chapitre ix
Une odeur de fumée réveilla Elsa. Elle releva la tête pour voir Marc accroupi auprès d'un feu, présentant aux flammes un morceau de viande enfilé sur une tige de bois. Magda soufflait vigoureusement sur les braises pour les faire rougeoyer.
— Je vois que le déjeuner est prêt, dit-elle en s'étirant.
Après avoir franchi la clôture de l'hôpital, ils avaient marché plusieurs heures avant que Marc décide une pause. Epuisée, la jeune femme s'était endormie aussitôt.
— Qu'avons-nous au menu ? demanda-t-elle avec un sourire qui éclairait son visage.
— J'ignore son nom exact. Cela ressemblait à un faisan. Assez peu sportivement, je l'avoue, je l'ai tiré alors qu'il était perché sur une branche. Il est heureux que nos ravisseurs ne m'aient pas fouillé. J'avais encore mon couteau à lames multiples, ce qui m'a permis de le vider sans trop de peine. Si tu veux te rafraîchir, la salle de bains, c'est le ruisseau qui coule dix mètres à ta droite.
Elle fît quelques pas en s'étirant pour chasser les courbatures engendrées par le sol dur. Elle s'agenouilla et recueillit un peu d'eau entre ses mains pour s'asperger le visage puis elle tenta d'avaler une gor-gée. Il est difficile de boire dans ses mains sans une certaine expérience qu'elle ne possédait manifestement pas. Après trois essais infructueux, elle parvint à aspirer un peu de liquide.
Lorsque Marc estima la cuisson suffisante, il posa son rôti sur une large feuille et entreprit de le découper. Il présenta une aile à Elsa et l'autre à Magda. Cette dernière émit un petit rire ironique.
— Sur Terre, je ne sais si je vous engagerais comme cuisinier mais je reconnais qu'il est bien agréable de se mettre quelque chose sous la dent même si ce n'est pas excellent.
De fait, la viande était dure, filandreuse, brûlée à l'extérieur et crue à l'intérieur.
— Je tenterai de m'améliorer mais je suis excusable. D'ordinaire, c'est Ray qui se charge des besognes ménagères.
Une sorte d'aboiement aigu troubla la conversation. Le visage de Marc se crispa.
— C'est le cri d'un ypax, marmonna-t-il. Je ne pense pas que ces bestioles vivent ici en liberté. Elle doit appartenir à Asano. C'est tout à fait le genre de fauve qui doit lui plaire.
— Qu'ont-ils de particulier ? demanda Elsa.
— Ils sont féroces, grogna Marc, et surtout doués d'un flair prodigieux qui risque de conduire nos poursuivants jusqu'à nous. Nous allons rapidement filer mais auparavant, j'aimerais leur ménager une petite
surprise. J'ai besoin de votre aide, Magda.
*
* *
C'est en tremblant que Vincent pénétra dans le bureau d'Asano. Son teint était gris et des gouttes de sueur perlaient à son front. Il s'effondra dans un fauteuil avant même d'avoir été invité à s'asseoir. Il s'épongea le front avec un grand mouchoir.
— Monsieur, murmura-t-il d'une voix étranglée, c'est la... la catastrophe.
— Parlez, que Diable ! grogna Asano impatient.
— Je viens d'avoir une longue conversation avec un de nos correspondants. Une épouvantable catastrophe.
— Vous l'avez déjà dit, hurla le patron. Reprenez- vous ! Je veux des faits précis.
— Milligan est mort quelques heures après avoir reçu la tête de Ryder. Au matin, un garde a retrouvé son corps dans son bureau. Personne ne se trouvait dans son appartement particulier et la fille qui vivait avec lui dormait, abrutie par une dose massive de tranquillisants. Ils lui avaient été donnés pour juguler sa crise de nerfs déclenchée par la vue de la tête coupée.
— Sait-on qui est le meurtrier ?
— Non ! La police se démène mais n'a aucun indice. Il y a pire encore. Le cadavre de Milligan a été décapité et sa tête avait disparu.
Asano émit un juron en un dialecte inconnu de Vincent.
— Toujours la même méthode ! Continuez !
— Une nouvelle calamité, balbutia le malheureux secrétaire qui aurait bien voulu pouvoir disparaître dans un trou de souris. La tête... Elle a été retrouvée...
— Où ? cria Asano qui perdait son sang-froid.
— Entre... Entre les mains du docteur Wood. Lui aussi a été assassiné... mais il n'a pas été décapité, conclut Vincent.
Asano resta plusieurs minutes, digérant la succession de mauvaises nouvelles. Soudain, il se redressa pour lancer :
— Avons-nous à proximité un astronef de nos amis pirates ?
— Le commandant Haong achève son ravitaillement sur l'astroport et il doit décoller dans deux heures.
— Dites-lui de rester dissimulé autour de la cinquième planète.
— Il comptait regagner rapidement Solan.
— Expliquez-lui que c'est un service que je lui demande personnellement et payez sans discuter la somme qu'il ne manquera pas de vous demander.
— Quelle sera sa mission ?
— Détruire tout astronef qui émergera dans le système de Santa.
— Mais plusieurs arrivées de curistes sont prévues pour la semaine prochaine.
— Annulez-les ! Vous expliquerez que, par mesure de sécurité, l'astroport est fermé pour permettre d'effectuer des travaux.
— Combien de temps Haong devra-t-il rester sur place ?
— Deux ou trois jours. Le temps de faire venir deux appareils de la guilde des pirates. Les dirigeants ne pourront refuser de m'aider car ils tiennent beaucoup à cette base de ravitaillement aussi pratique que discrète pour eux.
— Pensez-vous réellement que nous risquons d'être attaqués ?
Asano poussa un soupir excédé.
— Réfléchissez un instant ! Stone et la fille sont enlevés par Ryder qui les remet à Milligan qui les expédie à Wood. Or les trois sont morts. Nous sommes la prochaine étape pour nos ennemis car il est probable que Wood aura parlé de gré ou de force.
— Mais qui sont-ils pour avoir aussi rapidement trouvé les traces de Stone alors que la police en est toujours réduite à ratisser les plages à la recherche des corps ?
— J'aimerais bien le savoir. Des amis de Stone ou plus probablement de mademoiselle Swenson. Quand on dispose d'une fortune, on peut s'offrir le luxe d'un service de sécurité performant.
— Cela ne l'a pas empêchée de se retrouver sur Santa.
— Contactez de nouveau nos correspondants sur Terre. Qu'ils mènent une enquête discrète. Toutefois, le plus simple serait d'interroger Stone. Où en est Conway ?
— Votre hypothèse était exacte. Les fugitifs ont bien franchi la clôture et il semble que l'ypax a trouvé une piste. Leur capture n'est plus qu'une question d'heures sinon de minutes.
— Je l'espère ! Prévenez-moi dès que cela sera fait.
Vincent sortit et s'épongea le front. Il se sentait soudain très mal à l'aise. Sorti d'une grande école de gestion, il était entré au service d'Asano qui offrait un salaire des plus confortables. Il avait su montrer à son patron ses qualités d'administrateur et de gestionnaire, domaine dans lequel le vieux était resté très en retard. Evidemment, il savait que les affaires traitées n'étaient pas légales mais elles restaient pour lui une suite de chiffres. Il n'avait jamais été confronté à la violence et cette avalanche de cadavres l'inquiétait d'autant plus qu'Asano paraissait redouter une attaque. Or il n'était pas du genre craintif et n'agissait jamais sans de bonnes raisons. Leurs adversaires pourraient-ils s'en prendre également à lui, Vincent ? D'un geste nerveux, il se passa la main sur le cou. L'image de sa tête roulant sur le sol passa fugitivement sur ses rétines. Une sensation extra ordinairement désagréable !
* * *
Conway était un grand gaillard musclé au torse impressionnant. Par comparaison, son visage paraissait étroit avec des yeux très noirs profondément enfoncés dans l'orbite. Il avançait à grandes enjambées, maintenant à grand-peine l'ypax qui tirait furieusement sur sa laisse. Il était suivi de sept hommes portant l'uniforme des gardes de la sécurité.
La troupe arriva dans une petite clairière. L'animal s'immobilisa un instant avant de s'élancer vers un buisson. En un instant, il avala les entrailles du malheureux volatile que Marc avait vidé.
— Nos clients se comportent en touristes, ricana Conway. Ils se sont arrêtés ici pour pique-niquer.
— Les cendres sont encore tièdes, dit un garde au teint jaune et aux yeux bridés. Repartons-nous ?
— Nous ignorons combien de temps durera cette promenade, dit le chef. Mieux vaut ménager nos forces. Dix minutes de repos.
Les hommes, des citadins peu habitués aux longues marches, s'installèrent sur la mousse et sortirent leurs bidons pour se désaltérer. La pause leur parut avoir à peine débuté lorsque Conway se redressa en lançant :
— Debout ! Plus vite nous aurons repris nos oiseaux, plus vite nous rentrerons à la maison. Li, à ton tour de tenir la laisse de l'ypax. Cet animal tire tellement fort qu'il m'a presque arraché le bras.
Le garde aux yeux bridés saisit la courroie de cuir, pas mécontent de l'aide à la marche qui allait lui être apportée. Après avoir humé l'air, le fauve s'engagea sur ce qui paraissait être une ébauche de sentier. Soudain, Li parut trébucher sur un obstacle invisible. Aussitôt une mince liane s'enroula autour de sa botte droite. L'homme s'envola en poussant un cri de surprise tandis qu'un jeune sapin se redressait. Le corps se balança un instant avant d'aller heurter le tronc dénudé d'un vieux chêne. Le choc aurait été sans gravité si une main mal intentionnée n'avait enfoncé dans le bois un pieu acéré sur lequel Li s'embrocha en lançant un râle d'agonie.
Médusés, les gardes regardaient sans comprendre le corps de leur camarade encore agité de rares soubresauts. Les jurons éructés par Conway les sortirent de leur léthargie.
— Remuez-vous ! Descendez-le de là !
L'intervention prit plusieurs minutes car, maladroits, les hommes n'arrivaient pas à escalader le tronc du chêne. C'étaient des garçons peu habitués aux exercices de la vie primitive. Lorsqu'ils allongèrent leur camarade sur la mousse, ce dernier avait cessé de vivre.
Conway saisit sa radio qu'il brancha d'un index agité d'un léger tremblement. Il entra aussitôt en communication avec Vincent qui lança :
— Avez-vous capturé les fugitifs ?
— Nous avons un problème. Cette ordure de Stone a trouvé le temps de monter un piège.
En entendant les explications de Conway, le secrétaire soupira :
— Cela n'a rien d'étonnant de la part d'un spécialiste des planètes primitives. J'envoie un hélijet ramasser le corps. Poursuivez votre chasse.
— Je compte capturer cette pourriture et le découper en morceaux.
— N'oubliez pas que le patron le veut vivant. Il a des questions à lui poser.
— J'espère qu'il me chargera de l'interrogatoire ! Avec moi, il sera des plus bavards.
— Ce n'est pas impossible, concéda Vincent. Monsieur Asano apprécie beaucoup vos talents de société.
Conway rangea sa radio en grognant :
— Nous repartons ! Nous avons une revanche à prendre.
Devant le peu d'enthousiasme des gardes, il ajouta :
— La prime destinée à Li sera partagée entre vous.
Une promesse qui stimula les hommes.
— Où est passé l'ypax ?
Le fauve, après avoir couru une centaine de mètres, revenait vers Conway. Il semblait déçu de ne pas avoir été suivi et émettait des jappements indignés. Dès que
Conway eut saisi sa laisse, il tira furieusement. Le chef dut modérer son allure car les gardes, inquiets, marchaient avec précaution, scrutant le terrain où ils posaient les pieds. Chaque buisson leur paraissait suspect, chaque arbre menaçant. La sueur qui perlait à leur front n'était pas seulement due à la chaleur.