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Un flot de souvenirs
envahissait Aden. Pas les siens.
Ceux de Julian. Autant d’images bouleversantes. Car Julian était bel et bien Robert Smart — oui, le
jumeau à lunettes, celui qui perdait ses cheveux. Daniel, lui, avait été le plus beau, le plus fort et le
plus malin. Pour autant, il n’avait pas
vraiment été aimé par ses parents. Férus
de sciences occultes, ceux-ci lui préféraient Robert, qui avait
montré dès sa naissance des aptitudes étonnantes dans ce
domaine. Ainsi, Daniel avait conçu une
jalousie maladive à l’égard de son frère et de ses pouvoirs
surnaturels.
Par dépit, il s’était lancé
dans l’étude de la magie noire et des sciences occultes, creusant
et fouillant à la recherche de révélations — révélations qui
l’avaient conduit jusqu’au sacrifice humain, celui de
Robert.
Un être humain normal n’aurait
jamais suivi une telle voie, mais Daniel n’avait rien de
normal. Il était l’enfant de parents qui
donnaient aveuglément foi à tout ce qui touchait au mystique et au
surnaturel, à la magie et aux revenants.
C’était sans doute la raison
pour laquelle ils avaient tant aimé Robert — et pour laquelle
Daniel avait fini par s’en prendre à lui.
Par une nuit de décembre,
dix-sept ans plus tôt, Daniel avait appelé son frère au téléphone
et lui avait demandé de le rejoindre à l’hôpital. Robert avait accepté, espérant ramener son jumeau dans
le droit chemin. Mais il n’avait pas eu l’occasion de
discuter : Daniel l’avait poignardé à de multiples reprises,
tout ça pour lui voler ses pouvoirs.
Pour se défendre, Robert, qui
contrôlait sa capacité à ressusciter les morts, avait réveillé les
cadavres de la morgue. Trop tard,
néanmoins. Les zombies avaient fait
disparaître son corps en le dévorant, et ils avaient tué Daniel
avant d’être abattus par les secours.
C’est à ce moment que l’âme de
Robert s’était échappée pour se réfugier dans l’esprit
d’Aden. Que de souvenirs
affreux !
Et ce
n’est pas tout, poursuivit
Julian-Robert d’une voix triste. Daniel avait lancé un sort à
Tonya. J’étais amoureux d’elle, depuis
toujours, mais c’était lui qu’elle aimait. Jusqu’au moment où elle a compris qu’il était fou à
lier. Alors, elle a voulu le quitter,
mais il l’en a empêchée par un sortilège d’amour éternel.
J’ai voulu la libérer, et j’y serais parvenu…
si mon frère ne m’avait pas assassiné avant.
— Aden ? lança Victoria
d’une voix douce.
Il ne l’écouta pas, préférant
se concentrer sur ce qui se passait dans sa tête.
— Nous pourrions la
débarrasser de ce sort à présent, non ?
En émettant cette suggestion,
il fut envahi d’une vague de tristesse. Car, quoi qu’il fasse, Julian ne tarderait plus à le
quitter. Julian, toujours de bonne
humeur, fin et malin… Il aurait aimé le garder pour toujours, comme
une part de lui-même, comme un frère.
— Aden ?
l’interpella de nouveau Victoria.
J’ignore
comment nous y prendre, expliqua Julian/Robert. Je ne connais pas l’envoûtement exact qu’a employé
Danny. C’est pour cela que je me suis
rendu à l’hôpital, ce soir-là : tenter de l’obliger à me
révéler le sortilège par la ruse, afin de
l’annuler.
— Aden, s’il te
plaît ?
Et si tu
remontais dans le passé de Tonya ? Nous pourrions apprendre quelle était cette fameuse
formule.
— Aden !
Attends
un peu, intervint Elijah avant
qu’Aden ait pu répondre à Victoria. S’il fait ça, et qu’il entend le
sortilège, il risque — nous risquons ! — de tomber à notre tour amoureux de
Daniel. Je ne crois pas que ce soit le
résultat escompté…
Peut-être, mais ce n’est pas certain. Le jeu en vaut la chandelle, estima Julian.
Chaque fois qu’une des âmes
était directement concernée — et seulement dans ce cas —, elle
trouvait que les risques encourus par Aden étaient
justifiés.
Il n’est
pas remonté dans le passé pour sauver mes sorcières,
intervint Caleb, hors de question qu’il le fasse pour
cette femme !
Il a dit
qu’il ferait tout pour nous aider, rétorqua Julian. Désenvoûter Tonya est peut-être mon dernier souhait, et
s’il faut remonter dans le temps pour y parvenir, il le
fera.
— S’il vous
plaît, gémit Aden. Il doit exister un
autre moyen. Je vous l’ai déjà
dit : le voyage dans le temps est trop dangereux.
— Aden !
Cette fois, Victoria avait
empoigné son épaule et le secouait. Il
revint brutalement à la réalité.
— Victoria,
je…
Ses mots s’étranglèrent dans
sa gorge. Devant lui se tenait Joe Stone, son propre
père, qui pointait sur lui le canon d’un fusil. Immédiatement, Aden bondit sur ses pieds, s’interposant
entre l’arme et Victoria. Dans son
crâne, Junior, excité par le pic d’adrénaline, poussa un grondement
sourd. Mais pourquoi n’avait-il pas
effectué ce fichu tatouage qui lui aurait permis de le
contrôler ? Trop tard, de toute
façon. Pour retrouver son calme, il
s’efforça de respirer profondément. Cette fois, il n’allait pas se laisser emporter par ses
émotions.
— Comment m’avez-vous
retrouvé ? demanda-t-il.
Joe Stone le regarda avec un
air conquérant.
— Tu crois vraiment que
je t’aurais tatoué sans ajouter un sortilège pour savoir à tout
moment où tu te trouves ?
Ainsi, tout au long de sa
vie, son père aurait pu le retrouver, et il ne l’avait pas
fait. Jusqu’à aujourd’hui.
Ne réagis pas.
C’est ce qu’il cherche.
— Très bien,
petit. A présent, tu peux te
rasseoir. Pas la peine de défendre ton
amie : si j’avais voulu m’en prendre à elle, je l’aurais fait
depuis longtemps. Allez, continua-t-il
en tapotant légèrement la détente.
Aden obtempéra, s’asseyant de
manière à protéger le plus possible le corps de Victoria.
Elle tremblait, terrifiée.
— Je suis désolée,
murmura-t-elle dans un souffle.
— Tu n’as pas de raison
de l’être.
— Il est entré sans
bruit, et…
Aden lui caressa le genou en
un geste de réconfort.
— A ta place, je ne
bougerais pas trop, l’avertit Joe. Ça
me rend nerveux, et j’ai la gâchette facile.
Durant tout cet échange,
Tonya était restée parfaitement immobile et silencieuse, comme si
elle n’était pas là.
— Je lui ai administré
un tranquillisant, expliqua Joe Stone quand il vit qu’Aden la regardait.
Une seule piqûre, et la voilà dans les
vapes. Tu sais quoi ?
A force d’avoir à sauver sa peau, on finit par
connaître quelques petits tours.
Bien. Ainsi, son pseudo-père voulait parler. Le danger immédiat était momentanément
écarté.
— Vous avez l’air
amer. Même à votre âge, c’est
surprenant. Vous n’êtes pas le seul à
avoir eu une vie difficile.
Le grondement de Junior se
fit plus puissant, couvrant les voix des âmes.
— Tu parles de
toi ? commenta Joe Stone avec une
expression amusée. Tu penses vraiment
avoir eu une vie plus difficile que la mienne ?
Surtout,
ne te laisse pas atteindre par ça. Continue à le provoquer.
— Je pense que
vous êtes lamentable. Et le dernier qui
m’a menacé d’une arme le regrette encore. Enfin, plus vraiment, parce qu’il est
mort.
Joe ricana et posa une main
sur son cœur, faussement ému.
— Mon fils, un
meurtrier… Je suis si fier de toi !
Pour la première fois, Joe
Stone admettait leur lien filial — mais noyé dans une ironie
cruelle qui blessait Aden plus que n’importe quelle
arme.
— Et vous-même, vous
n’avez jamais tué pour sauver votre vie, espèce de…
Ne pas
se laisser atteindre !
Il respira, longuement,
posément, pendant que Victoria, le visage impassible, resserrait
son étreinte sur sa main. Elle
tremblait de tous ses membres. Junior
poussa un nouveau rugissement. Non, il
ne fallait pas. Malgré tout le mépris qu’il éprouvait à présent pour
son… pour cet homme (non, plus jamais il ne l’appellerait son
père !), il refusait qu’il finisse déchiqueté par les
griffes de Junior.
— Au fait, je t’ai
entendu parler tout seul. C’est
beaucoup plus intéressant aujourd’hui que quand tu avais trois ans,
tu sais ? Son premier mot a
été Lijah, précisa-t-il
en s’adressant à Victoria. Ensuite, il
y a eu Juju, puis
Caeb.
Il n’était pas très fort en
prononciation.
J’étais
le dernier, alors ? fit
Caleb. Merci
beaucoup, Raa-den !
Mais ce n’était pas le moment
de se laisser distraire par une conversation avec les âmes.
Il n’y avait pas la moindre trace d’affection
dans les paroles de Joe. De toute
évidence, il cherchait à blesser Aden au plus profond de lui-même,
à l’assassiner de ses sarcasmes.
Le genre de meurtre que la
loi ne punissait pas…
Victoria fit claquer sa
langue.
— Vous savez, Joe
— je peux vous appeler Joe, n’est-ce pas ?
—, je suppose que si Aden s’est d’abord
adressé aux âmes, c’est parce qu’elles étaient plus proches et plus
attentionnées que vous ne l’avez jamais été. Ça donne à réfléchir, non ?
Une expression de colère
contracta les mâchoires de Joe, et Aden serra la main de Victoria
dans la sienne. Il fallait qu’elle
s’arrête, qu’elle cesse de provoquer cet homme. Certes, Aden lui-même avait commencé mais il était
moins vulnérable qu’elle. De toute
façon, Joe Stone était armé et dangereux, et mieux valait changer
de technique.
— Cessez vos
enfantillages, et passons aux choses sérieuses, fit ce dernier,
imperturbable. Pourquoi veux-tu
retourner dans le passé de cette femme ?
Devait-il lui
répondre ? Après tout, pourquoi
pas ?
— Je ne veux pas le
faire. Mais on lui a jeté un sort, que
je veux lever, et j’ai besoin de savoir de quel sort il
s’agissait.
— Tu ne le sais
pas ?
Joe avait posé la question
comme s’il s’adressait à un enfant particulièrement
obtus.
— Non. Pourquoi, vous êtes capable de déterminer un sort en
regardant la personne qui l’a subi ?
— Attends un peu, mon
gars. Tu veux dire que tu as le pouvoir
de voyager dans le passé, et que visiblement tu es le roi des
vampires et des loups-garous, mais tu ne peux pas lire un
sort ? Tu ne peux pas déchiffrer
les vibrations magiques ?
Encore une fois, il lui
parlait comme à un demeuré.
— Et vous le
pouvez ? répéta Aden.
Attendez. J’ai
compris. Vous avez un tatouage pour ça
aussi.
L’homme blond
opina.
— Exactement.
Mais dis-moi, en quoi cette femme est-elle
importante pour toi ?
— Elle ne l’est
pas.
Dis
donc ! s’écria
Julian.
— Alors pourquoi
diable…
— En revanche, reprit
Aden, elle compte beaucoup pour une des âmes dans ma
tête.
D’accord. Je
t’excuse.
— Les
âmes. Evidemment. Elles ont toujours tellement compté pour
toi…
Puis se tournant vers
Tonya :
— Avec joie,
répondit-elle comme par automatisme. Feuille, stylo.
Elle se leva et s’éloigna
d’un pas hésitant, totalement inconsciente de ce qui se tramait
autour d’elle et du danger qu’elle encourait.
Victoria fit mine de se
lever à son tour et de la suivre, mais Joe agita son pistolet de
manière menaçante et elle se rassit.
— Vous ne pensez pas
qu’elle va s’enfuir ?
— Non, répondit-il,
laconique. Elle est droguée, elle ne
fera que ce qu’on lui dit.
Ce n’était pas forcément
malin de l’admettre…
Victoria observa
attentivement le visage de Joe Stone avant de lâcher, d’un ton
calme :
— Vous savez, je crois
que vous êtes encore pire que mon père. Et pourtant, il aimait me fouetter avec un martinet
juste pour le plaisir.
— Ah oui ?
Et qui est ton père, ma
jolie ?
De nouveau, Aden serra le
genou de Victoria pour qu’elle se taise. Joe affichait une telle haine envers les créatures
surnaturelles qu’il n’hésiterait peut-être pas à s’en prendre à
elle, pour la punir de ses origines.
N’obtenant pas de réponse,
néanmoins, Joe se désintéressa d’elle pour se retourner vers
Aden.
— Ainsi, tu as choisi
une fille fragile qui avait des problèmes avec son père.
J’ai l’impression que nous sommes plus
semblables que je ne le croyais.
Pardon ?
Etait-il en train de parler de la mère
d’Aden ? Celui-ci ne se retint
qu’à grand-peine de poser la question. En dépit de tout, il brûlait toujours d’obtenir
de nouvelles
informations à son sujet. A quoi
ressemblait-elle ? Avait-elle,
comme Joe, souhaité qu’il disparaisse, ou ne s’était-elle séparée
de lui qu’à contrecœur ? Ces
questions le hantaient depuis toujours. Où était Paula Stone en ce moment ?
Etait-ce la femme que Riley et Mary Ann
avaient vue dans la voiture, aux côtés de Joe ?
— Ne te pose pas trop
de questions, fit Joe, qui avait suivi ses pensées.
Et ne m’en pose pas, surtout.
En dépit de cette
interdiction, Aden faillit ouvrir la bouche, mais Tonya Smart
arriva juste à cet instant, tendant un bloc et un stylo à Joe avant
de se rasseoir à côté de lui. Sans
baisser le canon du revolver, il posa le bloc sur son genou et se
mit à écrire de l’autre main. Quand il
eut terminé, il déchira la feuille sur laquelle il avait écrit et
la posa sur la table basse.
— Maintenant, tu ne
pourras plus dire que je ne t’ai jamais aidé, fit-il en lançant à
Aden un regard inexpressif.
Ne
réagis pas !
Il avait beau tout faire
pour rester calme, son cœur se mit à battre la chamade, provoquant
un nouvel accès de rage de la part de Junior. Se penchant en avant, il tenta de déchiffrer ce qui
était inscrit sur le papier.
— C’est pour
Mme Smart, expliqua Joe. Son
billet de retour dans le monde réel.
Disait-il la
vérité ? Qu’importe.
On verrait bien.
— Je suppose que vous
attendez des félicitations ?
Ignorant sa remarque
sarcastique, Joe se pencha vers Tonya Smart et lui dit d’une voix
douce :
— Tonya, il va falloir
être une grande fille. Restez
tranquille et écoutez ce que va dire Aden. Vous allez lui obéir, d’accord ?
Ensuite, Joe posa son regard
noir sur son fils.
— Comment t’expliquer
ça ? Disons que les sorts sont
définitifs à moins que celui qui les lance ne se garde une porte de
sortie. Dans ma tête, je peux entendre
l’envoûtement qu’a proféré ce fameux Daniel, et comme je te l’ai
dit, il a laissé un moyen d’y mettre un terme. Sans doute parce qu’il avait peur de cesser de
l’aimer, lui, ou qu’il voulait pouvoir la blesser et la faire
souffrir… Bref, il avait ses raisons. Si tu prononces les mots inscrits sur le papier, le
sort sera brisé.
Non, Aden ne remercierait
pas Joe Stone. C’était trop
peu. Trop tard.
— Ne cherche pas à me
retrouver, Aden. Laisse-nous
tranquilles, ta mère et moi. Je suis
certain que tes amis t’ont parlé des jouets dans notre
maison. Oui, tu as une petite sœur, et
non, tu ne peux pas la rencontrer. Elle n’est pas comme toi. Tout ce que tu lui amènerais, ce serait de la
souffrance et du danger.
Tout ça, Aden le savait
déjà, mais l’entendre de la bouche de Joe, et comprendre qu’il ne
pourrait jamais voir sa sœur, la tenir dans ses bras, la protéger
contre les garçons… Aden n’avait pas pleuré quand on l’avait
poignardé. Pourtant, à cet instant, il
avait les larmes aux yeux.
— Je ne suis venu que
pour ça, reprit Joe, insensible à la douleur qu’il infligeait à son
fils. Pour te dire de rester à l’écart
d’elle. De ne pas chercher à nous
retrouver. Ça ne pourrait rien amener
de bon.
Bang,
bang. Junior, dans son crâne, tapait de plus en plus
fort.
Couché. Reste
tranquille.
— Tu ne m’as pas tué, et je ne t’ai pas tué, conclut
Joe. Restons-en là,
d’accord ? Et disons-nous
adieu. Pour toujours.
— Vous pourriez au
moins lui donner une photo de sa sœur ! s’exclama Victoria, qui comprenait la peine
d’Aden.
— Hors de
question. Croyez-moi, il vaut mieux
couper les ponts une bonne fois pour toutes.
Sur ces mots, il se leva et
quitta la pièce. Arrivé devant la
porte, il parut hésiter, comme s’il avait encore quelque chose à
dire. Mais au final, il n’ajouta rien
et sortit en claquant la porte.
Comment osait-il faire ça à
Aden ? S’enfuir, l’abandonner une
nouvelle fois ? Il ne pouvait
s’empêcher d’imaginer ce qu’aurait été sa vie si Joe l’avait aimé,
s’il l’avait élevé et éduqué comme un vrai père.
Son désarroi devait affecter
Junior, car celui-ci poussa un cri à lui crever les
tympans.
Calme. Tout va
bien.
Entourant Aden de ses bras,
Victoria vint s’asseoir sur ses genoux et entreprit de le
consoler.
— J’ai si mal pour toi,
Aden… Il ne te mérite pas, tu sais ?
C’était sans doute ce
qu’elle s’était dit — ou ce que Riley lui avait dit
— quand son propre père l’avait rejetée. En tout cas, ces paroles réconfortèrent Aden, et il
lui rendit son étreinte, se laissant enivrer de son odeur
suave. Très vite, il se mit à saliver,
mais il resta sur ses gardes : non, il ne voulait pas de son
sang. Dans cet instant à la fois
tendre et fort, il ne prendrait que ce qu’elle lui offrait.
Peu à peu, ses pulsions s’éteignirent, tout
comme les aboiements de Junior.
Aden,
je t’en prie…
Julian était son ami, et il
l’aiderait, quoi qu’il lui en coûte. Avec un dernier baiser sur la tempe de Victoria, Aden
se sépara d’elle et saisit sur la table basse le bout de papier sur
lequel Joe Stone avait écrit la formule. En la lisant, il ne put réprimer une grimace.
Ça,
c’était censé marcher ?
S’approchant de Tonya, il
lui lança :
— Regardez-moi, s’il
vous plaît.
La femme obéit sans
hésiter.
J’espère que la formule
fonctionne, murmura Julian,
anxieux.
Aden en doutait : les
mots écrits par son père paraissaient trop simples, trop
évidents. N’importe qui aurait pu les
inventer, et la formule semblait bien trop artificielle.
Qu’importe, il n’y avait qu’une façon de le
savoir…
— Tonya Smart, ton cœur
et ton âme n’appartiennent qu’à toi. L’amour peut se faner, l’amour peut disparaître, mais
seule la vérité te rendra ton libre arbitre.
La femme le regarda en
battant des paupières.
— Elle est sous
tranquillisants, fit remarquer Victoria. C’est peut-être pour ça qu’il n’y a pas encore de
réaction.
— Tonya, vous allez
lutter pour vous débarrasser de l’effet des drogues, intima
Aden.
Comme précédemment, elle lui
obéit. Il faut dire qu’Aden était
plutôt fort avec sa Voix Vaudou.
De nouveau, la veuve du
Dr Smart battit des paupières, et ses yeux perdirent leur
étrange fixité. On put alors y
distinguer clairement les ombres noires qui s’agitaient à la
surface. Son corps se plia en
deux d’un seul
coup, si violemment qu’elle en tomba du fauteuil. Recroquevillée sur le sol, elle se mit à hurler et à
trembler de tous ses membres.
Aden se redressa,
alarmé. Comment aider la pauvre
femme ?
Oh, je
t’en prie, fais que ça s’arrête ! supplia Julian.
— Je ne sais pas quoi
faire…
Horrifié, il ne put que
regarder ce qui se passait : les ombres noires dans les yeux
de Tonya parurent grandir et sortir d’elle par chacun de ses pores,
avec des hurlements déchirants — sans doute tous les cris de
rage, de dépit et de frustration que la pauvre femme n’avait pu
pousser durant les longues années qu’avaient duré sa
malédiction.
Pendant d’interminables
secondes, les ombres stagnèrent dans la pièce comme un brouillard
épais. Lorsque Aden se rapprocha de
Victoria, elles s’élevèrent enfin et disparurent par le plafond,
comme effrayées, laissant derrière elles un profond
silence.
Tonya se redressa et
s’appuya contre le canapé. Sa robe
était trempée de sueur, son visage était écarlate et elle pleurait
en silence, secouée de longs sanglots.
— Oh, seigneur… mais
que s’est-il passé ?
Victoria fit mine de
s’approcher d’elle pour la réconforter, mais la femme la repoussa
d’un geste :
— Ne me touchez
pas ! Sortez d’ici !
Quittez ma maison ! Je vous déteste, je vous déteste tous.
Et surtout lui. Oh, comme je le hais !
— Julian… Robert,
souffla doucement Aden. As-tu quelque
chose de spécial à lui dire ?
Il y eut un silence avant
que l’esprit ne réponde.
Non. Elle n’est pas en
état de m’écouter. De toute
façon, je ne
sais pas par quoi commencer. Je l’ai
aimée, bien sûr, mais c’était il y a longtemps, et tout a
changé. En tout cas, je ne pouvais pas
la laisser emprisonnée dans le sortilège de Daniel.
Elle est libre, enfin libre,
termina Julian, et c’est tout ce qui
compte.
A mesure qu’il parlait, sa
voix s’était faite plus douce, plus lointaine.
Il partait !
Il était en train de disparaître,
irrémédiablement ! Aden, soudain,
faillit fondre en larmes. A
grand-peine, il retint les mots qui lui venaient aux lèvres.
Reste encore.
Je ne suis pas prêt. A quoi auraient-ils servi, sinon à faire de la peine à
son ami ?
— C… combien de temps
te reste-t-il, à ton avis ? bégaya-t-il.
Peu. Très
peu.
Ce n’était plus qu’un
murmure ténu.
A ce moment, Victoria le
prit par la main.
— Aden ?
lança-t-elle, inquiète.
— Allons-nous-en,
répondit celui-ci.
Oui, mais
comment ? Il était si ému qu’il
tremblait de tous ses membres. Dans
cet état, tenter de les téléporter pouvait s’avérer
dangereux : qui sait où ils risquaient de se
matérialiser ? Il entraîna
Victoria vers la porte d’entrée.
Dehors, l’air était
orageux. De gros nuages gris
s’amoncelaient à l’horizon et le vent s’était levé, comme pour
mieux souligner la tempête des sentiments qui agitait
Aden.
Ils se réfugièrent sous un
bosquet d’arbres, dans la rue.
— Julian ?
appela Aden en se laissant tomber à
genoux.
Je suis
toujours là. Je t’aime, Aden.
Je tenais à te le dire.
Merci
pour tout. Tu as été un hôte
formidable. Je ne pourrai jamais
t’oublier.
Sa voix devenait de plus en
plus ténue, et de nouveau Aden dut se retenir pour ne pas lui crier
de rester. C’était si dur, pour
lui ! Il venait juste de perdre
son père… Joe — en comprenant qu’il ne ferait jamais partie de sa
vie — et voilà qu’il devait dire adieu à son compagnon de toujours…
Ses yeux brûlaient de larmes refoulées.
— Julian, tu as été un
ami merveilleux.
Nous ne
t’oublierons jamais, tu sais, fit à son tour Elijah. Sa
voix résonnait d’un étrange mélange de tristesse et de joie
— joie pour son ami, enfin libéré, et tristesse pour ceux qui
restaient.
Tu sais
quoi, mon pote ? lança
Caleb. J’ai
toujours su que c’était toi, le chauve.
Julian se mit à
rire.
Je vous
aime aussi, les gars. Vous avez été de
vrais boulets, mais je vous aime.
Caleb rit à son
tour.
Des
boulets, pour un fantôme, c’est plutôt bien,
non ?
— Tu vas me
manquer, murmura Aden d’une voix tremblante.
Un
câlin, tous ensemble ? proposa Julian. Ou bien vous trouvez que ça fait trop
sentimental ?
Sentimental ? Ça
fait carrément gay, tu veux dire, rétorqua Caleb. On ne pourrait pas plutôt se taper dans la main,
métaphoriquement ?
Julian rit de nouveau de bon
cœur, mais son rire à présent était à peine
perceptible.
C’est
ce que je disais. Un
boulet.
Dis-lui
qu’elle nous manque, renchérit
Caleb. Nulle trace de sarcasme dans sa
voix à présent : comme tous les autres, il était bouleversé
par cette séparation.
Dire
que c’est la fin…, continua
Julian de sa voix douce. J’ai du mal à y croire. Je ne serai plus là pour entendre les blagues salaces
de Caleb ni les prophéties déprimantes d’Elijah… Et je ne serai
plus là pour te voir, Aden. Je voulais
te dire que tu es la personne la plus droite et la plus aimante que
j’aie jamais rencontrée. Je suis sûr
que tout va bien aller pour toi, mon ami. Je ne suis pas médium, mais je peux te dire que de
grandes choses t’attendent, j’en suis certain.
Cette fois, Aden ne parvient
plus à retenir ses larmes. Elles se
mirent à couler en cascades, chaudes et douces le long de ses
joues.
— Nous nous reverrons,
Julian !
En tout cas, il voulait le
croire. Sans cet espoir, continuer à
se battre lui paraissait impossible.
Je
t’aime tant, répéta
Julian.
Et ce furent ses derniers
mots. A l’intérieur de son corps,
soudain, Aden ne sentit plus que son absence. Rien n’aurait pu le préparer à cela. Longtemps, très longtemps, il resta immobile, enlacé à
Victoria, tous deux laissant couler librement leurs
larmes.
Quand enfin ils se
relevèrent, elle lui murmura :
— Partons,
maintenant. Allons retrouver Riley et
Mary Ann, et puis rentrons chez nous.
— Oh oui.
Chez nous, enfin.