loi du plus fort était à
l’œuvre. C’était manger ou être
mangé. Jusqu’à sa rencontre avec Aden,
c’était le principe qui gouvernait Victoria. Mais il l’avait transformée, et elle s’était alors
mise à protéger les plus faibles qu’elle, résistant à ses instincts
de prédatrice. Et voilà qu’à présent,
malgré toute sa volonté, elle ne parvenait plus à se battre.
Quelle ironie.
Pour finir, Aden parvint à
l’immobiliser et la cloua au sol de nouveau. Victoria lutta de toutes ses forces pour se libérer,
tentant de le frapper des bras et des jambes, se tordant en tous
les sens sous son corps, mais peine perdue, elle ne parvint pas à
se libérer de son étreinte. Il lui
saisit les poignets et les maintint au sol, au-dessus de sa
tête.
Fin de la partie.
Elle avait perdu.
Elle tenta de faire le
point, de retrouver son souffle et ses esprits, mais une seule
pensée l’occupait — goûter, goûter, goûter…
Oh oui.
— Lâche-moi,
gronda-t-elle.
Aden s’immobilisa.
Comme elle, il transpirait et tremblait de
tous ses membres. La lueur pourpre
brillait encore
dans ses yeux, mais à présent elle y distinguait des zones plus
claires, des taches couleur ambre — la couleur naturelle de
ses pupilles. Elijah, pour une fois,
s’était trompé : Aden se trouvait bel et bien
là-dedans, et il
luttait pour contrôler le monstre.
Elle pouvait en faire
autant. Elle le devait.
Victoria s’accrocha à cette
pensée comme à une bouée de sauvetage et se concentra sur sa
respiration. Inspirer, expirer,
lentement, à fond. Peu à peu, elle se
mit à entendre d’autres voix que la sienne.
… ne
vais pas mieux, disait
Caleb.
Jamais la sensation de
vertige n’avait été aussi forte. Le
changement aurait dû avoir lieu et pourtant, les âmes étaient
encore en elle. Comment était-ce
possible ?
Nous
devons rester calmes, tous autant que nous sommes,
dit Elijah. Vous m’entendez ?
On va s’en sortir, je le
sais.
Tu
mens. C’était la voix de
Julian, hésitante et brouillée. Je souffre tellement… Ça va mal se
passer.
Oui, tu
mens, renchérit Caleb d’une
voix paniquée. C’est horrible. Je vais
mourir, et toi aussi. Nous allons tous
mourir, j’en suis sûr.
Arrête
de répéter ce mot et calme-toi, lui intima Elijah. Immédiatement. Tes crises d’angoisse centrées sur ta petite personne
mettent Aden et Victoria en danger.
Tout de même, il avait fini
par s’en rendre compte, et par s’inquiéter un peu de son sort à
elle ! Mais c’était trop
tard : les problèmes, ils étaient en plein
dedans.
Mais il
faut que… j’ai besoin de…
Caleb ! C’est à nous
tous que tu fais courir des risques, maintenant. Calme-toi. S’il te
plaît.
— Soif,
reprit Aden.
Sa voix caverneuse rappela
Victoria à la dure réalité.
Dans
les yeux d’Aden, les reflets ambrés disparaissaient peu à peu,
laissant place aux lueurs écarlates. Il était en train de perdre le combat qui l’opposait
au monstre. D’une seconde à l’autre, il attaquerait : son
regard, déjà, était fixé sur le cou de Victoria, où la blessure
saignait toujours. Il se lécha les
lèvres, flairant l’odeur qui en émanait, fermant les yeux, se
délectant à l’avance du goût de son sang.
C’était le moment idéal pour
frapper, pensa-t-elle en retrouvant ses instincts de
prédateur : il fallait qu’elle profite de la distraction de
son assaillant.
— Goûter,
bafouilla-t-elle.
Victoria. Tu
l’aimes. Tu t’es battue pour lui
sauver la vie. Ne réduis pas tes
efforts à néant en cédant à la faim. Tu peux résister.
La voix de la raison se
faisait entendre à travers les brumes qui avaient envahi son
esprit. Elijah, bien entendu.
L’esprit-médium connaissait ses cordes
sensibles, et savait en jouer.
D’accord ? Tu me
comprends ? Je ne peux pas
m’occuper de vous deux et de Caleb en même temps tout en luttant
contre le vertige. Il faut que l’un de
vous se comporte en adulte. Et vu que
tu as plus de quatre-vingts ans, c’est sur toi que je
compte.
Aden rouvrit les
paupières. Ses iris étaient rouge
vif. Toute nuance ambrée avait
disparu.
Se contrôler,
pensa-t-elle. Oui, elle pouvait le
faire. Elle le voulait,
absolument.
— Aden, je t’en
prie.
Elle parviendrait à le
sauver. Peut-être. Il était tout pour elle.
Il y eut un silence chargé
de tension. Soudain, comme par
miracle, une nouvelle étincelle couleur ambre apparut dans les yeux
qu’elle aimait tant.
— Pas faire de mal…,
dit-il. Je ne veux pas te faire de
mal.
Des larmes de soulagement
coulèrent le long des joues de Victoria.
— Lâche mes mains,
Aden. S’il te plaît.
Un nouveau silence, qui
parut durer une éternité. Puis,
lentement, très lentement, il desserra les doigts sur son poignet
et libéra ses bras. Il se redressa, à
cheval au-dessus d’elle, ses genoux emprisonnant encore ses
hanches.
— Victoria… Je suis
désolé, vraiment désolé. Ton cou, ton
pauvre cou !
Penché sur elle, il parlait
sur un ton étrange où se mêlaient sa voix habituelle, pleine de
douceur, et les accents rauques du monstre.
Elle se força à esquisser un
sourire.
— Tu n’as pas à
t’excuser.
Je t’ai
fait la même chose…
J’ai
besoin… Il faut que… Caleb,
comme hors d’haleine, ne parvenait pas à trouver ses mots, et
soudain, ce fut Victoria qui sentit le souffle lui
manquer.
Il se
passe quelque chose… Je n’arrive pas à…
Ecoute-moi bien, Caleb, intervint Elijah précipitamment. Nous ne pouvons pas retourner à
l’intérieur d’Aden pour le moment. Nous serions tués si nous tentions de le
faire.
Tués ? murmura Caleb d’une voix stupéfaite.
Je le savais.
On va tous mourir !
Je veux
dire que nous allons nous en tirer si vous arrêtez un peu, tous les
deux ! Si vous continuez à
paniquer, nous allons sortir de Victoria, et ce n’est vraiment pas
le moment. Alors vous allez vous
calmer, maintenant. Compris ? Nous
pourrons réintégrer l’esprit d’Aden un peu plus tard, quand… un peu
plus tard, c’est tout. Caleb, Julian,
vous m’écoutez ou bien vous…
Mais soudain, sa tirade fut
interrompue par un hurlement strident. C’était Caleb, aussitôt imité par Julian.
Dans la tête de Victoria, ces cris se
mêlèrent au soupir dépité d’Elijah. Non, les deux esprits ne l’avaient pas
écouté.
Que pouvait-elle bien faire
face à ça ? Soudain, ce fut à son
tour de se mettre à hurler, si fort qu’elle crut que ses propres
tympans allaient exploser. La douleur
s’éleva, insoutenable — puis elle ne sentit plus rien, et son
cri s’acheva en un grognement ravi.
Le
pouvoir. La puissance absolue.
Sans qu’elle sache comment ni pourquoi, elle
la sentait à l’intérieur d’elle, qui l’envahissait, qui devenait
une partie d’elle. Et c’était bon, si
bon !
Au cours de sa longue vie,
elle avait eu plusieurs fois l’occasion de boire le sang d’une
sorcière, ce qui n’était pas une bonne chose pour les
vampires. Pour eux, le sang des « robes rouges »
constituait en effet une drogue dure : une fois qu’ils y
avaient goûté, il leur devenait très difficile de penser à autre
chose. Victoria en savait quelque
chose. Cela faisait des années qu’elle
n’y avait pas touché, mais il lui arrivait encore, certains jours,
de sentir le manque la tarauder. Alors, elle se précipitait dans les bois, à la
recherche de l’une d’entre elles, n’importe laquelle, ce qui expliquait
que vampires et magiciennes fassent en sorte de s’éviter le plus
possible.
Mais ce soudain afflux de
pouvoir… oui, c’était bien ça : âpre et chaud comme le soleil
et pourtant froid comme le blizzard — un tourbillon
gigantesque, un avant-goût du néant. Victoria n’était plus dans la grotte : elle
flottait sur un nuage, reposait sur une plage, l’océan à ses
pieds ; elle dansait sous la pluie, insouciante comme l’enfant
qu’elle n’avait jamais eu le droit d’être.
Une éternité magnifique
s’ouvrait devant elle. Elle ne la
quitterait jamais.
Dans un recoin de sa tête,
il lui sembla entendre les âmes pleurer doucement. Ressentaient-elles la même chose
qu’elle ?
C’est alors qu’un
rugissement vint troubler son euphorie — un cri bestial qui
parut se déployer autour d’elle comme un animal aux tentacules
monstrueux, la saisissant et la tirant vers eux avec une force
surhumaine. Sourcils froncés, elle
planta ses talons dans le sol. Je ne bougerai pas
d’ici !
Un second rugissement, dans
sa tête, plus fort, menaçant. La
terreur la gagna d’un seul coup. Une
sueur glacée lui coula le long du dos…
Immédiatement, elle revint à
la réalité. Le sentiment de paix se
volatilisa. Oh non. Non…
Mais si. Les âmes ne parlaient plus. Elles avaient arrêté de crier ou de pleurer.
Elles ne faisaient plus un bruit.
La paix intérieure avait volé en éclats en
même temps que le sentiment de puissance. Gobeur était revenu en elle, et il ne la laisserait
pas s’en prendre à Aden.
Les fois précédentes, quand
le monstre était revenu à l’intérieur d’elle, elle avait ressenti sa présence,
rien de plus. Puis il l’avait quittée
avant de revenir à plusieurs reprises, passant d’un corps à l’autre
chaque fois qu’Aden et elle échangeaient leur sang.
Mais ce qu’elle venait de vivre était
complètement différent. Et bien plus
fort. On aurait dit une transmission
d’énergie — à moins qu’il ne s’agisse d’une véritable rupture
dans le cycle des échanges ?
La soif de sang de Gobeur se
mêla à la sienne. C’était un sentiment
familier, mais il n’était pas le bienvenu pour autant, car la
bête ne la laisserait pas l’assouvir. Pas avec Aden : chaque fois, elle empêchait
Victoria de s’en prendre à lui.
Elle ouvrit les yeux avec
difficulté, pour les écarquiller aussitôt de surprise.
Tout le temps de sa vision — de son
rêve ? — elle n’avait pas
quitté la caverne. Mais que
faisait-elle dans cette position ? Elle était à présent debout, bras tendus devant
elle. Ses mains rayonnaient d’une
lueur éblouissante, d’un halo doré qui s’évanouit en quelques
secondes. Aden, lui, se trouvait à
l’autre bout de la grotte, effondré contre le mur. Il était inconscient, ne bougeait pas.
Se pouvait-il qu’il soit… non !
Non, par pitié !
Pieds nus sur le roc, elle
se précipita vers lui et s’agenouilla à ses côtés, à la recherche
de son pouls. Non, par pitié, non ! Enfin, après une angoisse horrible, elle perçut une
légère palpitation dans son poignet : son cœur battait,
faiblement, mais Aden était en vie.
Une vague de soulagement la
saisit, vite remplacée par le remords. Que lui avait-elle fait ? L’avait-elle frappé ? Vidé de son sang ? Non, c’était impossible. Gobeur ne l’aurait pas laissée faire,
non ?
Elle écarta une mèche de son
front. Son visage ne portait pourtant
pas de marques, pas plus que son cou. Mais alors, que lui était-il
arrivé ?
Un son lui parvint.
Il semblait sortir de sa gorge.
Elle se pencha vers lui. Etait-il en train de… fredonner ?
Abasourdie, elle tendit l’oreille.
Mais oui. C’était bien cela, il chantait. Et s’il chantait, c’est qu’il n’avait pas mal, ça
paraissait logique, non ? Il
devait se trouver lui aussi dans un état d’euphorie, peut-être le
même que celui dont elle avait fait l’expérience quelques instants
plus tôt.
Oh,
faites que ce soit ça.
Victoria étudia plus
attentivement le visage d’Aden, qui affichait pour le moment une
expression de sérénité. Relevés, les
coins de sa bouche lui donnaient un air enfantin, innocent, presque
angélique. Oui, il devait être en
pleine euphorie.
Plus détendue, elle se mit à
lui caresser les cheveux. Il les
teignait en noir, mais on distinguait très clairement ses racines
blondes. Avec ses sourcils fins, ses
yeux en amande, son nez droit, ses lèvres douces et son menton
volontaire, Aden était vraiment d’une beauté affolante.
L’image même de la perfection — un
visage que toute fille normalement constituée aurait passé sa vie à
contempler. Il faut dire que chaque
regard offrait un nouveau détail, une nouvelle nuance.
Victoria s’attarda sur ses cils, longs et
fins, qui semblaient lancer des reflets dorés dans la
pénombre.
— Aden, je t’en prie,
réveille-toi. Fais-le pour
moi.
Pas de réponse.
Peut-être refusait-il de
revenir à la réalité, comme elle un peu plus tôt. Eh
bien, tant pis : ils avaient trop de choses à se
dire.
— Aden ?
Aden, réveille-toi.
Toujours rien.
Ah, si… Il fronçait les sourcils.
Puis il se mit carrément à
grimacer.
Le cœur de Victoria battait
la chamade, et de nouvelles questions vinrent la tarauder.
Et si, après tout, il n’était pas en train de
nager en pleine euphorie ? Si, au
contraire, il avait mal, s’il agonisait ? Cette grimace…
Il semblait avoir des
problèmes pour respirer. Avec
difficulté, il poussa un long soupir, puis un autre.
Une sorte de râle sortit de sa poitrine, le
même qu’elle avait entendu chaque fois qu’elle avait vidé un humain
de son sang.
Il ne
va pas mourir. C’est
impossible. Cela faisait une
semaine qu’ils se trouvaient ici. Sept
jours, trois heures et dix-huit minutes. Et tout ce temps, ils s’étaient battus, embrassés et
nourris l’un de l’autre. Aden avait
survécu à tout cela, et il allait survivre à ce qui venait de se
produire. Il n’était pas question
qu’il en soit autrement.
Un sentiment de honte, bien
plus fort que la culpabilité qui l’habitait en permanence, s’était
répandu dans le cœur de Victoria. Et
ce trouble était peut-être la seule barrière qui retenait le
monstre en elle et qui empêchait ce dernier de hurler comme à son
habitude.
Une minute. Gobeur ne bronchait pas. Etonnant… D’instinct, Victoria baissa les yeux sur sa
poitrine. Son cœur manqua un
battement. Tous les tatouages qui la
protégeaient s’étaient à présent effacés. Le monstre, néanmoins, demeurait silencieux.
C’était la première fois qu’une telle chose
arrivait.
Qu’est-ce qui avait
changé ? Son regard se porta
sur le cou
d’Aden, où une veine battait avec irrégularité. L’eau lui monta à la bouche, mais le besoin, le désir
pressant, électrique de le mordre ne la submergea pas.
Pas tout à fait en tout
cas. Il était présent, mais bien moins
fort qu’avant. Elle pouvait le
contrôler. Et pourtant elle avait
soif, terriblement soif, il fallait qu’elle boive le sang de
quelqu’un.
Et si elle était à présent de nouveau capable
d’absorber le sang d’une autre personne, peut-être en allait-il de
même pour Aden ? Dans ce
cas…
On pouvait le sauver,
vraiment. En tout cas, elle
l’espérait. Il n’y avait qu’une façon
de le savoir. Malgré la faiblesse qui
ne la quittait pas, elle saisit la main d’Aden et ferma les
yeux. Elle se mit à imaginer sa
chambre, au manoir des vampires, près de Crossroads, en
Oklahoma. La moquette blanche, les
murs blancs, les couvertures immaculées.
Faites
que ça marche, pensa-t-elle. Par pitié.
Une brise froide s’éleva
soudain, soulevant ses cheveux et les faisant tourbillonner.
Ça fonctionnait ! Elle serra plus fort les doigts d’Aden, et un sourire
naquit sur ses lèvres. Le sol
disparut, les laissant flotter dans le vide. D’un instant à l’autre, à présent, ils
allaient…
Elle sentit sous son pied le
contact doux d’un tapis épais.
Voilà. Ils étaient de retour.