25
As-tu vraiment l’intention de me défier, mon jeune ami ?
Les mots de Vlad résonnaient dans l’esprit de Tucker, menaçants et tranchants comme des lames. Un poignard à la main, il faisait les cent pas dans sa chambre d’hôtel minable, le même hôtel que celui où Aden et sa clique avaient fait une halte avant de reprendre la route. Grâce à ses illusions, ils n’avaient jamais soupçonné sa présence, alors qu’il se trouvait au même étage qu’eux. Ce qui l’avait poussé à agir ainsi ? La proximité de Mary Ann, seule source de réconfort pour lui. Malheureusement, cette fois, ça n’avait pas marché. Il avait continué à ressentir, impérieux, tyrannique, l’appel de Vlad.
Et l’Empaleur visait un but bien précis : ce monstre voulait que Tucker assassine sa propre fille ! Et pas seulement elle : tous ceux qui, de près ou de loin, avaient concouru à sa chute — ces cinq adolescents à présent réunis comme les membres d’un même corps : Aden, le moteur, le cœur ; Riley, le bras armé ; Victoria, la bimbo. Non, d’accord, on va dire la cheville ouvrière. Et Mary Ann, le cerveau de la bande.
Pour Vlad, cela ne faisait aucun doute : Tucker aurait déjà dû les éliminer un par un. Par bonheur, le vampire ignorait qu’il avait passé un marché avec le petit groupe, un marché qu’ils seraient bien inspirés d’honorer.
Aden et sa petite copine s’étaient envoyés en l’air dans la chambre d’à côté. Cela, Tucker l’avait entendu, tout comme les conversations idiotes qui avaient suivi. Tu parles d’une guimauve ! Mais, à tout prendre, c’était peut-être préférable à ce qui s’était passé dans l’autre chambre, où Mary Ann et Riley n’avaient pas cesser de hurler. Plus tard, heureusement, les quatre avaient fait leurs bagages et quitté le motel ensemble, pour partir vers Dieu sait quelle destination. Où qu’ils aillent, néanmoins, ils étaient à l’extérieur, bien moins en sécurité que dans leurs chambres. Dehors, ils redevenaient vulnérables, et Tucker pouvait enfin passer à l’attaque. Ce que Vlad l’exhortait à faire.
Tu m’entends, mon jeune ami ? Je n’aime pas qu’on m’ignore. Et ceux qui m’irritent le regrettent en général très vite.
Sans blague ? Tucker ne savait que trop bien ce que l’Empaleur l’avait obligé à faire à Aden, ce qu’il avait obligé Ryder à faire à Shannon. Ces avertissements n’étaient pas vraiment nécessaires…
Son pas résonnait lourdement sur la moquette de la chambre. Comment allait-il se tirer d’un tel guêpier ? S’en tirer sans tuer personne, plutôt… Si Aden mourait, celui-ci ne pourrait pas venir en aide à son petit frère.
Tucker se gratta le crâne avec la pointe du couteau qu’il tenait toujours, comme pour se creuser la cervelle — au sens littéral du terme.
Tu te demandes quoi faire ? Stupide enfant ! Obéis-moi, c’est ta seule chance.
Impossible. Il devait y avoir un moyen d’échapper à l’influence de Vlad.
Si tu me désobéis, je pourrais m’occuper de quelqu’un que tu connais… Tu as oublié ce détail ?
— Comment pourrais-je oublier ça ? rétorqua-t-il. Mais si vous le faites, vous n’aurez plus aucun moyen de pression sur moi.
Etrangement, même si Vlad devenait de plus en plus fort, ce n’était pas le cas de son emprise sur Tucker, qui semblait faiblir d’heure en heure. Raison pour laquelle le souverain déchu faisait peser une menace sur son petit frère — ce garçonnet de six ans qui passait son temps à s’inventer des amis imaginaires parce qu’il était maltraité par son père et tout son entourage — dont Tucker, en premier lieu. Oui, Tucker avait bien souvent pris plaisir à tourmenter son cadet, mais il le regrettait à présent, et aurait tout donné pour qu’il soit heureux. Pour lui sauver la vie.
Misérable larve ! Il existe toujours un moyen pour contrôler les humains.
Il avait raison, mais… Tucker n’était pas entièrement humain, non ?
— Je refuse de faire du mal à qui que ce soit.
Non, il n’assassinerait pas ses amis. Ou devait-il les appeler ses « meilleurs ennemis » ? Car eux, de leur côté, n’hésiteraient pas un instant à le tuer dès qu’ils le verraient — et ils auraient raison, car il ne méritait pas mieux. Mais ils avaient promis de tenter de sauver son petit frère et ils tiendraient parole. Du moins Tucker voulait-il le croire, de toutes ses forces.
Y parviendraient-ils ? Peut-être. Après tout, Aden avait su dompter les bêtes des vampires. Peut-être réussirait-il à retourner celle de Vlad contre lui, qui sait ? La seule chose dont Tucker était certain, c’était qu’il ne pouvait battre à lui seul l’ancien souverain vampire. Il avait besoin d’aide, d’une aide que seul Aden pouvait lui apporter. Le tuer, lui ? Hors de question.
Ce n’est pas à toi de juger ! lança la voix de Vlad dans sa tête. Fais ce que je te dis ! Tue-le ! Tue-les tous ! Je te l’ordonne !
Mû par une volonté plus forte que la sienne, Tucker se dirigea vers la porte, le poignard brandi. Non ! Il ne se laisserait pas entraîner de la sorte ! S’ancrant fermement dans le sol, il parvint à ralentir. Quelques jours plus tôt, il aurait été incapable d’une telle prouesse, et aurait suivi l’impulsion sans résister. Il n’avait pas menti à Victoria : comme il avait fini par le comprendre, son pouvoir augmentait à chaque mauvaise action qu’il commettait.
Dans quelques jours à peine, il parviendrait à résister complètement à l’emprise de Vlad. Oui, mais avait-il quelques jours devant lui ? Et son petit frère ?
Sans doute pas.
Il se passa une main sur la nuque. Il fallait qu’il trouve un plan, et très vite. Dans les circonstances actuelles, il n’y avait qu’une façon d’obtenir ce qu’il voulait. Il avait jusque-là ignoré cette possibilité, bien trop dangereuse à son goût. A présent, il n’avait plus le choix.
— Guidez-moi jusqu’à eux, Majesté, fit-il d’une voix dénuée de toute émotion.
Il put sentir, physiquement, la joie mauvaise de Vlad ruisseler sur lui.
Brave garçon !
***
Essaie encore, dit Julian.
Pour la sixième fois, Aden frappa à la porte de Tonya Smart. Il savait qu’elle se trouvait chez elle (et elle devait bien le regretter en ce moment !), et il n’avait pas l’intention de quitter les lieux avant qu’elle lui ait ouvert. Ou appelé la police pour le chasser, si vraiment ça tournait mal pour eux.
Riley et Mary Ann se trouvaient à quelques kilomètres de là, les yeux fixés sur la maison des Stone. Ils avaient pour mission de s’assurer qu’il s’agissait bien des parents d’Aden. Contre toute attente, celui-ci avait refusé de les accompagner, sous prétexte qu’ils seraient plus efficaces s’ils se séparaient. En réalité, il appréhendait seulement de se retrouver face à face avec les deux personnes qui l’avaient trahi et abandonné.
Il pouvait s’agir, après tout, de gens bien. Peut-être qu’ils ignoraient tout de ses pouvoirs, peut-être qu’ils ne l’avaient pas placé en foyer parce qu’ils avaient peur de lui, mais simplement parce qu’ils n’avaient pas les moyens de faire autrement… Cette pensée le torturait.
Victoria se tenait aux côtés d’Aden, la main dans la sienne. Elle était devenue humaine, et à présent qu’il le savait, il refusait de la quitter des yeux, ne serait-ce que pour un instant. Il fallait que quelqu’un la protège, et ce quelqu’un ce serait lui. Pour toujours. Pas seulement à cause du goût enivrant de son sang, dont il ne se lasserait sans doute jamais, mais aussi et surtout parce qu’elle lui avait donné sa confiance et son amour, parce qu’elle tenait à lui et restait à ses côtés malgré tout ce qu’il avait pu lui faire, tous les chagrins qu’il avait pu lui infliger.
La voix de Julian l’arracha à ses pensées.
Frappe encore.
Après le départ d’Eve, la quatrième âme, les autres voix avaient pendant un temps cessé d’exiger d’Aden qu’il recherche leur véritable identité. Elles étaient effrayées à l’idée de le quitter, tout comme lui de les laisser s’en aller, d’ailleurs. Pourtant, à présent que la vérité était juste à portée de main, Julian avait retrouvé son enthousiasme et sa détermination.
— Tu crois que nous devrions revenir un peu plus tard ? demanda Victoria en jetant un coup d’œil alentour.
— Ça ne changerait rien, répliqua-t-il en cognant de nouveau sur la porte. Elle est ici, je le sais. Je peux la… sentir.
C’était vrai. A sa propre stupéfaction, il parvenait même à entendre, malgré la distance, les battements effrénés du cœur de la femme. Et ce bruit mettrait Junior dans tous ses états.
On dit que les battements du cœur d’une mère apaisent les nourrissons et les aident à s’endormir. Dans le cas du bébé monstre, le bruit du sang pompé dans les artères était plutôt un appel au carnage et au festin.
— Si elle a décidé de ne pas nous ouvrir, notre démarche est totalement inutile, poursuivit Victoria.
Sa voix, à présent, semblait plus basse, rauque et sensuelle comme celle d’une créature de rêve. Etrange comme les nouveaux sens d’Aden lui permettaient de remarquer tous ces détails tout en étant entièrement concentré sur ce qui se passait à l’intérieur de la maison…
— D’accord, nous…
Non ! s’écria Julian. Nous ne partons pas !
— Très bien. Pas encore, concéda Aden.
Un soupir soulagé lui répondit.
Merci.
Aden choisit de s’adresser à la femme qui se cachait dans la maison.
— Madame Smart ? J’aimerais seulement vous parler, lança-t-il à travers la porte. Je vous en prie. C’est une question de vie ou de mort.
Mais il n’y eut aucune réponse, et plusieurs minutes s’écoulèrent en silence.
— Ça ne marche pas, finit par constater Victoria en se mordillant la lèvre. Il y aurait bien une solution, mais… je n’en suis plus capable.
Elle écarquilla les yeux et ils se mirent à pétiller.
— Attends un peu ! Toi, tu peux le faire ! acheva-t-elle.
— Faire quoi ?
— La contraindre. La forcer à te parler, avec le pouvoir de ta voix.
Bien sûr ! Il avait encore du mal à accepter ses nouvelles capacités, mais c’était tout à fait possible !
Pourtant, quelque chose le retenait encore. Levant la tête, il contempla le ciel au-dessus de lui, le ciel piqueté d’étoiles qui s’étendait à perte de vue. Infini comme son nouveau pouvoir. Ainsi, tout le monde lui obéirait, quoi qu’il ordonne. Lui qui avait passé des années à se soumettre — aux docteurs qui lui prescrivaient des médicaments sans cesse plus nombreux, aux parents adoptifs qui exigeaient son obéissance totale en retour de l’affection qu’ils lui fournissaient « gratuitement » (c’est-à-dire contre un bon chèque) — voilà qu’il pouvait enfin renverser les rôles et imposer sa volonté aux autres. A tous les autres !
Ça paraît une bonne idée, commenta Julian. Il parlait de la proposition de Victoria, car il n’avait pas pu suivre la pensée d’Aden.
— Une bonne idée, oui, répondit-il machinalement. Laisse-moi quelques secondes, s’il te plaît.
Parce que ce pouvoir était dangereux. Oui, si Aden commençait, il se pourrait bien qu’il y prenne goût. Qu’il finisse par imposer systématiquement sa volonté aux autres.
Victoria dut comprendre le sens de son hésitation car, d’une voix douce, elle déclara :
— Tu n’aimes pas contraindre les gens, c’est ça ?
— Exactement.
Aden l’attira près de lui, et ils s’assirent sur la balancelle accrochée sous le porche. Pendant quelques instants, ils se turent, le silence troublé seulement par les craquements du bois.
— Tu es la première personne que je rencontre qui a des remords à utiliser la Voix. Rien que pour ça, Aden, je t’admire.
Le compliment fit fondre sa tristesse. Il eut envie de la prendre dans ses bras, là, tout de suite. Ce qui amena une autre pensée dans sa tête : il voulait de nouveau faire l’amour avec elle.
Euh… Là il devrait peut-être se reconcentrer sur leur mission. Pourtant, ce qui s’était passé la nuit précédente — sa première fois ! — restait gravé dans sa mémoire comme un souvenir merveilleux. Ce n’était pas seulement du sexe, loin de là : c’était un tout. C’était de l’avoir fait avec elle, elle qui le comprenait comme personne, qui le connaissait, qui ne le jugeait pas et l’aimait vraiment.
Soudain, une voix de femme, une voix qu’il connaissait, vint le tirer de sa rêverie.
— Je refuse de te parler de lui. J’en suis incapable.
Génial ! Voilà que ça recommençait… Surgie de nulle part, la mère de Victoria apparut dans son champ de vision, dansant comme à son habitude, sa longue robe noire battant sur ses chevilles. Pendant un instant, il soupçonna une entourloupe de Tucker : et si tout cela n’était qu’une des illusions du démon ? Certes, celui-ci devait ignorer à quoi ressemblait Edina… sauf si Vlad le lui avait appris et le poussait à hanter Aden de ces visions inquiétantes.
Non. Impossible. Cette explication ne tenait pas la route. Tucker ne pouvait pas être au courant. Mais que signifiaient ces apparitions, alors ? Pendant qu’ils se trouvaient à l’hôpital, Aden avait envisagé une autre solution : qu’Edina lui apparaisse lorsque Victoria pensait à elle. Là, encore, c’était peu probable, surtout en ce moment.
Et si… bien sûr ! Le sang de Victoria ! Il l’avait bu à deux reprises sans se retrouver à voir le monde à travers ses yeux, comme il s’y était pourtant attendu. Peut-être ces visions étaient-elles un nouveau résultat de leurs échanges de sang ?
Il se concentra sur la vision. Edina semblait en grande conversation avec un interlocuteur, mais Aden ne voyait et n’entendait qu’elle. Je refuse de te parler de lui. De qui donc ne pouvait-elle pas parler ?
— Non. Pas question ! disait-elle. Je l’aime, tu n’as pas besoin d’en savoir davantage. Nous allons nous enfuir. Tu comprends, ma chérie ? Mais je ne peux t’emmener avec moi. Ton père ne l’accepterait pas, tu le sais bien.
Ainsi, c’était à Victoria qu’elle s’adressait ? Et elle s’apprêtait à s’enfuir sans elle ?
— Aden ? lança doucement la vraie Victoria à ses côtés.
— Attends une minute.
Elle dut conclure de sa réponse qu’il écoutait les âmes, et il ne fit rien pour la détromper.
— D’accord. Pas de problème.
Edina parlait de nouveau :
— Je t’écrirai chaque jour, mon trésor. Je te le promets.
Dans la vision, un rayon de soleil vint se poser sur elle, illuminant ses cheveux et les particules en suspension dans l’air. D’un geste de la main, la femme écartait une objection inaudible :
— Ma Vicky adorée… Tu seras très courageuse, tu me le promets ? Allez, maintenant. Si ton père demande à me voir, réponds que je suis dans ma chambre.
Les soupçons d’Aden se confirmaient : c’était bien à Victoria que s’adressait Edina. Un sentiment de compassion et de chagrin lui fit chavirer le cœur. La pauvre. Rien de surprenant à ce qu’elle ait si souvent utilisé sa Voix Vaudou ! Tout, autour d’elle, lui avait échappé. Elle n’avait eu aucun contrôle sur son destin. Forcer des humains à agir selon sa volonté avait constitué la seule échappatoire, le seul moyen d’obtenir ce qu’elle voulait, et encore, dans une toute petite mesure.
Aden ? Que se passe-t-il ? demanda Julian.
— Rien.
Soudain, en un éclair, la vision se transforma. Cette fois, plus de lumière, plus de soleil. Juste les quatre murs sombres d’une vaste pièce, un sol de marbre et un plafond constitué de miroirs.
Au même moment, Aden perdit la connexion avec son corps. Il se mit à voir le monde à travers d’autres yeux que les siens — les yeux de Victoria. Comme il connaissait cette étrange sensation, il parvint à concentrer son attention sur ce qui se passait autour d’elle.
Juste en face, il y avait cet homme, assis sur un trône d’or. Vlad l’Empaleur, de toute évidence. C’était la première fois qu’Aden le voyait en chair et en os — avoir contemplé ses restes calcinés ne comptait pas. Même assis, la silhouette puissante du souverain vampire en imposait, massive et menaçante.
Sous ses cheveux noirs de jais, ses yeux bleu saphir étincelaient d’un feu terrible. Au lieu d’accuser son âge, les fines rides qui ornaient le coin de ses paupières lui conféraient une expression de cruauté et de détermination. Retroussées en une grimace mauvaise, ses lèvres fines comme un trait de poignard étaient tachées de pourpre. Une profonde cicatrice courait de son front à son menton volontaire.
Certaines femmes auraient pu le trouver séduisant… dans le genre serial killer. Torse nu, il étalait sa musculature parfaite et ses larges épaules, dominateur, sûr de lui. Chacun de ses doigts était orné de bagues. Il portait un pantalon moulant beige foncé et des bottes montantes de cavalier.
— Ainsi, tu oses me défier ? lança-t-il.
Bien qu’Aden ignore tout de la langue utilisée par le souverain vampire, il la comprenait parfaitement — puisque cette vision appartenait à Victoria.
— Je relève ton défi, poursuivit Vlad en se levant.
Debout, il était encore plus grand, un véritable colosse, toisant celui à qui il venait de s’adresser.
— Je n’en attendais pas moins de toi, assura celui-ci.
— Tu peux avoir le choix des armes, fit le vampire, magnanime.
La foule en haleine se pressait autour d’eux. Seul Sorin, le frère de Victoria, semblait ne pas partager cette tension. Son visage affichait une expression de résignation alors qu’il se tenait au garde-à-vous sur l’estrade où se dressait le trône, à quelques centimètres seulement d’Aden, enfin, de Victoria.
Lorsque celle-ci leva les yeux sur un miroir accroché contre un mur, Aden put se voir, ou plutôt la voir. Elle devait avoir deux ans de plus que dans la vision où elle était fouettée. Elle soutenait sa mère en pleurs, visiblement terrifiée. Victoria, elle, conservait une expression impassible. Pourtant, sa main serrait si fort celle d’Edina qu’elle en avait perdu toutes ses couleurs. De l’extérieur, elle paraissait imperturbable, mais elle était en réalité bouleversée et terrifiée.
— Je choisis l’épée, décida celui qui avait défié Vlad.
— Très bon choix, approuva celui-ci en descendant les marches de l’estrade. Quel lieu ? Quelle date ?
— Ici, et maintenant.
Le souverain vampire approuva d’un hochement de tête :
— Nous sommes du même avis, alors.
— Seulement sur ce point.
Quelqu’un, dans la foule, lança une épée à chaque combattant. Tendant aussitôt la main, tous deux s’en saisirent avec aisance. Dans le même mouvement, le prétendant qui avait défié Vlad se précipita sur lui, lame en avant.
Jusqu’au dernier instant, le vampire resta immobile, sans réaction. Mais à l’ultime seconde, il esquiva et frappa d’un mouvement incroyablement fluide et rapide. Il y eut un éclair de lames, et le sang jaillit, cascadant sur le sol.
L’autre assaillant tomba à genoux, une main sur la poitrine, émettant d’étranges gargouillis. Dans ses yeux exorbités se lisaient la surprise, l’incompréhension face à la soudaineté de sa défaite. Sans lui laisser le temps de bouger, Vlad, d’un mouvement parfaitement maîtrisé, leva son épée et frappa de nouveau.
La tête du vampire roula sur le parquet, sous les hoquets horrifiés de la foule.
— A qui le tour ? lança l’Empaleur en essuyant négligemment le revers de sa main sur son pantalon. Si quelqu’un d’autre a envie de me défier, qu’il n’hésite pas. Je suis à sa disposition.
Eclatant en sanglots, Edina se précipita hors de la salle, laissant derrière elle sa petite fille terrifiée. Vlad, alors, se tourna vers celle-ci, et d’une voix pleine de dureté laissa tomber ces mots :
— Pourquoi n’as-tu pas retenu ta mère, petite sotte ? C’est son amant qui gît devant toi. Tu l’aurais appelé Père, j’en suis certain. Et tu aurais aimé ça.
— Non ! Je… je…
— Silence ! Tu peux garder tes piètres excuses et tes dénégations. Disparais, poursuivit-il avec un geste de la main. Ramasse cette tête et va la planter sur un pieu. C’est à toi que revient cette tâche, et si tu ne l’accomplis pas, ta propre tête connaîtra le même sort.
Les mains agitées de tremblements incontrôlables, la jeune Victoria se précipita pour obéir à ces ordres et entreprit de mener à bien la monstrueuse corvée que son père lui imposait.
Et dire qu’elle n’était qu’une enfant ! En ce moment précis, Aden ne pensait plus à Vlad — Vlad qu’il allait devoir affronter dans un combat perdu d’avance — mais seulement à Victoria, pauvre petite fille forcée à l’inimaginable, à l’insoutenable.
Comme il aurait voulu se précipiter à son secours, la prendre dans ses bras et l’emporter loin de cette horreur sans nom ! L’homme qui gisait au sol, décapité, n’était autre que l’amant de sa mère, celui avec qui elle avait tenté de fuir en abandonnant sa propre enfant, et cette fillette, à ce moment-là, s’était retrouvée chargée de ramasser les morceaux de cette catastrophe — dans tous les sens du terme.
Pauvre Victoria ! Et dire que, longtemps, il avait jugé sa propre enfance difficile… Mais, en comparaison de ce qu’elle avait vécu, le cortège de psychiatres, de parents adoptifs et de foyers avait été une partie de plaisir.
Pour finir, sa vision se dissipa, le laissant frissonnant dans le froid de la nuit.
— Aden, murmura Victoria en le secouant par l’épaule, réveille-toi ! Quelqu’un vient.
Le jeune homme dut cligner des yeux à plusieurs reprises pour revenir complètement à la réalité. Près d’eux, la porte d’entrée s’ouvrit en grinçant, et Tonya Smart passa le visage par l’entrebâillement. En les apercevant sur la balancelle, elle parut surprise.
— Que voulez-vous ? lança-t-elle avec véhémence. Il vaut mieux que vous partiez tout de suite.
Aden n’ayant pas utilisé sa Voix Vaudou, Mme Smart n’était sans doute sortie de chez elle que pour s’assurer qu’ils avaient fiché le camp. Mais qu’importe ? Elle était là, c’était l’essentiel. Il se remit sur ses pieds.
— Mes amis sont déjà passés vous rendre visite, expliqua-t-il. Ils vous ont posé des questions au sujet de votre mari, et…
— J’ai dit à la jeune fille de ne pas revenir.
— Et elle n’est pas revenue, comme elle vous l’avait promis. Mais à présent, c’est à mon tour.
Tonya Smart eut un mouvement de recul, comme si elle allait refermer la porte. Alors, Aden bondit en avant. Il n’en pouvait plus de l’attente, des questions sans réponse. Victoria avait perdu pour lui sa Voix Vaudou. Il devait donc l’utiliser à bon escient. Et c’était le moment ou jamais.
— Laissez cette porte ouverte, ordonna-t-il, exprimant sa volonté dans chaque mot.
Les yeux de Tonya prirent une expression absente, et elle s’immobilisa.
— Votre beau-frère est mort sans laisser de famille. Avez-vous gardé ses effets personnels ? Des photos de lui ?
Il n’y eut pas de réponse.
Victoria, qui s’était levée à son tour, prit la main d’Aden et la serra pour l’encourager.
— Ordonne-lui de te répondre, lui conseilla-t-elle.
— Dites-moi ce que je veux savoir, fit-il à l’adresse de Tonya Smart.
Celle-ci, malgré son regard absent, trouva la force de résister à la détermination d’Aden.
— Je ne peux pas.
Victoria secoua la tête, incrédule.
— C’est impossible ! Tu lui as donné un ordre. Elle doit t’obéir. Même moi, quand je t’entends, je me sens poussée à tout te dire.
— Je… je ne peux pas, répéta Tonya.
Aden s’approcha d’elle lentement, en prenant garde de ne pas l’effaroucher. Bien qu’il soit beaucoup plus grand qu’elle, la femme ne bougea pas d’un pouce. Il planta ses yeux dans les siens. Quelque part sous l’expression vide, il vit glisser comme une ombre noire.
Julian la vit aussi, et poussa une exclamation de stupéfaction.
C’était quoi, ça ?
— Je l’ignore, répondit Aden.
Faisant appel à toute sa détermination, il se concentra de nouveau. Elle allait lui répondre, maintenant.
— Tonya Smart, vous allez me dire ce que je veux savoir. Immédiatement.
Dans les yeux de la femme, l’ombre noire parut se figer, avant d’exploser et de disparaître.
— Oui. J’ai des photographies et des effets personnels.
Voilà. Aussi simple que ça. Tout comme la morsure des vampires, le sentiment de contrôle était délicieux, addictif. Il poursuivit.
— Donnez-les-moi.
— Bien, répondit-elle d’une voix neutre avant de disparaître à l’intérieur.
Il lui fallut près d’une demi-heure pour revenir, au point qu’Aden se demanda un instant si elle ne s’était pas affranchie de son contrôle et glissée hors de la maison. Pourtant, elle finit par réapparaître, une boîte en carton à la main. Victoire !
Dans sa tête, Julian exécutait l’équivalent d’une danse de joie. Je ne peux pas le croire ! Avec un peu de chance, on va trouver une photo de moi !
Remerciant Tonya Smart, Aden lui prit la boîte des mains avant de s’éloigner de la maison, Victoria à ses côtés.
Direction le motel, à présent, où ils pourraient étudier tout à loisir le contenu du carton. Ils avaient eu de la chance. Il fallait espérer que Mary Ann et Riley en aient eu aussi.