chapitre xi
Marc qui marchait en tête fit signe à ses amies de s'immobiliser. A une dizaine de mètres devant eux se tenait un grand cerf aux bois impressionnants. Au moins un douze cors aurait dit un chasseur.
— Il ne semble pas féroce, murmura Elsa.
— Je ne le pense pas mais je voudrais comprendre pourquoi il s'obstine à brouter ces maigres touffes rabougries alors que l'herbe à un mètre de ce buisson marron est haute et abondante.
— Votre bestiole est peut-être myope, ironisa Magda.
— Je pense plutôt que son instinct la pousse à éviter ce genre de végétal. Si vous voulez m'en croire, nous ferons de même.
Marc prêta l'oreille en grimaçant :
— Notre petit piège n'a que peu retardé nos poursuivants qui ont repris leur marche. Surtout, suivez- moi en vous efforçant de mettre vos pieds dans la trace de mes pas. Si je suis passé, vous en ferez de même.
Ils progressèrent une petite demi-heure. La présence des bosquets brunâtres de plus en plus nombreux obligeait à de nombreux détours qui retardaient leur avance. Soudain, l'aspect de la forêt se modifia. Les grands arbres, chênes ou sapins avaient disparu, tout comme les buissons marron. Seuls se dressaient des bosquets faits d'entrelacs de fines branches s'éle- vant sur deux mètres et présentant des aspects tourmentés.
— Certains de ces buissons paraissent avoir des formes presque humaines, dit Elsa. On jurerait un groupe de danseurs. Vois comme ils sont gracieux et élégants.
Un sourd malaise étreignait maintenant les Terriens, inexplicable, irrationnel. Marc ferma un instant les yeux pour ouvrir son esprit à toutes éventuelles sollicitations, appliquant les conseils de son amie l'entité végétale qui s'épanouissait sur une lointaine planète.
Soudain, il perçut une pensée étrangère qui semblait aussi surprise que lui. Après quelques tâtonnements pour obtenir une meilleure synchronisation, il reçut :
— Je ne savais pas que les créatures humaines étaient télépathes.
— Très peu le sont et je suis une exception. Qui êtes-vous ?
L'interlocuteur de Marc parut s'amuser de la question.
— Il y a un instant, votre amie admirait notre élégance.
— Vous êtes des créatures végétales !
— Effectivement mais cela ne semble pas vous surprendre.
— Au cours de certaines missions, j'ai rencontré plusieurs espèces pensantes. Comme chez les humains, les unes étaient très amicales et d'autres franchement agressives.
— Vous avez été sage d'éviter les buissons bruns.
Ils sont là pour nous protéger des « madis », ces animaux qui ressemblent à vos cerfs. Si par hasard, l'un d'eux parvient jusqu'à nous, il est tenté d'arracher nos feuilles, ce qui est fort désagréable pour nous.
Brusquement, Marc perçut dans l'esprit de son interlocuteur une sensation de peur et surtout de douleur. Plusieurs secondes s'écoulèrent qu'il mit à profit pour indiquer d'un geste à ses amies de ne pas bouger.
— Je te demande de m'excuser, reprit enfin la créature, mais le démon des profondeurs attaquait mes racines. C'est très douloureux pour nous mais par chance, aujourd'hui, il n'a pas insisté.
Un jappement lointain fit tressaillir Marc. Ses poursuivants se rapprochaient.
— Je devine dans ton esprit une grande inquiétude. Apparemment tous les humains n'ont pas ta sagesse et certains sont particulièrement féroces. Malheureusement, nous ne pouvons t'aider comme nous le souhaiterions. Nous sommes seulement à même de
vous cacher entre nos branches.
*
* *
Conway houspillait ses hommes qui avançaient beaucoup trop lentement à son gré alors que l'ypax tirait toujours avec énergie sur sa laisse.
— Grouillez-vous, hurla-t-il, sinon nous ne les aurons pas rattrapés avant la nuit.
Les gardes pressèrent le pas pour rejoindre leur chef qui s'était immobilisé. Il regardait le grand cerf qui avait interrompu son repas. La tête dressée, l'animal humait le vent, tout le corps animé d'un léger frémissement. Les aboiements furieux de l'ypax le firent tressaillir. Il aurait voulu fuir mais son instinct le poussait à éviter les nombreux buissons bruns qui lui barraient le passage. Il opta pour la seule solution qui se présentait. Brusquement, il chargea droit devant lui.
Les hommes, surpris, s'étaient immobilisés, pensant que la bestiole s'écarterait de leur groupe. Il n'en fut rien. Le garde qui se trouvait sur sa trajectoire ressentit un choc énorme. Il décolla de terre et fut projeté à plusieurs mètres. Avec horreur ses amis découvrirent les trous sanglants creusés dans le torse. A la dernière seconde, l'animal avait baissé la tête et ses andouillers avaient profondément pénétré dans le thorax. Déjà, l'animal disparaissait dans le bois.
Conway réagit le premier. Il confia la laisse de l'ypax à un garde et allongea le blessé sur le sol. Ce dernier était très pâle et ses narines se pinçaient. A chaque mouvement respiratoire, de l'air et du sang spumeux s'échappaient des plaies.
— Ne bouge pas, j'appelle du secours.
Il brancha sa radio et Vincent répondit aussitôt. Sans lui laisser le temps de le questionner, Conway exigea un hélijet sanitaire en urgence. Devant l'hésitation de son interlocuteur, il hurla :
— Vite, vite, Dick est au plus mal !
— Inutile de se presser, dit un garde brun et râblé, il vient de mourir.
— Dans ce cas, reprit Vincent, j'enverrai un appareil à la tombée de la nuit. Le corps partira directement pour l'incinérateur. Il est inutile d'attirer la curiosité du personnel infirmier. Dans l'immédiat, poursuivez votre mission.
— Nous ne sommes plus que six.
— C'est suffisant pour capturer un homme et deux femmes ! Je n'ose imaginer la déception de monsieur Asano si vous deviez échouer.
Conway grimaça car il savait que les colères de son patron pouvaient être terribles. Ils se tourna vers ses acolytes.
— Vous avez entendu, vous autres. En avant ! Paul, montre-nous la direction.
L'ypax huma l'air à plusieurs reprises, tournant la tête dans toutes les directions. Une légère brise lui apporta l'odeur qu'il cherchait. Il partit comme une flèche, tirant derrière lui le garde cramponné à sa laisse.
Dans sa précipitation féroce l'animal frôla un buisson brun. Le drame éclata, brutal, imprévisible. Ce qui semblait être un enchevêtrement de branchages s'anima soudain. Dix, vingt lianes se déroulèrent et vinrent s'abattre sur l'homme et l'animal, les immobilisant, paralysant leurs mouvements. D'abord surpris, Paul tenta de se débattre. Un hurlement de douleur jaillit de sa gorge. Il lui semblait que des dizaines de fers rouges se promenaient sur sa peau. Bien vite, une liane s'enroula autour de sa gorge interrompant sa plainte mais non sa douleur comme pouvaient en témoigner ses mouvements convulsifs.
La stupeur avait paralysé Conway puis dans un mouvement réflexe, il avait dégainé son pisto-laser. Toutefois, il n'osait tirer de peur de blesser Paul. Un garde voulut se lancer à l'aide de son camarade. Mal lui en prit ! Une liane le ceintura et avec une force irrésistible l'attira dans le buisson où aussitôt d'autres liens l'enserrèrent. Il ne tarda pas à crier à son tour, exhalant une atroce douleur.
Fou de colère, Conway appuya sur la détente de son arme. Les rayons laser sectionnèrent quelques branchages sans que cela paraisse incommoder la plante. Après une dernière convulsion, l'ypax s'était immobilisé.
Effarés, doutant de leurs sens, les hommes regardaient leurs camarades et l'ypax. Il leur sembla que les corps rétrécissaient, se vidaient comme une poupée gonflable qui perd son air. Maintenant les cadavres n'avaient plus que la taille d'un enfant de dix ans.
Livide, le visage inondé d'une mauvaise sueur, Conway contemplait sans le comprendre l'atroce spectacle. Paralysé, il vit les corps disparaître. Il se frotta les yeux mais dut se rendre à l'évidence. La plante les avait totalement digérés. Il ne restait rien. Pas le moindre ossements ni même un morceau de leur uniforme !
D'une main agitée d'un fort tremblement, Conway saisit sa radio.
* * *
Le commandant Haong était paresseusement installé sur son fauteuil. Il était de forte corpulence avec un visage rond aux traits grossiers. La coloration ardoisée de son épiderme trahissait son origine solanienne. Solan, planète terramorphe, tournait autour d'un lointain soleil situé dans un des bras de la Galaxie. Elle avait adhéré à l'Union Terrienne plus par intérêt que par conviction. Sa situation très excentrique la mettait à l'abri des visiteurs curieux et les autorisations d'atterrissage sur le seul astroport étaient délivrées selon de mystérieux critères. Peu regardants sur leur provenance, les commerçants locaux achetaient les marchandises apportées par les cargos-nefs pour les revendre ensuite à diverses planètes avec un coquet bénéfice et ceci en toute légalité. Il fallait bien reconnaître que Solan était un beau repaire de pirates de l'espace. La Sécurité Galactique devait se contenter de tenter d'appréhender les pirates dans l'espace et n'avait aucune possibilité d'enquêter sur l'astroport qui ne relevait que des autorités locales.
Kao, son second, était plus maigre avec un visage chafouin.
— Combien de temps devrons-nous rester autour de cette planète ?
— Je l'ignore mais au prix de cent mille dois par jour, je veux bien patienter un bon moment. Le vieil Asano doit avoir une sacrée frousse pour avoir accepté ces conditions sans tenter de discuter. Si cela continue, nous pourrons regagner directement Solan sans même avoir à attaquer un cargo-nef sur le chemin du retour.
— Attention, commandant, émergence au 220.
Le pirate réagit promptement et orienta les détecteurs.
— C'est un beau yacht civil, dit Kao. Tentons-nous de l'arraisonner ?
— Pas question ! Les ordres sont de détruire tout astronef qui se présente. Nous encaisserons une prime supplémentaire.
Haong pianota rapidement sur le clavier de son ordinateur. Satisfait de son travail, il enfonça une louche libérant quatre missiles qui se dirigèrent aussitôt vers le yacht.
— Amusant, gloussa Kao, les passagers mourront avant même d'avoir émergé de l'inconscience provoquée par la transition.
Un juron échappa au commandant.
— Ce n'est pas possible, il vient de riposter en expédiant aussi quatre torpilles.
— D'ordinaire, grogna le second, un yacht civil n'est pas armé. C'est contraire aux habitudes !
— Alors il faut admettre que celui-là est un anticonformiste, ricana Haong.
— Le pilote doit être bâti en plasto-titane pour avoir déjà récupéré de sa plongée sub-spatiale.
— Heureusement, il a mis trop de précipitation dans son tir. Un seul missile se dirige vers nous, les autres divergent et passeront loin de notre astronef.
— Le vaisseau adverse change brutalement de cap, commandant.
— Les têtes chercheuses de nos engins le retrouveront sans difficulté, dit Haong avec un haussement d'épaules.
— C'est curieux, nos missiles ne modifient pas leur trajectoire.
Le commandant éructa un nouveau juron.
— Il est aussi bien équipé qu'un aviso de guerre. Il dispose également de Cisées.
C'était des leurres perfectionnés donnant une image volumique, magnétique et thermique de l'astronef. Trompés, les missiles poursuivaient leur route, croyant toujours se diriger vers leur cible. Lorsqu'ils avaient épuisé leur carburant, ils se perdaient dans
l'espace avant d'être finalement attirés par la gravité d'une planète ou du soleil.
Fébrilement, Haong préparait une nouvelle salve.
— Missile adverse à dix mille mètres, annonça Kao.
Le commandant brancha son écran protecteur à pleine puissance. Moins d'une minute plus tard, le projectile parut rebondir sur un invisible obstacle et explosa dans un éclair éblouissant.
— A moi de riposter, dit Haong avec un ricanement grinçant.
A l'instant où il allait couper son écran pour pouvoir lancer ses missiles, la sonnerie de danger imminent retentit. Les trois engins qui devaient se perdre dans l'espace avaient brusquement changé de direction et se dirigeaient vers le vaisseau pirate. Les yeux exorbités, Haong regardaient les ogives d'un rouge malsain qui approchaient à très grande vitesse. Elles explosèrent au contact de l'écran avec une rigoureuse simultanéité. Sous l'impact d'une violence extrême, l'astronef fut secoué comme une feuille par un jour de grand vent. L'éclairage du poste de pilotage s'éteignit un bref instant pour être aussitôt remplacé par les spots de secours.
L'importance de la secousse avait envoyé valser le commandant contre le tableau de bord. Une vilaine entaille balafrait son front. D'un geste du revers de la main, il s'essuya le visage couvert de sueur et de sang. En face de lui de multiples voyants clignotaient, témoins d'avaries sévères.
— Une telle précision dans les réglages est impossible, souffla le second, qui regagnait péniblement son siège.
La voix métallique de l'ordinateur retentit alors.
— Elément deux du générateur en court-circuit. Dépressurisation de la soute C.
Les réflexes de Haong, rodés par des années de piraterie et de multiples combats, jouèrent aussitôt. Ses gros doigts coururent sur le clavier des commandes, isolant l'élément défectueux pour permettre aux autres de fonctionner de nouveau. La lumière revint normale, rassurante.
— Je ne sais qui pilote cet astronef de malheur mais nous nous retrouverons un jour. Pour l'instant, nous devons filer le plus vite possible car le générateur a perdu beaucoup de sa puissance.
Saisissant les commandes manuelles, il amorça un virage. Le second hurla alors d'une voix hystérique :
— Commandant, des missiles, droit devant !
Leur adversaire n'avait pas perdu de temps et lancé
une nouvelle salve. Les projectiles étaient parfaitement discernables sur l'écran de visibilité extérieure, proches, trop proches. Cette fois, les deux premiers explosèrent simultanément. Un véritable séisme ébranla le vaisseau. Toutes les lumières s'éteignirent, même celles de secours. D'une voix lente, hachée, l'ordinateur débita :
— Géné... rateur... Hors... d'usage. Suis... privé... d'énergie...
D'abord paralysé, Haong tenta alors de se lever.
— Gagnons le canot de survie, cria-t-il.
Dans l'obscurité, il heurta violemment une console et tomba sur le revêtement métallique du sol. Son instinct de survie le poussait à se relever mais sa raison comprenait qu'il n'aurait jamais le temps d'atteindre la soute. La panne des écrans de visibilité extérieure l'empêcha de voir arriver les derniers missiles qui explosèrent au contact de la coque.
Un bruit d'enfer, la vision soudaine d'un soleil glacé, une sensation d'étouffement, un dernier regret, ne pas savoir qui avait aussi facilement détruit son astronef.