chapitre III
Deux jours ! Deux jours d'ennui sans voir aucun visiteur. Cent fois, Marc avait fait le tour de la cabine · ans découvrir le moindre moyen d'évasion. La porte était la seule issue et elle était solidement verrouillée. Il songea avec regret à Ray, son androïde, son ami. Quelle serait sa réaction en apprenant que son patron avait disparu ?
Un robot ne peut éprouver de sentiments. C'est connu, admis, prouvé. Les ingénieurs cybernéticiens affirment que leurs créatures ne réagissent qu'en fonction des programmes qui leur ont été fournis. Toutefois, au fil des missions, une sorte de symbiose s'était créée entre Marc et Ray. Quand il savait son ami en danger, un curieux trouble envahissait les neurones électroniques de Ray, bloquant toute programmation antérieure, ne laissant place qu'à une dangereuse efficacité. A plusieurs reprises, il avait protégé Marc d'un certain nombre de malfrats qui avaient alors trouvé une mort aussi rapide que douloureuse. Ray était très rancunier et ne pardonnait pas les tourments infligés à son ami.
A l'inverse, Marc n'avait pas hésité à risquer sa vie pour porter assistance à l'androïde endommagé. Une fois, il l'avait traîné sur un brancard de fortune pendant deux jours au milieu d'un univers peuplé
d'affreuses araignées géantes. Etait-ce dû au fait que Ray était pourvu d'un amplificateur psychique permettant de communiquer par télépathie avec son ami ? Ce type d'androïde avait été rapidement abandonné car rares étaient les humains capables d'utiliser ce mode de transmission. Déjà doué naturellement, Marc avait vu cette qualité centupler après sa rencontre avec une extraordinaire créature végétale qui étalait ses fleurs multicolores sur une lointaine planète maintenant interdite à toute pénétration.
Une infime modification dans le bourdonnement des moteurs alerta Marc. Il lança aux deux jeunes femmes qui bavardaient près du distributeur automatique :
— Attention ! Nous allons émerger du sub-espace. Allongez-vous pour que la transition soit moins pénible.
Il les aida à s'installer sur les brancards qui étaient leur seule couche. Peu après, selon ses prévisions, un vertige saisit les Terriens.
Le retour à l'état conscient ne tarda pas.
— Cet astronef, nota Marc, est pourvu des derniers perfectionnements de la Cosmos Jet. Le choc de la transition est très atténué.
— Cela ne le rend pas agréable pour autant, grogna Magda. C'est mon premier vol interplanétaire et j'aurais préféré qu'il se déroulât dans d'autres conditions.
Le bruit de la serrure qui jouait, les immobilisa. Les deux gorilles déguisés en infirmiers apparurent. L'un tenait un injecteur mais l'autre brandissait un solide pisto-laser.
Pas de bêtises, ordonna l'homme en pointant on arme sur Elsa qui dit alors :
Vous n'oseriez pas nous tuer ! Je me contenterai de vous couper les pieds. Ils sont inutiles pour ce à quoi le patron vous destine. Prenez garde, je suis très adroit dans le maniement du laser. Vous, le type, allez vous allonger le premier. Si vous faites le mariole, les filles en subiront les conséquences.
Marc fut bien obligé d'obéir. A peine eut-il grimpé sur le brancard que le second approcha. Une sensation de piqûre et il perdit connaissance. Les deux jeunes femmes subirent vite le même sort. A l'instant d'endormir Magda, l'infirmier lui palpa les seins en disant :
— Toi, ma poulette, il faudra que nous ayons une petite conversation intime. Tu m'excites terriblement et je te promets des minutes inoubliables.
Il ne remarqua pas le regard chargé de mépris et de haine de sa victime.
* * *
Marc ouvrit les yeux mais il lui fallut plusieurs minutes pour retrouver ses esprits. Il était dans une cellule d'environ trois mètres sur quatre. Les murs étaient capitonnés de mousse plastique, étouffant les sons et même les chocs. Une ampoule au plafond, protégée par un solide grillage, distribuait une lumière crue. Le mobilier se résumait à un épais matelas posé à même le sol couvert lui aussi de mousse plastique. L'aération était fournie par de petits orifices ouverts dans le plafond, trois mètres au-dessus du sol. Enfin, il discerna une porte, également capitonnée, qui n'avait aucune serrure apparente.
— Une cellule pour fou furieux, grinça Marc. Je pourrais crier à m'en arracher les cordes vocales, personne ne m'entendrait.
Une sourde inquiétude le rongeait. Où était Elsa? Dans une cellule voisine ? C'était l'hypothèse la plus favorable. Il n'osait en envisager d'autres.
Une rage meurtrière envahissait son esprit. Si jamais il revenait sur Terre, il se promettait bien de faire payer très cher à Milligan ces heures désagréables.
Ne pas se laisser briser ! Marc s'efforça de respirer calmement pendant plusieurs minutes. Pour apaiser sa colère, il s'obligea à pratiquer des exercices physiques. Flexion, extension, abdominaux, pompes...
Il s'essuya le front puis chercha un bloc sanitaire qu'il découvrit finalement dans un coin. Une simple cuvette en matière plastique se vidant par un étroit tuyau et un robinet distribuant chichement son eau.
— Pas de danger de se noyer dans sa baignoire, ricana-t-il.
La porte de sa cellule s'ouvrit silencieusement. Un homme parut, de carrure athlétique, vêtu d'un pantalon et d'une veste blanche mal boutonnée qui laissait deviner une poitrine velue.
— Suivez-moi ! ordonna-t-il.
Un long couloir, également sans fenêtre, s'étirait sur plus de trente mètres. Dix portes étaient visibles. Elsa sortit d'une cellule, également escortée par un monumental gardien. Elle portait encore sa robe du soir en lamé doré, passablement froissée. Marc lui prit la main qu'il serra doucement. Ils franchirent une grille qu'un garde ouvrit avec une carte magnétique. Ils s'engouffrèrent dans un ascenseur qui les propulsa au dernier étage.
Deux minutes plus tard, ils furent poussés dans un coquet bureau. Derrière une table en bois précieux se tenait un personnage corpulent. Son fauteuil grinçait à chacun de ses mouvements. Il avait une figure ronde avec de bonnes joues. Une calvitie naissante éclaircissait une chevelure brune. Derrière lui se tenait immobile une véritable montagne de muscles. Des yeux bridés et un teint jaune signaient son origine asiate. Il avait croisé ses bras aux muscles saillants sur sa poitrine.
— Prenez place, dit l'homme assis d'une voix douce en désignant des fauteuils.
Dès ses interlocuteurs installés, il reprit, toujours aussi calme :
— Croyez que je suis désolé de votre inconfortable situation que vous ne devez qu'à votre entêtement. J'avais pourtant demandé à Milligan de ne ménager ni sa peine ni son argent pour vous convaincre.
— Mais qui êtes-vous ? lança Elsa.
— Je m'appelle Frank Asano mais vous ne connaissez certainement pas mon nom. Cependant je dirige une immense société dont le chiffre d'affaires est supérieur à tous les vôtres bien qu'elle ne soit pas cotée en bourse. En un mot, je suis à la tête de ce qu'on appelle la Grande Compagnie.
Marc tressaillit mais ne put s'empêcher de lancer d'un ton ironique :
— Je crois me souvenir qu'il y a plusieurs années votre peu honorable organisation avait eu des démêlés avec la Sécurité Galactique.
Asano fixa Marc de ses yeux très noirs.
— C'est exact ! Il m'a fallu du temps pour réorganiser les réseaux.
— A l'époque, le chef de cette moderne mafia se nommait Kulpa.
Nouveau regard sombre.
— L'auriez-vous connu ?
— Il avait imaginé de se retirer sur une planète primitive. La dernière fois où j'ai vu sa tête, elle se promenait au bout d'une pique brandie par un roitelet local qui désirait retrouver son trône.
— Merci de cette précision, grinça Asano. Il était un cousin éloigné de ma femme. Nous ignorions ce qu'il était advenu de lui.
— C'était une époque où les têtes des membres de votre société avaient une fâcheuse tendance à s'envoler.
— Comment le savez-vous ?
— Une confidence de l'amiral Neuman, chef de la Sécurité Galactique, sourit Marc.
Il ne pouvait expliquer que Ray, l'ayant cru mort, avait entrepris de le venger de cruelle manière.
Elsa se manifesta avec impatience.
— Nous direz-vous la raison de ce rapt ?
— Je veux prendre possession de la Cosmos Jet Corporation.
— Pourquoi ? Il existe des centaines d'autres sociétés d'égale importance que vous pourriez acheter en bourse.
Asano poussa un long soupir.
— Tout est de votre faute. Votre société a mis récemment au point de nouveaux propulseurs qui augmentent sensiblement la vitesse des astronefs.
Malheureusement, vous les livrez en priorité à la Sécurité Galactique. Parmi mes associés, je compte nombre de pirates qui trouvent cette situation fort désagréable car elle les désavantage en cas de rencontre avec les forces de l'ordre. Ainsi, nous avons vu disparaître plusieurs bâtiments, ce qui nous cause une perte financière non négligeable.
Après un nouveau soupir, il reprit :
— L'année dernière nous avions soudoyé votre directeur et un ingénieur pour qu'ils nous livrent vos plans mais cette belle manœuvre a échoué en raison des actions menées par Stone et la Sécurité Galactique sur une planète déserte où nous avions commencé à installer une usine. Encore une lourde perte pour nous ! C'est pourquoi, j'ai demandé à Milligan de reprendre l'opération. Il est dommage, dommage pour vous, que vous ayez refusé son offre.
— Que proposez-vous ? dit Elsa.
— Vous signez les papiers préparés par Milligan et je vous laisse regagner la Terre.
Après un regard sur Marc, Elsa refusa sèchement.
— Je pense avoir un moyen de vous faire changer d'avis, dit Asano d'un ton glacial. Suivez-moi !
Il se leva en ajoutant, tourné vers Marc :
— Je ne vous conseille pas de tenter quelque violence à mon égard. Les réactions de Koura sont aussi rapides que brutales. C'est un excellent garde du corps.
— Je n'en doute pas.
Ils quittèrent le bureau l'un derrière l'autre sous le regard vigilant du colosse. Le couloir était éclairé par une immense baie vitrée. La vue portait au loin, révélant sur la gauche une mer calme d'un bleu insolent.
Sur une plage de sable fin et blanc, plusieurs touristes étaient paresseusement allongés. A droite, s'élevaient quelques immeubles au milieu de parcs fleuris piquetés de bosquets d'arbres. Enfin, au loin, se dressaient les bâtiments de l'astroport.
— Santa fait partie de mon domaine industriel, dit Asano. Je vous souhaite de pouvoir profiter de ses installations. Centre de repos, de détente, de thalassothérapie, de remise en forme par le sport et quelques autres méthodes toutes plus agréables les unes que les autres.
Sa voix se fit sèche quand il ajouta :
— Nous avons également un hôpital ultra-moderne. Un grand nombre de malades lui doivent le retour à la vie. En particulier, nous avons un service de greffe d'organes très performant.
Après avoir descendu un étage par un bel escalier de marbre, le groupe franchit une double porte. Le couloir était maintenant bordé d'une série de boxes vitrés. Un corps reposait sur chaque lit, entouré de nombreux appareils de surveillance.
— Le problème des greffes d'organe est la nécessité d'avoir des donneurs. En effet, si quatre-vingt- dix-neuf pour cent des patients acceptent une greffe, seuls dix pour cent consentent à donner un fragment de leur corps. C'est pourquoi il y a si peu de transplantations sur Terre. Ici, nous avons résolu le problème. Un malade trouvera toujours chez nous l'organe désiré... à la seule condition d'y mettre le prix.
— Comment faites-vous ? demanda Elsa intriguée.
Un rire cynique secoua Asano.
— Nous ne demandons pas l'avis des donneurs !
ils sont expédiés de la Terre par notre service de recrutement. Endormis, ils ne s'aperçoivent de rien.
Il s'immobilisa devant un box. Le corps dénudé d'une jeune femme était allongé sur un lit. De multiples tuyaux partaient de ses membres pour arriver à des machines complexes.
Vous n'ignorez pas qu'il doit exister une compalibilité tissulaire entre le donneur et le receveur. Nos chirurgiens avaient un besoin urgent de son bloc coeur-poumon. Il a donc été prélevé mais pour ne pas gâcher la marchandise, elle est maintenue en vie artificielle jusqu'à ce qu'on ait besoin de son foie ou de ses reins. Il en est de même des autres. Le voisin n'a plus de reins et le suivant s'est vu privé de son foie.
Livide, Elsa murmura en désignant la jeune femme :
— Qui était-elle ?
— J'avoue l'ignorer. Je crois me souvenir qu'elle n'avait plus de famille et pensait trouver un engagement comme animatrice.
— C'est monstrueux !
Asano haussa ironiquement les épaules.
— Les affaires sont les affaires ! Aucune des riches personnalités qui ont bénéficié d'une intervention n'a demandé l'origine du greffon. Ceci est donc notre vivier où les chirurgiens puisent selon les besoins de la clientèle. Inutile de nous attarder ici, vous avez eu un bon aperçu de notre installation.
De retour dans le bureau d'Asano, ce dernier demanda :
— Acceptez-vous enfin de signer les actes de vente pour pouvoir retourner sur Terre ?
— Non et non ! répondit aussitôt Elsa. Nous prenez-vous pour des débiles mentaux ? Il est évident que dès que vous aurez obtenu notre accord, vous nous éliminerez pour nous empêcher de porter plainte devant la justice.
— Réfléchissez encore, petite madame. Pendant votre sommeil, des prélèvements de sang ont été pratiqués et leurs analyses sont en cours. Ce soir, vos groupes tissulaires seront entrés dans les fichiers. A la première demande de notre médecin correspondant sur Terre, vous serez conduits dans le centre des prélèvements. Cela peut demander quelques jours mais rarement plus d'un mois car nous avons acquis une excellente réputation dans ce domaine et les malades affluent de toutes les planètes de l'Union Terrienne.
— Pensez-vous que notre disparition passera inaperçue ?
Asano émit un petit rire comme si la remarque l'amusait.
— Certainement pas ! Elle a même déjà été signalée mais les plus fins limiers de la Sécurité Galactique ne pourront rien trouver. Votre trans a été déposé au bord d'une plage et ils supposeront que vous vous êtes noyés au cours d'un bain de minuit ou que vous avez été emportés par une vague de fond. Pas de corps, pas de crime ! C'est la loi.
— Vous ne pourrez cependant pas mettre la main sur la Cosmos Jet.
— Nous avons tout prévu. En attendant que votre mort soit officiellement admise, il s'écoulera de nombreux mois et il est probable qu'un administrateur provisoire sera désigné par le tribunal. Milligan, en tant qu'actionnaire, demandera une réunion du conseil d'administration. Il proposera alors de prendre la gestion de l'affaire. Sa réputation de grand financier est telle que tous seront enchantés de le nommer directeur général.
Et vos amis pirates auront enfin leurs propulseur.
Naturellement !
Asano se tourna vers Marc.
Monsieur Stone, ne serez-vous pas plus raisonnable que votre amie ?
Les mâchoires crispées par une impuissante colère, il répondit :
— Mademoiselle Swenson a parfaitement exposé le problème et je n'ai rien à ajouter. Je ne sais ce que l'avenir nous réservera mais je crains que votre action n'entraîne de nombreux morts parmi vos amis. Il est même probable que vous ne nous survivrez pas longtemps.
L'idée amusa Asano qui sourit largement.
— Je connais votre amitié avec le grand amiral Neuman mais ne comptez pas trop sur la Sécurité Galactique. Elle ne pourra jamais trouver le moindre indice qui la mène jusqu'ici.
Appuyant sur une touche, il ordonna :
— Reconduisez-les dans leur cellule.
Les deux mêmes infirmiers parurent et Asano ajouta :
— J'espère que ces heures d'attente vous ramèneront à la raison. N'oubliez pas qu'à tout moment, un infirmier pourra pénétrer dans votre cellule pour vous conduire vers le bloc opératoire. Pour que vos cris ne risquent pas de perturber la sérénité du service, vous serez endormis dans votre cellule. Perdez donc tout espoir d'apitoyer le chirurgien.