chapitre xxi

 

Le médecin-capitaine Crossen arpentait lentement le couloir, examinant soigneusement les différents boxes vitrés. Il prenait fébrilement des notes. Bien que rodé par des années de pratique médicale et aguerri par diverses campagnes militaires, il était livide, le cœur au bord des lèvres. Les gardes qui le suivaient n'avaient pas meilleure mine. L'exposition de tous ces corps mutilés maintenus artificiellement en vie était difficilement supportable.

Un homme en blouse blanche parut alors à l'extrémité du couloir. Son visage rougit de colère.

— Je suis le docteur Sacks. L'entrée de mon service est interdite sans mon autorisation. Je vous ordonne de sortir immédiatement.

D'un geste grandiloquent, il tendit le bras pour désigner la porte. Un instant interloqué, le médecin- capitaine réagit en lançant :

— Vous êtes en état d'arrestation.

— Ridicule, répondit Sacks en haussant les épaules. Vous semblez ignorer, jeune homme, que je suis le plus grand spécialiste mondial des greffes. Toute la communauté scientifique se mobilisera pour me défendre.

— Je ne le pense pas ! Quand toutes ces horreurs seront rendues publiques, le scandale sera immense.

Se tournant vers un milicien, il ordonna de passer des menottes magnétiques au prisonnier. Lorsque les cercles métalliques se refermèrent sur ses poignets, Sacks cria :

— Vous ne pouvez commettre une telle erreur. C'est la science que vous maltraitez en ma personne. Réfléchissez, mon cher confrère...

Crossen poussa un hurlement. Il se précipita sur Sacks qu'il saisit par les revers de sa blouse. Il le secoua avec force en rugissant :

— Je vous interdis de m'appeler confrère. Je n'ai rien de commun avec un monstre de votre espèce. Vous êtes un affreux boucher.

— Vous... Vous divaguez! J'ai sauvé la vie de centaines de gens importants...

— Mais combien d'autres avez-vous assassinés? J'ai bien envie de demander vos groupes tissulaires pour savoir si un de vos organes ne pourrait sauver un de ces malheureux.

Le médecin blêmit devant la menace.

— C'est impossible ! Vous n'en avez pas le droit ! Il faut l'autorisation du donneur.

Le médecin-capitaine tendit le bras vers les boxes.

— Et eux ? Leur avez-vous demandé leur avis ?

— Je... Je ne sais pas. Ils dormaient quand ils sont arrivés. Je vous jure qu'ils n'ont jamais souffert. Ce n'étaient que de petites gens, des malheureux qui n'avaient aucun espoir dans la vie. Ils ont contribué à la survie d'éminentes personnalités.

— Dites plutôt de très riches personnes car je ne crois pas au caractère désintéressé de vos actes.

— Mes clients interviendront en ma faveur. Avant ce soir, je serai libéré.

— N'y comptez pas trop ! Ils se cantonneront dans un silence prudent car l'argent a horreur du scandale. Il suffit, maintenant ! Nous allons saisir vos dossiers.

— Ils sont confidentiels. Je vous interdis...

— Silence ! Evitez-moi le plaisir de vous mettre la main sur la figure.

— Je porterai plainte...

— Je sais que ces miliciens jureront que je ne vous ai pas touché.

L'un d'eux, le teint pâle, les traits crispés, jeta d'une voix enrouée par l'émotion :

— Capitaine, laissez-moi en tête-à-tête avec lui pendant dix minutes, je vous promets qu'il deviendra très coopérant.

Ses poings étaient crispés et son regard luisait de colère. Crossen parut hésiter.

— Vous n'allez pas me livrer à ce soudard, s'affola Sacks. Il va s'adonner à des...

— Que voulez-vous, mon cher confrère, railla le médecin-capitaine, une petite bavure est toujours possible. Cela sera sans gravité car, bien entendu, je le couvrirai. Ce ne sera pas la première fois qu'un prisonnier se jettera sur un gardien qui ripostera en état de légitime défense.

De grosses gouttes de sueur apparurent sur le front de Sacks. Déjà le milicien avançait sur lui.

— Arrêtez ! Je vais vous ouvrir mes dossiers. Entre médecins, ce n'est pas une violation du secret professionnel.

Le lendemain, Marc, Ray et Elsa quittèrent le Mercure pour gagner les bâtiments de l'astroport. Il y régnait une activité désordonnée proche d'une immense pagaille. Une longue file de personnes encadrée par des miliciens s'était formée. Des officiers débordés interrogeaient individuellement chaque curiste.

Un petit type maigrichon, la lèvre supérieure barrée par une fine moustache, vociférait à en perdre haleine.

— J'ai des relations... Cette arrestation est inadmissible... Un véritable abus de pouvoir... Une atteinte aux droits fondamentaux de l'homme... Je porterai plainte devant la cour suprême...

A cet instant, l'homme aperçut Elsa et la héla.

— Mademoiselle Swenson, mademoiselle Swenson !

Avec surprise, elle reconnut le directeur d'une de ses sociétés qu'elle savait sur Santa. Celui à qui elle avait pensé demander de l'aide si elle avait pu approcher de la ville.

— Que vous arrive-t-il, monsieur Atkinson ?

— Ordonnez à ces brutes de me relâcher. Ils veulent m'arrêter.

— De quoi est-il accusé ? s'enquit Elsa.

L'officier qui savait que cette riche jeune femme

entretenait de courtoises relations avec le colonel, s'empressa de répondre :

— Nous l'avons trouvé dans une chambre du bordel. Il était fort occupé à fouetter une fille. Nous savons que c'était un habitué qui venait tous les soirs et il exigeait que sa victime soit brune.

Elsa, apparemment impassible, interrogea Atkinson du regard.

— C'était inclus dans mon forfait thérapeutique. Le psychiatre affirmait que cela était utile pour lever mes inhibitions.

— Je comprends, dit-elle avec un sourire glacé. Brune comme votre patronne. Très utile pour stimuler votre libido. Vous imaginiez sans doute me voir me trémousser sous les coups de fouet avant de pouvoir me violer.

— Non, vous... vous méprenez, bafouilla-t-il. Aidez-moi, je vous en prie !

L'officier, très indécis, attendait la réponse de la jeune femme.

— Je n'ai aucune influence sur la Sécurité Galactique, monsieur Atkinson.

Se tournant vers l'officier, elle ajouta :

— Faites votre devoir, capitaine. Vous savez comme moi que le colonel Parker ne tolérerait aucune négligence, aucun passe-droit, ce dont je le félicite.

Soulagé, l'officier allait reprendre son interrogatoire quand Elsa reprit :

— Monsieur Atkinson, lorsque vous aurez réglé vos différends avec la justice, il sera inutile de vous présenter à votre bureau.

Après un instant de silence, elle ajouta d'un ton sec comme un coup de trique :

— Vous êtes viré !

Elle s'éloigna, laissant le maigrichon effondré et le capitaine hilare.

Parker avait occupé d'office le bureau du commandant Barkin. Lorsque nos amis y pénétrèrent, le colonel était en discussion avec un long type très maigre

qui avait un teint d'un jaune foncé malsain. Ce dernier vociférait :

— Il est inadmissible, colonel, que vous ayez ordonné la fermeture de l'hôpital. Je me plaindrai directement au Président. Je fais partie de son très proche entourage. Je dois subir une greffe de foie urgente. J'aurais déjà dû être opéré il y a plusieurs jours. Seuls des détails techniques ont retardé l'intervention. Je vous somme de remettre immédiatement le service en état de fonctionner.

Marc vola au secours de Parker en disant ironiquement :

— Ce serait inutile. Il n'y a pas d'organe disponible.

— Le docteur Sacks m'a assuré qu'il avait trouvé un donneur parfaitement compatible.

— Malheureusement pour vous, la jeune femme à qui il appartient a décidé de garder son foie. Il fonctionne fort bien ainsi que tous ses autres organes. Ses muscles en particulier. Si jamais elle vous rencontrait, elle serait capable de vous aplatir la figure. Elle n'a pas apprécié qu'on l'enlève et qu'on veuille l'assassiner pour vous permettre de vivre quelques années de plus. Vous risquez d'être inculpé de complicité de meurtre.

— Mais... Mais je n'ai jamais ordonné... C'est le docteur Sacks qui se chargeait...

— Et vous ne vous êtes jamais soucié de la manière dont il se procurait aussi facilement les greffons alors que les meilleurs hôpitaux de la Terre en ont très peu.

L'homme se voûta, le regard désemparé.

— Le Président, dit Parker, est déjà informé des curieuses méthodes thérapeutiques pratiquées sur Santa. Il a confirmé l'ordre d'évacuation de l'hôpital. Si vous doutez, appelez-le mais je ne crois pas qu'il vous écoutera.

Hésitant, les larmes aux yeux, l'homme gémit :

— Que dois-je faire ? Jamais je ne pourrai attendre une greffe sur Terre.

— Faites votre testament, dit Elsa, féroce. Un homme doit toujours laisser ses affaires en ordre.

Dès que le visiteur eut évacué le bureau, Parker sourit à ses amis.

— C'est l'ennui avec les puissants de ce monde, ils imaginent que tous les hommes sont à leurs ordres.

Il posa la main sur une pile de dossiers.

— Le jeune Vincent a été très bavard. La menace de le soumettre au sondeur psychique a suffi pour lui faire retrouver la mémoire. Il a parlé pendant plusieurs heures sans qu'on ait besoin de le questionner. La fidélité à un mort est un luxe qu'il n'avait ni les moyens ni même le désir de satisfaire. Il espère sans doute minimiser son rôle et faire admettre qu'il n'était qu'un exécutant bête mais discipliné.

Parker reprit après un instant de silence :

— Ainsi la moisson a été fructueuse. Les pirates viennent de perdre une base de ravitaillement qui leur évitait de retourner sur Solan entre deux rapines. Si la petite histoire vous intéresse, l'astronef détruit par Ray était celui du commandant Haong. Une très belle crapule dont la liste des méfaits encombrait une mémoire entière d'ordinateur. Votre androïde mérite des félicitations. Malheureusement, elles ne pourront pas être officielles.

Le regard ironique, il reprit :

— En définitive votre enlèvement a été une excellente chose. Sans lui, nous n'aurions jamais pu parvenir jusqu'ici. Vous nous avez fourni un excellent mobile.

— Je suis très heureuse d'avoir pu vous être utile, dit Elsa d'un ton légèrement acidulé, mais nous venions vous demander l'autorisation de regagner la Terre. Ma disparition a certainement créé un certain désordre dans mes affaires que je ne voudrais pas voir s'aggraver.

— Je donne immédiatement des instructions. Vous pourrez décoller dans une heure.

Sur le seuil, il dit, en serrant la main de Marc :

— N'oubliez pas de remercier votre amie Magda qui m'a protégé d'Asano. C'est une femme remarquable que j'aurais plaisir à rencontrer de nouveau.

Une telle déclaration de l'austère colonel fit sursauter Marc.

— Je lui transmettrai votre invitation. Elle en sera

enchantée mais je ne sais si elle l'acceptera.

 

*

 

* *

 

Le Mercure s'arracha lentement du sol. Dès qu'il eut dépassé la stratosphère, Marc quitta le poste de pilotage pour gagner la cabine-salon où les passagères étaient allongées. Michka qui se redressait, dit avec calme :

— Je préfère votre manière de piloter à celle de ce sauvage de Ray. Pour une fois, je n'ai pas eu l'impression de passer dans un malaxeur concasseur géant.

— Je suis désolé de vous contredire mais c'était toujours Ray qui pilotait. Seulement, aujourd'hui, nous n'avions pas à jouer à cache-cache avec des pirates. Restez allongée car nous n'allons pas tarder à basculer dans le sub-espace.

Dès l'habituel malaise dissipé, Marc offrit un verre de remontant à ses invités.

— Je crois que nous pouvons porter un toast en l'honneur de Michka qui a réussi à conduire Ray jusqu'ici. Si Milligan n'avait pas voulu enlever Magda en même temps que nous, je ne sais si nous aurions été retrouvés aussi rapidement.

— Faites confiance à Ray, ironisa Michka, il peut être aussi persuasif que moi lorsque la situation l'exige.

— Maintenant, l'affaire est terminée. Dans un peu moins de deux jours nous serons de retour sur Terre.

Magda s'étira lentement, ce qui eut pour effet de tendre dangereusement le devant de sa combinaison d'astronaute taillée pour un homme.

— J'ai encore besoin, dit-elle, de récupérer de mes fatigues. Nous allons nous reposer avec Michka.

Elles quittèrent la cabine en se tenant par la taille. Un petit sourire passa sur les lèvres d'Elsa lorsqu'elle murmura :

— Je pense qu'il nous faudra aussi occuper le temps du voyage. C'est pourquoi je me suis installée dans ta cabine.

Un ton léger, plein de promesses.

— Que voilà une excellente idée !

— Malheureusement, il te faudra attendre. Je dois d'abord contacter mon bureau pour m'assurer qu'ils n'ont pas fait trop de bêtises pendant mon absence.

* * *

 

Vingt-quatre heures s'étaient écoulées depuis le départ de Santa. Détendu, ravigoté par un passage au bloc sanitaire, fleurant bon l'eau de toilette, Marc avalait un copieux déjeuner. Elsa était occupée dans le poste de pilotage à passer des communications sur la vidéo-radio. Ray avait profité de l'occasion pour demander à faire des vérifications dans les soutes.

Magda apparut la mine reposée. Elle se servit un verre de jus de fruit synthétique au distributeur avant de demander à Marc :

— N'auriez-vous pas vu Michka? Je la cherche depuis dix minutes. Elle n'est dans aucune cabine.

— Peut-être a-t-elle voulu visiter le Mercure. Venez, nous allons explorer les étages inférieurs.

Ils descendirent un escalier métallique en spirale. Passant devant une porte donnant accès à la réserve de matériel de couchage, ils entendirent un léger bruit.

— Non, Ray ! Pas maintenant, pas ici ! Je t'assure que je ne veux pas.

Un léger temps de silence.

 

— Tu es terrible, que fais-tu ? Lâche-moi !

Les traits crispés, Magda voulut ouvrir la porte mais Marc la retint d'une pression sur le bras. Un soupir, ample, profond, fut perceptible.

— Non ! Oui ! Encore ! Doucement ! Maintenant, plus vite ! Serre-moi fort ! Oui, Oui !

Les exclamations devenaient plus syncopées, entrecoupées de soupirs et de gémissements qui ne devaient rien à la douleur.

Magda hésita, les sourcils froncés, puis elle se tourna vers Marc, tandis qu'un sourire ironique étirait ses lèvres.

— Je crois que vous allez devoir m'offrir un verre. Quelque chose de corsé, en attendant que votre satyre d'androïde ait achevé d'assouvir ses bas instincts.

De retour dans la cabine-salon, Marc s'empressa de lui servir un vieux whisky.

— Comment est-ce possible ? murmura Magda.

Un haussement d'épaules fut la réponse de Marc.

— Depuis que Ray vit continuellement avec moi, la gamme de ses sentiments s'est considérablement élargie. Il a découvert l'amitié, la désobéissance, la colère, la haine, la vengeance une fois qu'il m'avait cru mort et même, l'orgueil. Depuis quelque temps, il s'essaie à l'amour où il réussit fort bien. Ce n'est ni le pire ni le plus désagréable des défauts des hommes.

— Sans doute avez-vous raison. Ce n'est pas la première fois que Michka succombe à son charme. Il faut reconnaître que c'est la seule créature qui a pu lui résister et même la vaincre comme lors de notre première rencontre dans le camp des inadaptés. Il est vrai qu'elle ignorait qu'il était un androïde.

Marc revoyait la scène dans la cour d'un bâtiment en partie ruiné.

— Ce jour, vous aviez été très magnanime en nous laissant repartir.

La jeune femme éclata de rire.

— Disons que j'ai eu beaucoup de flair. Connaissant maintenant la puissance de Ray, je devine que vous seriez sortis avec ou sans mon consentement. Je crois que j'ai seulement évité de gros désagréments à mes amies.

— Cela nous aurait fait perdre du temps et je ne sais si j'aurais retrouvé à temps mon neveu qui a failli être massacré par cette bande féroce qui s'appelait les chiens fous. Reprenez un peu de ce scotch, il est fort bon.

Vingt minutes plus tard, Michka reparut. Elle tentait d'arborer une mine innocente mais son visage était encore rouge et ses yeux brillaient comme des phares. Elle dévisagea Magda qui ne pouvait se défaire d'un air réprobateur.

— Je devine ce que tu penses, lança-t-elle, mais je n'ai pas trahi l'idéal des Zamas. Ray n'est pas un homme mais une simple mécanique.

— Non dépourvue de certains agréments, rétorqua Magda en éclatant de rire. Oublions tout cela ! Viens boire un verre car nous atterrirons dans quelques heures. J'avoue que je ne serai pas mécontente de retrouver notre club et sa clientèle huppée. J'espère que des concurrents n'auront pas profité de notre absence pour nous prendre des clientes. A ce propos, je trouve qu'Elsa néglige son entraînement. Une femme doit savoir se défendre en toutes circonstances, surtout contre les hommes.

Marc baissa le nez dans son verre en murmurant :

— Moi, je suis pour la coexistence pacifique entre les sexes.

— Surtout si c'est vous qui avez le dernier mot, ironisa Magda.

Elle se tourna vers Michka pour ajouter :

— Va dans ma cabine. Pour ta punition, tu devras me masser le dos pendant une demi-heure.

chapitre xxii

 

Le bureau du grand amiral Neuman était une pièce imposante, éclairée par une large baie vitrée. Il était situé au dernier étage du building abritant la Sécurité Galactique. La vue s'étendait très loin sur l'immense agglomération new-yorkaise qui s'était étendue démesurément au fil des siècles, jusqu'à englober Washington qui n'était plus qu'un faubourg.

L'amiral était installé derrière sa table de travail et le colonel Still se tenait à sa droite. En face de lui, Marc et sa petite équipe étaient sagement assis dans des fauteuils.

Une semaine s'était écoulée depuis leur retour sur Terre. Bien que prise par de multiples occupations, Elsa s'était jointe au groupe. Très élégante dans un ensemble vert sombre, elle avait pris place à côté de Marc. Ce dernier nota que Neuman arborait un discret sourire, fait extraordinaire à marquer d'une pierre blanche dans les archives de la Sécurité Galactique. Ce petit air satisfait ressemblait à celui du chat qui vient enfin de boulotter le poisson rouge de sa patronne.

Après une toux discrète pour s'éclaircir la voix, l'amiral débuta :

— Je vous ai réunis pour vous informer des conclusions de l'affaire. Il est normal que vous en soyez instruits puisque vous en avez été les acteurs et même les victimes. Tout d'abord sur notre planète, grâce aux renseignements fournis par un informateur anonyme, nous avons procédé à un grand nombre d'arrestations et saisi la totalité des avoirs de cette organisation criminelle qui se fait appeler la Grande Compagnie.

Après avoir lancé un discret coup d'œil sur Ray, il ajouta :

— Il est probable que notre informateur les avait obtenus de l'ordinateur de Milligan, ce en quoi il a été plus efficace que nous. Nos spécialistes qui ont voulu forcer les mémoires ont échoué. En effet, il était piégé et dès la troisième tentative, les cristaux mémoriels se sont effacés. A moins que notre honorable correspondant n'ait obtenu du propriétaire le code d'accès. Je crois me souvenir qu'avant d'être décapité, Milligan avait subi quelques sévices.

Neuman poussa un petit soupir.

— Je ne me fais aucune illusion. Cette association de malfaiteurs ou une autre renaîtra de ses cendres, mais il lui faudra repartir de zéro car elle ne disposera plus de capitaux. Enfin, le grand patron a également trouvé la mort sur Santa à la suite d'un accident. Il voulait fuir après avoir tenté de tuer le colonel Parker. C'est un excellent officier et j'aurais été désolé qu'il lui arrive malheur.

Pour ceux qui savaient que tous les propos de l'amiral étaient soigneusement pesés, cela signifiait qu'il donnait pleine et entière absolution au geste de Magda.

— Voyons maintenant le problème de la planète Santa. Je ne vous cacherai pas que le Président et moi- même avons subi de très vives pressions pour que son exploitation à des fins... euh... thérapeutiques se poursuive, sans le service hospitalier toutefois. Le scandale des greffes était trop manifeste. Vous comprendrez aisément que les gens fortunés trouvent très pratique de disposer d'un lupanar de luxe.

— Ils trouveront les mêmes sur Vénusia, intervint Marc, avec encore plus de variété.

— Mais pas autant de discrétion ! Vénusia a une réputation sulfureuse, tandis qu'aller sur Santa suivre une cure prescrite par un médecin psychiatre renommé leur donnait bonne conscience et permettait de sauver les apparences.

— Comment avez-vous résisté ? demanda Marc.

Une petite lueur ironique passa fugitivement dans

le regard de Neuman.

— En partie grâce à vous, mon garçon, et aux enregistrements de Ray. L'existence de créatures végétales pensantes et capables de se déplacer a vivement intéressé les exobiologistes qui ont été les plus acharnés à exiger de la commission de non-immixtion l'évacuation de la planète pour ne pas troubler leur évolution naturelle. La séquence dans la caverne était remarquable. De plus, ces créatures semblaient très amicales, surtout avec les femmes.

Michka ne put s'empêcher de rougir en lançant un regard furibond à Ray. Seule, Elsa demeura imperturbable comme si cela ne la concernait pas.

— Toutefois, cela n'aurait sans doute pas suffi à obtenir la décision tant les pressions étaient vives au sein du gouvernement. Heureusement, j'ai bénéficié de l'aide d'une alliée de poids.

— Laquelle ?

L'amiral croisa les mains qu'il avait longues et fines sur son ventre.

— Elle s'appelle Lisa et exerce la profession peu recommandable de mère maquerelle. Elle est trop vieille dans le métier pour ne pas savoir qu'il faut composer avec la police quand la situation l'exige. En échange d'une remise de peine, elle nous a fourni les nombreux enregistrements qu'elle avait réalisés dans les chambres de ses clients. Ce fut un argument décisif pour réduire au silence les opposants à l'évacuation. Aucun n'avait envie de voir révéler au cours d'un procès leurs petites turpitudes.

Le visage de Neuman se fit encore plus austère.

— Santa sera donc évacuée dans les jours prochains et les installations de l'altiport détruites. La Sécurité Galactique maintiendra une surveillance pour éviter que d'autres pirates tentent d'y reconstruire une base. Maintenant que cette question est réglée, le Président désire une certaine discrétion sur les agissements de la Grande Compagnie qui a été décapitée dans tous les sens du terme. Pour nos relations commerciales avec les autres planètes, il serait du plus mauvais effet que l'on apprenne que plusieurs industries de défense ont failli passer sous le contrôle des pirates solaniens. De gros contrats d'armements pourraient être remis en cause.

Nos clients doivent pouvoir compter sur un suivi parfait des contrats et non craindre de se retrouver un jour à la merci de fripouilles.

— Je crois comprendre, murmura Elsa. Je ne tiens pas, pour ma part, clamer que j'ai failli perdre la direction de la Cosmos-Jet Corporation.

— Donc, reprit Neuman, nous laisserons la police locale enterrer les dossiers des différents meurtres qui se sont produits récemment dans la ville. Des règlements de comptes entre brigands seront la version officielle.

Il détourna son regard, fixant obstinément un point imaginaire sur son bureau.

— Cependant, il persiste un problème, un gros problème. Les conseillers du Président qui ont monté ce scénario exigent que tous les cristaux mémoriels de Ray soient détruits. Ils pensent qu'il est dangereux de laisser circuler en ville un androïde qui a pris de telles initiatives et coupé des têtes.

Devançant la protestation de Marc, il ajouta :

— Je suis désolé mais je n'ai rien pu faire pour m'opposer à cette décision. Elle est irrévocable.

Marc sentit un flot de larmes monter à ses yeux. Détruire les cristaux mémoriels de Ray, c'était supprimer toute leur complicité, leur amitié, faire disparaître leurs souvenirs communs. Son ami ne serait plus qu'une mécanique sans âme, un simple robot domestique comme les autres.

— Non!

Le cri fit sursauter le colonel Still. Michka qui l'avait lancé se leva et vint appuyer ses deux poings sur la table.

— Ray n'a pris aucune initiative. C'est moi et moi seule qui ai pris les décisions. Il n'a fait qu'obéir à mes ordres. Les autopsies de vos malfaiteurs montreront qu'ils étaient déjà morts quand Ray les a décapités. Je vous donnerai la liste de ceux à qui j'ai tordu le cou comme de vulgaires poulets.

Elle fit le geste sous le nez de Still qui recula précipitamment la tête.

— J'ai écrasé la nuque d'autres ou enfoncé leur thorax. Si vous me montrez leur visage, je les reconnaîtrai. Sans oublier les petites gâteries faites pour les obliger à parler. C'est fou ce que Milligan tenait à ses ridicules petites boules.

Le colonel glapit d'une voix un peu trop aiguë :

— Vous ne vous rendez pas compte de la gravité de vos paroles. Si vous maintenez vos affirmations, vous serez traduite devant l'ordinateur judiciaire. Avec vos antécédents et votre séjour dans le camp des inadaptés, vous risquez d'être condamnée à la chambre de désintégration.

— Je revendique pour ma part, dit Magda, l'élimination de plusieurs de ces cloportes sur Santa.

— Mais enfin soyez raisonnables, souffla Still. Je vous répète que l'ordinateur sera sans pitié.

— Devant lui et devant de nombreux journalistes, reprit Michka, j'expliquerai que pour retrouver une amie enlevée et en raison de l'inefficacité de la police, j'ai dû combattre une organisation criminelle. Cela m'a amenée à démasquer une crapule, ancien prisonnier d'un camp d'inadaptés, qui avait été assez malin pour filer sous le nez de la Sécurité Galactique. Il se pavanait dans le monde de la finance et recevait de nombreuses personnalités proches du gouvernement. S'il faut en croire ses archives, certains ont largement bénéficié de ses libéralités.

Les lèvres de l'amiral se pincèrent pour ne plus être que deux traits minuscules.

— Enfin, je pourrais parler des clients du docteur Sacks. De riches hommes d'affaires mais aussi des parlementaires, deux sénateurs et même un ministre en exercice.

Une longue minute s'écoula dans un silence pesant.

— Voilà un aspect du problème que le Président et ses conseillers n'avaient pas envisagé, soupira l'amiral. Il me faudra en discuter de nouveau avec eux. Je pense cependant, que nous pouvons envisager une autre solution maintenant que Ray a trouvé un défenseur qui exhibe des arguments intéressants. Je vous propose une base de transaction. Nous respectons le schéma que je vous ai exposé et nous demanderons seulement que Ray subisse une révision complète dans l'usine qui l'a fabriqué et qui appartient, si ma mémoire est exacte, à mademoiselle Swenson.

Une lueur ironique dans le regard, il ajouta :

— Je sais parfaitement que cela ne changera pas son caractère mais les désirs des technocrates seront exaucés. Vous me fournirez une belle attestation signée du directeur et de l'ingénieur en chef pour que je puisse la montrer à la commission.

Marc commença seulement à pouvoir respirer librement. Au moment de quitter le bureau, Neuman murmura à l'attention de Michka :

— Votre geste était dangereux et très courageux mais je vous suis reconnaissant de l'avoir fait. J'ai beaucoup d'affection pour Ray et je sais qu'il me sera encore très utile à l'avenir. J'adore l'envoyer en mission discrète. Avec Stone, ils forment une excellente équipe et je n'ai pas renoncé à les chiper au général Khov.

Sur le trottoir, devant l'immeuble gardé par deux miliciens, Ray saisit Michka dans ses bras.

— Tu as été merveilleuse et je te promets de te récompenser où et quand tu le voudras.

Magda s'interposa et dit d'une voix très sèche :

— Nous verrons plus tard pour les récompenses. En attendant, Michka a du travail au club et je vous rappelle que ni les hommes ni les androïdes à morphologie masculine n'y sont admis. Nous avons une réputation de sérieux à soutenir. Mon établissement n'est pas un club de rencontres comme celui de cette Lisa sur Santa.

Un peu plus tard, dans le trans piloté par Ray qui emmenait Elsa et Marc, ce dernier soupira :

— J'ai rarement eu aussi peur de ma vie. Je pense que j'aurais été capable de commettre une folie.

— Je crois que Neuman s'en doutait et nous faisait passer un test. Maintenant, il est certain que nous suivrons les directives du Président et que, pour protéger Ray, nous ne reviendrons pas sur notre parole.

— Un peu machiavélique, mais pas impossible, dit Marc.

— Que veux-tu, il dirige un service difficile et non une œuvre de charité pour handicapés.

— Moi, dit Ray, je suis inquiet. J'exige que Marc ne sorte pas de chez lui quand je serai à l'usine. Chaque fois que je m'absente, il lui arrive une catastrophe.

— Je te jure de veiller sur lui, répondit Elsa avec un rire léger.

— Et moi, je promets que si Elsa me traîne de nouveau dans une soirée mondaine, je m'y rendrai en tenue de combat et armé jusqu'aux dents.

FIN