CHAPITRE PREMIER
Marc Stone étouffa un bâillement. Ces soirées mondaines l'ennuyaient mortellement. Agé de trente- six ans, solidement charpenté, les muscles allongés, il avait l'allure souple des grands fauves. Son visage aux traits réguliers, à la peau tannée par des dizaines de soleils, était surmonté d'une chevelure brune.
Il regardait Elsa Swenson discuter avec un ridicule petit bonhomme ventripotent. Elle était grande, brune, avec des yeux d'un vert extraordinaire. Outre sa silhouette gracieuse, elle avait la particularité d'être une des femmes les plus riches de la Galaxie. Plusieurs années auparavant, Marc avait fait sa connaissance dans des circonstances dramatiques qui avaient failli les conduire à la mort. Depuis, ils entretenaient de tendres relations que, par pudeur, ils avaient toujours tenu à garder secrètes.
Débarrassée de son encombrant interlocuteur, Elsa revint vers Marc qui ne pouvait s'empêcher d'admirer la grâce de son corps mis en valeur par une robe longue en lamé doré.
— Je sens que tu n'es pas à ton aise ici, dit-elle de sa voix chaude. Tu préférerais sans doute être sur une planète primitive dans une forêt peuplée de monstres sanguinaires plutôt que de participer à cette assemblée de notables.
— Les bêtes sauvages ont le mérite de la franchise. Dans cette salle, les gens se lancent de grands sourires alors qu'ils souhaiteraient se déchirer à belles dents.
— Il est exact que dans le monde de la haute finance, on trouve plus de tigres que de lapins.
— Ne pouvons-nous nous éclipser maintenant que tu as fait acte de présence ?
— Hélas ! Pas encore ! Notre hôte, Morgan Milligan, a particulièrement insisté pour nous rencontrer. Il désire parler affaires avec nous.
Milligan était un personnage important de la Bourse de Terre I. Il avait fait son apparition deux ans auparavant, réalisant de belles opérations. En quelques mois, il était devenu un des gourous les plus écoutés de la place, gérant avec bonheur de très gros capitaux. S'il était discret sur sa vie privée, les analystes financiers ne cessaient de louer ses mérites et même de le jalouser.
— Justement le voilà, dit Elsa.
Il était grand avec une taille mince faisant ressortir la musculature de son thorax. Une chevelure blonde un peu longue entourait un visage mince, lui donnant un aspect angélique. Des yeux bleu pâle, glacés démentaient cependant l'impression de bonhomie. Il était difficile de lui donner un âge mais il devait avoir largement dépassé la trentaine. Il s'inclina devant Elsa.
— Je vous remercie d'avoir répondu à mon invitation. Si vous le souhaitez, nous pourrions discuter dans mon bureau. Nous y serons plus à l'aise et surtout plus au calme.
Ils traversèrent la grande salle avant de pénétrer dans une pièce aux murs insonorisés. Milligan désigna deux fauteuils à ses invités et s'assit derrière une table supportant plusieurs ordinateurs.
— Le plus simple, dit-il avec un large sourire découvrant ses dents très blanches, est d'aller droit au but.
— Nous vous en serions reconnaissants, acquiesça Elsa.
— Vous et monsieur Stone êtes les actionnaires majoritaires de la Cosmos Jet Corporation. A vous deux, vous possédez soixante-quinze pour cent du capital. De mon côté, j'ai acheté des actions depuis six mois, ce qui les a fait monter de plus de moitié. J'ai ainsi quinze pour cent du capital. Cette société m'intéresse vivement et je veux en prendre le contrôle.
— Elle n'est pas à vendre ! lança Marc d'un ton sec.
Milligan leva la main en un signe apaisant.
— Laissez-moi terminer ! Je vous propose d'acheter la moitié de vos parts et de celles de mademoiselle Swenson au prix actuel du marché, ce qui vous procurera une très belle plus value. Ensuite, j'ai des idées modernes sur la manière de gérer et de décrocher de nouveaux et fructueux contrats. Je puis vous garantir que la moitié de vos actions vous rapportera autant de dividendes que leur totalité actuelle.
Le regard vert d'Elsa s'assombrit. Elle dirigeait la Cosmos Jet et n'aimait pas entendre mettre en doute ses capacités.
— Vous vous vantez, mon cher, dit-elle d'une voix glacée. Notre société tourne au mieux.
— Je m'engagerai par contrat au doublement des dividendes si vous le souhaitez.
Marc que cette discussion commençait à lasser, intervint avec rudesse.
— De toute manière, cela ne m'intéresse pas. Je ne suis pas vendeur.
Un éclair de colère fugitif traversa le regard de Milligan.
— Prenez le temps de réfléchir ! Si nous ne parvenons pas à un accord, dès demain matin, je lancerai sur le marché tous mes titres. Lorsqu'on saura que je vends, ceux qui en possèdent encore m'imiteront et leur valeur s'effondrera.
Marc haussa les épaules.
— Que les actions valent un ou cent dols, cela n'empêchera pas les usines d'exister, de tourner et de produire les meilleurs astronefs de l'Union Terrienne.
— Je crains que vous n'ayez qu'une vue simpliste du monde financier. Devant ma défiance et connaissant mon jugement sûr, les banques vous couperont tout crédit.
— Peut-être pas toutes, ironisa Elsa qui contrôlait aussi la Banque Galactique. Enfin, la situation financière de la Cosmos Jet est saine. Elle n'a que peu de dettes à long terme et sa trésorerie excédentaire lui permettra aisément de racheter ses titres quand ils auront atteint un niveau ridiculement bas. C'est vous qui, en définitive, ferez la plus mauvaise affaire.
Le regard fixé sur Marc, Milligan reprit :
— Je ne comprends pas que vous refusiez une aussi alléchante proposition. Vous pourriez investir l'argent de cette vente dans d'autres sociétés et obtenir un doublement de votre capital en moins d'un an.
Croyez-moi, il y a en ce moment de belles opportunités que je me ferais un plaisir de vous faire découvrir.
— Je ne doute aucunement de vos talents, dit Marc, mais je tiens à la Cosmos Jet. Je veux être certain qu'elle continuera à fabriquer les appareils les plus performants et que son nouveau directeur ne sacrifiera pas l'avenir à une rentabilité immédiate.
— Cette conception vous honore, grinça Milligan. Toutefois, je crains que dans les jours prochains vous ne regrettiez mon offre généreuse.
Marc prit le bras d'Elsa et ils sortirent sous le regard furieux de Milligan. Dès la porte refermée, ce dernier pressa un bouton du vidéo phone. Un visage aux traits grossiers ne tarda pas à apparaître.
— Ryder, exécution du plan numéro un. Mes invités n'ont pas été compréhensifs comme c'était à prévoir.
— Tout est en place, monsieur Milligan.
— Bien ! Et notre autre affaire ?
Une gêne certaine s'imprima sur le visage de l'homme.
— La fille que vous nous aviez désignée a bien été capturée et expédiée à l'endroit convenu. Malheureusement, elle n'était pas seule. Une autre fille était avec elle, un vrai mastodonte, une force de la nature. Il a été impossible de lui faire une injection et elle s'est échappée non sans avoir malmené un de nos hommes.
— Il fallait l'abattre !
— Piet a tiré sur elle mais il n'a fait que la blesser et elle a réussi à fuir.
— Retrouvez-la et liquidez-la ! Je ne veux aucun témoin vivant.
— Piet et Greg s'en occupent. Ce n'est qu'une question d'heures.
— Je l'espère ! Ne rappelez que pour m'annoncer son élimination. Surtout ne laissez aucune trace.