30
Un flot de souvenirs envahissait Aden. Pas les siens. Ceux de Julian. Autant d’images bouleversantes. Car Julian était bel et bien Robert Smart — oui, le jumeau à lunettes, celui qui perdait ses cheveux. Daniel, lui, avait été le plus beau, le plus fort et le plus malin. Pour autant, il n’avait pas vraiment été aimé par ses parents. Férus de sciences occultes, ceux-ci lui préféraient Robert, qui avait montré dès sa naissance des aptitudes étonnantes dans ce domaine. Ainsi, Daniel avait conçu une jalousie maladive à l’égard de son frère et de ses pouvoirs surnaturels.
Par dépit, il s’était lancé dans l’étude de la magie noire et des sciences occultes, creusant et fouillant à la recherche de révélations — révélations qui l’avaient conduit jusqu’au sacrifice humain, celui de Robert.
Un être humain normal n’aurait jamais suivi une telle voie, mais Daniel n’avait rien de normal. Il était l’enfant de parents qui donnaient aveuglément foi à tout ce qui touchait au mystique et au surnaturel, à la magie et aux revenants.
C’était sans doute la raison pour laquelle ils avaient tant aimé Robert — et pour laquelle Daniel avait fini par s’en prendre à lui.
Par une nuit de décembre, dix-sept ans plus tôt, Daniel avait appelé son frère au téléphone et lui avait demandé de le rejoindre à l’hôpital. Robert avait accepté, espérant ramener son jumeau dans le droit chemin. Mais il n’avait pas eu l’occasion de discuter : Daniel l’avait poignardé à de multiples reprises, tout ça pour lui voler ses pouvoirs.
Pour se défendre, Robert, qui contrôlait sa capacité à ressusciter les morts, avait réveillé les cadavres de la morgue. Trop tard, néanmoins. Les zombies avaient fait disparaître son corps en le dévorant, et ils avaient tué Daniel avant d’être abattus par les secours.
C’est à ce moment que l’âme de Robert s’était échappée pour se réfugier dans l’esprit d’Aden. Que de souvenirs affreux !
Et ce n’est pas tout, poursuivit Julian-Robert d’une voix triste. Daniel avait lancé un sort à Tonya. J’étais amoureux d’elle, depuis toujours, mais c’était lui qu’elle aimait. Jusqu’au moment où elle a compris qu’il était fou à lier. Alors, elle a voulu le quitter, mais il l’en a empêchée par un sortilège d’amour éternel. J’ai voulu la libérer, et j’y serais parvenu… si mon frère ne m’avait pas assassiné avant.
— Aden ? lança Victoria d’une voix douce.
Il ne l’écouta pas, préférant se concentrer sur ce qui se passait dans sa tête.
— Nous pourrions la débarrasser de ce sort à présent, non ?
En émettant cette suggestion, il fut envahi d’une vague de tristesse. Car, quoi qu’il fasse, Julian ne tarderait plus à le quitter. Julian, toujours de bonne humeur, fin et malin… Il aurait aimé le garder pour toujours, comme une part de lui-même, comme un frère.
— Aden ? l’interpella de nouveau Victoria.
J’ignore comment nous y prendre, expliqua Julian/Robert. Je ne connais pas l’envoûtement exact qu’a employé Danny. C’est pour cela que je me suis rendu à l’hôpital, ce soir-là : tenter de l’obliger à me révéler le sortilège par la ruse, afin de l’annuler.
— Aden, s’il te plaît ?
Et si tu remontais dans le passé de Tonya ? Nous pourrions apprendre quelle était cette fameuse formule.
— Aden !
Attends un peu, intervint Elijah avant qu’Aden ait pu répondre à Victoria. S’il fait ça, et qu’il entend le sortilège, il risque — nous risquons ! — de tomber à notre tour amoureux de Daniel. Je ne crois pas que ce soit le résultat escompté…
Peut-être, mais ce n’est pas certain. Le jeu en vaut la chandelle, estima Julian.
Chaque fois qu’une des âmes était directement concernée — et seulement dans ce cas —, elle trouvait que les risques encourus par Aden étaient justifiés.
Il n’est pas remonté dans le passé pour sauver mes sorcières, intervint Caleb, hors de question qu’il le fasse pour cette femme !
Il a dit qu’il ferait tout pour nous aider, rétorqua Julian. Désenvoûter Tonya est peut-être mon dernier souhait, et s’il faut remonter dans le temps pour y parvenir, il le fera.
— S’il vous plaît, gémit Aden. Il doit exister un autre moyen. Je vous l’ai déjà dit : le voyage dans le temps est trop dangereux.
— Aden !
Cette fois, Victoria avait empoigné son épaule et le secouait. Il revint brutalement à la réalité.
— Victoria, je…
Ses mots s’étranglèrent dans sa gorge. Devant lui se tenait Joe Stone, son propre père, qui pointait sur lui le canon d’un fusil. Immédiatement, Aden bondit sur ses pieds, s’interposant entre l’arme et Victoria. Dans son crâne, Junior, excité par le pic d’adrénaline, poussa un grondement sourd. Mais pourquoi n’avait-il pas effectué ce fichu tatouage qui lui aurait permis de le contrôler ? Trop tard, de toute façon. Pour retrouver son calme, il s’efforça de respirer profondément. Cette fois, il n’allait pas se laisser emporter par ses émotions.
— Comment m’avez-vous retrouvé ? demanda-t-il.
Joe Stone le regarda avec un air conquérant.
— Tu crois vraiment que je t’aurais tatoué sans ajouter un sortilège pour savoir à tout moment où tu te trouves ?
Ainsi, tout au long de sa vie, son père aurait pu le retrouver, et il ne l’avait pas fait. Jusqu’à aujourd’hui. Ne réagis pas. C’est ce qu’il cherche.
— Très bien, petit. A présent, tu peux te rasseoir. Pas la peine de défendre ton amie : si j’avais voulu m’en prendre à elle, je l’aurais fait depuis longtemps. Allez, continua-t-il en tapotant légèrement la détente.
Aden obtempéra, s’asseyant de manière à protéger le plus possible le corps de Victoria. Elle tremblait, terrifiée.
— Je suis désolée, murmura-t-elle dans un souffle.
— Tu n’as pas de raison de l’être.
— Il est entré sans bruit, et…
Aden lui caressa le genou en un geste de réconfort.
— A ta place, je ne bougerais pas trop, l’avertit Joe. Ça me rend nerveux, et j’ai la gâchette facile.
Durant tout cet échange, Tonya était restée parfaitement immobile et silencieuse, comme si elle n’était pas là.
— Je lui ai administré un tranquillisant, expliqua Joe Stone quand il vit qu’Aden la regardait. Une seule piqûre, et la voilà dans les vapes. Tu sais quoi ? A force d’avoir à sauver sa peau, on finit par connaître quelques petits tours.
Bien. Ainsi, son pseudo-père voulait parler. Le danger immédiat était momentanément écarté.
— Vous avez l’air amer. Même à votre âge, c’est surprenant. Vous n’êtes pas le seul à avoir eu une vie difficile.
Le grondement de Junior se fit plus puissant, couvrant les voix des âmes.
— Tu parles de toi ? commenta Joe Stone avec une expression amusée. Tu penses vraiment avoir eu une vie plus difficile que la mienne ?
Surtout, ne te laisse pas atteindre par ça. Continue à le provoquer.
— Je pense que vous êtes lamentable. Et le dernier qui m’a menacé d’une arme le regrette encore. Enfin, plus vraiment, parce qu’il est mort.
Joe ricana et posa une main sur son cœur, faussement ému.
— Mon fils, un meurtrier… Je suis si fier de toi !
Pour la première fois, Joe Stone admettait leur lien filial — mais noyé dans une ironie cruelle qui blessait Aden plus que n’importe quelle arme.
— Et vous-même, vous n’avez jamais tué pour sauver votre vie, espèce de…
Ne pas se laisser atteindre !
Il respira, longuement, posément, pendant que Victoria, le visage impassible, resserrait son étreinte sur sa main. Elle tremblait de tous ses membres. Junior poussa un nouveau rugissement. Non, il ne fallait pas. Malgré tout le mépris qu’il éprouvait à présent pour son… pour cet homme (non, plus jamais il ne l’appellerait son père !), il refusait qu’il finisse déchiqueté par les griffes de Junior.
— Au fait, je t’ai entendu parler tout seul. C’est beaucoup plus intéressant aujourd’hui que quand tu avais trois ans, tu sais ? Son premier mot a été Lijah, précisa-t-il en s’adressant à Victoria. Ensuite, il y a eu Juju, puis Caeb. Il n’était pas très fort en prononciation.
J’étais le dernier, alors ? fit Caleb. Merci beaucoup, Raa-den !
Mais ce n’était pas le moment de se laisser distraire par une conversation avec les âmes. Il n’y avait pas la moindre trace d’affection dans les paroles de Joe. De toute évidence, il cherchait à blesser Aden au plus profond de lui-même, à l’assassiner de ses sarcasmes.
Le genre de meurtre que la loi ne punissait pas…
Victoria fit claquer sa langue.
— Vous savez, Joe — je peux vous appeler Joe, n’est-ce pas ? —, je suppose que si Aden s’est d’abord adressé aux âmes, c’est parce qu’elles étaient plus proches et plus attentionnées que vous ne l’avez jamais été. Ça donne à réfléchir, non ?
Une expression de colère contracta les mâchoires de Joe, et Aden serra la main de Victoria dans la sienne. Il fallait qu’elle s’arrête, qu’elle cesse de provoquer cet homme. Certes, Aden lui-même avait commencé mais il était moins vulnérable qu’elle. De toute façon, Joe Stone était armé et dangereux, et mieux valait changer de technique.
— Cessez vos enfantillages, et passons aux choses sérieuses, fit ce dernier, imperturbable. Pourquoi veux-tu retourner dans le passé de cette femme ?
Devait-il lui répondre ? Après tout, pourquoi pas ?
— Je ne veux pas le faire. Mais on lui a jeté un sort, que je veux lever, et j’ai besoin de savoir de quel sort il s’agissait.
— Tu ne le sais pas ?
Joe avait posé la question comme s’il s’adressait à un enfant particulièrement obtus.
— Non. Pourquoi, vous êtes capable de déterminer un sort en regardant la personne qui l’a subi ?
— Attends un peu, mon gars. Tu veux dire que tu as le pouvoir de voyager dans le passé, et que visiblement tu es le roi des vampires et des loups-garous, mais tu ne peux pas lire un sort ? Tu ne peux pas déchiffrer les vibrations magiques ?
Encore une fois, il lui parlait comme à un demeuré.
— Et vous le pouvez ? répéta Aden. Attendez. J’ai compris. Vous avez un tatouage pour ça aussi.
L’homme blond opina.
— Exactement. Mais dis-moi, en quoi cette femme est-elle importante pour toi ?
— Elle ne l’est pas.
Dis donc ! s’écria Julian.
— Alors pourquoi diable…
— En revanche, reprit Aden, elle compte beaucoup pour une des âmes dans ma tête.
D’accord. Je t’excuse.
— Les âmes. Evidemment. Elles ont toujours tellement compté pour toi…
Puis se tournant vers Tonya :
— Apportez-moi du papier et un stylo, ma chère, voulez-vous ?
— Avec joie, répondit-elle comme par automatisme. Feuille, stylo.
Elle se leva et s’éloigna d’un pas hésitant, totalement inconsciente de ce qui se tramait autour d’elle et du danger qu’elle encourait.
Victoria fit mine de se lever à son tour et de la suivre, mais Joe agita son pistolet de manière menaçante et elle se rassit.
— Vous ne pensez pas qu’elle va s’enfuir ?
— Non, répondit-il, laconique. Elle est droguée, elle ne fera que ce qu’on lui dit.
Ce n’était pas forcément malin de l’admettre…
Victoria observa attentivement le visage de Joe Stone avant de lâcher, d’un ton calme :
— Vous savez, je crois que vous êtes encore pire que mon père. Et pourtant, il aimait me fouetter avec un martinet juste pour le plaisir.
— Ah oui ? Et qui est ton père, ma jolie ?
De nouveau, Aden serra le genou de Victoria pour qu’elle se taise. Joe affichait une telle haine envers les créatures surnaturelles qu’il n’hésiterait peut-être pas à s’en prendre à elle, pour la punir de ses origines.
N’obtenant pas de réponse, néanmoins, Joe se désintéressa d’elle pour se retourner vers Aden.
— Ainsi, tu as choisi une fille fragile qui avait des problèmes avec son père. J’ai l’impression que nous sommes plus semblables que je ne le croyais.
Pardon ? Etait-il en train de parler de la mère d’Aden ? Celui-ci ne se retint qu’à grand-peine de poser la question. En dépit de tout, il brûlait toujours d’obtenir de nouvelles informations à son sujet. A quoi ressemblait-elle ? Avait-elle, comme Joe, souhaité qu’il disparaisse, ou ne s’était-elle séparée de lui qu’à contrecœur ? Ces questions le hantaient depuis toujours. Où était Paula Stone en ce moment ? Etait-ce la femme que Riley et Mary Ann avaient vue dans la voiture, aux côtés de Joe ?
— Ne te pose pas trop de questions, fit Joe, qui avait suivi ses pensées. Et ne m’en pose pas, surtout.
En dépit de cette interdiction, Aden faillit ouvrir la bouche, mais Tonya Smart arriva juste à cet instant, tendant un bloc et un stylo à Joe avant de se rasseoir à côté de lui. Sans baisser le canon du revolver, il posa le bloc sur son genou et se mit à écrire de l’autre main. Quand il eut terminé, il déchira la feuille sur laquelle il avait écrit et la posa sur la table basse.
— Maintenant, tu ne pourras plus dire que je ne t’ai jamais aidé, fit-il en lançant à Aden un regard inexpressif.
Ne réagis pas !
Il avait beau tout faire pour rester calme, son cœur se mit à battre la chamade, provoquant un nouvel accès de rage de la part de Junior. Se penchant en avant, il tenta de déchiffrer ce qui était inscrit sur le papier.
— C’est pour Mme Smart, expliqua Joe. Son billet de retour dans le monde réel.
Disait-il la vérité ? Qu’importe. On verrait bien.
— Je suppose que vous attendez des félicitations ?
Ignorant sa remarque sarcastique, Joe se pencha vers Tonya Smart et lui dit d’une voix douce :
— Tonya, il va falloir être une grande fille. Restez tranquille et écoutez ce que va dire Aden. Vous allez lui obéir, d’accord ?
— D’accord. Obéir à Aden.
Ensuite, Joe posa son regard noir sur son fils.
— Comment t’expliquer ça ? Disons que les sorts sont définitifs à moins que celui qui les lance ne se garde une porte de sortie. Dans ma tête, je peux entendre l’envoûtement qu’a proféré ce fameux Daniel, et comme je te l’ai dit, il a laissé un moyen d’y mettre un terme. Sans doute parce qu’il avait peur de cesser de l’aimer, lui, ou qu’il voulait pouvoir la blesser et la faire souffrir… Bref, il avait ses raisons. Si tu prononces les mots inscrits sur le papier, le sort sera brisé.
Non, Aden ne remercierait pas Joe Stone. C’était trop peu. Trop tard.
— Ne cherche pas à me retrouver, Aden. Laisse-nous tranquilles, ta mère et moi. Je suis certain que tes amis t’ont parlé des jouets dans notre maison. Oui, tu as une petite sœur, et non, tu ne peux pas la rencontrer. Elle n’est pas comme toi. Tout ce que tu lui amènerais, ce serait de la souffrance et du danger.
Tout ça, Aden le savait déjà, mais l’entendre de la bouche de Joe, et comprendre qu’il ne pourrait jamais voir sa sœur, la tenir dans ses bras, la protéger contre les garçons… Aden n’avait pas pleuré quand on l’avait poignardé. Pourtant, à cet instant, il avait les larmes aux yeux.
— Je ne suis venu que pour ça, reprit Joe, insensible à la douleur qu’il infligeait à son fils. Pour te dire de rester à l’écart d’elle. De ne pas chercher à nous retrouver. Ça ne pourrait rien amener de bon.
Bang, bang. Junior, dans son crâne, tapait de plus en plus fort.
Couché. Reste tranquille.
— Tu ne m’as pas tué, et je ne t’ai pas tué, conclut Joe. Restons-en là, d’accord ? Et disons-nous adieu. Pour toujours.
— Vous pourriez au moins lui donner une photo de sa sœur ! s’exclama Victoria, qui comprenait la peine d’Aden.
— Hors de question. Croyez-moi, il vaut mieux couper les ponts une bonne fois pour toutes.
Sur ces mots, il se leva et quitta la pièce. Arrivé devant la porte, il parut hésiter, comme s’il avait encore quelque chose à dire. Mais au final, il n’ajouta rien et sortit en claquant la porte.
Comment osait-il faire ça à Aden ? S’enfuir, l’abandonner une nouvelle fois ? Il ne pouvait s’empêcher d’imaginer ce qu’aurait été sa vie si Joe l’avait aimé, s’il l’avait élevé et éduqué comme un vrai père.
Son désarroi devait affecter Junior, car celui-ci poussa un cri à lui crever les tympans.
Calme. Tout va bien.
Entourant Aden de ses bras, Victoria vint s’asseoir sur ses genoux et entreprit de le consoler.
— J’ai si mal pour toi, Aden… Il ne te mérite pas, tu sais ?
C’était sans doute ce qu’elle s’était dit — ou ce que Riley lui avait dit — quand son propre père l’avait rejetée. En tout cas, ces paroles réconfortèrent Aden, et il lui rendit son étreinte, se laissant enivrer de son odeur suave. Très vite, il se mit à saliver, mais il resta sur ses gardes : non, il ne voulait pas de son sang. Dans cet instant à la fois tendre et fort, il ne prendrait que ce qu’elle lui offrait. Peu à peu, ses pulsions s’éteignirent, tout comme les aboiements de Junior.
La voix de Julian lui parvint enfin.
Aden, je t’en prie…
Julian était son ami, et il l’aiderait, quoi qu’il lui en coûte. Avec un dernier baiser sur la tempe de Victoria, Aden se sépara d’elle et saisit sur la table basse le bout de papier sur lequel Joe Stone avait écrit la formule. En la lisant, il ne put réprimer une grimace. Ça, c’était censé marcher ?
S’approchant de Tonya, il lui lança :
— Regardez-moi, s’il vous plaît.
La femme obéit sans hésiter.
J’espère que la formule fonctionne, murmura Julian, anxieux.
Aden en doutait : les mots écrits par son père paraissaient trop simples, trop évidents. N’importe qui aurait pu les inventer, et la formule semblait bien trop artificielle. Qu’importe, il n’y avait qu’une façon de le savoir…
— Tonya Smart, ton cœur et ton âme n’appartiennent qu’à toi. L’amour peut se faner, l’amour peut disparaître, mais seule la vérité te rendra ton libre arbitre.
La femme le regarda en battant des paupières.
— Elle est sous tranquillisants, fit remarquer Victoria. C’est peut-être pour ça qu’il n’y a pas encore de réaction.
— Tonya, vous allez lutter pour vous débarrasser de l’effet des drogues, intima Aden.
Comme précédemment, elle lui obéit. Il faut dire qu’Aden était plutôt fort avec sa Voix Vaudou.
De nouveau, la veuve du Dr Smart battit des paupières, et ses yeux perdirent leur étrange fixité. On put alors y distinguer clairement les ombres noires qui s’agitaient à la surface. Son corps se plia en deux d’un seul coup, si violemment qu’elle en tomba du fauteuil. Recroquevillée sur le sol, elle se mit à hurler et à trembler de tous ses membres.
Aden se redressa, alarmé. Comment aider la pauvre femme ?
Oh, je t’en prie, fais que ça s’arrête ! supplia Julian.
— Je ne sais pas quoi faire…
Horrifié, il ne put que regarder ce qui se passait : les ombres noires dans les yeux de Tonya parurent grandir et sortir d’elle par chacun de ses pores, avec des hurlements déchirants — sans doute tous les cris de rage, de dépit et de frustration que la pauvre femme n’avait pu pousser durant les longues années qu’avaient duré sa malédiction.
Pendant d’interminables secondes, les ombres stagnèrent dans la pièce comme un brouillard épais. Lorsque Aden se rapprocha de Victoria, elles s’élevèrent enfin et disparurent par le plafond, comme effrayées, laissant derrière elles un profond silence.
Tonya se redressa et s’appuya contre le canapé. Sa robe était trempée de sueur, son visage était écarlate et elle pleurait en silence, secouée de longs sanglots.
— Oh, seigneur… mais que s’est-il passé ?
Victoria fit mine de s’approcher d’elle pour la réconforter, mais la femme la repoussa d’un geste :
— Ne me touchez pas ! Sortez d’ici ! Quittez ma maison ! Je vous déteste, je vous déteste tous. Et surtout lui. Oh, comme je le hais !
— Julian… Robert, souffla doucement Aden. As-tu quelque chose de spécial à lui dire ?
Il y eut un silence avant que l’esprit ne réponde.
Non. Elle n’est pas en état de m’écouter. De toute façon, je ne sais pas par quoi commencer. Je l’ai aimée, bien sûr, mais c’était il y a longtemps, et tout a changé. En tout cas, je ne pouvais pas la laisser emprisonnée dans le sortilège de Daniel. Elle est libre, enfin libre, termina Julian, et c’est tout ce qui compte.
A mesure qu’il parlait, sa voix s’était faite plus douce, plus lointaine.
Il partait ! Il était en train de disparaître, irrémédiablement ! Aden, soudain, faillit fondre en larmes. A grand-peine, il retint les mots qui lui venaient aux lèvres. Reste encore. Je ne suis pas prêt. A quoi auraient-ils servi, sinon à faire de la peine à son ami ?
— C… combien de temps te reste-t-il, à ton avis ? bégaya-t-il.
Peu. Très peu.
Ce n’était plus qu’un murmure ténu.
A ce moment, Victoria le prit par la main.
— Aden ? lança-t-elle, inquiète.
— Allons-nous-en, répondit celui-ci.
Oui, mais comment ? Il était si ému qu’il tremblait de tous ses membres. Dans cet état, tenter de les téléporter pouvait s’avérer dangereux : qui sait où ils risquaient de se matérialiser ? Il entraîna Victoria vers la porte d’entrée.
Dehors, l’air était orageux. De gros nuages gris s’amoncelaient à l’horizon et le vent s’était levé, comme pour mieux souligner la tempête des sentiments qui agitait Aden.
Ils se réfugièrent sous un bosquet d’arbres, dans la rue.
— Julian ? appela Aden en se laissant tomber à genoux.
Je suis toujours là. Je t’aime, Aden. Je tenais à te le dire.
— Je t’aime aussi.
Merci pour tout. Tu as été un hôte formidable. Je ne pourrai jamais t’oublier.
Sa voix devenait de plus en plus ténue, et de nouveau Aden dut se retenir pour ne pas lui crier de rester. C’était si dur, pour lui ! Il venait juste de perdre son père… Joe — en comprenant qu’il ne ferait jamais partie de sa vie — et voilà qu’il devait dire adieu à son compagnon de toujours… Ses yeux brûlaient de larmes refoulées.
— Julian, tu as été un ami merveilleux.
Nous ne t’oublierons jamais, tu sais, fit à son tour Elijah. Sa voix résonnait d’un étrange mélange de tristesse et de joie — joie pour son ami, enfin libéré, et tristesse pour ceux qui restaient.
Tu sais quoi, mon pote ? lança Caleb. J’ai toujours su que c’était toi, le chauve.
Julian se mit à rire.
Je vous aime aussi, les gars. Vous avez été de vrais boulets, mais je vous aime.
Caleb rit à son tour.
Des boulets, pour un fantôme, c’est plutôt bien, non ?
— Tu vas me manquer, murmura Aden d’une voix tremblante.
Un câlin, tous ensemble ? proposa Julian. Ou bien vous trouvez que ça fait trop sentimental ?
Sentimental ? Ça fait carrément gay, tu veux dire, rétorqua Caleb. On ne pourrait pas plutôt se taper dans la main, métaphoriquement ?
Julian rit de nouveau de bon cœur, mais son rire à présent était à peine perceptible.
C’est ce que je disais. Un boulet.
— Et si jamais, là où tu vas, tu vois Eve… dis-lui bonjour de notre part.
Dis-lui qu’elle nous manque, renchérit Caleb. Nulle trace de sarcasme dans sa voix à présent : comme tous les autres, il était bouleversé par cette séparation.
Dire que c’est la fin…, continua Julian de sa voix douce. J’ai du mal à y croire. Je ne serai plus là pour entendre les blagues salaces de Caleb ni les prophéties déprimantes d’Elijah… Et je ne serai plus là pour te voir, Aden. Je voulais te dire que tu es la personne la plus droite et la plus aimante que j’aie jamais rencontrée. Je suis sûr que tout va bien aller pour toi, mon ami. Je ne suis pas médium, mais je peux te dire que de grandes choses t’attendent, j’en suis certain.
Cette fois, Aden ne parvient plus à retenir ses larmes. Elles se mirent à couler en cascades, chaudes et douces le long de ses joues.
— Nous nous reverrons, Julian !
En tout cas, il voulait le croire. Sans cet espoir, continuer à se battre lui paraissait impossible.
Je t’aime tant, répéta Julian.
Et ce furent ses derniers mots. A l’intérieur de son corps, soudain, Aden ne sentit plus que son absence. Rien n’aurait pu le préparer à cela. Longtemps, très longtemps, il resta immobile, enlacé à Victoria, tous deux laissant couler librement leurs larmes.
Quand enfin ils se relevèrent, elle lui murmura :
— Partons, maintenant. Allons retrouver Riley et Mary Ann, et puis rentrons chez nous.
— Oh oui. Chez nous, enfin.