25
As-tu
vraiment l’intention de me défier, mon jeune
ami ?
Les mots de Vlad résonnaient
dans l’esprit de Tucker, menaçants et tranchants comme des
lames. Un poignard à la main, il faisait
les cent pas dans sa chambre d’hôtel minable, le même hôtel que
celui où Aden et sa clique avaient fait une halte avant de
reprendre la route. Grâce à ses
illusions, ils n’avaient jamais soupçonné sa présence, alors qu’il
se trouvait au même étage qu’eux. Ce qui
l’avait poussé à agir ainsi ? La
proximité de Mary Ann, seule source de réconfort pour lui.
Malheureusement, cette fois, ça n’avait pas
marché. Il avait continué à ressentir,
impérieux, tyrannique, l’appel de Vlad.
Et l’Empaleur visait un but
bien précis : ce monstre voulait que Tucker assassine sa
propre fille ! Et pas seulement
elle : tous ceux qui, de près ou de loin, avaient concouru à
sa chute — ces cinq adolescents à présent réunis comme les
membres d’un même corps : Aden, le moteur, le cœur ;
Riley, le bras armé ; Victoria, la bimbo. Non, d’accord, on va dire la cheville ouvrière.
Et Mary Ann, le cerveau de la
bande.
Pour Vlad, cela ne faisait
aucun doute : Tucker aurait déjà dû les éliminer un par
un. Par bonheur, le vampire ignorait
qu’il avait passé un marché avec le petit groupe, un marché qu’ils
seraient bien inspirés d’honorer.
Aden et
sa petite copine s’étaient envoyés en l’air dans la chambre d’à
côté. Cela, Tucker l’avait entendu, tout
comme les conversations idiotes qui avaient suivi. Tu parles d’une guimauve ! Mais, à tout prendre, c’était peut-être préférable à ce
qui s’était passé dans l’autre chambre, où Mary Ann et Riley
n’avaient pas cesser de hurler. Plus
tard, heureusement, les quatre avaient fait leurs bagages et quitté
le motel ensemble, pour partir vers Dieu sait quelle
destination. Où qu’ils aillent,
néanmoins, ils étaient à l’extérieur, bien moins en sécurité que
dans leurs chambres. Dehors, ils
redevenaient vulnérables, et Tucker pouvait enfin passer à
l’attaque. Ce que Vlad l’exhortait à
faire.
Tu
m’entends, mon jeune ami ? Je
n’aime pas qu’on m’ignore. Et ceux qui
m’irritent le regrettent en général très vite.
Sans blague ?
Tucker ne savait que trop bien ce que
l’Empaleur l’avait obligé à faire à Aden, ce qu’il avait obligé
Ryder à faire à Shannon. Ces
avertissements n’étaient pas vraiment nécessaires…
Son pas résonnait lourdement
sur la moquette de la chambre. Comment
allait-il se tirer d’un tel guêpier ? S’en tirer sans tuer personne, plutôt… Si Aden mourait,
celui-ci ne pourrait pas venir en aide à son petit
frère.
Tucker se gratta le crâne
avec la pointe du couteau qu’il tenait toujours, comme pour se
creuser la cervelle — au sens littéral du terme.
Tu te
demandes quoi faire ? Stupide
enfant ! Obéis-moi, c’est ta seule
chance.
Impossible. Il devait y avoir un moyen d’échapper à l’influence de
Vlad.
Si tu me
désobéis, je pourrais m’occuper de quelqu’un que tu connais… Tu as
oublié ce détail ?
— Comment pourrais-je oublier ça ? rétorqua-t-il. Mais si vous
le faites, vous n’aurez plus aucun moyen de pression sur
moi.
Etrangement, même si Vlad
devenait de plus en plus fort, ce n’était pas le cas de son emprise
sur Tucker, qui semblait faiblir d’heure en heure.
Raison pour laquelle le souverain déchu
faisait peser une menace sur son petit frère — ce garçonnet de
six ans qui passait son temps à s’inventer des amis imaginaires
parce qu’il était maltraité par son père et tout son entourage
— dont Tucker, en premier lieu. Oui, Tucker avait bien souvent pris plaisir à
tourmenter son cadet, mais il le regrettait à présent, et aurait
tout donné pour qu’il soit heureux. Pour lui sauver la vie.
Misérable larve ! Il
existe toujours un moyen pour contrôler les
humains.
Il avait raison, mais… Tucker
n’était pas entièrement humain, non ?
— Je refuse de faire du
mal à qui que ce soit.
Non, il n’assassinerait pas
ses amis. Ou devait-il les appeler ses
« meilleurs ennemis » ? Car eux, de leur côté, n’hésiteraient pas un instant à
le tuer dès qu’ils le verraient — et ils auraient raison, car
il ne méritait pas mieux. Mais ils
avaient promis de tenter de sauver son petit frère et ils
tiendraient parole. Du moins Tucker
voulait-il le croire, de toutes ses forces.
Y
parviendraient-ils ? Peut-être. Après tout, Aden
avait su dompter les bêtes des vampires. Peut-être réussirait-il à retourner celle de Vlad
contre lui, qui sait ? La seule
chose dont Tucker était certain, c’était qu’il ne pouvait battre à
lui seul l’ancien souverain vampire. Il avait besoin d’aide, d’une aide que seul Aden pouvait
lui apporter. Le tuer,
lui ? Hors de
question.
Ce n’est
pas à toi de juger ! lança
la voix de Vlad dans sa tête. Fais ce que je te dis ! Tue-le ! Tue-les
tous ! Je te
l’ordonne !
Mû par une volonté plus forte
que la sienne, Tucker se dirigea vers la porte, le poignard
brandi. Non ! Il ne se laisserait pas entraîner de la
sorte ! S’ancrant fermement dans
le sol, il parvint à ralentir. Quelques
jours plus tôt, il aurait été incapable d’une telle prouesse, et
aurait suivi l’impulsion sans résister. Il n’avait pas menti à Victoria : comme il avait
fini par le comprendre, son pouvoir augmentait à chaque mauvaise
action qu’il commettait.
Dans quelques jours à peine,
il parviendrait à résister complètement à l’emprise de Vlad.
Oui, mais avait-il quelques jours devant
lui ? Et son petit
frère ?
Sans doute pas.
Il se passa une main sur la
nuque. Il fallait qu’il trouve un plan,
et très vite. Dans les circonstances
actuelles, il n’y avait qu’une façon d’obtenir ce qu’il
voulait. Il avait jusque-là ignoré
cette possibilité, bien trop dangereuse à son goût.
A présent, il n’avait plus le
choix.
— Guidez-moi jusqu’à
eux, Majesté, fit-il d’une voix dénuée de toute
émotion.
Il put sentir, physiquement,
la joie mauvaise de Vlad ruisseler sur lui.
Brave
garçon !
***
Essaie
encore, dit Julian.
Pour la sixième fois, Aden
frappa à la porte de Tonya Smart. Il
savait qu’elle se trouvait chez elle (et elle devait bien le regretter
en ce moment !), et il n’avait pas l’intention de quitter les
lieux avant qu’elle lui ait ouvert. Ou
appelé la police pour le chasser, si vraiment ça tournait mal pour
eux.
Riley et Mary Ann se
trouvaient à quelques kilomètres de là, les yeux fixés sur la
maison des Stone. Ils avaient pour
mission de s’assurer qu’il s’agissait bien des parents
d’Aden. Contre toute attente, celui-ci
avait refusé de les accompagner, sous prétexte qu’ils seraient plus
efficaces s’ils se séparaient. En
réalité, il appréhendait seulement de se retrouver face à face avec
les deux personnes qui l’avaient trahi et abandonné.
Il pouvait s’agir, après
tout, de gens bien. Peut-être qu’ils ignoraient tout de ses
pouvoirs, peut-être qu’ils ne l’avaient pas placé en foyer parce
qu’ils avaient peur de lui, mais simplement parce qu’ils n’avaient
pas les moyens de faire autrement… Cette pensée le
torturait.
Victoria se tenait aux côtés
d’Aden, la main dans la sienne. Elle
était devenue humaine, et à
présent qu’il le savait, il refusait de la quitter des yeux, ne
serait-ce que pour un instant. Il
fallait que quelqu’un la protège, et ce quelqu’un ce serait
lui. Pour toujours. Pas seulement à cause du goût enivrant de son sang,
dont il ne se lasserait sans doute jamais, mais aussi et surtout
parce qu’elle lui avait donné sa confiance et son amour, parce
qu’elle tenait à lui et restait à ses côtés malgré tout ce qu’il
avait pu lui faire, tous les chagrins qu’il avait pu lui
infliger.
La voix de Julian l’arracha à
ses pensées.
Frappe
encore.
Après le départ d’Eve, la
quatrième âme, les autres voix avaient pendant un temps cessé
d’exiger d’Aden qu’il recherche leur véritable identité.
Elles étaient effrayées à l’idée de le
quitter, tout comme lui de les laisser s’en aller,
d’ailleurs. Pourtant, à présent que la
vérité était juste à portée de main, Julian avait retrouvé son
enthousiasme et sa détermination.
— Tu crois que nous
devrions revenir un peu plus tard ? demanda Victoria en jetant un coup d’œil
alentour.
— Ça ne changerait rien,
répliqua-t-il en cognant de nouveau sur la porte. Elle est ici, je le sais. Je peux la… sentir.
C’était vrai.
A sa propre stupéfaction, il parvenait même à
entendre, malgré la distance, les battements effrénés du cœur de la
femme. Et ce bruit mettrait Junior dans
tous ses états.
On dit que les battements du
cœur d’une mère apaisent les nourrissons et les aident à
s’endormir. Dans le cas du bébé
monstre, le bruit du sang pompé dans les artères était plutôt un
appel au carnage et au festin.
— Si elle a décidé de ne
pas nous ouvrir, notre démarche est totalement inutile, poursuivit
Victoria.
Sa voix, à présent, semblait
plus basse, rauque et sensuelle comme celle d’une créature de
rêve. Etrange comme les nouveaux sens
d’Aden lui permettaient de remarquer tous ces détails tout en étant
entièrement concentré sur ce qui se passait à l’intérieur de la
maison…
— D’accord,
nous…
Non ! s’écria
Julian. Nous ne
partons pas !
— Très
bien. Pas encore, concéda
Aden.
Un soupir soulagé lui
répondit.
Merci.
Aden choisit de s’adresser à
la femme qui se cachait dans la maison.
— Madame Smart ? J’aimerais seulement vous parler, lança-t-il à travers
la porte. Je vous en prie.
C’est une question de vie ou de
mort.
Mais il n’y eut aucune
réponse, et plusieurs minutes s’écoulèrent en silence.
— Ça ne marche pas,
finit par constater Victoria en se mordillant la lèvre.
Il y aurait bien une solution, mais… je n’en
suis plus capable.
Elle écarquilla les yeux et
ils se mirent à pétiller.
— Attends un
peu ! Toi, tu peux le
faire ! acheva-t-elle.
— Faire
quoi ?
— La contraindre.
La forcer à te parler, avec le pouvoir de ta
voix.
Bien sûr !
Il avait encore du mal à accepter ses
nouvelles capacités, mais c’était tout à fait
possible !
Pourtant, quelque chose le
retenait encore. Levant la tête, il
contempla le ciel au-dessus de lui, le ciel piqueté d’étoiles qui
s’étendait à perte de vue. Infini comme
son nouveau pouvoir. Ainsi, tout le
monde lui obéirait, quoi qu’il ordonne. Lui qui avait passé des années à se soumettre
— aux docteurs qui lui prescrivaient des médicaments sans
cesse plus nombreux, aux parents adoptifs qui exigeaient son
obéissance totale en retour de l’affection qu’ils lui fournissaient
« gratuitement » (c’est-à-dire contre un bon chèque)
— voilà qu’il pouvait enfin renverser les rôles et imposer sa
volonté aux autres. A tous les
autres !
Ça
paraît une bonne idée, commenta
Julian. Il parlait de la proposition de
Victoria, car il n’avait pas pu suivre la pensée
d’Aden.
— Une bonne idée, oui,
répondit-il machinalement. Laisse-moi
quelques secondes, s’il te plaît.
Parce
que ce pouvoir était dangereux. Oui, si
Aden commençait, il se pourrait bien qu’il y prenne goût.
Qu’il finisse par imposer systématiquement sa
volonté aux autres.
Victoria dut comprendre le
sens de son hésitation car, d’une voix douce, elle
déclara :
— Tu n’aimes pas
contraindre les gens, c’est ça ?
— Exactement.
Aden l’attira près de lui, et
ils s’assirent sur la balancelle accrochée sous le porche.
Pendant quelques instants, ils se turent, le
silence troublé seulement par les craquements du bois.
— Tu es la première
personne que je rencontre qui a des remords à utiliser la
Voix. Rien que pour ça, Aden, je
t’admire.
Le compliment fit fondre sa
tristesse. Il eut envie de la prendre
dans ses bras, là, tout de suite. Ce
qui amena une autre pensée dans sa tête : il voulait de
nouveau faire l’amour avec elle.
Euh… Là il devrait peut-être
se reconcentrer sur leur mission. Pourtant, ce qui s’était passé la nuit précédente
— sa première fois ! — restait gravé dans sa mémoire comme un souvenir
merveilleux. Ce n’était pas seulement
du sexe, loin de là : c’était un tout. C’était de l’avoir fait avec elle, elle qui le
comprenait comme personne, qui le connaissait, qui ne le jugeait
pas et l’aimait vraiment.
Soudain, une voix de femme,
une voix qu’il connaissait, vint le tirer de sa
rêverie.
— Je refuse de te parler
de lui. J’en suis
incapable.
Génial !
Voilà que ça recommençait… Surgie de nulle
part, la mère de Victoria apparut dans son champ de vision, dansant comme à son
habitude, sa longue robe noire battant sur ses chevilles.
Pendant un instant, il soupçonna une
entourloupe de Tucker : et si tout cela n’était qu’une des
illusions du démon ? Certes,
celui-ci devait ignorer à quoi ressemblait Edina… sauf si Vlad le
lui avait appris et le poussait à hanter Aden de ces visions
inquiétantes.
Non. Impossible. Cette
explication ne tenait pas la route. Tucker ne pouvait pas être au courant. Mais que signifiaient ces
apparitions, alors ? Pendant
qu’ils se trouvaient à l’hôpital, Aden avait envisagé une autre
solution : qu’Edina lui apparaisse lorsque Victoria pensait à
elle. Là, encore, c’était peu probable,
surtout en ce moment.
Et si… bien sûr !
Le sang de Victoria ! Il l’avait bu à deux reprises sans se retrouver à voir
le monde à travers ses yeux, comme il s’y était pourtant
attendu. Peut-être ces visions
étaient-elles un nouveau résultat de leurs échanges de
sang ?
Il se concentra sur la
vision. Edina semblait en grande
conversation avec un interlocuteur, mais Aden ne voyait et
n’entendait qu’elle. Je refuse de te parler de lui. De qui donc ne pouvait-elle pas
parler ?
— Non. Pas question ! disait-elle. Je l’aime, tu
n’as pas besoin d’en savoir davantage. Nous allons nous enfuir. Tu
comprends, ma chérie ? Mais je ne
peux t’emmener avec moi. Ton père ne
l’accepterait pas, tu le sais bien.
Ainsi, c’était à Victoria
qu’elle s’adressait ? Et elle
s’apprêtait à s’enfuir sans elle ?
— Aden ?
lança doucement la vraie Victoria à ses
côtés.
— Attends une
minute.
— D’accord.
Pas de problème.
Edina parlait de
nouveau :
— Je t’écrirai chaque
jour, mon trésor. Je te le
promets.
Dans la vision, un rayon de
soleil vint se poser sur elle, illuminant ses cheveux et les
particules en suspension dans l’air. D’un geste de la main, la femme écartait une objection
inaudible :
— Ma Vicky adorée… Tu
seras très courageuse, tu me le promets ? Allez, maintenant. Si ton
père demande à me voir, réponds que je suis dans ma
chambre.
Les soupçons d’Aden se
confirmaient : c’était bien à Victoria que s’adressait
Edina. Un sentiment de compassion et
de chagrin lui fit chavirer le cœur. La pauvre. Rien de
surprenant à ce qu’elle ait si souvent utilisé sa Voix
Vaudou ! Tout, autour d’elle, lui
avait échappé. Elle n’avait eu aucun
contrôle sur son destin. Forcer des
humains à agir selon sa volonté avait constitué la seule
échappatoire, le seul moyen d’obtenir ce qu’elle voulait, et
encore, dans une toute petite mesure.
Aden ? Que se
passe-t-il ? demanda
Julian.
— Rien.
Soudain, en un éclair, la
vision se transforma. Cette fois, plus
de lumière, plus de soleil. Juste les
quatre murs sombres d’une vaste pièce, un sol de marbre et un
plafond constitué de miroirs.
Au même moment, Aden perdit
la connexion avec son corps. Il se mit
à voir le monde à travers d’autres yeux que les siens — les
yeux de Victoria. Comme il connaissait
cette étrange sensation, il parvint à concentrer son attention sur
ce qui se passait autour d’elle.
Juste
en face, il y avait cet homme, assis sur un trône d’or.
Vlad l’Empaleur, de toute évidence.
C’était la première fois qu’Aden le voyait en
chair et en os — avoir contemplé ses restes calcinés ne
comptait pas. Même assis, la
silhouette puissante du souverain vampire en imposait, massive et
menaçante.
Sous ses cheveux noirs de
jais, ses yeux bleu saphir étincelaient d’un feu terrible.
Au lieu d’accuser son âge, les fines rides
qui ornaient le coin de ses paupières lui conféraient une
expression de cruauté et de détermination. Retroussées en une grimace mauvaise, ses lèvres fines
comme un trait de poignard étaient tachées de pourpre.
Une profonde cicatrice courait de son front à
son menton volontaire.
Certaines femmes auraient pu
le trouver séduisant… dans le genre serial killer. Torse nu, il étalait sa musculature parfaite et ses
larges épaules, dominateur, sûr de lui. Chacun de ses doigts était orné de bagues.
Il portait un pantalon moulant beige foncé et
des bottes montantes de cavalier.
— Ainsi, tu oses me
défier ? lança-t-il.
Bien qu’Aden ignore tout de
la langue utilisée par le souverain vampire, il la comprenait
parfaitement — puisque cette vision appartenait à
Victoria.
— Je relève ton défi,
poursuivit Vlad en se levant.
Debout, il était encore plus
grand, un véritable colosse, toisant celui à qui il venait de
s’adresser.
— Je n’en attendais pas
moins de toi, assura celui-ci.
— Tu peux avoir le
choix des armes, fit le vampire, magnanime.
La foule en haleine se
pressait autour d’eux. Seul Sorin, le
frère de Victoria, semblait ne pas partager cette tension.
Son visage affichait une expression de
résignation alors qu’il se tenait au garde-à-vous sur l’estrade où
se dressait le trône, à quelques centimètres seulement d’Aden,
enfin, de Victoria.
Lorsque celle-ci leva les
yeux sur un miroir accroché contre un mur, Aden put se voir, ou
plutôt la voir. Elle devait avoir deux
ans de plus que dans la vision où elle était fouettée.
Elle soutenait sa mère en pleurs, visiblement
terrifiée. Victoria, elle, conservait
une expression impassible. Pourtant,
sa main serrait si fort celle d’Edina qu’elle en avait perdu toutes
ses couleurs. De l’extérieur, elle
paraissait imperturbable, mais elle était en réalité bouleversée et
terrifiée.
— Je choisis l’épée,
décida celui qui avait défié Vlad.
— Très bon choix,
approuva celui-ci en descendant les marches de l’estrade.
Quel lieu ? Quelle date ?
— Ici, et
maintenant.
Le souverain vampire
approuva d’un hochement de tête :
— Nous sommes du même
avis, alors.
— Seulement sur ce
point.
Quelqu’un, dans la foule,
lança une épée à chaque combattant. Tendant aussitôt la main, tous deux s’en saisirent
avec aisance. Dans le même mouvement,
le prétendant qui avait défié Vlad se précipita sur lui, lame en
avant.
Jusqu’au dernier instant, le
vampire resta immobile, sans réaction. Mais à l’ultime seconde, il esquiva et frappa d’un
mouvement incroyablement fluide et rapide. Il y eut un éclair de lames, et le sang jaillit,
cascadant sur le sol.
L’autre assaillant tomba à
genoux, une main sur la poitrine, émettant d’étranges gargouillis.
Dans ses yeux exorbités se lisaient la
surprise, l’incompréhension face à la soudaineté de sa
défaite. Sans lui laisser le temps de
bouger, Vlad, d’un mouvement parfaitement maîtrisé, leva son épée
et frappa de nouveau.
La tête du vampire roula sur
le parquet, sous les hoquets horrifiés de la foule.
— A qui le
tour ? lança l’Empaleur en
essuyant négligemment le revers de sa main sur son pantalon.
Si quelqu’un d’autre a envie de me défier,
qu’il n’hésite pas. Je suis à sa
disposition.
Eclatant en sanglots, Edina
se précipita hors de la salle, laissant derrière elle sa petite
fille terrifiée. Vlad, alors, se
tourna vers celle-ci, et d’une voix pleine de dureté laissa tomber
ces mots :
— Pourquoi n’as-tu pas
retenu ta mère, petite sotte ? C’est son amant qui gît devant toi. Tu l’aurais appelé Père, j’en suis certain. Et
tu aurais aimé ça.
— Non !
Je… je…
— Silence !
Tu peux garder tes piètres excuses et tes
dénégations. Disparais, poursuivit-il
avec un geste de la main. Ramasse
cette tête et va la planter sur un pieu. C’est à toi que revient cette tâche, et si tu ne
l’accomplis pas, ta propre tête connaîtra le même
sort.
Les mains agitées de
tremblements incontrôlables, la jeune Victoria se précipita pour
obéir à ces ordres et entreprit de mener à bien la monstrueuse
corvée que son père lui imposait.
Et dire qu’elle n’était
qu’une enfant ! En ce moment
précis, Aden ne pensait plus à Vlad — Vlad qu’il allait devoir
affronter dans un combat perdu d’avance — mais seulement à
Victoria, pauvre petite fille forcée à l’inimaginable, à
l’insoutenable.
Comme il aurait voulu se
précipiter à son secours, la prendre dans ses bras et l’emporter
loin de cette horreur sans nom ! L’homme qui gisait au sol, décapité, n’était autre que
l’amant de sa mère, celui avec qui elle avait tenté de fuir en
abandonnant sa propre enfant, et cette fillette, à ce moment-là,
s’était retrouvée chargée de ramasser les morceaux de cette
catastrophe — dans tous les sens du terme.
Pauvre
Victoria ! Et dire que,
longtemps, il avait jugé sa propre enfance difficile… Mais, en
comparaison de ce qu’elle avait vécu, le cortège de psychiatres, de
parents adoptifs et de foyers avait été une partie de
plaisir.
Pour finir, sa vision se
dissipa, le laissant frissonnant dans le froid de la
nuit.
— Aden, murmura
Victoria en le secouant par l’épaule, réveille-toi !
Quelqu’un vient.
Le jeune homme dut cligner
des yeux à plusieurs reprises pour revenir complètement à la
réalité. Près d’eux, la porte d’entrée
s’ouvrit en grinçant, et Tonya Smart passa le visage par
l’entrebâillement. En les apercevant
sur la balancelle, elle parut surprise.
— Que
voulez-vous ? lança-t-elle avec
véhémence. Il vaut mieux que vous
partiez tout de suite.
Aden n’ayant pas utilisé sa
Voix Vaudou, Mme Smart n’était sans doute sortie de chez elle
que pour s’assurer qu’ils avaient fiché le camp. Mais qu’importe ? Elle était là, c’était l’essentiel. Il se remit sur ses pieds.
— Mes amis sont déjà
passés vous rendre visite, expliqua-t-il. Ils vous ont posé des questions au sujet de votre
mari, et…
— Et elle n’est pas
revenue, comme elle vous l’avait promis. Mais à présent, c’est à mon tour.
Tonya Smart eut un mouvement
de recul, comme si elle allait refermer la porte. Alors, Aden bondit en avant. Il n’en pouvait plus de l’attente, des questions sans
réponse. Victoria avait perdu pour lui sa Voix Vaudou.
Il devait donc l’utiliser à bon
escient. Et c’était le moment ou
jamais.
— Laissez cette porte
ouverte, ordonna-t-il, exprimant sa volonté dans chaque
mot.
Les yeux de Tonya prirent
une expression absente, et elle s’immobilisa.
— Votre beau-frère est
mort sans laisser de famille. Avez-vous gardé ses effets personnels ?
Des photos de lui ?
Il n’y eut pas de
réponse.
Victoria, qui s’était levée
à son tour, prit la main d’Aden et la serra pour
l’encourager.
— Ordonne-lui de te
répondre, lui conseilla-t-elle.
— Dites-moi ce que je
veux savoir, fit-il à l’adresse de Tonya Smart.
Celle-ci, malgré son regard
absent, trouva la force de résister à la détermination
d’Aden.
— Je ne peux
pas.
Victoria secoua la tête,
incrédule.
— C’est
impossible ! Tu lui as donné un
ordre. Elle doit t’obéir.
Même moi, quand je t’entends, je me sens
poussée à tout te dire.
— Je… je ne peux pas,
répéta Tonya.
Aden s’approcha d’elle
lentement, en prenant garde de ne pas l’effaroucher.
Bien qu’il soit beaucoup plus grand qu’elle, la femme ne
bougea pas d’un pouce. Il planta ses
yeux dans les siens. Quelque part sous
l’expression vide, il vit glisser comme une ombre
noire.
Julian la vit aussi, et
poussa une exclamation de stupéfaction.
C’était
quoi, ça ?
— Je
l’ignore, répondit Aden.
Faisant appel à toute sa
détermination, il se concentra de nouveau. Elle allait lui répondre, maintenant.
— Tonya Smart, vous
allez me dire ce que je veux savoir. Immédiatement.
Dans les yeux de la femme,
l’ombre noire parut se figer, avant d’exploser et de
disparaître.
— Oui. J’ai des photographies et des effets
personnels.
Voilà. Aussi simple que ça. Tout
comme la morsure des vampires, le sentiment de contrôle était
délicieux, addictif. Il
poursuivit.
— Donnez-les-moi.
— Bien, répondit-elle
d’une voix neutre avant de disparaître à l’intérieur.
Il lui fallut près d’une
demi-heure pour revenir, au point qu’Aden se demanda un instant si
elle ne s’était pas affranchie de son contrôle et glissée hors de
la maison. Pourtant, elle finit par
réapparaître, une boîte en carton à la main. Victoire !
Dans sa tête, Julian
exécutait l’équivalent d’une danse de joie. Je ne peux pas le
croire ! Avec un peu de chance,
on va trouver une photo de moi !
Remerciant Tonya Smart, Aden
lui prit la boîte des mains avant de s’éloigner de la maison,
Victoria à ses côtés.