chapitre xv

 

Asano se réveilla d'humeur exécrable. D'une tape sèche sur les fesses, il chassa la très jeune fille qu'il avait fait venir la veille pour lui tenir compagnie. Elle ne lui avait procuré qu'un plaisir médiocre bien qu'elle se soit soumise à tous ses caprices, même les plus vicieux.

— Décampe ! Retourne à ton établissement. Je ne féliciterai pas ta patronne sur la qualité de son personnel. Elle a encore beaucoup de choses à t'apprendre. Sur Santa, le client doit toujours avoir entière satisfaction. Je crois que quelques corrections sont nécessaires pour t'ouvrir l'esprit.

— Non ! Pas le fouet, cela fait trop mal ! Je ferai tout ce que vous voudrez.

— Il fallait y penser avant. Tu recevras une double peine pour discuter ainsi mes ordres. Maintenant disparais, sinon Kouba va te donner un aperçu de ses talents.

La pauvre fille s'éclipsa vivement car elle connaissait la brutalité du garde du corps du maître.

Un séjour prolongé dans le bloc sanitaire permit à Asano de se décontracter et d'apprécier le petit déjeuner que Koura venait de lui servir.

C'est de meilleure humeur qu'il gagna son bureau. Il resta une demi-heure à réfléchir puis convoqua

Conway. Ce dernier avait la mine mauvaise de quelqu'un qui avait mal dormi. Il avait fait de nombreux cauchemars, tous peuplés de monstres hideux.

— Je crois me souvenir que nous possédons un hélijet équipé d'un détecteur biologique. Une idée de Vincent quand nous avons ouvert Santa. Il craignait qu'un client se perde en forêt. Il n'a jamais servi mais doit toujours être en état de marche. Tu vas le prendre et survoler la forêt pour t'assurer que nos lascars ne s'y trouvent pas encore.

Conway esquissa une grimace.

— Je connais mal le fonctionnement de ce détecteur mais je crois savoir qu'il réagit à toutes les créatures à sang chaud. Je risque de courir pendant des heures après de simples bestioles.

— D'abord, tu n'as rien de mieux à faire en ce moment, ensuite, il suffit d'avoir un peu de jugeote. Nos fugitifs sont trois et il est peu probable qu'ils se soient séparés. Donc tout écho isolé sera sans valeur. Prends quatre gardes avec toi pour le cas où mon hypothèse serait la bonne. En cas de capture, je double la prime promise. Alors, au travail !

Dès qu'il eut quitté le bureau, Vincent le remplaça- Il arborait un air soucieux.

— Je n'ai pas reçu de nouvelles de la Terre. Mon correspondant ne répond pas.

— Essayez quelqu'un d'autre ! Nous avons assez d'amis là-bas.

— J'ai fait un nouvel essai mais tout aussi infructueux.

— Recommencez ! Ils ne se sont pas tous volatilisés.

* * *

 

Levés avant l'aurore, les Terriens s'étaient mis en marche en direction de l'ouest comme l'avait recommandé la créature végétale. Chemin faisant, Ray abattit un coq de bruyère qui servit de déjeuner. La forêt était toujours aussi dense mais rares étaient les buissons carnivores, ce qui évitait des détours inutiles. Marc fut déçu de ne pas voir d'autres créatures végétales. Sans doute, étaient-elles plus loin. Avec inquiétude, il se demanda quelle était la portée de leurs ondes psychiques.

— Ray, tu es meilleur cuisinier que Marc. Ton rôti était cuit à point, ironisa Magda.

— Malheureusement un peu petit, ajouta Michka qui achevait de décortiquer la carcasse. J'en aurais bien avalé un second.

— Trop de nourriture est mauvais pour la ligne, rétorqua l'androïde.

— Après ma blessure, j'ai besoin de reconstituer mes forces, protesta-t-elle.

— Cessez de vous disputer comme des gamins, intervint Marc.

Soudain, Ray dispersa les cendres du feu qui lui avait servi pour faire rôtir le coq et les recouvrit de terre.

— Restez sous les branches de cet arbre, dit-il. Je perçois le bruit d'un hélijet.

De fait, l'appareil fut bientôt visible. Il effectuait des cercles de plus en plus larges autour de la zone que les Terriens venaient de quitter.

— Asano ne renonce pas, soupira Marc.

Lentement, l'appareil s'éloigna.

— S'il poursuit la même trajectoire circulaire, nota Ray, nous pouvons marcher pendant une demi-heure avant d'être contraints de nous cacher.

Au moment où Marc se mettait en marche, Michka, la mine gênée, dit :

— Avancez, je vous rejoindrai vite. J'ai à satisfaire un besoin urgent pour lequel mieux vaut être seul.

— Les mécaniques humaines ne sont pas parfaites, ironisa Ray. Ne traîne pas trop cependant. Crie au secours si tu souhaites de l'aide.

Une dizaine de minutes s'écoula. La chaleur faisait perler des gouttes de sueur sur les fronts. Ray s'immobilisa soudain.

— Je perçois un danger devant.

L'avertissement survint trop tard. Conway et deux

hommes jusque-là dissimulés derrière de gros troncs, parurent. Ils menaçaient de leurs fusils les Terriens.

— Ne bougez pas, ordonna Conway.

Il pointa son arme sur Elsa en disant à Marc :

— Si vous faites un geste, c'est sur elle que je tirerai en premier. Il n'y a que vous que le patron a demandé de ramener vivant.

Comme Marc tournait la tête, il ajouta :

— Inutile d'espérer fuir, deux hommes sont derrière vous. Laissez tomber votre pisto-laser. Doucement, en le prenant par le canon.

La rage au cœur, Marc obéit tandis que Conway apostrophait Ray :

— D'où sortez-vous ? Il n'y avait que trois évadés de l'hôpital.

— Je passais dans le coin quand j'ai reconnu des

amis et je me suis tout naturellement joint à leur promenade.

— Très drôle, grinça-t-il. Nous verrons si tu auras autant d'humour lorsque je me serais occupé de toi.

Avec satisfaction, il regarda le petit groupe qui allait lui rapporter une prime substantielle.

— Vous pouvez vous vanter de m'avoir fait courir. Lorsque le détecteur biologique de l'hélijet vous a localisés, je me suis fait larguer sur le chemin que vous suiviez puis l'appareil a poursuivi son vol pour ne pas vous donner l'éveil. Maintenant, il ne me reste plus qu'à le rappeler, termina-t-il en tapotant sa radio dans sa poche. Auparavant, mes gars ont le droit à un peu de distraction. Préférez-vous commencer par la blonde ou la brune ?

Magda fit un pas en lançant d'un ton canaille :

— Ces demi-portions ne seront jamais capables de me satisfaire. Ils sont tout juste bons à se caresser en regardant des images.

Sous l'insulte, les deux hommes lâchèrent leur fusil et se ruèrent sur la jeune femme.

Pendant ce temps, Michka progressait d'un pas rapide pour rejoindre ses amis. Elle s'immobilisa en entendant des éclats de voix. En silence, elle se coula à travers les buissons. Elle ne tarda pas à apercevoir un garde, fusil sous le bras qui lui tournait le dos. La scène qui se préparait devant lui semblait le captiver. Sans fioritures, féroce, Michka attaqua. Une main écrasa la bouche de l'homme pour l'empêcher de crier. Un brusque mouvement de torsion, un petit craquement des vertèbres cervicales pulvérisées et le corps glissa lentement sur le sol.

— Sam !

L'appel tout proche la fit sursauter. Un garde apparaissait. Il eut la vision d'un visage féminin déformé par un sourire sarcastique puis du tranchant d'une main qui heurta son larynx avec une force phénoménale. Il tomba à genoux, incapable de respirer. Un coup de pied enfonçant la cage thoracique mit fin à ses jours.

Elle arriva à peu de distance de ses amis à l'instant où un des gardes allait saisir Magda. Déjà sa main s'abattait, prête à crocheter l'épaule. Au dernier instant, Magda esquiva d'une torsion du buste. Déséquilibré, l'homme trébucha et reçut aussitôt une lourde manchette sur la nuque qui le précipita à terre dans les jambes du second. Ce dernier ne put éviter le pied qui le frappa au visage avec la force d'une ruade de cheval sauvage. Il fut rejeté en arrière, saignant de la bouche et du nez.

— Relevez-vous, cria Conway qui commit alors la faute espérée.

Son arme cessa un instant de menacer Elsa.

Maintenant, émit psychiquement Marc.

Ray activa son laser digital. Le fin faisceau atteignit la main de Conway qui, sous la douleur, laissa tomber le fusil. Il secoua sa main blessée en hurlant :

— Tirez ! Tirez !

Il pensait s'adresser aux deux hommes qui se tenaient derrière ceux qu'il croyait prisonniers. Ce fut la voix ironique de Michka qui répondit :

— Vos séides ne répondront pas. Ils dorment pour l'éternité.

Affolé, Conway regardait les gardes affalés aux pieds de Magda. Leur immobilité l'intriguait.

— Eux aussi s'expliquent en ce moment avec

Lucifer qui leur prépare une place bien au chaud, au fond de son chaudron. J'ai horreur qu'on veuille me violer. Cela m'irrite profondément et je ne mesure pas ma force.

— Ce n'est pas possible, dit-il d'une voix blanche. Vous n'aviez pas le droit...

— Pourquoi Asano s'acharne-t-il après nous ? demanda Marc.

— Je l'ignore. Il avait promis une prime si nous vous ramenions vivant. Je sais seulement qu'il voulait vous interroger.

Tout en parlant, Conway glissait lentement la main gauche vers sa poche où il dissimulait un petit pisto- laser. A l'instant où il allait le sortir, Michka se rua sur lui. Elle saisit l'avant-bras qu'elle tordit jusqu'à obtenir un craquement. L'arme tomba à terre. Le cri de douleur que l'homme poussait fut interrompu. La jeune femme l'avait saisi à bras-le-corps et serrait.

Il voulut lancer un dernier ordre.

— Toi, la grosse, lâche-moi sinon la vengeance de la Grande Compagnie sera terrible.

L'étau se resserrait sur son thorax tandis qu'une voix goguenarde murmurait à son oreille :

— Quand comprendrez-vous que je ne suis pas grosse mais musclée ?

Il n'entendit pas la fin de la phrase. Sa colonne vertébrale rejetée en arrière se brisa soudain comme un arc trop tendu.

— Ne trouvez-vous pas que ces mâles sont vraiment ridicules ? dit Magda d'une voix très mondaine. Maintenant que la situation est rétablie, que proposez- vous, Marc ?

Une grosse ride barrait le front du jeune homme.

— Le pilote de l'hélijet attend certainement un appel pour venir les rechercher. Dans quelques heures tout au plus, il survolera de nouveau cet endroit.

— Si l'appareil se posait nous pourrions nous en emparer, suggéra Magda.

— C'est risqué mais nous avons peut-être une chance de réussir. Avec un appareil, nous pourrions nous rapprocher du Mercure et appeler alors le module. Ray, tu vas avoir du travail. Dissimule les corps sous les branches et déshabille-les. Nous enfilerons des tenues pour faire illusion. N'oublie pas de récupérer la radio du type.

Elsa se manifesta comiquement :

— Si tu trouves une paire de bottes pas trop grandes, je suis preneur. Mes malheureuses chaussures de soirée que je porte depuis notre enlèvement rendent l'âme et il m'ennuierait de marcher pieds nus dans cette forêt.

Une heure plus tard, tout était en place. Seuls Marc et Magda avaient gardé leur tenue pour donner l'impression qu'ils étaient prisonniers. Ils restaient assis au centre d'une petite clairière, les mains sur la tête, tandis que les autres faisaient les cent pas autour d'eux.

Les minutes s'écoulaient accroissant la nervosité de Marc. Enfin, le sifflement d'un hélijet fut perceptible. L'appareil tourna à plusieurs reprises mais sans descendre. Sans doute le pilote s'étonnait-il de ne pas avoir de réponse à ses appels radio. Ray qui avait une carrure semblable à celle de Conway, agitait les bras, brandissant sa radio pour indiquer qu'elle ne fonctionnait pas.

Après une dernière hésitation, le pilote perdit lentement de l'altitude comme à regret. Il posa son engin à une vingtaine de mètres du groupe. Il ouvrit la portière et passa la tête pour crier :

— Pourquoi ne répondiez-vous pas ? Où est Conway ?

Ce furent ses dernières paroles. Un petit trou noir apparut sur son front comme un troisième œil maléfique. Lentement, le corps tomba de la carlingue. Ray était intervenu avec sa précision coutumière.

Au pas de course, les Terriens gagnèrent l'hélijet. Arrivé le premier, Ray s'installa aux commandes. Marc aida les trois femmes à se hisser dans l'appareil puis prit place à son tour. Dès la porte refermée Ray décolla pour prendre aussitôt la direction de l'île où il avait posé le Mercure. Les passagers commençaient à se décontracter mais leur joie fut de courte durée.

— Un hélijet nous suit. Il est plus rapide que nous et surtout, je distingue à son avant un laser d'attaque.

La radio de bord grésilla.

— Jef, que se passe-t-il ? demandait une voix rauque. Fais immédiatement demi-tour.

Une minute s'écoula en silence.

— Dernier avertissement ! Qui que vous soyez, je vous donne l'ordre de revenir à la base, sinon je vous descends.

L'hélijet gagnait rapidement du terrain. Vite, trop vite, il ne fut plus qu'à une centaine de mètres par trois quarts arrière.

— Attention, cramponnez-vous car nous allons être secoués. Marc, je vais virer sur la gauche. Quand il nous dépassera, tâche de l'atteindre avec un fusil.

Marc ouvrit une fenêtre, ce qui entraîna un puissant courant d'air.

— Prêt !

Le virage fut brutal. Surpris, l'appareil ennemi poursuivit sa trajectoire. Marc ouvrit aussitôt le feu. Il eut la satisfaction de voir apparaître un petit trou sur le côté de l'hélijet mais bien insuffisant pour le mettre en péril.

— A cette distance, un simple fusil manque de puissance, grogna-t-il.

Déjà l'hélijet adverse avait amorcé son virage et revenait vers eux. Une lueur rouge apparut à l'instant où Ray changeait de direction. Le rayonnement frôla la carlingue, créant une large brèche que le vent agrandissait de minute en minute.

Dans une manœuvre désespérée, Ray vira de nouveau, se dirigeant vers l'appareil comme s'il voulait entrer en collision avec lui. Surpris, le pilote fit un écart sans pouvoir tirer une seconde fois. Les deux hélijets étaient à moins de vingt mètres l'un de l'autre. Ray enfonça d'un coup de poing la fenêtre et sortit le bras. Un éclair mauve jaillit de son poignet.

Soudain, la partie avant de l'appareil ennemi disparut comme effacée par une gomme gigantesque. La queue poursuivit un instant son vol puis plongea vers le sol.

Aussitôt, Ray diminua son allure et an peu de calme revint dans la carlingue.

— C'était tangent, souffla-t-il. J'ai dû utiliser mon désintégrateur à sa puissance maximale.

— Tu as été merveilleux, dit Elsa qui avait conservé son calme.

— Malheureusement, nous n'allons pas tarder à avoir un autre problème. Cet engin ne tient encore l'air que par miracle. Nous allons devoir nous poser en catastrophe.

De fait, d'intenses vibrations secouaient les passagers et il semblait qu'à tout moment l'hélijet allait se désagréger. Il frôlait maintenant la cime des arbres.

— Là-bas, une clairière, dit Marc.

— Aperçue ! J'espère pouvoir l'atteindre. Accrochez-vous car le choc sera rude.

Après un dernier hoquet, le moteur s'éteignit et l'appareil plongea d'une dizaine de mètres de hauteur. Les béquilles télescopiques amortirent le choc mais firent rebondir la carlingue à plusieurs reprises dans un grand bruit de tôles froissées. Le silence revint enfin, insolite, rassurant. Ray réagit le premier. D'un effort puissant, il arracha la portière faussée par le choc qui refusait de s'ouvrir, puis il aida ses amis à s'extraire de l'appareil.

Michka se laissa tomber sur la terre couverte de mousse, le visage grave.

— Es-tu blessée ? s'inquiéta Ray.

Elle attendit quelques secondes avant de répondre :

— Je comptais seulement.

— Quoi ?

— Mes membres ! Je me demandais s'il n'en manquait pas après cette promenade des plus romantiques. Il faut reconnaître qu'avec toi les voyages ne manquent pas d'imprévus mais pour la délicatesse du pilotage, tu aurais encore besoin de leçons.

— Amusant, dit Ray d'un ton pincé. Eloignons- nous car je crains que l'épave ne s'embrase.

Ils firent quelques pas pour se mettre à l'abri des arbres. Peu après, survint une explosion étouffée vite

suivie de l'apparition de flammes. Mais l'incendie ne larda pas à s'éteindre.

— Je préfère cela, soupira Marc, ainsi nous ne serons pas repérés.

— Je vais me mettre en quête du dîner. Espérons que je trouverai une bestiole comestible.

Ce fut le cas. Deux heures plus tard les Terriens mangeaient un rôti de cerf tué par l'androïde. La viande était un peu ferme mais très mangeable comme le prouva Michka qui avala à elle seule la moitié de la grillade.

Enfin repue, elle ironisa, en comptant sur ses gros doigts :

— Un voyage mouvementé en astronef, une descente acrobatique en module, deux combats terrestres pour terminer par une partie de stock-cars en hélijet. Je me demande si ma vie dans le camp des inadaptés n'était pas plus reposante.

— Je dois avouer, grimaça Marc que notre situation n'est guère brillante.

— Certes, le consola Magda, mais elle n'est pas pire que si nous étions à l'hôpital, privés d'un ou deux organes.

— Résumons-nous. Nous sommes maintenant à environ deux cents kilomètres de l'astroport et à plusieurs milliers du Mercure, sans compter qu'il est à parier que des hélijets ne vont pas cesser de nous survoler. Asano n'appréciera pas la perte de ses appareils.

— S'il pouvait en crever de dépit, ce serait une excellente chose, dit Magda.

— Je crois que cela ne sera pas le cas, sourit Elsa.

Il aura la certitude que nous sommes encore vivants, ce qui le rendra enragé. Que suggères-tu, Marc ?

— Pour l'instant, nous n'avons pas d'autres solutions que d'attendre en nous éloignant de cette épave qui sera sans doute explorée demain dès qu'ils l'auront retrouvée. En conséquence, réveil une heure avant l'aube pour notre marathon quotidien.